Chronique de la quinzaine - 30 avril 1895

Chronique n° 1513
30 avril 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 avril.


Toute l’attention est aujourd’hui concentrée sur les événemens de l’Extrême-Orient. Ils ont pris, depuis notre dernière chronique, non pas une importance qu’ils avaient déjà, mais une allure toute nouvelle. La Chine a été vaincue : elle l’a été partout uniformément, sur terre comme sur mer, et il ne lui restait plus qu’à se résigner, quelles qu’elles fussent, aux conditions de paix que le vainqueur lui imposerait. Elle aurait eu grand tort d’essayer une résistance impossible. Ses ressources, s’il en existait encore, n’étaient pas en elle-même, mais bien dans les froissemens que les puissances européennes pourraient éprouver par suite de certains articles du traité de Simonosaki. Nous ne parlons pas, bien entendu, de froissemens d’amour-propre. Les événemens qui viennent de se produire sont si loin, au point de vue des distances, que l’Europe a pu les juger très froidement, très impartialement, sans y mêler aucun élément d’imagination. La preuve en est dans le fait final qui a étonné beaucoup de personnes, et qui en a scandalisé quelques-unes, à savoir l’action commune de la Russie, de la France et de l’Allemagne en Extrême-Orient. Quoi ! la France et l’Allemagne, si profondément divisées en Europe, se trouvent d’accord en Asie ? Il y a là de quoi surprendre au premier abord. On parle d’une triple alliance, d’une « triplice » nouvelle qui vient de faire sa première manifestation dans un autre hémisphère. Pourquoi pas si, dans cet hémisphère, les intérêts respectifs ne sont plus les mêmes, et s’ils exigent des classifications politiques différentes ? Rien loin de la critiquer, nous approuvons la liberté d’esprit que notre gouvernement a montrée dans cette circonstance. Il faudrait renoncer à toute action utile et efficace dans le monde si nous voulions subordonner notre politique, même en Afrique, même en Asie, aux sentimens particuliers qui la déterminent en Europe. Grâce à Dieu, nous ne sommes plus au temps où M. Clemenceau faisait un grief mortel à M. Jules Ferry d’avoir essayé de pressentir l’Allemagne, et de se ménager sa neutralité bienveillante au cours de notre conflit tonkinois-chinois. On n’a pas oublié l’indignation contre le gouvernement que la chaude parole de M. Clemenceau a soulevée à cette époque. Tout le patriotisme de table d’hôte qui sommeillait chez beaucoup d’entre nous fit subitement explosion. Le gouvernement a été accusé d’avoir humilié la France, de l’avoir presque avilie. Mais aujourd’hui que, dans un si grand nombre d’affaires communes, nous avons dû négocier, soit directement, soit indirectement, mais toujours ouvertement avec l’Allemagne, les accusations de ce genre seraient plus mal venues. Nous ne connaissons au dehors qu’une politique, celle des intérêts. Toute la question est de savoir si nos intérêts ont été compromis par l’attitude que nous venons de prendre.

