Chronique de la quinzaine - 26 avril 1906

Chronique n° 1777
26 avril 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




26 avril.


Nous traversons des jours agités. Aux désordres de la nature, contre lesquels nous ne pouvons rien, viennent s’ajouter ceux qui sont fomentés par les passions des hommes et encouragés par les défaillances ces gouvernemens. Après le désastre de Courrières qui a mis la France en deuil, l’éruption du Vésuve a profondément affligé l’Italie. À peine était-elle terminée, qu’on apprenait avec épouvante la destruction de San Francisco, commencée par un tremblement de terre et achevée par l’incendie. Il semble qu’une fatalité implacable pèse en ce moment sur le monde. L’homme est impuissant en présence de ces cataclysmes ; il y assiste avec un cœur désolé, et, quand ils sont passés, il se remet à l’œuvre avec un cœur résolu pour en réparer les ruines. Il ne peut d’ailleurs que se soumettre à des forces qui l’écrasent et dont il ignore les causes. Mais pourquoi devient-il pour lui-même une cause d’autres maux, dont il est seul responsable et qui pèsent encore plus lourdement sur ses destinées ?

Il y a quinze jours, les grèves du Nord et du Pas-de-Calais avaient déjà fait naître des préoccupations qui sont devenues depuis de plus en plus vives, et, il faut le dire, la faute en revient surtout à l’imprévoyance et à la faiblesse vraiment coupables du gouvernement. M. Clemenceau, ministre de l’Intérieur, avait fait un beau rêve : il s’était imaginé qu’il n’avait qu’à se présenter aux ouvriers et à leur faire quelque discours pour les amener au respect de la loi, de la liberté du travail et de l’ordre public. A quoi bon prendre d’autres précautions ? Celles-là n’étaient-elles pas suffisantes ? Il semble, en vérité, qu’après avoir souvent répété aux ministres ses prédécesseurs qu’ils étaient des ignorans et des maladroits, il eût fini par le croire. Le voilà ministre à son tour ; on allait voir à l’œuvre un homme qui savait son métier, bien qu’il ne l’eût encore jamais fait ; on allait voir des merveilles. On a vu un ministre animé sans doute de bonnes intentions ; — tous les ministres sont animés de bonnes intentions ; à peine arrivés au pouvoir ils désirent sincèrement que tout le monde soit heureux et satisfait comme ils le sont eux-mêmes ; — mais le ministre, cette fois, avait des illusions plus grandes encore que ses intentions n’étaient bonnes. Il a cru pouvoir dire comme César : « Veni, vidi, vici ; je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. » Il est venu, en effet, sur les lieux, mais il en est reparti presque aussitôt sans avoir pris le temps de rien voir et assurément il n’a pas vaincu. Nous parlons de son premier voyage, car il en a fait depuis un second qui n’a pas eu de meilleures suites. C’est au comité du citoyen Broutchoux, à. Lens, qu’il s’est adressé : le lendemain, Broutchoux et sa bande ont essayé de s’emparer de l’hôtel de ville. Nous avons déjà raconté ces incidens. Broutchoux a été arrêté, condamné, emprisonné, et ces mesures ont eu un effet immédiat, mais malheureusement provisoire, beaucoup plus efficace que l’éloquence de M. Clémenceau. On a eu quelques jours de répit dont on aurait pu profiter, après avoir reconnu le caractère révolutionnaire de l’événement, pour prendre les dispositions que les circonstances exigeaient. M. Basly lui-même ne cessait de répéter, dans ses discours et dans ses manifestes, que des gens venus du dehors s’étaient abattus sur la contrée et essayaient d’y faire la loi. C’étaient des inconnus, sans aveu, qui n’avaient jamais travaillé dans les mines, d’étranges représentans des revendications des ouvriers. Naturellement, M. Basly n’hésitait pas à accuser la réaction de les avoir envoyés : il ne le croyait certainement pas, mais il pensait que c’était le meilleur moyen de les rendre suspects aux ouvriers et de les vouer à la déconsidération. Nous connaissons, nous aussi, cette espèce d’hommes : on les a vus apparaître, dans tout le cours de notre histoire, à l’origine des émeutes qu’ils cherchaient à faire tourner en révolution. Le milieu ouvrier du Nord et du Pas-de-Calais était favorable à leurs entreprises : ils sont accourus sans avoir eu besoin d’être envoyés par personne. Dès le premier jour, ils se sont mis à l’œuvre, et ils ont continué depuis, sans rencontrer pendant longtemps d’autre obstacle que les anathèmes de M. Basly et les discours de M. Clémenceau. Il n’y avait pas là de quoi les arrêter.

