Chronique de la quinzaine - 30 avril 1862

Chronique n° 721
30 avril 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1862.

Nous ne nous plaindrions pas avec une bien grande amertume de la stérilité politique des dernières semaines, si cette stérilité ne devait être surtout imputée aux lenteurs du travail législatif au sein de nos chambres. La session est prorogée jusqu’au milieu du mois de juin; mais ne dirait-on pas qu’elle a été interrompue pendant plusieurs semaines, et comment peut-on expliquer et justifier la longue oisiveté de notre corps législatif? L’année dernière, si notre mémoire ne nous trompe pas, un ministre sans portefeuille, répondant aux critiques auxquelles donnait lieu l’inactivité des chambres, avait pris pour l’avenir l’engagement que le gouvernement combinerait la présentation de ses projets de telle sorte que les travaux de la session pussent marcher avec continuité. Comment cette promesse a été tenue, on peut le voir aujourd’hui. Ceux qui devraient être le plus sensibles aux inconvéniens de la direction maintenant donnée à la besogne des chambres sont précisément les adversaires de notre ancien régime parlementaire. Suivant ces détracteurs des institutions libres logiquement organisées, le propre du régime parlementaire était le gaspillage du temps : c’était avec des chambres dépouillées d’une prépondérance usurpatrice sur les attributions du pouvoir exécutif que l’on assisterait enfin à une bonne et rapide expédition des affaires. Hélas! l’événement n’a pas du tout justifié ces fières prétentions. Bien loin de s’exciter l’un l’autre à l’activité par une émulation féconde, les pouvoirs administratif et législatif ne se sont jamais laissés aller à l’inertie avec plus d’indulgente facilité pour leur commune nonchalance.

Cette apathie législative nous laisserait indifférens, si elle ne contribuait elle-même à épaissir la triste léthargie de l’esprit public. Ce qu’on pourrait appeler le combustible de la vie politique faisant défaut, tout s’engourdit dans les diverses applications de l’opinion. La pensée publique devient à peine se laisse-t-elle distraire de son sommeil par les spectacles que certains incidens lui imposent. Parmi les spectacles de ce genre qui ont récemment procuré quelques émotions au public, il faut sans contredit placer en première ligne le dénoûment imprévu d’un grand procès financier qui durait depuis quatorze mois. Nous ne savons en vérité s’il nous serait permis maintenant d’essayer une appréciation de ce procès, qui demeurera comme un chapitre curieux des mœurs contemporaines. L’homme énergique et habile qui était en cause dans ces débats judiciaires est sorti victorieux de la lutte qu’il a soutenue avec tant de résolution. La presse n’a point à se plaindre des arrêts qui proclament innocens ceux dans lesquels la poursuite publique cherchait des coupables. Cette réserve faite, à combien de commentaires curieux ne prêterait pas le procès auquel nous faisons allusion, pour peu que l’on se sentît d’entrain à juger sur le vif certains caractères de la société contemporaine? Avant tout, cet acquittement, arrivant après une détention de quatorze mois, ne fait-il point ressortir la dureté du système de la détention préventive en France? Les vicissitudes et le dénoûment du procès n’apportent-ils pas de précieux enseignemens à la presse?

On se souvient qu’au moment où éclata l’affaire dont le dernier mot vient d’être dit à Douai, un grand magistrat, qui est aussi un éloquent orateur, prononça au sénat un discours sur l’événement du jour. Ce magistrat dont nous parlons est M. Dupin. L’illustre vétéran, dans la chaleur de sa première indignation, adressa aux infortunés journaux une poignante mercuriale. C’étaient eux qui avaient causé tout le mal. Ils avaient manqué à leur rôle de sentinelles vigilantes; ils n’avaient pas dénoncé au public les manœuvres périlleuses dont l’on voyait maintenant les résultats dans tant de ruines et de scandales. Nous nous permîmes à cette occasion de prendre la défense de la presse contre les véhémentes censures de M. Dupin. Nous fîmes remarquer que, tant que la presse ne jouissait point de la liberté politique, il lui était impossible de remplir le rôle auquel on la provoquait. Après l’arrêt que vient de rendre la cour de Douai, nous oserons demander à M. Dupin si les journaux eussent pu avec une sécurité véritable s’acquitter de cette fonction de sentinelles vigilantes que l’illustre procureur-général rêvait pour eux. Sous un régime de liberté réelle, les journaux, nous l’avouons, eussent eu assez de force pour obtenir des éclaircissemens sur certains points du procès. Quand on se souvient que ce fut l’action d’un journal qui conduisit la justice à la découverte des preuves de la triste prévarication d’un ancien ministre avant 1848, on a une idée de la mission et de la puissance d’une presse libre; mais le temps dont nous parlons, était un temps de corruption où la mauvaise presse pouvait satisfaire son amour du désordre et sa haine des supériorités sociales ! Notre époque n’est-elle pas plus vertueuse, plus discrète? N’est-il pas plus conforme aux bonnes mœurs d’étouffer que d’étaler le scandale? Décidément M. Dupin avait une bizarre idée, quand, il y a un an, il invitait la presse à fouiller dans les plaies de la société industrielle de ce temps-ci.

Cet incident judiciaire a été l’événement intérieur de la quinzaine. Quelle en a été la préoccupation extérieure? Nous le disons à regret, c’est toujours le dilemme personnel qui résulte de notre présence à Rome, c’est toujours la grande question de savoir si cet élément de notre politique romaine qui emprunte les traits de M. de Lavalette l’emportera enfin sur la pensée à laquelle M. de Goyon prête son épée conciliante. Les paris ont été fort partagés entre le général et le diplomate. Plusieurs fois la victoire définitive du général a été annoncée ; mais aujourd’hui la chance paraît complètement tourner en faveur du diplomate. M. de Lavalette doit retourner à Rome; ce dénoûment mettra fin au sujet d’entretien qui, avec le procès de Douai, a dans ces derniers temps défrayé en France les cercles de la société élégante et polie. Il nous reste, il est vrai, la publication prochaine des livraison successives du grand roman de M. Victor Hugo, les Misérables.

Le retour de M. de Lavalette à Rome sera un petit succès pour la cause italienne; mais les Italiens y pourront-ils voir une avance marquée envers eux de la sympathie du gouvernement français? Il faudrait le croire, si l’on était doué de la confiance optimiste que respire une brochure, Politique française et Question italienne, dont l’auteur n’est autre que M. le sénateur Pietri. L’honorable M. Pietri voit tout en beau, même l’effet du discours qu’il a prononcé dans la dernière discussion de l’adresse. «L’empire est fort et sent sa force. La discussion, au lieu de l’affaiblir, vient de retremper son énergie. Le vote qui a suivi les débats de l’adresse resserre l’alliance entre la France et l’empereur. La question romaine, d’abord si compliquée, est maintenant si simple; tous les scrupules sont levés : là où l’on croyait voir des difficultés religieuses à résoudre, il n’y avait qu’un différend politique à régler! » A merveille! et voilà des assertions consolantes ! Espérons qu’un jour viendra où M. Pietri aura raison et où l’on ne verra plus en effet dans la question romaine qu’un différend politique à régler. En attendant, l’Italie va s’unir à nous par un nouveau lien, par une de ces associations d’intérêts qui, de nos jours, portent des fruits certains : nous croyons qu’avant la fin de la semaine prochaine le traité de commerce qui se négocie depuis longtemps entre la France et l’Italie sera signé. La conclusion du traité de commerce inaugurera bien pour l’Italie cette période comprise entre l’intervalle des sessions, et que le ministère italien semble vouloir appliquer de préférence aux questions économiques et financières. L’Italie ou du moins le Piémont avait devancé la France dans les voies de la liberté commerciale. En rappelant les gages donnés par l’Italie à la liberté commerciale et en les rapprochant de ses progrès en matière de liberté politique, M. Gladstone, dans son récent discours de Manchester, décernait à cette nation renaissante une noble louange. «L’Italie, disait-il, est la nation du continent qui s’est le mieux approprié nos institutions. » Si cette appréciation de M. Gladstone est juste, s’il est vrai en effet que l’Italie ait montré une disposition remarquable à s’assimiler en politique les institutions les plus avancées de l’Europe moderne, elle n’en a pas moins avec la France des affinités positives, et au point de vue financier ou industriel elle aura plus d’une fois à nous demander ou des exemples ou des concours. C’est ainsi que le ministère italien songe, dit-on, à nous emprunter notre système de banque unitaire et centralisé; c’est ainsi que, pour d’autres institutions de crédit, il recherche non-seulement les modèles d’organisation française, mais l’appui des capitaux de notre pays.