Il est superflu de donner de longs détails sur des faits qui sont aujourd’hui universellement connus. Le traité de Simonosaki, passé entre le Japon et la Chine, n’a pas été encore communiqué officiellement aux puissances, et le gouvernement anglais a déclaré que, dans ces conditions, il lui était interdit d’en donner lecture à la Chambre des communes ; mais tout le monde en sait suffisamment pour avoir arrêté ses idées sur la question. La Russie, en particulier, s’est dès le premier moment rendu compte des conséquences que la ratification du traité aurait pour elle. Elles sont extrêmement graves. L’indépendance de la Corée est, pour la Russie et pour son développement ultérieur dans l’Asie septentrionale, une question absolument vitale. Aussi longtemps que la Corée est restée sous la souveraineté plus ou moins effective de la Chine, la Russie n’a eu qu’à laisser se prolonger un statu quo qui lui convenait. La Chine, endormie, embaumée dans ses traditions séculaires, était un merveilleux calmant qui tenait assoupies les diverses questions de l’Asie orientale avec la toute-puissance de l’opium. Comme aucune des grandes puissances européennes n’était prête à les résoudre, ni désireuse de les aborder prématurément, et que l’intérêt de la plupart d’entre elles était de laisser le temps agir doucement, lentement, le plus doucement et le plus lentement possible, rien ne faisait prévoir que, par un de ces brusques à-coups dont l’histoire présente pourtant de nombreux exemples, le vieux monde asiatique serait secoué de sa torpeur, et l’Europe mise en demeure de veiller immédiatement à la sécurité de ses intérêts non seulement d’aujourd’hui, mais de demain. Il a fallu, pour presque toutes les puissances, hors une, improviser ses idées, et l’on pense inévitablement aux aveux de M. Rouher lorsque, parlant de ses angoisses patriotiques après Sadowa, il disait que le gouvernement impérial avait dû prendre des résolutions qui devaient enchaîner l’avenir pour des siècles, et qu’il n’avait eu que des minutes pour réfléchir. On sait d’ailleurs que la résolution du gouvernement de Napoléon III, à cette époque, a consisté à n’en arrêter aucune et à laisser les événemens suivre logiquement leur cours, ce qui lui a mal réussi. Pour en revenir au moment actuel, une seule nation, avons-nous dit, ne pouvait pas éprouver la moindre hésitation sur la politique à suivre : c’est la Russie. Elle se trouvait, à l’égard du traité de Simonosaki, à peu près dans la même situation que l’Angleterre autrefois à l’égard du traité de San-Stefano. Au nombre des clauses encore mal connues du traité sino-japonais, il en est une qui ne fait de doute pour personne, à savoir la prise de possession par le Japon de Port-Arthur et de la province du Liao-Toung, position qui commande à la fois le golfe de Petchili, c’est-à-dire Pékin, la Mandchourie méridionale, et enfin toute la Corée. Permettre au Japon de s’y installer avec toutes les ressources de l’art militaire contemporain serait rendre purement fictive l’indépendance de la Corée, et donner à son vrai maître un acompte formidable en vue de conflits désormais certains. La porte de la Chine, ou du moins de sa capitale, serait entre les mains du Japon ; la Sibérie russe serait menacée sur un de ses points essentiels ; la Corée serait condamnée au protectorat, en attendant une domination plus effective. Était-ce admissible ? De la part de la Russie, non ! sans aucun doute. De la part des autres puissances, c’était à voir.

Nous commencerons, naturellement, par la France. Si nous n’écoutions que nos sympathies, assurément elles seraient acquises au Japon : malgré une divergence passagère, elles lui resteront ou lui redeviendront fidèles. Nos rapports avec lui ont toujours été excellens. Il nous a emprunté beaucoup ; il s’est mis longtemps à notre école, avant de se mettre à celle de l’Allemagne qu’il a paru préférer ensuite. Le Japon est le porte-flambeau de la civilisation européenne en Extrême-Orient. Quels que soient les résultats immédiats de son intelligente et audacieuse initiative, l’humanité, en prenant le mot dans son sens le plus large, finira par y gagner. Il ne peut y avoir aucune jalousie de notre part dans la manière dont nous envisageons