La confiance du gouvernement en lui-même, c’est-à-dire dans les bons conseils qu’il avait donnés, était si grande qu’il n’a pas cru avoir besoin de mettre des soldats à côté et à l’appui de ses paroles. Nous avons déjà dit que M. Clémenceau avait caché les troupes, très insuffisantes, qu’il avait fait venir sur les lieux. Il ne fallait pas que les grévistes vissent les soldats : cette vue les aurait poussés aux derniers excès. Nous avons protesté tout de suite contre cette façon nouvelle d’assurer le maintien de l’ordre. Nous étions convaincus que, loin de cacher, de dissimuler l’armée, il fallait la montrer, et que si elle était assez nombreuse et assez forte, les grévistes se tiendraient pour avertis qu’ils n’avaient pas le droit de tout faire. C’est ainsi qu’on procédait autrefois : il n’était même pas nécessaire de remonter bien haut pour en trouver des exemples. Sous le ministère Waldeck-Rousseau, M. Millerand étant ministre du Commerce, le meilleur moyen de conjurer les désordres, toujours à craindre dans les grèves, avait paru de faire un grand déploiement de forces militaires : et le moyen avait réussi. Les journaux socialistes avaient bien quelque peu murmuré ; ils n’avaient pas osé crier trop haut, car ils respectaient et ménageaient le ministère Waldeck-Rousseau, com.me ils ménagent, sans le respecter, le ministère Sarrien ; enfin dans le secret de leur conscience, ils n’étaient pas fâchés que le gouvernement, par son énergie apparente, leur épargnât des épreuves plus graves et plus embarrassantes. L’opinion générale avait approuvé cette manière de faire. Mais le ministère actuel pouvait-il se borner à imiter ses devanciers ? Ne devait-il pas plutôt prendre le contre-pied de ce qu’ils avaient fait ?

M. Clémenceau, nous l’avons dit, se pique d’originalité et il a donné pour instructions : peu de troupes, le moins possible, et surtout qu’on ne les voie pas ! Pendant quelques jours la situation est restée telle quelle : on était encore sous le coup de l’arrestation du citoyen Broutchoux. Le parti révolutionnaire, atteint à la tête, travaillait à se reformer, mais il n’était pas encore prêt pour l’action. L’opinion, trompée par les apparences, a pu croire à une détente, et le gouvernement en a profité pour s’interposer entre les grévistes et les patrons. M. Sarrien a joué spontanément le rôle d’arbitre ; il n’en avait été chargé par personne, il s’en était chargé lui-même  ; mais il fallait souhaiter que son initiative fût couronnée de succès. Elle ne l’a pas été. Les journaux socialistes disent aujourd’hui : — Quoi de plus simple ? Les compagnies minières n’ont qu’à céder sur toute la ligne : si elles concèdent aux grévistes toutes leurs revendications, le mouvement s’arrêtera tout de suite. — C’est ce dont nous ne sommes pas bien sûrs, car le mouvement, nous l’avons dit, est plus révolutionnaire qu’économique, et ceux qui y poussent ne s’arrêteront devant aucune concession. Ils inventeront toujours des revendications nouvelles. Mais, pour revenir à M. Sarrien, nous devons croire que s’il a assumé le rôle d’arbitre, il ne l’a pas fait à la légère. Il a étudié la situation de l’industrie minière. Il a cherché à démêler ce qu’il y avait de légitime dans les demandes des ouvriers, et aussi dans la résistance des patrons. En fin de compte, il a demandé à ces derniers des concession » nouvelles, très onéreuses pour eux, mais qui lui semblaient acceptables et, en tout cas, nécessaires à l’apaisement. Les compagnies se sont résignées. Elles ont fait savoir par écrit à M. le président du conseil qu’elles feraient les concessions qu’il leur avait conseillées. Tout le monde a cru à ce moment que la grève allait finir ; mais quand on a vu qu’elle ne finissait pas, que les ouvriers méconnaissaient l’autorité du gouvernement et déclaraient insuffisantes, les offres qu’on leur faisait, on a compris une fois de plus, et plus clairement que jamais, qu’on était en présence d’une émeute plutôt que d’une grève, et que la force seule pourrait y mettre bon ordre. Quand nous disons qu’on l’a compris, nous parlons de l’opinion : le gouvernement, lui, n’a rien compris du tout. Il a persévéré dans son inertie. Si les troupes ont été renforcées, elles l’ont été petitement et surtout secrètement. Personne n’en a rien su, personne n’en a rien vu. Ne fallait-il pas continuer de ménager la délicatesse des grévistes qui entraient en fureur lorsqu’ils apercevaient un soldat ?