Nous avons eu à constater plus d’une fois déjà cette année l’influence d’imitation que la France a exercée sur divers pays de l’Europe en matière financière. La France voulait équilibrer ses budgets, unifier sa dette, remanier l’assiette de ses revenus. Aussitôt les autres pays se sont mis à soigner leurs finances. Nous avons vu naguère cette influence se faire sentir jusqu’en Turquie, et le gouvernement ottoman contracter un emprunt à Londres avec un grand succès. Nous croyons que la Turquie se prépare à opérer chez elle une conversion, c’est-à-dire à consolider en une dette intérieure son papier de circulation, les caîmés. La réorganisation financière qu’encourage le sultan, et que poursuit avec une application intelligente Fuad-Pacha, est la plus efficace réforme qui se puisse accomplir en Turquie. Les grandes puissances européennes, à qui importe la conservation de l’empire ottoman, sont intéressées au succès des diverses entreprises financières qui se combinent à Constantinople. La France a donné à cet égard des preuves d’une réelle sollicitude à la Turquie. L’appui de ses ambassadeurs et de ses fonctionnaires spéciaux n’a pas manqué au divan. L’Angleterre, malgré ses sympathies pour l’empire ottoman, avait été jusqu’à ces derniers temps fort éloignée de montrer autant de zèle que la France pour la combinaison des mesures financières nécessaires à la Turquie. Il y avait là une sorte d’inconséquence qui a été heureusement réparée avec beaucoup d’habileté et d’esprit par sir Henry Bulwer dans les dernières transactions financières qui ont été conclues avec un si grand succès.

Dans cette œuvre de restauration financière, qui est commune à toutes les nations européennes, un grand état tel que la Russie ne pouvait demeurer en arrière. Il n’y a peut-être point de pays où de grandes mesures financières puissent à cette heure avoir plus de portée qu’en Russie, cela est manifeste depuis la fin du règne de l’empereur Nicolas, et l’empereur Alexandre a surtout pour le moment à chercher les progrès de l’empire dans l’organisation et la mise en valeur de ses ressources. Le travail intérieur de la Russie est double; il est à la fois politique et économique. Ceux qui désireraient se rendre compte de l’activité nouvelle de la Russie dans cette double voie ne pourraient choisir de meilleur guide que les Lettres très intéressantes sur la Russie publiées récemment par un économiste distingué, M. de Molinari. — L’empereur Alexandre a débuté dans les réformes politiques par l’émancipation des serfs, et il est impossible que dans un temps prochain cette mesure n’entraîne point l’établissement en Russie d’institutions représentatives. Dans le cercle des intérêts économiques, les tendances nouvelles de la Russie ne sont pas moins remarquables. Il y a eu de la part de ce grand pays un effort marqué pour se lier plus étroitement à cette immense association que forme naturellement au sein du monde moderne l’ensemble des intérêts d’industrie et de finances. La Russie a terminé son premier réseau de chemins de fer, celui précisément qui la soude à l’Europe. Les questions de circulation monétaire n’ont pas moins d’importance pour les rapports internationaux que les questions de voies de communication et de transport. A l’égard de sa circulation monétaire intérieure, la Russie était depuis quelque temps dans une situation irrégulière. A la suite de la guerre de Crimée, les banques russes, dont l’état avait absorbé les réserves métalliques, n’avaient plus assez de numéraire pour soutenir une circulation normale de papier convertible. De là, au détriment de la Russie, une constante baisse des changes. C’est à cette situation que le gouvernement russe se propose de mettre un terme au moyen de l’emprunt de 375 millions de francs en 5 pour 100 qu’il vient de négocier à MM. de Rothschild frères. Avec cette somme, le gouvernement mettra les banques en état de subvenir aux besoins de la circulation métallique. Pour atteindre un tel objet, la Russie a bien fait de recourir au crédit. La Russie est en effet du petit nombre des grands états européens qui ont maintenu la valeur de leur crédit par leur fidélité à remplir leurs engagemens. Si à ce titre le crédit de la Russie était très élevé sous l’empereur Nicolas, qui n’employait guère pourtant le produit de ses emprunts qu’à d’absurdes et improductives dépenses militaires, le crédit russe semble appelé à obtenir une faveur plus grande encore sous l’empereur Alexandre, qui veut consacrer exclusivement les sommes qu’il emprunte à l’amélioration économique de son pays et les employer en dépenses productives.

Le moment est opportun pour parler de la Hollande, car, après plusieurs mois d’absence et après les complications d’une longue crise ministérielle, le parlement hollandais vient de se réunir. Nous avions laissé les affaires de Hollande au moment où le ministère van Heemstra avait vu rejeter plusieurs chapitres de son budget et où la chute de ce cabinet paraissait certaine. M. van Heemstra n’eût pu tenter de garder le pouvoir qu’en essayant d’une dissolution de la chambre; mais la dissolution n’eût pas été prudente, car, d’après la loi fondamentale, cette année même, au mois de juin, doit avoir lieu le renouvellement de la moitié des chambres. Il ne fallait pus songer à un simple remaniement du cabinet. L’opinion générale en Hollande, au sein même des partis opposés, était que les combinaisons à compromis et à nuances effacées avaient fait leur temps, qu’il fallait au contraire au gouvernement des idées nettes et tranchées, soutenues par des hommes résolus, — que c’était le seul moyen d’en finir avec ces questions et de les résoudre par une législation vigoureuse. Conservateur ou libéral, on voulait donc un ministère accentué. Les conservateurs n’étaient point assez nombreux dans la chambre des représentans pour pouvoir aspirer aux portefeuilles. Restaient les deux nuances libérales, les modérés et les progressistes. C’était justement des chefs divers des modérés, MM. van Hall, Rochussen, van Heemstra, que l’expérience de ces dernières années avait constaté l’impuissance; c’étaient ces chefs qu’avait usés la lutte contre la double opposition conservatrice et progressiste des états-généraux. Peut-être, parmi les hommes de cette nuance, celui qui en ce moment eût été le plus apte à se charger du ministère était le président de la seconde chambre, M. van Reenen. M. van Reenen a été en effet appelé et consulté par le roi, mais il a décliné le pouvoir. Après un grand nombre d’essais demeurés stériles, le roi chargea enfin de la composition du cabinet M. Thorbecke. Cet homme d’état, qui, comme tous les hommes doués d’une certaine vigueur d’esprit et de caractère, soulève des amitiés passionnées et des haines profondes, reprit donc le pouvoir, qu’il avait dû abandonner en 1853 devant l’effervescence de l’opposition protestante, enflammée par l’établissement de la hiérarchie catholique en Hollande. M. Thorbecke, chef du parti progressiste, n’est point le président titulaire du cabinet, mais il en est l’âme et la tête dirigeante.