ses succès : plus grands ils ont été, et plus généreusement nous y avons applaudi. Mais nous ne pouvons pas oublier que la Chine, bien que nous ayons eu plus d’une fois à nous plaindre d’elle, est notre voisine immédiate en Asie, et que nous avons intérêt à vivre avec elle en bonne harmonie. Nous y sommes parvenus dans ces derniers temps : elle et nous, nous en sommes bien trouvés. La sécurité de nos frontières tonkinoises dépend, en partie, de sa bonne volonté ; non pas qu’elle puisse désormais la troubler profondément, mais parce qu’elle peut l’inquiéter assez longtemps encore. Toute vaincue qu’elle soit, la Chine est si grande que, sur bien des points éloignés du conflit qui vient de se produire et où peut-être la nouvelle n’en est pas encore parvenue, elle garde la plénitude de sa force locale. D’ailleurs, lorsque nous avons conquis le Tonkin, ce n’est pas sans avoir prévu les difficultés que nous devions rencontrer avec elle ; mais c’est avec la pensée constante que nous parviendrions à les aplanir et que, loin de souffrir de son voisinage, nous finirions par en bénéficier. Que de richesses encore inexplorées, ou du moins inexploitées, sont contenues, par exemple, dans le Yunnan ! Si nous avons profité de l’épreuve que vient de traverser le Céleste-Empire pour régler quelques-unes des questions restées pendantes avec lui, aller plus loin serait dépasser la mesure. La Chine n’est pas d’humeur reconnaissante, il y aurait sans doute duperie à compter sur sa gratitude ; mais elle est certainement d’humeur vindicative, et ce serait de notre part une faute que d’ajouter inutilement un coup de plus à tous ceux qu’elle vient de recevoir. On a parlé d’une alliance offensive et défensive entre la Chine et le Japon. Le fait a été aussitôt démenti, et peut-être est-il en effet actuellement inexact ; mais peut-être aussi n’y a-t-il pas de fumée sans feu. Qui sait si l’idée encore un peu vague et flottante d’un accord contre l’Europe des deux puissances asiatiques qui viennent de lutter l’une contre l’autre ne se réalisera pas, dans un délai plus ou moins prochain? On la désavoue pour le moment, parce qu’elle effraye, et que la politique du Japon, très habile et très souple, consiste à rassurer quand même et à tout prix. Mais si un jour la Chine, réorganisée et disciplinée par l’influence japonaise, prend conscience de sa force et en use contre l’Europe, qui pourrait dire les conséquences dernières de ce réveil? L’océan humain qui dort lourdement dans l’immensité de l’Asie renferme bien des tempêtes en puissance, que le siècle prochain verra se déchaîner en action. Les philosophes disent volontiers qu’il ne sert de rien de s’opposer aux fatalités de l’histoire : les politiques, un peu plus sceptiques sur la rapidité avec laquelle les causes produisent leurs effets lorsqu’on n’y aide pas, les uns par violence, les autres par faiblesse, au risque d’être accusés de vivre au jour le jour ne dédaignent pas les jours gagnés, ne fût-ce que parce qu’ils permettent, s’ils sont bien employés, de mieux préparer les solutions inévitables. Malgré notre sympathie pour le Japon, il nous est impossible de voir ce que la France gagnerait à son établissement définitif sur un point important du continent jaune. Tout au plus pourrait-on dire que nous n’avons personnellement rien à y perdre ; mais ceux qui le disent en sont-ils bien sûrs?

Un diplomate allemand, après avoir passé trente années à Pékin où il avait su se faire une situation personnelle très considérable et presque prépondérante, M. de Brandt, aujourd’hui à la retraite, a publié dans ces derniers mois, avec une prodigieuse ardeur de propagande, un grand nombre d’articles et de brochures sur la question sino-japonaise. Il a contribué, pour sa part, au mouvement d’opinion qui a permis au gouvernement impérial de prendre l’attitude qu’il a prise, et qui était à quelques égards imprévue. D’autres motifs, sur lesquels il y aura lieu de revenir, ont déterminé d’une manière plus puissante encore les résolutions de l’empereur Guillaume : nous ne parlons pour le moment que des causes générales qui ont influé sur les diverses puissances. M. de Brandt connaît à coup sûr l’Extrême-Orient asiatique : il s’est montré fort ému des conséquences