Ce qui devait arriver est arrivé. Quand les révolutionnaires ont eu organisé leurs forces, ils sont entrés en campagne, et il n’a pas tenu à eux qu’ils ne renouvellassent les exploits de Fressenneville. Pendant plusieurs heures, Lens a été en proie à une invasion de sauvages. Le marché a été mis au pillage. Plusieurs maisons ont été saccagées. Les émeutiers se sont précipités sur celle du directeur des mines, M. Reumaux, homme distingué et bienveillant dont tout le monde s’accorde à dire du bien. Mais il était directeur, partant ennemi. Il était absent, ce qui a été peut-être un bonheur pour lui. Mme Reumaux, seule à la maison, a dû s’enfuir à la hâte par une porte de derrière : sa fuite l’a sauvée des plus grands dangers. Cette fois, il a bien fallu montrer les troupes. Elles étaient commandées à Lens par le lieutenant-colonel Schwartz, qui a fait preuve d’un admirable sang-froid et grâce auquel on a échappé à de plus grands malheurs : mais on a eu à en déplorer déjà de bien graves. Les pierres, les briques, les boulons de fer, pleuvaient sur la troupe. Plusieurs soldats et deux officiers sont tombés, un de ces derniers, hélas ! pour ne plus se relever. C’est le lieutenant Lautour qui a été emporté sanglant, le crâne fracturé, et qui n’a pas tardé à expirer. Il était marié et père de deux jeunes enfants. Comment ne pas éprouver une pitié profonde en présence d’un pareil malheur ? Un jeune homme entre dans l’armée, plein de générosité et de dévouement ; il a rêvé de consacrer sa vie à son pays, et s’il faut la perdre, de le faire sur un champ de bataille où il succombera avec gloire sous les balles de l’étranger ; et il vient expirer misérablement dans une émeute, frappé par une main française, en remplissant un devoir non moins méritoire, mais qui n’était pas celui auquel il s’était voué. Tous les cœurs ont éprouvé un sentiment d’angoisse à la nouvelle de la mort du lieutenant Lautour. On a admiré son sacrifice silencieux, mais on s’est demandé si le gouvernement n’avait pas une lourde responsabilité dans le douloureux événement. La troupe avait reçu l’ordre de recevoir les coups sans faire usage de ses armes, et cet ordre avait été scrupuleusement obéi. Soldats, sous-officiers, officiers sont tombés en grand nombre. Quant aux grévistes, aucun d’eux n’a reçu une de ces contusions dont on parle. Ils se sont retirés fatigués de la lutte, avec l’intention de la reprendre le lendemain, et commençant à se familiariser avec un genre de combat où tous les risques étaient d’un seul côté.