L’avènement de M. Thorbecke réveilla tout de suite, comme une réminiscence affaiblie de dix années, l’animosité des conservateurs religieux et des conservateurs coloniaux. Au surplus, l’enfantement du nouveau cabinet fut laborieux, et dura plusieurs semaines. M. Thorbecke avait pris le portefeuille de l’intérieur. Un député, M. Betz, remplaça aux finances le baron van Tets van Goudriaan. Un autre membre de la chambre des députes, M. Olivier, succéda à M. Godefroi à la justice. Un ancien fonctionnaire supérieur des Indes, M. Uhlenbeck, prit au département des colonies la place de M. Loudon. L’intérim des affaires étrangères fut donné au baron Stratenus, ministre des Pays-Bas en Hanovre; le département des cultes réformés et autres fut confié à un ancien magistrat d’Amsterdam, M. Jolles, et celui du culte catholique romain à M. Meeussen. Le colonel Blanken fut nommé ministre de la guerre, et le chevalier Huyssen van Kattendyke demeura ministre de la marine. Les tendances du cabinet Thorbecke ne peuvent être appréciées jusqu’à présent que d’après les antécédens de ses membres. Les chambres ne s’étant pas réunies durant la formation du ministère et n’ayant été convoquées de nouveau que le 24 avril, les occasions ont jusqu’à présent manqué à la manifestation de la pensée ministérielle; elles vont naturellement s’offrir maintenant que la session est rouverte. On s’attend à de chaudes interpellations, notamment sur les questions coloniales, qui, depuis quelques années, sont devenues en Hollande le champ de bataille où les partis se mesurent de préférence. Si au surplus dans la métropole les débats se portent avec ardeur sur les questions coloniales, l’attention publique n’est pas moins préoccupée des événemens qui, aux Indes orientales, se passent au sud de Bornéo, dans le Banjermassin. On sait que les Hollandais soutiennent dans cette région une guerre coloniale contre les indigènes qui se révoltèrent, il y a deux ans, en faisant des blancs un affreux massacre. Les dernières nouvelles de cette guerre sont assez bonnes ; elle, annoncent la capture et l’arrivée à Batavia d’un des chefs de la révolte. Pour ses colonies des Indes occidentales, la Hollande agite la question de l’émancipation des noirs. L’ancien cabinet avait présenté sur ce point un projet de loi qui avait été bien accueilli, et que la seconde chambre ne tardera sans doute point à reprendre. Pendant ses longues vacances, la chambre a pu terminer l’enquête qu’elle avait ordonnée, d’accord avec le ministre de la marine, sur l’état des forces navales de la Hollande. Cette enquête se terminait au moment même où les nouvelles d’Amérique apportaient à l’Europe les premières expériences de combat de la marine cuirassée. La Hollande s’est émue, elle aussi, des prouesses du Merrimac et du Monitor, et pense à conformer sa flotte aux exigences de la marine moderne.

Tout le nord de l’Europe est dans une pénible attente et dans une incertitude profonde. Le gouvernement prussien, comme s’il n’avait pas assez de l’agitation électorale qui le tient en échec à l’intérieur, ou plutôt sans doute dans le désir de créer une diversion, a adressé à M. de Balan, son représentant à Copenhague, une nouvelle dépêche à la fin de mars. Que peut répondre le malheureux Danemark, sinon ce qu’il a répété cent fois ? Accorder à l’Allemagne le droit d’intervenir dans les affaires du Slesvig, ce serait signer sa déchéance. La menace du mois de février 1861 continue à peser sur le Danemark ; il peut voir à chaque instant son indépendance nationale menacée par les suites inévitables d’une exécution fédérale ; il connaît le danger et s’y prépare en multipliant ses armemens. L’armée est mise sur le pied de guerre, prête à marcher au premier signal ; de formidables fortifications s’élèvent à Frederitz, sur le Petit-Belt, sur les hauteurs de Dubbel, le long de la côte orientale du Slesvig, et dans l’île d’Als, toute voisine, devenue ainsi place d’armes et lieu de retraite imprenable. En même temps on met en état de défense le vieux boulevard du Dannevirke, qui, dès le Xe siècle, a protégé le Slesvig ou Jutland méridional contre les Allemands. Grâce aux différens cours d’eau dont il est bordé et qui sont contenus aujourd’hui, on prépare les moyens d’arrêter longtemps par une immense inondation les efforts d’une armée ennemie. La plus grande force des Danois contre l’Allemagne a toujours été leur flotte militaire, montée par de hardis marins exercés et habitués dès l’enfance. À l’aide de cette flotte, ils ont gagné des victoires il y a douze ans, et ils recommenceraient à bloquer les différens ports de la Prusse ; mais les nouvelles d’Amérique les ont mis en émoi, comme toutes les puissances maritimes ou aspirant à le devenir, s’il est vrai que l’expérience du marin ne doive être plus rien en guerre, et que là aussi les gros capitaux donnent seuls la force et la victoire, un petit étal de trois millions d’âmes ne peut que sentir profondément son infériorité en face de l’Allemagne. Grâce à une étonnante prospérité intérieure, qui prouve beaucoup en faveur de sa cause, ses finances depuis longtemps sont en excellent état malgré tant de motifs de désordre; mais elles n’égalent pas enfin celles de la Prusse et du Zollverein, et les frégates cuirassées coûtent des sommes considérables. Le gouvernement danois en a commandé, dit-on, deux en Angleterre; on comprend néanmoins que, si la guerre doit lui venir du côté de l’Allemagne, il désire la voir éclater promptement, afin de profiter encore de ses anciennes forces.

A vrai dire toutefois, on ne désire jamais la lutte. Le Danemark ne peut prévoir aujourd’hui où la guerre le conduirait, et autour de lui les états ses voisins de même race en craindraient fort la contagion ou le contre-coup. Une visite des étudians de Suède et de Norvège à ceux de Danemark est proposée pour l’été prochain; d’autre part, on annonce une visite du jeune roi de Suède au roi de Danemark Frédéric. Sa majesté suédoise a déjà montré du reste qu’elle était douée d’une rare activité : en mai 1861, elle était en Norvège, en août en France, puis en Angleterre, en décembre à Christiania pour la seconde fois dans l’année. Charles XV na peut-être pas traversé la mer onze fois comme Charles-Quint, mais cela viendra; si son voyage en Danemark, vaguement annoncé dès à présent, doit s’accomplir, il y aura lieu de chercher s’il peut réellement intéresser le scandinavisme. Plus d’une tentative a déjà été faite entre les deux cours pour une union tout au moins défensive; le prudent roi Oscar avait jadis ouvert à ce sujet une correspondance privée avec le roi Frédéric VII; mais il y posait une condition : prêt à intervenir par les armes pour le Slesvig si les Allemands le menaçaient, il ne promettait qu’une intervention morale pour ce qui regardait le Holstein. Plus tard, il y a deux ans, il paraît certain que M. Hall, déjà chef du cabinet danois, conféra secrètement sur ce même sujet avec le roi Charles XV. Le souverain de la Suède aggravait cette fois la condition posée par son père; il entendait ne traiter qu’avec un Danemark jusqu’à l’Eyder (Danemark et Slesvig), et ne voulait se mêler aucunement du duché allemand de Holstein; il donnait indirectement le conseil au cabinet danois de se défaire à tout prix du Helstat[1] , — et c’est le conseil de la raison. On ne peut se dissimuler qu’un traité formel conclu dès maintenant entre la Suède et la Norvège d’une part, le Danemark de l’autre, ne dût être pour ce dernier état d’une extrême importance. A coup sûr, même sans traité stipulé à l’avance, les deux royaumes de la grande péninsule Scandinave ne laisseront pas les Allemands envahir le nord de l’Eyder, on peut y compter; mais une résistance organisée véritablement en commun détournerait sans doute la première attaque, et pourrait même prévenir le malheur de la guerre,

Les événemens dont les derniers courriers d’Amérique nous ont apporté l’indication ou le récit ont beau prendre, dans les interprétations de certains journaux, une apparence contradictoire, ils n’en continuent pas moins à constater l’ascendant des états du nord dans les dernières épreuves de la guerre civile. L’on a essayé de tirer de ces nouvelles quelques inductions favorables à la cause du sud ; mais c’est à tort. Les sécessionistes ont très mal défendu l’île no 10. La perte de cette position ne leur a pas fait plus d’honneur que celle du fort Donelson. La bataille acharnée de Pittsburg, gagnée par les confédérés le premier jour, a bien été perdue par eux le second. Les fédéraux ont sur ce point la prépondérance certaine des forces. Nous croyons savoir que ces incidens de la guerre ont répandu à Richmond un profond découragement, et que les meneurs parlaient d’évacuer la Virginie et de reporter dans le sud le siège du gouvernement confédéré. Cet ébranlement moral du gouvernement de Richmond ne paraît même point étranger au voyage inexpliqué de M. Mercier, notre ministre à Washington, dans la capitale de la Virginie. Des correspondances anglaises qu’il est permis de croire exactes donneraient une explication semblable au voyage de M. Mercier. Ce serait d’accord avec lord Lyons et le gouvernement américain que notre ministre serait allé s’assurer par lui-même du découragement qui règne à Richmond, et irait tenter officieusement un effort de conciliation. Quoi qu’il en soit, nous pensons qu’il n’a jamais été plus intempestif de parler, comme le font certains journaux, de la reconnaissance prochaine de la république du sud par la France et l’Angleterre combinées.