économiques, — ce sont du moins celles dont il a le plus parlé, — que les succès du Japon et le traité qui devait en être la suite ne manqueraient pas d’avoir pour le commerce européen. Il a assisté avec un œil attentif, parfois inquiet, aux développemens prodigieux que le Japon, dans ces dernières années, a su donner à son industrie. Ses charbonnages font, dès maintenant, concurrence à ceux de l’Europe. Ses cotonnades s’apprêtent à supplanter celles de l’Angleterre. Si Formose lui appartient, il trouvera facilement le moyen d’y développer l’industrie sucrière. Les capitaux ne lui manqueront pas, et d’ailleurs l’indemnité de guerre lui. fournira ceux dont il pourrait avoir besoin au début. Le jour où, par suite d’arrangemens spéciaux qui sont peut-être compris dans les articles ignorés du traité de paix, le Japon pourra transporter le siège même de ses industries sur le continent chinois, un pas immense et décisif aura été fait dans le sens de l’éviction commerciale des puissances occidentales. Le Japon a montré, sur beaucoup de points déjà, avec quelle facilité et quelle rapidité il savait s’assimiler les procédés de l’Europe; il le montrera sur d’autres points encore, et bientôt il ne sera pas seul à le faire. Le Chinois n’est en rien inférieur au Japonais; il a seulement dormi plus longtemps. Mais il est intelligent, docile, prodigieusement sobre, laborieux et habile à tous les exercices purement mécaniques. Avec les exigences tous les jours plus grandes que montrent nos ouvriers, l’industrie européenne aura de la peine à lutter longtemps, au point de vue du bon marché, contre celle de l’Extrême-Orient. Or, le bon marché, c’est la victoire commerciale assurée presque partout, et plus particulièrement dans les milliers de marchés autour desquels se pressent, en Asie et en Afrique, des populations abondantes, pullulantes, mais pauvres et contentes de peu. M. de Brandt, qui n’est pas un rêveur, a été vivement frappé de ce péril, qui menace surtout son pays et l’Angleterre. Il est convaincu qu’aucune opposition irréductible, aucun instinct de race, ne divise les Chinois et les Japonais, et que les adversaires d’hier se réconcilieront sans peine dans une haine commune, infiniment plus forte et plus offensive que celle qui les émeut passagèrement les uns contre les autres : la haine des Occidentaux. Il annonce déjà que les victoires japonaises, qui ont éveillé à Tokio des désirs infinis, amèneront des modifications profondes dans le personnel gouvernemental. Le parti militaire et féodal arrivera demain au pouvoir, avec l’hostilité violente qu’il professe contre tous les étrangers indistinctement. Après avoir tout emprunté à l’Europe, ce parti croit le moment venu pour le Japon de proclamer son émancipation plénière, et le premier article de son programme est : L’Asie aux Asiatiques! — comme on dit de l’autre côté du Pacifique : L’Amérique aux Américains ! Il est difficile de mesurer, mais il ne l’est pas de pressentir la révolution économique, et bientôt politique, dont les événemens actuels seront le point de départ. M. de Brandt en est épouvanté. « On plaisante, dit-il, l’idée des États-Unis d’Europe, et cependant l’union des États européens offre le meilleur, sinon le seul moyen de protéger, en Extrême-Orient, les intérêts industriels et commerciaux de l’Europe, aussi bien que ses intérêts politiques. » Nous ne savons si les États-Unis européens sont une pure chimère : il est permis d’en douter lorsqu’on voit les deux puissances qui servent de base aux deux groupemens opposés de l’Europe, c’est-à-dire l’Allemagne et la France, se trouver d’accord dans les mers de Chine. M. de Brandt doit commencer à croire à son idée : il est vrai qu’elle n’est réalisable que dans un autre monde.