Alors M. Clémenceau est revenu sur le théâtre des opérations pour s’en rendre bien compte, avec son coup d’œil d’aigle. M. Etienne, ministre de la Guerre, y est venu aussi pour rendre les derniers devoirs à l’infortuné lieutenant Lautour. On a assisté à des scènes émouvantes. Les ministres ont visité les salles où étaient soignés les blessés, et ont dit des phrases réconfortantes à ceux qui étaient capables de les entendre. Il y avait aussi le corps du lieutenant Lautour qu’il a fallu voir. M. Clémenceau s’est arrêté devant le lit funèbre et a déploré la fin si triste du malheureux qu’il a appelé une « victime du devoir. » Le lieutenant Lautour a accompli son devoir, en effet : peut-être n’en aurait-il pas été victime si tout le monde avait accompli le sien. Les obsèques ont eu lieu le lendemain : la cérémonie a causé une impression profonde. M. Etienne a parlé avec tout son cœur : Il est de ceux, a-t-il dit, qui aiment l’armée et qui prennent part à tous ses deuils. Rien de plus naturel chez un ministre de la Guerre ; mais nous avons été habitués pendant longtemps à un langage si différent, ou du moins si rempli de réticences et de réserves lorsqu’il s’agissait de l’armée, que celui de M. Etienne a quelque peu remué les âmes. M. Etienne a déposé une décoration assez vaine sur le cercueil du lieutenant Lautour ; il en a distribué d’autres, ainsi que des médailles, aux officiers et aux soldats qui s’étaient le mieux conduits. Tout cela est bien sans doute, mais ne répare pas le passé et n’assure pas l’avenir. Des questions pleines d’anxiété se pressaient dans les esprits : quels sont les vrais mobiles de cette grève ? comment y mettre fin ? et s’il faut encore recourir à la force, l’armée continuera-t-elle d’être une muraille vivante, c’est-à-dire sensible et souffrante, qui recevra tous les coups sans en rendre aucun ?

Sur la première question, M. Clémenceau a fait une enquête dans des conditions dont tous les journaux ont rendu compte. On s’en est même quelque peu amusé. On s’est demandé s’il avait vraiment valu la peine que M. le ministre de l’intérieur quittât Paris pour aller apprendre à Lens ce qu’il y a appris. Cependant, il a mis fin lui-même à son enquête en disant brusquement : « C’est bien ; je sais ce que je voulais savoir. » Que savait-il donc ? Le voici. M. Clémenceau, est entré chez deux ouvriers qu’il a pris à l’improviste au saut du lit. Sa conversation avec le premier a été typique ; il aurait pu, sans doute, l’avoir avec beaucoup d’autres. « Parlez-moi cordialement, sans embarras, et en toute franchise, a dit le ministre : que pensez-vous de la grève ? — Je n’en pense rien du tout, a répondu l’ouvrier : on m’a dit de me mettre en grève, je l’ai fait parce que les autres le faisaient aussi. Si on reprenait le travail je le reprendrais avec plaisir. — Vous êtes donc satisfait, a continué le ministre, des concessions faites par les compagnies ? — J’aimerais mieux davantage, a dit l’ouvrier, mais il y a des momens où il faut se contenter de ce qu’on vous donne, quitte à recommencer une autre fois. — Alors, vous seriez heureux de reprendre le travail ? — Ma foi, oui. » Combien d’ouvriers pensent comme celui-là ! Combien reprendraient le travail, si on les laissait libres de le faire ! Mais on ne les en laisse pas libres. Ils reçoivent un mot d’ordre, sans bien savoir quelquefois d’où il vient, et ils obéissent, se résignant à subir des privations qu’ils imposent aussi à leurs familles, jusqu’au jour où un autre mot d’ordre les rend à eux-mêmes, c’est-à-dire au travail. Cependant tout le monde n’est pas du même avis. Après avoir interrogé ce premier ouvrier, M. Clémenceau est passé à un second qui, lui, était partisan de continuer la grève jusqu’au moment où les compagnies auraient accepté toutes les revendications des ouvriers. Il a expliqué le mécanisme du salaire de base et des primes. Le tout serait suffisant, peut-être, s’il n’y avait pas des retenues pour amendes ou frais d’outils détériorés. L’ouvrier a protesté amèrement contre ces retenues. Enfin il n’a pas caché au ministre qu’il se faisait vieux, qu’il ne pouvait plus travailler autant qu’autrefois, et qu’il entendait néanmoins gagner davantage : c’est pour cela qu’il voudrait un salaire unifié qui comprendrait le salaire de base et la prime. M. Clémenceau a paru ébloui de ces clartés et a jugé absolument inutile d’en chercher d’autres, au moins du côté des ouvriers. « Maintenant, a-t-il dit, je vais voir vos patrons. » Sa conversation avec ces derniers n’a pas été reproduite d’une manière aussi complète. S’il nous est permis de faire une hypothèse, il est probable que les représentans des patrons ont rappelé à M. Clémenceau qu’ils avaient accepté de faire les concessions que leur avait conseillées M. Sarrien, et peut-être lui ont-ils demandé s’il s’engageait, dans le cas où ils en consentiraient d’autres, celles qu’il exigerait lui-même, à les faire accepter par les ouvriers. À cette question, si elle lui a été faite, M. Clémenceau a eu sans doute quelque peine à répondre. Il entendait gronder autour de lui le bruit de la révolution montante. Il éprouvait de vives inquiétudes. Qu’avait-il donc appris dans son enquête improvisée qu’il n’eût pu savoir sans quitter Paris ?