Nous devons reconnaître qu’un discours de M. Gladstone à Manchester, par les appréciations imprévues de l’orateur, a pu donner un prétexte aux nouvelles espérances des adversaires déclarés ou déguisés de la cause américaine. Dans le jugement qu’il porte sur les mobiles de la résistance des états du nord à la sécession, M. Gladstone n’a point montré son habituelle équité. Demander, comme il le fait, aux états du nord d’admettre, en reconnaissant leur séparation, un principe mortel à l’Union américaine, et cela après une lutte qui n’a pas duré encore plus d’une année, c’est proposer à un grand gouvernement et à un grand peuple d’avoir de leur honneur un souci bien médiocre. Ceux qui vont plus loin que M. Gladstone, et qui réclament la reconnaissance des états du sud par la France et l’Angleterre, pour assurer du coton à notre industrie, ne craignent point de placer sous l’invocation d’un intérêt égoïste une des injustices politiques les plus violentes qui aient jamais été conçues ; mais cette iniquité ne servirait point à atteindre la fin pour laquelle on voudrait la commettre. L’intervention étrangère éterniserait la haine entre les deux parties démembrées des États-Unis ; elle provoquerait de telles violences qu’il est probable que la culture du coton dans les états du sud ne survivrait pas longtemps à la manifestation de la sympathie intéressée que certaines nations de l’Europe savaient montrée pour l’insurrection des propriétaires d’esclaves contre l’Union américaine.


G. FORCADE.

REVUE MUSICALE.

La saison musicale touche à sa fin, et les théâtres lyriques vont bientôt passer de l’activité fiévreuse de l’hiver aux loisirs de l’été. Le Théâtre-Italien a déjà formé ses portes, et le Théâtre-Lyrique ne prolonge pas sa carrière au-delà du mois de juin. Il est probable cependant que la grande exposition de Londres amènera à Paris un nombre plus ou moins considérable de curieux qui, après avoir admiré au-delà du détroit les merveilles de l’industrie et de l’activité humaines, viendront chercher dans la capitale de la France des plaisirs plus délicats. Que pourra offrir l’Opéra à ces oisifs de haut lignage ? Est-ce la Reine de Saba, qui se traîne sur l’affiche et qu’on donne encore de temps en temps pour la satisfaction intime de quelques personnages qui n’ont pas désespéré de l’avenir de la dernière œuvre de M. Gounod ? Est-ce Pierre de Médicis, qu’on a repris il y a une quinzaine de jours pour l’agrément de M. le prince Poniatowski, qui en a composé la musique, et où Mlle Sax a pris le rôle que chantait Mme Gueymard ? Mme Sax possède une voix de soprano solide, vigoureuse, dont elle ne sait trop que faire. Si, au lieu de pousser des cris pour exciter l’admiration des applaudisseurs à gages. Mlle Sax apprenait un peu à chanter, à modérer son ardeur, à nuancer l’expression de sa joie et de son amour, cette femme docile et de bonne complexion serait une excellente conquête pour l’Opéra, qui consomme tant de voix, et qui n’a pas un chanteur d’un mérite saillant. Cependant on parle de reprendre bientôt à l’Opéra le Moïse de Rossini ; à la bonne heure ! Reprenez donc les chefs-d’œuvre, puisque aussi bien vous n’avez rien de mieux à montrer aux passans ; reprenez-les et montez-les avec le soin et le respect qu’on doit aux belles choses. C’est ce qui manque à l’Opéra, une exécution soignée dans tous les détails, de bons ensembles et de la discipline dans cette vaste machine, où l’on pourrait faire des miracles, s’il y avait là de vrais croyans.

L’Opéra-Comique se remue beaucoup depuis que M. Émile Perrin en a repris la direction, au grand contentement des hommes de goût. Il a inauguré son nouveau gouvernement par la reprise de Giralda, imbroglio très amusant de Scribe et Adolphe Adam. Cela remonte à l’an de grâce 1850, où l’auteur du Chalet et du Postillon de Lonjumeau improvisa cette jolie partition en trois actes, remplie de rhythmes guillerets, de bonne humeur, de lieux-communs et de quelques jolis morceaux, tels que le duo syllabique du premier acte, celui des deux amans, le finale du second acte et le quintette bouffe du troisième. Adam fut un musicien facile et naturel, qui, sans élever très haut ses prétentions et son style, a su créer à la suite de M. Auber et de Rossini, qu’ils ont tous imité, une œuvre qui a sa physionomie dans l’école française, fille ou sœur de l’école italienne, car, qu’on ne s’y trompe pas, depuis Duni jusqu’à Grétry, et depuis Grétry, Dalayrac, jusqu’à M. Auber, Méhul excepté, qui procède de Gluck, tous les compositeurs français du genre éminemment national de l’opéra-comique marchent à la suite des maîtres italiens, qu’ils imitent sans servilité, comme des hommes qui sont issus de la même race et nourris de la même civilisation. Écoutez les premiers opéras de Boïeldieu; vous y reconnaîtrez une Influence sensible de la grâce de Cimarosa et des maîtres italiens de la même époque, tandis que dans la Dame Blanche on sent le souffle rossinien traverser ce délicieux chef-d’œuvre. M. Auber, l’auteur de la Muette du Domino Noir, de Fra Diavolo, du Maçon, avec quelle dextérité ingénieuse il sait allier l’esprit français au brio de Rossini, dont il admire le génie avec une sincérité digne de son beau talent! Halévy est, après Méhul, le compositeur français d’opéras-comiques qui vient d’un autre côté de l’horizon, et dont le style composite ne reflète pas la poésie et l’entrain de la race latine; mais Hérold, le seul compositeur de génie qu’ait produit la France depuis cinquante ans, allie sur sa palette de coloriste, dans ses deux derniers chefs-d’œuvre surtout, Zampa et le Pré aux Clercs, la sentimentalité idéale de Weber à la fluidité lumineuse de l’auteur du Barbier de Séville et du Comte Ory. Quelles œuvres diverses et charmantes sont sorties de la combinaison de ces deux élémens, l’esprit français et le génie italien, et que la nature est féconde en ses métamorphoses!

Pour en revenir à Giralda, que le public a revue avec plaisir, combien l’exécution d’aujourd’hui est loin de ce qu’elle était en 1850, alors que Mlle Miolan essayait son beau talent dans le rôle principal! C’est Mlle Marimon qui la remplace, et Mlle Marimon, qui a une petite voix parisienne étriquée et dépourvue de charme, n’a pas les qualités de grâce et de facilité élégante qu’il faudrait pour rendre les effets de cette musique brillante où se montre un rayon de sentiment et d’émotion vraie. MM. Warot, le ténor, et Crosti, le baryton, sont des artistes de talent qui suffisent à peine aux rôles qu’ils remplissent avec effort. Dans la pénurie où nous sommes de compositeurs originaux et de chanteurs éminens, M. le directeur de l’Opéra-Comique est poussé par la nécessité et par son propre goût vers l’ancien répertoire; rien de mieux à notre avis. Avec un nouvel opéra en deux actes de M. Félicien David, on nous donnera, assure-t-on, Rose et Colas de Monsigny, un petit acte d’une simplicité agreste. Et le Roi et le Fermier du même maître, quel joli et touchant petit chef-d’œuvre ce serait à reproduire devant le public blasé de notre époque!