Les journaux allemands ont raconté que l’empereur Guillaume avait eu un long entretien avec M. de Brandt. Est-ce le vieux diplomate qui a converti l’empereur à ses vues personnelles? Ou plutôt l’empereur cherchait-il seulement des prétextes pour se confirmer dans les siennes et pour y attirer l’opinion? Toujours est-il que le gouvernement allemand, averti de l’entente formée déjà entre la Russie et la France, a fait faire à sa politique une volte-face qui, par sa décision et sa brusquerie, a étonné tout le monde, mais surtout le Japon. Parmi les diverses puissances européennes, le Japon croyait pouvoir compter plus particulièrement sur l’Allemagne. Dans l’admiration, d’ailleurs si intelligente et si avisée qu’il professait en bloc pour l’Occident, il apercevait un point plus lumineux, et ce point était l’Allemagne. Il en était comme hypnotisé. Ce prédestiné du succès, peu imaginatif au fond, ou du moins d’une imagination restreinte et limitée, très pratique, profondément réaliste, était naturellement enclin à voir dans le succès la preuve irrécusable de toutes les capacités intellectuelles, industrielles, commerciales, militaires, etc. Aussi l’Allemagne brillait-elle à ses yeux d’un éclat sans égal, et s’était-il mis plus spécialement à son école, au moins dans ces dernières années. Il lui demandait des professeurs, des jurisconsultes, des instructeurs militaires; c’est à elle qu’il réservait ses principales commandes industrielles. Le commerce germanique au Japon avait pris un tel essor que, d’après les statisticiens, il était devenu supérieur à celui de l’Angleterre. Il semble bien, d’autre part, que le traité de Simonosaki ne porte aucune atteinte directe aux intérêts allemands. Les craintes de M. de Brandt ne visent, après tout, qu’un avenir plus ou moins lointain, et il se passera tant de choses d’ici à un quart de siècle qu’il n’y avait peut-être pas lieu de s’émouvoir aussi longtemps d’avance, et plus particulièrement, de celles-là. Qu’importe, en somme, à l’Allemagne que le Japon s’établisse ou non à Port-Arthur? Le Japon devait donc croire et certainement il croyait que l’Allemagne resterait jusqu’au bout dans une abstention sympathique, qu’elle laisserait faire, peut-être même qu’intérieurement elle approuverait. La déception n’en a été que plus cruelle. L’adhésion soudaine, peu expliquée dans ses origines, presque rude dans la forme, de l’Allemagne à l’entente franco-russe a retenti à Tokio comme un coup de foudre. Il serait injuste de nier qu’elle ait apporté à notre intervention diplomatique un concours très précieux.

N’exagérons rien, pourtant. Si l’empereur Guillaume aime à donner aux évolutions apparentes de sa politique un cachet tout personnel, et même à procéder par coups de théâtre, il sait fort bien ce qu’il fait, et ses résolutions, pour éclater à l’improviste, n’en sont pas moins le résultat de méditations antérieures. Le grand souci de l’Allemagne est l’entente qui s’est établie entre la Russie et la France. Elle n’en connaît pas exactement le caractère, qui n’est d’ailleurs bien connu de personne, mais elle s’en inquiète, et n’a pas de préoccupation plus constante que de s’y mêler, — non pas, évidemment, pour en resserrer les liens. On comprend que l’empereur Guillaume n’ait pas vu sans impatience la France et la Russie sur le point d’inaugurer une action à deux en Extrême-Orient, action intime, probablement à étapes successives, et pour cela même de longue durée. Quels que fussent ses intérêts au Japon, intérêts purement commerciaux, il n’a pas oublié qu’il était avant tout le souverain d’une grande nation européenne, et qu’il représentait de ce chef des intérêts politiques supérieurs pour lui à tous les autres. Il cherchait depuis longtemps l’occasion de rendre un signalé service à la Russie. L’occasion s’est présentée : allait-il laisser la France jouer seule le rôle qu’il regardait comme sien ? C’est de la sorte, à n’en pas douter, que la question s’est présentée à son esprit à la fois impressionnable et réfléchi. Dès lors, la solution qu’il devait lui donner était certaine. Si nous en avions la place, le moment serait peut-être opportun pour rappeler l’histoire des rapports de l’Allemagne et de la Russie depuis quelque trente-cinq ans. Au reste, M. de Bismarck l’a tracée à grands traits et de main de maître dans le dernier discours important qu’il ait prononcé devant le Reichstag allemand. C’était le 6 février 1888. On ne saurait trop relire et méditer cette remarquable harangue, qui produisit alors, dans toute l’Europe, une si légitime impression. Avec un art merveilleux, avec un talent de mise en scène qui n’a jamais été dépassé, M. de Bismarck, que la nature n’a pas fait orateur, mais auquel la