Toute cette mise en scène ne pouvait tromper personne, et lui moins que personne. Ah ! qu’il en aurait ri, si ce n’était pas lui qui l’avait faite, s’il n’était pas ministre de l’Intérieur, si un autre avait imaginé ce moyen prodigieusement sommaire de découvrir enfin la vérité ! Il a l’esprit mordant et cruel : on s’en serait aperçu une fois de plus. Mais il est sur la sellette en ce moment et les rôles sont renversés. A lui l’action, à d’autres la critique. La critique a été sévère pour M. Clémenceau. On l’a trouvé hésitant, flottant, indécis, excepté en paroles bien entendu. On lui a attribué la responsabilité de la longue inertie où la force publique est restée, et d’où elle est sortie trop tard, lorsque le mal avait atteint déjà des proportions qui le rendaient plus redoutable. Puisqu’il a interrogé deux ouvriers, n’aurait-il pas pu, n’aurait-il pas dû pousser un peu plus loin son enquête ? Ces deux ouvriers lui ont montré les deux côtés de la grève mais ne lui en ont pas révélé les raisons intimes. Pour être complètement édifié, il aurait fallu interroger aussi un de ces étrangers au pays et à la mine, un de ces agens d’on ne sait qui ou d’on ne sait quoi, de la réaction, suivant les uns, de la révolution, suivant les autres, un de ces « oiseaux de proie » comme les a qualifiés M. Basly et que nous qualifions à notre tour d’oiseaux des tempêtes, puisqu’ils se montrent toujours sur les points de la mer sociale où les orages s’amoncellent et bientôt éclatent, et qu’ils y sont vraisemblablement pour quelque chose. Ce sont eux qui ont le mot du mystère. Peut-être ne l’auraient-ils pas dit à M. Clémenceau, mais il ne le leur a pas demandé.

Il a dû faire cependant quelques réflexions utiles, puisque, le lendemain des événemens que nous venons de rappeler, les instructions de l’armée ont un peu changé de caractère. Un commencement de satisfaction a été donné à la conscience publique. Il n’était que temps. Les scandales des jours précédens venaient de se renouveler à Haveluy où il y avait encore de nombreux blessés, et toujours du côté de la troupe. Enfin, le 21 avril, à Trith, une colonne de cinq mille grévistes qui se rendait de Denain à Valenciennes a rencontré une résistance sérieuse. Les grévistes, surpris, ont envoyé un parlementaire à l’officier qui commandait le détachement : ils ont appris alors, à leur stupéfaction croissante, qu’en cas de conflit, la troupe était autorisée à faire usage de ses armes, et qu’elle en userait effectivement. Cinq minutes leur ont été données pour se disperser. Ils ne l’ont pas fait ; les dragons ont mis sabre au clair et ont chargé. Les grévistes n’ont pas tardé à s’enfuir à travers champs. Il y a eu parmi eux quelques blessés ; aucun ne l’a été gravement. Les officiers et les soldats avaient, comme toujours, souffert davantage. On cite en particulier le capitaine Ricourt, cousin du lieutenant Lautour, qui a reçu comme lui des pierres sur la tête, et qui a failli succomber. La fatalité semblait s’acharner sur la même famille. Mais enfin l’armée avait pu se défendre : elle était placée sur le pied d’égalité avec l’émeute. Nous disons bien, l’émeute. Il ne s’agissait plus ici de revendications ouvrières. Quand la colonne des insurgés a été dispersée, on a pu recevoir les confidences de quelques-uns de ceux qui en faisaient ou en avaient fait partie. Beaucoup ont déclaré qu’ils n’étaient ni ouvriers, ni grévistes, mais qu’ils avaient été réveillés chez eux de bon matin et enrôlés de force par des énergumènes qui les avaient menacés de mort s’ils ne marchaient pas avec eux. On serait heureux de savoir ce que pense M. Clémenceau de cette nouvelle manière de faire violence à la liberté des citoyens. Nous sommes bien loin de l’espèce d’idylle qu’il avait imaginée au début de ces événemens, une grève bien sage où ceux qui ne voudraient pas travailler ne travailleraient pas, où ceux qui voudraient travailler travailleraient, où chacun respecterait la liberté de son voisin. L’espèce humaine, sur laquelle M. Clémenceau ne paraissait pourtant pas autrefois avoir tant d’illusions, n’est pas aussi bonne qu’il l’a cru tout d’un coup. La force brutale tient une grande place dans le jeu des intérêts et des passions, surtout lorsqu’elle ne voit pas en face d’elle la force organisée et disciplinée qui pourrait y faire contre-poids. Il faut toujours finir par faire appel à cette dernière. Ne ferait-on pas mieux de commencer par là, non pas pour frapper, mais pour imposer ? La grève serait sans doute terminée depuis plusieurs semaines, et les ouvriers jouiraient déjà des larges concessions qui leur ont été faites, si le gouvernement avait donné dès le premier jour l’impression qu’il ferait respecter l’ordre et la liberté. M. Clémenceau n’en a pas donné l’impression. Il a bien dit qu’il le ferait, mais les grévistes se sont parfaitement aperçus qu’il n’en prenait pas les moyens, et les révolutionnaires ont exploité cette défaillance. On en a vu les suites.