Le Théâtre-Italien, nous l’avons dit, a fermé ses portes moins bruyamment qu’il ne les avait ouvertes au commencement de la saison, dans le mois d’octobre. La direction, toujours prodigue de promesses fallacieuses qui allèchent les amateurs, n’a rien produit en dehors des ouvrages connus qui composent son répertoire depuis vingt ans. Trois ou quatre représentations du Matrimonio segreto de Cimarosa, de Don Giovanni de Mozart, d’Otello de Rossini, la reprise de Don Pasquale de Donizetti avec un personnel de chanteurs médiocres et insuffisans, il Barbiere di Siviglia mutilé par M. Mario, la Lucia, la Norma et les opéras de M. Verdi, il Trovatore, Rigoletto et un Ballo in maschera, voilà les ouvrages qui se sont succédé sur l’affiche, et qui ont défrayé pendant six mois la curiosité du public. On avait promis Cosi fan tutte de Mozart, mais on a sans doute reculé devant ce chef-d’œuvre, qui exige trois cantatrices et trois chanteurs capables d’interpréter une musique facile, suave et élégante, qui n’est plus à la portée des virtuoses modernes. Le public d’ailleurs qui fréquente le Théâtre-Italien, ce mélange hétéroclite d’Espagnols de Portugais, de Russes, d’Américains esclavagistes ou non, n’a plus le goût assez exercé pour se plaire aux formes exquises de la musique d’autrefois. C’est tout au plus s’il supporte maintenant les chefs-d’œuvre de Rossini, tant son oreille est avide de grosse sonorité, de cris et de scènes violentes. Il a fallu l’intervention de quelques amateurs distingués pour faire supporter à ce public avide d’urli italiani un chanteur aussi parfait que M. Delle Sedie, dont la voix de baryton est, à vrai dire, bien courte et bien sourde; mais comme il a dit le duo de Don Giovanni : La ci darem la mano ! comme il a chanté la sérénade adorable du second acte : Deh! vieni alla finestra! On la lui a fait répéter, cette moquerie sacrilège d’un fourbe qui se joue de l’amour et de l’idéal. Au second concert spirituel qui a eu lieu au Théâtre-Italien le 10 avril, M. Delle Sedie a chanté le fameux air religieux de Stradella, Pietà, signore, avec une telle perfection de style, avec une onction si touchante et si profonde, que j’aurais donné tout le Stabat de Rossini, qu’on exécutait le même soir, pour une si noble émotion.

Et pourtant le Stabat de Rossini est un chef-d’œuvre, mais un chef-d’œuvre de musique qui ne s’écarte guère des formes de la belle musique dramatique, et qui est à l’art religieux ce que le magnifique tableau de Paul Véronèse, qu’on admire au salon carré du Louvre, est à la poésie divine de l’Evangile, dont il reproduit une scène capitale. Oui, les hommes de goût qui veulent qu’on chante à l’église autre chose que ce qu’on chante au théâtre, et qui s’efforcent de maintenir la séparation des deux genres et des deux styles, ont raison, et j’applaudis à leurs efforts. Il n’y a rien de plus élevé, de plus grand et de plus beau que la musique religieuse digne de cette qualification, et puisque je touche incidemment à cette question, qu’il me soit permis de remercier ici il padre Placido Abella, de l’abbaye du Mont-Cassin, qui m’a adressé du fond de son couvent trois morceaux de musique religieuse de sa composition : un Magnificat à trois voix avec accompagnement d’orgue, un Christus et un Miserere à quatre voix dans le style de Palestrina, et un O salutatis pour voix de ténor, mélodie suave et pieuse. Tous ces morceaux, écrits dans la tonalité du plain-chant, excepté l’O salutatis, révèlent un goût exercé qui fait honneur au père Placido Abella. Il a accompagné son envol d’une lettre où il nous dit avec beaucoup de grâce : « Si vous trouvez à blâmer quelque chose dans mes compositions, faites-le, monsieur; mais que votre critique soit adoucie par mon désir de voir la musique religieuse ramenée à ces principes sévères qui ont été établis par l’exemple de Palestrina. » Je puis assurer le bon père que ses efforts me paraissent dignes du but qu’il veut atteindre.

Les dernières représentations du Théâtre-Italien ont été assez brillantes, grâce à l’arrivée de M. Tamberlick, qui nous est apparu brusquement dans Poliato, de Donizetti, un de ses meilleurs rôles. Dans cette faible partition, il y a trois morceaux remarquables : un air, le finale du premier acte, et un duo passionné à l’acte suivant, où M. Tamberlick a eu de beaux élans lyriques. Puis il a chanté Otello avec la vigueur, la fougue et la belle déclamation qui distinguent ce grand artiste, dont la voix est plus fatiguée que jamais ; mais qu’importe après tout ? Dans le duo de la jalousie et dans la scène finale avec Desdemona, d’une si profonde terreur, M. Tamberlick s’élève si haut par l’ampleur du style et par la passion, qu’on lui pardonne presque de n’avoir plus que quelques notes frémissantes. M. Tamberlick a été secondé dans Otello par une nouvelle Desdemona dont le nom nous était plus connu que le talent. Née à Bordeaux, élevée au Conservatoire de Paris. Mme Charton-Demeure a essayé ses premiers pas dans la carrière dramatique au théâtre de Bruxelles ; puis elle est venue à l’Opéra-Comique, où elle n’est pas restée longtemps, et s’en est allée où s’en vont maintenant un grand nombre de cantatrices françaises : elle a parcouru le monde et brillé longtemps au Brésil. C’est une cantatrice agréable, dont la voix de mezzo-soprano est vigoureuse, étendue et assez bien exercée. Elle chante avec élan, avec passion, en dépassant quelquefois la mesure de la vérité. On voit bien que Mme Charton-Demeure a vécu longtemps loin de Paris, et qu’elle a eu à plaire à un public plus indulgent encore que celui du Théâtre-Italien. Si Mme Charton-Demeure reste quelque temps parmi nous, elle y apprendra peut-être à modérer son zèle, à tempérer son style, et à ne pas confondre la musique des grands maîtres avec les opéras contemporains.

Le Théâtre-Lyrique, qui va bientôt changer de climat, et qui, l’année prochaine, habitera la nouvelle salle qu’on lui a construite au bord de la Seine, se donne beaucoup de mal pour vivre médiocrement. Les ouvrages nouveaux, petits ou grands, s’y succèdent avec rapidité, ce qui est un bien, puisque c’est la mission de ce théâtre de servir de lieu d’exercice aux jeunes compositeurs qui veulent aborder sans trop de danger la carrière de la musique dramatique. Aussi le Théâtre-Lyrique est-il si éminemment utile qu’il faudrait l’encourager d’une manière efficace, s’il était prouvé qu’il ne peut exister qu’avec une subvention soit de l’état, soit de la ville de Paris. Parmi les ouvrages distingués que le Théâtre-Lyrique a donnés depuis le mois de janvier, il faut citer la Chatte merveilleuse, opéra féerique en trois actes, paroles de MM. Dumanoir et Dennery, dont la première représentation a eu lieu le 17 mars. Bien que le titre de Chatte merveilleuse puisse faire illusion à l’esprit du lecteur, en le portant à croire qu’il s’agit ici de la fable de La Fontaine, il faut dire qu’il n’en est rien. Un père laisse en mourant à ses trois fils trois objets qu’ils doivent se partager : un âne, un moulin et une chatte qui était fort aimée du vieillard. Urbain, le plus jeune et le plus désintéressé des trois héritiers, choisit la chatte, par affection et par respect pour la mémoire de son père. Cette chatte, qui se nomme Féline, on le pense bien, n’est autre qu’une jolie femme qui, protégée par la bonne fée, échappe à tous les maléfices de l’ogre et finit par épouser son maître Urbain, dont elle fait le bonheur. Ce conte bleu traverse un pays de chimères où les rois, les princesses, les danses et les forêts enchantées éblouissent et charment, paraît-il, les yeux du public. La musique de cet imbroglio oriental est de M. Grisar, compositeur ingénieux et facile qui réussit assez bien dans les petits cadres, qui ne l’obligent pas à violenter les sons de sa musette. Dès le premier morceau de la Chatte merveilleuse, qui n’a pas d’ouverture, on trouve dans le chœur que chantent les villageois la formule mélodique et harmonique qui régnera presque pendant les trois actes. Ni la romance d’Urbain, — O pauvre chatte! — ni le duo pour ténor et soprano entre Féline et Urbain, ne sont choses bien nouvelles, et je ne puis citer au premier acte qu’un trio syllabique dont le type est connu depuis longtemps. A l’acte suivant, qui est le plus long et le plus fourni, un trouve encore un très joli chœur que chantent des moissonneurs, les couplets d’Urbain, — Un bon vieux roi, — une espèce de duetto entre Féline et Urbain, et l’air de bravoure de Féline avec accompagnement de chœur, où Mme Cabel prodigue toutes les fleurs artificielles de son gosier, qui est encore solide. Je préfère à tout cela le joli chœur qu’on chante pendant que, par un coup de baguette magique, on voit défiler au fond du théâtre les riches domaines du marquis de Carabas. A mon avis, le morceau le plus original de l’ouvrage est la ronde en duo que chantent au troisième acte la fée aux perles et l’ogre déguisés en paysans : — Jeune fille qui viens des champs; — ce petit rhythme agreste est bien dans la manière de M. Grisar, et je le préfère à la romance d’un style ambitieux, — Tout l’éclat qui m’environne. — A tout prendre, la Chatte merveilleuse est un ouvrage agréable, où il ne faut chercher ni la force, ni la variété. C’est une douce chanson, un peu toujours la même, qui se diversifie en chœurs, tous fort jolis, en romances, en duos, en couplets, et qui mérite en partie le succès honorable qu’elle a obtenu devant le public du Théâtre-Lyrique, grâce au prestige de Mme Cabel, qui reste toujours la cantatrice aimée du faubourg du Temple.