politique a enseigné à dire exactement tout ce qu’il veut, s’est longuement, parfois lourdement, toujours puissamment appliqué à se disculper des reproches que la Russie est en droit de lui adresser. Il faisait là son testament oratoire ; on aurait dit qu’il le pressentait. C’est une vraie page d’histoire qu’il a eu la prétention d’écrire : toutefois, s’il avait trouvé la pareille, rédigée dans un autre esprit sans doute, mais conformément aux mêmes procédés, dans les cahiers scolaires qu’il s’est donné la peine de feuilleter chez son hôte à Versailles, en 1870, il aurait été certainement scandalisé de sa partialité. À l’en croire, M. de Bismarck n’aurait pas cessé un moment, au cours de sa carrière, de songer aux intérêts de la Russie et de s’y dévouer. En 1878 surtout, pendant le congrès de Berlin, il a rendu à son alliée de la veille les plus inappréciables services, et il a été prodigieusement surpris de ne pas les voir mieux appréciés. « J’ai agi, dit-il, comme si j’avais été le quatrième plénipotentiaire russe… Bref, je me suis comporté de telle manière qu’après la clôture du congrès je me disais : — Si je ne possédais pas déjà depuis longtemps le plus haut des ordres russes en brillans, je devrais le recevoir aujourd’hui. » On n’en jugeait pas ainsi à Saint-Pétersbourg, et M. de Bismarck en exprime une vive douleur. Ses intentions étaient méconnues, calomniées. Que faire ? En homme pratique, il n’a pas mis longtemps à prendre son parti, c’est-à-dire à changer d’alliances, et tout son discours tend à plaider les circonstances atténuantes pour l’accord qu’il s’est trouvé obligé de faire avec l’Autriche et avec l’Italie. Il semble qu’il ne s’y soit résigné que contraint et forcé, et comme à un pis aller. Même retenu par ses engagemens nouveaux, il ne cesse pas de tourner vers la Russie des yeux attendris et de lui parler avec un accent qui n’est pas dénué d’espérance. Un retour est-il donc impossible ? La Russie met plus longtemps que M. de Bismarck à opérer ses volte-face politiques. Peut-être pour ce motif, elle reste ensuite plus longtemps fidèle à ses partis pris. Elle a fini pourtant par se rapprocher de la France et par donner à ce rapprochement un éclat qui en accentue et en souligne pour l’Europe la signification et la solidité. N’importe ! M. de Bismarck, dans sa retraite forcée de Friedrichsruhe, ne cesse pas de poursuivre son rêve de réconciliation. Il se souvient que c’est grâce à la Russie qu’il a pu accomplir ses plus grandes œuvres, et s’il l’a ensuite plus ou moins étonnée par son ingratitude, il ne néglige rien pour dissiper ce qu’il veut appeler un malentendu. Il vient de faire entendre ses novissima verba. Parmi tous ces discours, au ton un peu fatigué, il n’y a eu pourtant aucune banalité. L’appréhension du danger français a poussé M. de Bismarck à commettre envers nous des écarts d’assez mauvais goût, mais pour lui le goût n’a jamais rien eu de commun avec la politique. Parmi ses brèves et significatives allocutions, la plus curieuse peut-être est celle que le vieux chancelier a adressée aux Allemands d’Odessa. C’est en termes onctueux et caressans qu’il leur recommande de montrer toujours le plus absolu dévouement aux autorités impériales russes, et il parle de la Russie comme si elle était restée, malgré un égarement passager, l’amie de cœur, l’amie d’hier, l’amie de demain. Cette invite sera plus ou moins entendue à Saint-Pétersbourg, mais elle a été comprise à Berlin. Réconcilié, au moins en apparence, avec l’homme d’État qui a su évoquer les aspirations confuses de l’Allemagne vers l’unité pour en faire une réalité puissante, l’empereur Guillaume a recueilli les restes de cette voix qui tombe, et il a été sans doute d’autant plus frappé des conseils qu’elle donnait qu’ils correspondaient davantage à sa propre pensée. Malgré tout, l’Allemagne ne renonce pas à se tourner du côté de Saint-Pétersbourg, avec l’espoir obstiné qu’un jour ou l’autre la Russie se retournera vers elle. Et puisqu’il est difficile d’admettre que la politique de l’empereur Guillaume ait été dictée par les intérêts allemands en Extrême-Orient, il faut bien chercher ailleurs, c’est-à-dire en Europe même, la cause d’une orientation aussi ferme et aussi décidée.