Les grèves du Nord et du Pas-de-Calais sont celles qui attirent le plus l’attention, mais il y en a d’autres qui ne la méritent pas moins et qui peut-être, demain, l’accapareront à leur tour. Nous sommes peu rassurés, par exemple, sur ce qui se passe et sur ce qui se prépare à Lorient. Le désordre est dans les esprits : comment ne se traduirait-il pas dans les faits ? On se préoccupe de ce que sera le 1er Mai, et cette préoccupation fait même naître une sorte de panique, probablement exagérée. Les événemens qui se réalisent ne sont généralement pas ceux qu’on annonce longtemps à l’avance pour un jour déterminé. Quand ils le sont, ils prennent une autre forme que celle qu’on avait attendue. Le danger n’est pas dans une date, ni dans une région déterminées. Il nous menace tous les jours et partout, parce que sa cause est en nous-mêmes, c’est-à-dire dans le faible gouvernement auquel nous avons confié nos destinées. Il est possible, bien que nous ne nous en apercevions pas assez, que quelques-uns de nos ministres, M. Clémenceau et M. Briand, aient quelque peu changé ; mais le monde ouvrier continue de les voir sous l’aspect qu’ils avaient autrefois, et leur présence au gouvernement est pour lui un encouragement. Comment oublierait-il que M. Briand prêchait la grève générale à un moment qui n’est pas encore bien éloigné de nous, et qu’il excitait contre l’armée les plus détestables sentimens ? En le voyant arriver au pouvoir, les grévistes de profession et les révolutionnaires ont cru que le moment d’agir était venu, et qui ne l’aurait cru à leur place ? Nous ne savons pas encore, si nos ministres auront l’énergie nécessaire pour arrêter le mouvement révolutionnaire qui est déjà en marche ; mais quelques-uns d’entre eux en sont incontestablement les auteurs. A la veille des élections, le moment était-il bien choisi pour les porter au pouvoir ?

Nous le saurons bientôt, puisque nous sommes à la veille de la grande consultation du suffrage universel : elle doit avoir lieu le 6 mai. Il est toujours imprudent de faire des prophéties à la veille des événemens ; mais nous serions surpris si le malaise général et l’inquiétude que nous voyons partout, ne se traduisaient pas de quelque manière dans les scrutins. On a touché à tout en même temps, aux intérêts moraux et aux intérêts matériels du pays. Reste à voir si la Chambre et le gouvernement ont été bien inspirés en provoquant à la fois tant de sentimens divers, mais profonds et puissans. Quel que soit d’ailleurs le résultat des élections générales, nous ne cesserons pas de réclamer une politique, non pas de réaction, mais de réparation. Si on ne la fait pas, le danger qui nous menace aujourd’hui deviendra de plus en plus grand. Toutes les fautes s’expient : ne commence-t-on pas à s’en apercevoir ?