Un nouvel opéra en deux actes, d’une allure bien différente, a été représenté au Théâtre-Lyrique le 25 avril. C’est la Fille d’Egypte, premier ouvrage d’un compositeur qui porte un nom illustre, M. Jules Beer, le propre neveu du grand musicien qui a fait Robert le Diable et les Huguenots. Je ne crains pas de dire tout d’abord que ce début d’un dilettante de distinction est presque un coup de maître, et que depuis longtemps on n’a entendu à Paris un opéra qui renferme autant de qualités saillantes que les deux actes que nous allons apprécier. Bien que M. Jules Barbier ait emprunté la donnée de son libretto au conte charmant et si connu de M. Prosper Mérimée, Carmen, l’auteur de la Fille d’Egypte a bien vite pris une autre voie, et sa bohémienne Zemphira ne ressemble guère à « cette beauté étrange et sauvage qui étonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier. » Pauvre fille abandonnée sur les grands chemins, elle est recueillie par un contrebandier nommé Spada, dont elle devient la maîtresse, et qu’elle domine par la force et l’étrangeté de son caractère. Zemphira cependant s’éprend d’un bel amour pour un jeune Andalous, Pablo, qu’elle attire dans son désert, et qu’elle enivre pendant quinze jours de ses regards et de ses âcres baisers. Pablo se sauve de ce jardin d’Armide, et vient raconter l’étrange aventure à sa fiancée Mariquita, qu’il aime et qu’il va épouser. Il se noue alors entre ces deux femmes, Mariquita et Zemphira, une lutte de passion pour cet imbécile de Pablo, dont les péripéties forment le tissu de la pièce. Mêlez à cette donnée des contrebandiers toujours pourchassés par les douaniers de la province, joignez-y la jalousie et l’amour de Spada pour Zemphira, qu’elle conduit par le nez, lui et sa bande, et vous avez le sens d’une fable absurde et sans intérêt, où l’on trouve cependant quelques situations qui ont été comprises par le compositeur. Dès l’ouverture, on sent la main d’un musicien. Après quelques mesures d’un mouvement rapide, une phrase assez élégante est confiée aux violoncelles, soutenus par les harpes. Reprise par les premiers violons, la phrase est menée à bonne fin, et le tout se termine par une péroraison brillante. L’introduction se compose d’un chœur de douaniers très bien rhythmé, des couplets que chante Zemphira, qui n’a pu résister au désir de poursuivre Pablo jusque dans son village, et de la stretta de ce même chœur, qui accompagne le chant de la zingara. Tout cela est piquant et bien dessiné. Le récit de Pablo, qui raconte à sa fiancée Mariquita son entrevue avec la bohémienne, dont il ne peut oublier les traits, est une sorte de déclamation largement dessinée et pleine de sentiment. Le passage surtout où il dépeint l’apparition de cette femme étrange est d’un style élevé et d’une grande allure. Les couplets de la bonne aventure : Je vous dirai, ma chère, que chante Zemphira en tenant la main de Mariquita, ces couplets sont charmans, surtout la conclusion en trio. La romance que chante ensuite la bohémienne en rappelant le souvenir de sa mère : Elle joignait mes mains, est touchante. Le couplets de Spada sont aussi à signaler, ainsi que le trio pour soprano, ténor et basse, entre Zemphira, Spada et Pablo, qui se menacent. J’en aime surtout la phrase que disent à l’unisson les deux rivaux. Cependant le chef-d’œuvre de ce premier acte, qui est si rempli de morceaux remarquables, c’est le boléro que chante Zemphira à travers les barreaux de la prison du village où elle a été renfermée par l’ordre de l’alcade Conconas. Chaque couplet de cette mélodie originale, que la zingara chante en s’accompagnant elle-même avec une guitare qu’elle a trouvée dans la prison, est ramené par un refrain délicieux. C’est un petit chef-d’œuvre que ce boléro, qui mérite bien de devenir populaire. Au second acte, dont la scène se passe dans la retraite sauvage des contrebandiers, on remarque la chanson de la bohémienne avec l’accompagnement du chœur, qui frappe sur chaque temps fort un accord harmonieux. C’est d’un effet ravissant. Vient ensuite un quatuor dont le passage sans accompagnement est curieusement modulé; mais le morceau capital du second acte et peut-être de tout l’ouvrage, c’est la scène longue, variée d’incidens et passionnée, entre les deux femmes, Mariquita et Zemphira, qui se disputent la possession de Pablo. Il y a dans cette scène vigoureuse et vraiment dramatique la marque indélébile d’un digne neveu de Meyerbeer. Je signale cette scène à tous les vrais musiciens, ainsi que le duo, pour soprano et basse, qui vient ensuite entre Zemphira et Spada, que la bohémienne finit par adoucir. Mlle Girard chante et joue avec un véritable talent le rôle si fatigant de Zemphira. C’est une artiste d’un mérite rare, bien mal secondée par Mlle Faivre. qui représente Mariquita, la fiancée. M. Balanqué est un comédien bien intelligent dans le personnage de Spada, qu’il joue avec énergie et noblesse, tandis que M. Peschard, le ténor, qui a une assez jolie voix, ne parvient pas à animer un peu le triste personnage de Pablo. Les chœurs et l’orchestre méritent des éloges.

Je ne sais quel sera devant le public le succès de la Fille d’Egypte. Quoi qu’il arrive cependant, cet opéra en deux actes, d’un style si varié et si ferme, est l’œuvre d’un musicien de bonne race, qui pourrait bien un jour nous donner un grand compositeur dramatique.


P. SCUDO.


ESSAIS ET NOTICES.
La Misère au temps de la Fronde et saint Vincent de Paul, par M. A. Feillet[2]

La thèse de M. Feillet est de démontrer que l’ancienne monarchie conduisait « à grandes laisses » la France à l’appauvrissement général, à la ruine publique. Pendant le XVIIe siècle particulièrement, la rapidité du mal peut être notée, suivant lui, de dix en dix années. Le XVIe siècle avait été, pense-t-il, une période de prospérité croissante et de progrès agricole très marqué ; le XVIIe, une période d’inertie au sein de la décadence ; à peine a-t-on senti, à la fin du XVIIIe et au XIXe, « une lente résurrection, qui insensiblement nous a ramenés un peu au-dessus de ce que nous étions dans la première moitié du XVIe siècle. » Pour prouver sa thèse, M. Feillet a beaucoup étudié. Il a compulsé des centaines d’archives, des milliers de documens inédits, et son livre est de la sorte une enquête savante et consciencieuse, animée d’ailleurs par un patriotisme sincère, par une sympathie profonde pour les souffrances qu’il raconte : à tous ces titres, c’est une œuvre d’un intérêt incontestable pour le statisticien et l’économiste, pour le moraliste et l’historien. M. Feillet instruit le procès de la vieille royauté française ; quel sujet plus digne d’examen ? en est-il de plus dramatique ? en est-il qui nous touche de plus près ? Nos ancêtres ont-ils commis certaines fautes que nous devions à tout prix éviter à notre tour, et y a-t-il, en dehors de la route qu’ils ont suivie, certains écueils qu’ils ont su éviter et desquels il faut nous garder soigneusement nous-mêmes ?