Nous, France, nous n’avons pas eu besoin de regarder du côté de Berlin pour prendre notre parti. Quels que soient nos sentimens pour le Japon, nous avons peu de chose à attendre actuellement de lui, soit en bien, soit en mal : il y avait déjà de ce chef une raison suffisante pour déterminer notre politique. Nous en avons eu d’autres, que nous n’avons aucun motif de déguiser ou d’atténuer. La préoccupation de nos amitiés européennes devait naturellement exercer son influence en Extrême-Orient. Quelques personnes s’en sont étonnées, et même un peu alarmées : il y aurait eu de bien meilleurs motifs d’éprouver et d’exprimer de l’inquiétude si notre gouvernement avait pris une autre attitude, ou s’il avait montré quelque hésitation à adopter celle-là. C’est pour le coup que les reproches contre lui et les accusations auraient eu un caractère à la fois véhément et légitime ! On aurait montré l’empereur Guillaume prenant à côté de la Russie la place désertée par nous. L’Allemagne, qui affiche tant de zèle, en aurait déployé plus encore. Il suffit de considérer l’ordre chronologique des faits pour reconnaître que ce n’est pas son attitude qui a influé sur la nôtre : c’est bien plutôt la nôtre qui a influé sur la sienne. Mais il vaut mieux, à coup sûr, soit pour la Russie, soit pour nous, que l’Allemagne ait dû essayer de nous dépasser, ne pouvant pas espérer nous remplacer. La question qui s’est posée est, d’ailleurs, plus générale et plus haute : il s’est agi de savoir si, ayant choisi une politique, nous saurions nous y tenir. C’est à cette épreuve que l’on juge les gouvernemens et les peuples. Nous avons adopté, depuis Cronstadt, une politique d’union intime avec la Russie. La nation tout entière l’a approuvée ; bien plus, elle s’y est jetée avec enthousiasme, et elle a eu raison. Dès lors, il ne restait à son gouvernement qu’à la mettre en œuvre. Ce que nous devons lui demander, c’est de l’habileté, de la mesure, du doigté, dans l’application de cette politique : rien jusqu’ici ne permet de croire qu’il en ait manqué. Quant au système en lui-même, il ne faut le changer que lorsqu’on ne peut décidément plus faire autrement : c’est ce qui est arrivé à M. de Bismarck après le congrès de Berlin, et on vient de voir tous les efforts qu’il a tentés alors et depuis pour ramener la vieille alliée dans le giron déserté. Ce qui a perdu le second Empire et ce qui a mis la France dans la cruelle situation où elle est depuis 1870, c’est la déplorable mobilité politique de Napoléon III. On dirait un rêve décousu. L’empereur a commencé par l’alliance anglaise et l’a poursuivie jusqu’au traité de Paris en 1856. Puis il s’est tourné du côté de la Russie, et comme, fort heureusement, aucun ressentiment implacable n’était résulté de la guerre de Crimée, ses avances ont trouvé à Saint-Pétersbourg le meilleur accueil. Peut-être n’avait-on pas tiré de l’alliance anglaise tout ce qu’on pouvait en tirer, et l’on n’avait pas encore profité des coquetteries engagées avec la Russie, lorsque les événemens de Pologne sont survenus. L’Angleterre s’en est très adroitement servie pour engager avec nous, à Saint-Pétersbourg, une action diplomatique commune qui nous a irrémédiablement brouillés avec la Russie. Et qui a pris définitivement à ses côtés la place autour de laquelle nous évoluions depuis quelque temps sans avoir réussi à nous fixer? M. de Bismarck, qui, lui, n’y est pas allé par quatre chemins, et qui, avec son bon sens avisé et sa volonté toujours agile et prompte, a fait alors ce que le gouvernement allemand voudrait bien renouveler aujourd’hui. lia trouvé, ce jour-là, le pivot de toute sa politique future. Profitant de ce que notre politique avec l’Italie n’avait, elle aussi, consisté qu’en velléités poussées assez loin pour exciter les désirs de nos voisins et pas assez pour les satisfaire, il s’est offert de ce côté pour y compléter l’œuvre laissée par nous en suspens. Toute la politique extérieure de l’empire est dans ces quelques mots. On sait où elle nous a conduits. Puissions-nous du moins comprendre la leçon qui s’en dégage, à savoir que rien n’est pire que de ne pas savoir où l’on va quand on se met en marche, ce à quoi on s’engage quand on se lie, de s’avancer pour reculer ensuite, d’hésiter, de tâtonner, de se croire prudent parce qu’on se réserve, et de livrer en effet la partie à ceux qui, après avoir mesuré leurs chances d’un regard clair et froid, s’y jettent résolument et par le bon joint. Qu’était-ce, en 1863, que l’affaire de Pologne? Un incident. Nous avons permis à cet incident de peser sur notre politique générale et de la dévoyer. Qu’est-ce, aujourd’hui, que l’affaire sino-japonaise ? Un incident, grave à coup sûr, mais un incident. Le tout est de savoir si, sous la troisième République comme sous le second Empire, les incidens domineront notre politique générale, ou si notre politique générale gouvernera les incidens. Aujourd’hui, comme autrefois, nos fautes sont surveillées de très près, et il se trouvera quelqu’un toujours à point pour en profiter.