Les événemens qui se passent en Europe mériteraient plus d’attention, ou du moins plus de place que nous ne pouvons leur en donner en ce moment : on nous excusera d’en parler avec quelque brièveté. Le fait le plus saillant de ces derniers jours est la mauvaise humeur persistante de l’Allemagne contre l’Italie. Il en est résulté de part et d’autre des polémiques extrêmement vives dans lesquelles nous n’avons pas à entrer, mais dont nous ne pouvons pas non plus nous désintéresser complètement, puisque le grief principal articulé contre l’Italie a été de s’être rangé de notre côté à Algésiras, et d’avoir soutenu la politique qui y a finalement prévalu. On aurait pu croire, en entendant le dernier discours qu’a prononcé M. le prince de Bülow, discours à la suite duquel il s’est trouvé indisposé, que le gouvernement impérial avait pris son parti de ce dénouement. M. de Bülow s’en déclarait satisfait. Il montrait, ce qui d’ailleurs est la vérité même, que tous les objets que l’Allemagne s’était proposés en allant à la conférence et en y entraînant les autres puissances, avaient été en fin de compte réalisés. Mais, s’il en est ainsi, d’où vient l’irritation de l’Allemagne ? Pourquoi accuse-t-elle l’Italie d’infidélité et presque de trahison ? Pourquoi tous ses journaux sont-ils pleins d’imprécations et de menaces ? Nous savons bien que ce sont là des bourrasques qui passent ; nous y avons été nous-mêmes plus d’une fois exposés. Nous pouvons même dire que nous en avons l’habitude. L’Italie ne l’a pas encore et elle a été surprise par l’agression. Elle l’a d’ailleurs repoussée avec une vivacité très naturelle. Quant à savoir si elle en a ressenti une impression durable, c’est une prétention que nous n’avons pas. L’avenir seul le dira. Il y a des violences qui servent ; M. de Bismarck en usait quelquefois ; mais il y en a qui ont un autre résultat. Nous ne nous chargeons pas de dire à quelle catégorie appartiennent celles que la presse allemande déploie en ce moment contre l’Italie.

Le signal a été donné par l’empereur Guillaume sous deux formes différentes : il s’est abstenu d’exprimer ses sentimens personnels à l’occasion de l’éruption du Vésuve, et son gouvernement même n’a exprimé officiellement les siens qu’avec un retard qui a été remarqué ; enfin il a adressé au comte Goluchowski un télégramme qu’il est permis de qualifier de sensationnel. Les silences de l’empereur Guillaume sont aussi significatifs que ses paroles, parce qu’ils ne sont pas moins calculés. Cette fois encore, nous pouvons dire que nous en savons quelque chose nous-mêmes. On n’a pas oublié l’attentat qui a eu lieu à Paris pendant le séjour qu’y a fait Alphonse XIII. Il était sans doute dirigé contre le roi d’Espagne, mais le Président de la République, qui était à ses côtés, aurait pu aussi bien que lui en être victime. L’empereur Guillaume s’est empressé d’envoyer un télégramme de sympathie et de félicitations au roi, et rien à M. Loubet : c’était au moment où il montrait le plus d’irritation contre la politique de M. Delcassé, qui était encore ministre. Il pratique aujourd’hui la même abstention à l’égard de l’Italie.