Voici comment M. Feillet a été conduit à choisir, en vue de sa démonstration, l’époque de la fronde. Il avait longtemps étudié l’histoire du paupérisme en France et avait déjà, donné les premiers résultats de cette enquête. Obligé cependant de se borner, il a voulu montrer la misère devenue extrême pendant une des époques réputées les plus brillantes de notre histoire, et il a choisi le temps de la fronde, le temps des ruelles, des ballets et des chansons, le temps des précieuses et des beaux-esprits, de Bussy et de Ninon de Lenclos, de Scarron et de Mme de Sévigné. Évidemment, dans la pensée de l’auteur, le contraste même devait servir au succès de la plaidoirie. Ne pourrait-on pas cependant le quereller à ce propos ? Vous voulez montrer l’incapacité absolue de l’ancienne administration française à faire vivre le pays, — vous n’aspirez à rien de moins ; prenez donc une époque où cette administration soit libre des innombrables entraves que lui imposent une guerre civile et le contre-coup d’une vaste guerre étrangère à peine éteinte. Qui ne sait quel fléau ce fut pour les populations de l’Allemagne et de la France que la guerre de trente ans avec les pillages incessans des aventuriers de toute nation dans leurs marches non réglées ? C’est l’armée de Gallas venant enlever le bétail dans nos provinces frontières, ce senties Suédois saccageant Metz et la Lorraine, ce sont les blessés de Rocroy affluant dans nos hôpitaux, et puis les soldats licenciés cherchant fortune, les populations émigrées, les bohémiens errans; à la suite de tout cela, les maladies, la peste, la famine, et toutes les misères que le grand artiste lorrain, Callot, a décrites. M. Feillet a donné de tant de malheurs, qu’il observe avec soin dans plusieurs provinces devenues aujourd’hui françaises, une peinture énergique, et son étude d’après Gallot est particulièrement spirituelle et fine; mais est-elle bien dans son sujet ? Que pouvait alors l’administration française dans la Lorraine et dans l’Artois, qui ne faisaient pas partie de notre territoire, et les souffrances de la Bourgogne n’étaient-elles pas un effet de la guerre étrangère? De nos jours, où l’administration s’est tant perfectionnée. imaginons une guerre de trente années ou de dix seulement: où en seraient, dans quelque pays que ce soit, l’agriculture et la richesse publique? Dira-t-on que la supposition est impossible, et que cela démontre la jouissance d’une meilleure machine gouvernementale? — Non, cela démontrerait plutôt le développement de la raison publique et le progrès général, et dans l’ancien régime aussi l’administration royale est solidaire de ces mobiles supérieurs; elle n’est pas seule coupable, il ne faut pas lui imputer toutes les misères.

Quant à la fronde, nous n’en sommes plus à croire, il est vrai, qu’elle n’ait été qu’une guerre de bons mots et de couplets; nous savons à présent qu’il y avait sous cette agitation malsaine quelques idées de réforme politique attestant chez ceux qui les avaient conçues une intelligence vive des destinées de notre pays, unie à des passions démagogiques qui n’étaient rien moins que de fort sinistres présages; l’on se rappelle la conversation de Gondi avec le prince de Condé dans le jardin de l’archevêché, les pendaisons de l’Ormée à Bordeaux, ainsi que le massacre de l’hôtel de ville à Paris, épisode important sur lequel M. Feillet, par parenthèse, nous a donné de très nouveaux détails. Il ne faut pas oublier non plus quelle était encore en France la rudesse des mœurs générales, même au temps de l’hôtel de Rambouillet et des premières précieuses; l’ours que Voiture, je crois, fit monter un jour dans le salon de Julie d’Angennes, suivant le récit de Tallemant des Réaux, en est le naïf symbole. Aussi, la guerre civile lâchant la bride, les années que M. Feillet a choisies sont-elles particulièrement un temps de désolation, surtout pour les campagnes. « Les troupes de tous les partis, dit M. Walckenaër, mal payées, mal nourries, pillaient, brûlaient, saisissaient les deniers publics, dévastaient les campagnes, rançonnaient les cultivateurs, et produisaient partout où elles séjournaient une misère extrême et une hideuse famine. Des bandes de malheureux abandonnaient leurs habitations et suivaient l’année du roi en demandant du pain; la cour vit plusieurs fois sur son passage des hommes mourant de faim et des enfans tétant encore sur le sein de leurs mères, qui venaient de rendre les derniers soupirs. La reine, fortement émue, disait que les princes et les parlemens répondraient devant Dieu de tant de calamités, oubliant ainsi la part qu’elle y avait elle-même. Les Espagnols s’avançaient sur nos frontières et entraient en France comme alliés du prince de Condé, mais dans la réalité pour profiter de nos divisions... »

Tels étaient les maux épouvantables qu’enfantait la guerre civile, doublée de l’intervention étrangère et compliquée encore des suites funestes d’une immense et sanglante guerre qui, pendant trente années, avait soulevé. agité, mêlé tant d’éléments discordons et impurs. Tel est le tableau déjà connu auquel M. Feillet a ajouté , des traits d’une réalité navrante; mais en vérité comment l’administration royale aurai-elle pu, surprise dans un tel moment, se montrer partout obéie? Un bon nombre de ces malheurs n’était assurément pas de son fait, et il fallait lui donner le temps de continuer l’œuvre d’Henri IV et de Sully. — Colbert et Louvois la reprendront, cette œuvre, non sans énergie et non sans succès. Sur ces vicissitudes de l’administration française, il est vrai, M. Feillet ne se prononce pas, se réservant sans doute pour de prochaines publications : il nous dit seulement ici que le XVIe siècle avait été beaucoup plus favorable à la prospérité intérieure de la France; mais en vérité cela aurait besoin d’explications, quand on songe que les mêmes causes auxquelles il attribue le mal ultérieur. comme la puissance de la noblesse par exemple, paraissent avoir dû être beaucoup plus énergiques alors, sans parler de l’horrible fléau des guerres religieuses. M. Feillet juge sur le seul examen de la période de la fronde; encore une fois, ses argumens auraient beaucoup plus de force, s’il eût choisi une période paisible, exempte de toute cause de trouble extérieur, et qu’il eût prouvé que même alors subsistaient des causes de désordre irrémédiables et absolument inhérentes au système de l’ancienne monarchie. Le raisonnement certes porterait coup, s’il ôtait au lecteur, après un examen loyal et sévère des réformes de Sully, de celles de Richelieu et de Colbert, toute espérance d’un meilleur avenir pour cette pauvre vieille France en dehors de la révolution. Dans son troisième chapitre, M. Feillet examine les principes de l’ancienne administration française, ainsi que les obstacles qu’elle rencontrait, et c’est là qu’il est bien dans son sujet. Traitant du système économique de l’ancien régime, des causes multipliées de la misère, — organisation fâcheuse de la propriété foncière, redevances féodales et ecclésiastiques, impôts royaux, entraves à l’industrie, ordonnances de la gabelle, — ce chapitre est le fond même du livre, et personne ne se fût plaint si l’auteur lui avait donné encore plus d’étendue.