L’Angleterre n’est pas dans la même situation que nous. Elle n’y était pas non plus en 1863, lorsque, après nous avoir lancés avec elle dans l’imbroglio polonais, les conséquences en ont pesé exclusivement sur nous. Sa situation insulaire lui permet, quand cela lui convient, de n’avoir pas, en Europe, de politique continentale, et sa politique dans le reste du monde s’en trouve assurément plus libre et plus dégagée. Elle n’a pas voulu prendre dès maintenant parti dans le conflit sino-japonais. On cherche à son attitude des raisons secrètes qui ne paraissent pas nécessaires pour l’expliquer. L’Angleterre n’a considéré que ses intérêts commerciaux : ils ne sont pas lésés, cela lui suffit, et elle attend. Si, pour des motifs particuliers, l’Allemagne et la France ont fait entrer en ligne de compte la préoccupation des intérêts de la Russie et de l’équilibre européen dans les mers de Chine, c’est un point auquel l’Angleterre peut demeurer provisoirement indifférente. Elle ne demande pas mieux que la Russie soit détournée et occupée le plus longtemps possible sur les rivages septentrionaux de l’Extrême-Orient asiatique. Il y a quelques mois, à l’occasion du mariage de Nicolas II avec une petite-fille de la reine Victoria, on a multiplié les démonstrations d’amitié entre Saint-Pétersbourg et Londres, et l’Europe s’est demandé un instant s’il n’y avait pas quelque chose de sérieux et de durable sous des sentimens de famille aussi complaisamment étalés. Nous ne l’avons pas cru : avions-nous tort? Ce feu de paille est tombé. Il y a, au fond de l’âme de tout Anglais, quelque chose qui ne se sent nullement froissé, loin de là, lorsque la Russie éprouve un embarras ou un désagrément, et John Bull est encore plus à son aise s’il peut dire en toute conscience que ce n’est pas sa faute, et qu’il n’y est pour rien. Quant à lui demander de s’en mêler pour arranger l’affaire, c’est trop attendre de lui. Il y aurait d’autres explications encore à donner de l’abstention de l’Angleterre ; nous y reviendrons : la place nous manque aujourd’hui, mais certainement l’occasion se retrouvera. Il y a quelques mois, lord Rosebery a fait des ouvertures à l’Europe pour lui suggérer d’intervenir diplomatiquement entre le Japon et la Chine. On lui a répondu alors d’une manière évasive et peu encourageante. Au moment où son idée première paraît triompher, il l’abandonne. Est-ce parce que, l’initiative ne lui appartient plus cette fois ? Est-ce parce qu’elle vient de la Russie? Est-ce parce que sa propre situation intérieure ne lui permet pas de se lancer dans une affaire qu’il n’aurait peut-être ni la force ni le temps de diriger jusqu’au bout? Quoi qu’il en soit, l’Angleterre demeure à l’écart, mais non pas tout à fait en dehors des événemens qui se préparent, car elle tient à rester en rapports avec les autres puissances, et nul ne sait, elle ignore peut-être elle-même ce qu’elle fera à un moment donné. A son tour, elle se recueille : la Russie a prouvé autrefois que ce n’était pas la même chose que s’endormir.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.