Son télégramme au comte Goluchowski procède un peu de la même intention. Sans doute l’empereur a voulu donner une marque de sa bienveillance et de sa reconnaissance au ministre austro-hongrois des Affaires étrangères ; mais il a voulu aussi, par une omission qui faisait contraste, marquer au gouvernement italien des sentimens différens. Il : y a d’ailleurs réussi et personne ne s’est trompé sur sa pensée. Après avoir remercié M. le comte Goluchowski de l’‘« inébranlable appui » qu’il avait prêté à ses représentans à Algésiras : « Vous avez accompli, lui dit l’empereur, une belle action en fidèle allié. Vous avez été un brillant second sur le terrain, et vous pouvez, en pareil cas, compter sur un pareil service de ma part. » Nous devons à la vérité d’avouer que cette dernière phrase n’a pas causé en Autriche une satisfaction sans mélange. Quelques journaux, un peu ombrageux sans doute, n’ont pas été très flattés de voir attribuer à leur gouvernement le rôle de second dans une affaire où il a dû se préoccuper surtout des intérêts autrichiens : mais ce sont là des nuances sur lesquelles il n’y a pas lieu d’insister. Tout le monde a compris que, dans l’opinion de l’empereur Guillaume, ce que l’Autriche avait fait, l’Italie ne l’avait pas fait. Elle n’avait pas agi en « fidèle alliée, » en « brillant second ; » et, en pareil cas, si Guillaume II ne disait pas ce qu’il ferait envers elle, il le laissait du moins deviner. L’empereur ayant manifesté ainsi son sentiment, on peut juger de la manière dont les journaux ont exprimé le leur. On connaît leurs allures habituelles. Ils sont bien loin d’appliquer le précepte de Voltaire : « Glissez, mortels ; n’appuyez pas ! » Ils appuient, au contraire, et beaucoup : ils ont trop de force naturelle pour observer les nuances. Ils ont dit à l’Italie qu’on ne pouvait pas servir deux « maîtres » à la fois. Ils ont déclaré que l’Allemagne entendait « dicter la loi à l’Europe, ou du moins à l’Europe centrale. » Peut-être devons-nous leur savoir gré de la réserve qu’il y a dans cette fin de phrase ; peut-être aussi ne s’applique-t-elle qu’à l’Angleterre. Nous ne ferons pas d’autres citations. Il suffit de montrer le ton de la presse allemande. On pourrait ajouter à la fin de chacun de ses articles : soit dit pour vous offenser.

Nous ne prendrons pas la défense de la politique italienne : c’est un soin dont les Italiens eux-mêmes s’acquittent comme ils l’entendent et s’acquittent fort bien. Ils n’éprouvent d’ailleurs, est-il besoin de le dire ? aucun besoin de s’excuser. Une question a été posée à Rome à M. le ministre des Affaires étrangères par M. di Martine, sénateur. La réponse de M. le comte Guicciardini a été pleine de franchise et de dignité : si elle n’a pas désarmé complètement les susceptibilités allemandes, elle a produit dans tout le reste de l’Europe une excellente impression. La base de la politique italienne reste la triple alliance, et l’Italie compte avec la loyauté de l’Autriche avec laquelle elle a des arrangemens de l’autre côté de l’Adriatique, en Albanie. Fidèle à ses alliances, elle l’est aussi à ses amitiés, et ne voit dans les premières rien qui soit incompatible avec les secondes. Elle estime travailler utilement par là au maintien de la paix. L’Italie a raison, et quant à l’Allemagne, peut-être exagère-t-elle les devoirs de ses alliés. L’Italie a, dans la Méditerranée, des intérêts spéciaux que n’avait pas l’Autriche, et c’est ce qui explique la différence d’attitude des deux gouvernemens, beaucoup moins grande d’ailleurs, qu’on ne l’a dît. Le résultat de la conférence d’Algésiras a été à quelques égards imprévu, mais personne ne peut en prendre ombrage. Il a montré que les puissances méditerranéennes, ayant des intérêts communs, avaient aussi une tendance naturelle, et incontestablement légitime, à les défendre en commun. Qui pourrait s’en étonner ? Qui pourrait s’en offenser ? L’Allemagne ne pourrait le faire que si ses intérêts, ou même ses vues propres, sur le Maroc n’avaient pas été soigneusement ménagés et respectés ; mais ils l’ont été, le sont et le seront. Le discours de M. de Bülow a montré que quelques nuages se sont dissipés à Algésiras, et nous en sommes d’autant plus heureux qu’ils s’étaient en partie formés sur notre tête ; mais le télégramme de l’empereur et les polémiques de la presse allemande montrent qu’il s’en est formé d’autres. Ils se dissiperont aussi sans doute, et le plus tôt sera le mieux. Il serait fâcheux que l’Europe ne sortît d’une inquiétude que pour tomber dans une autre. Pourquoi sommes-nous allés tous à la conférence, sinon pour y chercher la conciliation que nous y avons trouvée, et l’apaisement qui devait en être la suite ? Il ne s’est pas encore produit aussi complet que nous le désirions. On parle d’une crise que subirait la triple alliance. Si la triple alliance subissait une crise, ce ne serait pas notre affaire ; mais nous en cherchons en vain les symptômes vicieux. Un mécontentement passager, quelque vif qu’il puisse être, ne change par les intérêts permanens et durables. La triple alliance serait beaucoup plus fragile que nous ne l’aurions cru, si elle était venue se briser contre le récif d’Algésiras.


FRANCIS CHARMES.