Les réserves que nous venons de faire nous permettent de considérer maintenant sans aucune autre préoccupation le tableau qu’a tracé M. Feillet, et de montrer l’intérêt qui s’y attache, quelque sentiment qu’on ait sur la thèse qu’il se propose de soutenir. Le fond en est, comme nous avons dit, la misère profonde étudiée dans les documens les plus imprévus avec un soin minutieux. Ce travail entraîne l’auteur dans l’analyse de beaucoup de circonstances qui nous révèlent pour la première fois le mécanisme de plusieurs institutions mal connues. Sur ce fond d’ailleurs, M. Feillet a dessiné avec beaucoup de relief, soit des épisodes de la guerre civile, soit des figures pleines de vie et de couleur. Dès 1650, une société se forme spontanément, mi-partie parlementaire, mi-partie janséniste, pour organiser la bienfaisance avant saint Vincent de Paul, les curieux détails que donne l’auteur à ce sujet sont toute une page inédite de l’histoire de Port-Royal. Et puis saint Vincent de Paul arrive, qui, avec son armée charitable de missionnaires et de filles de la charité, se substitue à l’œuvre janséniste et parlementaire. Ainsi s’exprime du moins M. Feillet. Saint Vincent de Paul n’a pas eu, à l’en croire, l’initiative de cette assistance publique; il le dit formellement : « cet honneur doit remonter, assure-t-il. à un pauvre mort oublié de la renommée, etc. « Cependant l’auteur ne trouve qu’en 1649 pour la première fois le nom et les efforts du janséniste Maignart de Dernières, maître des requêtes à Rouen, et l’on ne saurait oublier que l’action de saint Vincent de Paul, je dis son action générale et sociale, par exemple ses différens essais pour fixer le sort des enfans trouvés, sans compter le reste, est de plusieurs années antérieure à cette date. Autrefois on a raconté ici même[3] comment en 1636, les commissaires du Châtelet retirant chaque matin des égouts plusieurs cadavres de nouveau-nés, une veuve recueillit bon nombre de ces innocens dans sa propre maison, près de Saint-Landry. Elle mourut, et l’établissement dépérit. « M. Vincent, ecclésiastique de Provence, va le visiter ; il y trouve des enfans vivans au milieu de cadavres… Une résolution prompte s’empare de lui : avec l’aide de Dieu, dit-il, je sauverai ces enfans ! Il intéresse les femmes à son œuvre, et forme une association à l’aide de laquelle on loue en 1638 une petite maison à la porte Saint-Victor. » Voilà de la belle et bonne charité bien et dûment organisée quelque douze années avant Maignart de Dernières. Mais peu importe après tout, car M. Feillet rend toute justice à l’apôtre de la charité moderne, et ce n’est pas le moindre intérêt de son livre d’avoir opposé à l’impuissante administration officielle l’ardeur et l’héroïsme de la charité privée.

En résumé, M. Feillet ne tranche pas absolument la grande question qu’il agite ; mais, pour quiconque veut examiner ce problème, son livre est d’un secours indispensable, particulièrement à cause des documens tout nouveaux qui y sont insérés. Il ne s’adresse pas d’ailleurs aux hommes d’étude seulement, mais à tous les amis des sérieuses études historiques et à tous ceux que préoccupent les questions sociales dont la solution intéresse nos destinées.


Histoire du Droit criminel de l’Angleterre, par M. Albert Du Boys.

Ce volume fait suite à une Histoire da droit criminel des peuples modernes que M. Albert Du Boys a entreprise sur un plan particulier. Substituant à la chronologie réelle, qui retient rapprochées les dissonances, la chronologie rationnelle que présente à l’historien philosophe le développement parallèle de chaque civilisation diverse, l’auteur ne compare que des législations issues d’âges analogues, s’abstient de placer la jeunesse d’un peuple à côté de la vieillesse d’un autre peuple, et s’efforce de reconstituer la série logique des différentes évolutions qu’a parcourues dans tout un ordre d’idées l’intelligence humaine. — La législation que le prince Danielo a donnée récemment aux Monténégrins, dit M. Du Boys, admet encore la composition pécuniaire et ne fait qu’assigner des limites à la vengeance du sang, qu’elle n’ose proscrire. Dans les Montagnes-Rocheuses et dans l’Océanie, cette vengeance du sang et le système des épreuves sont encore en usage ; la législation actuelle du Maroc et celle de la Perse ne sont guère plus avancées : irons-nous cependant, parce qu’elles datent du XIXe siècle, les placer à côté du code Napoléon ou des réformes de sir Robert Peel, ou ne sont-elles pas plutôt moralement contemporaines de la loi salique ou de la loi ripuaire? — Tel est le système que s’est proposé l’auteur. L’idée fondamentale en peut être juste, mais l’exécution en est assurément délicate et périlleuse : l’âge d’un peuple se mesure, il est vrai, d’après sa sève et son avenir, et l’ignorance stérile des populations sauvages n’est pas une jeunesse véritable qu’on puisse assimiler à l’ardeur féconde des Germains du Ve siècle; mais appliquer sagement ces distinctions est une tâche qui demande beaucoup d’expérience et de tact historique. — Ce n’est pas toutefois un rapprochement forcé que celui qui amène l’auteur à étudier les législations criminelles des peuples germains ou Scandinaves concurremment avec celles de l’Angleterre et de notre Normandie au moyen âge; il y a eu là une communauté de sang entraînant une communauté réelle d’instincts et d’avenir.

Le système des paix et l’institution du jury, voilà les deux points de légitime comparaison qui s’offrent à l’auteur. Quant au premier, on en trouverait aisément les vestiges dans l’antiquité germanique, et l’antiquité scandinave le montre au grand jour. Tacite nous rapporte que, suivant les traditions des anciens Germains, « la Divinité descendait quelquefois parmi les hommes et se promenait au milieu des nations. C’étaient des jours d’allégresse, c’était une fête pour tous les lieux qu’elle daignait visiter : les guerres étaient suspendues; alors seulement ces Barbares connaissaient, alors seulement ils aimaient la paix et le repos. » La mythologie du Nord nous parle à peu près de même du passage du dieu Frey sur la terre. Frey commande et inspire la paix, et toutes les fois qu’on l’invoque, on doit faire cesser la guerre. Odin lui-même avait institué trois fêtes religieuses, une pour la victoire, mais les deux autres pour invoquer la fécondité de la terre et la paix. C’étaient les conseils de la religion; la loi n’avait fait que les adopter et les suivre. La criminalité du nord païen, que nous connaissons par un bon nombre de codes conservés jusqu’à nous, repose sur deux principes dont l’un est appelé à corriger l’autre : si tout homme libre a le droit de venger ses injures, tout homme libre revendique aussi, au nom d’un droit reconnu et consacré par les mœurs, le maintien de la sécurité ou de la paix qui doit le faire respecter, lui personnellement, par ses concitoyens. Celui qui ose attenter à cette paix cesse par là d’être revêtu lui-même de la protection ou de la paix qui le couvrait tout à l’heure; il est placé hors de la paix ou hors de la loi, outlaw ; il est proscrit, et à ce titre chacun peut le tuer. La religion et ensuite la loi ont attaché le privilège de la paix à certaines époques et à certaines fêtes de l’année, puis à certains lieux, comme les temples et les things ou assemblées publiques, puis à certaines fonctions de la vie publique et aux principales circonstances de la vie privée. Il y a eu la paix des fiançailles et celle des funérailles, celles de l’armée en campagne, du matelot sur la mer, du marchand sur la route, du vieillard au foyer. Et plus la loi a propagé de la sorte le domaine de la paix, plus ont reculé la barbarie et le désordre. Les efforts de la législation scandinave se montrent encore sous la forme des trêves ou réconciliations, soit temporaires, soit définitives, qu’elle réglemente et garantit, et qu’en certains cas elle impose. Tel est ce que les codes du Nord appellent le grid, sorte de réconciliation temporaire entre deux ennemis, qui équivaut pour le plus faible à un sauf-conduit. Le grid est encore proclamé à l’avance, si l’on craint quelque discorde, par exemple au commencement d’un repas en vue des querelles qu’amènera l’ivresse, à l’ouverture des jeux publics pour en bannir d’injustes vengeances, souvent enfin pour favoriser l’entrevue de deux ennemis dont l’un déclare offrir une composition. Or les vieilles coutumes de notre Normandie décèlent un pareil système de paix, reste des institutions Scandinaves établies dans cette province; elles mentionnent souvent la trêve de Dieu proprement dite, celle qui, suivant les prescriptions des conciles, réservait à la paix une portion de la semaine et les principales fêtes de l’année.

Après avoir cité avec soin et mis en lumière ces exemples, M. Albert Du Boys poursuit en Angleterre l’examen du système scandinave des paix. Non-seulement Guillaume le Conquérant laisse intactes les anciennes paix d’origine anglo-saxonne et danoise, mais il en établit de nouvelles en faveur des voyageurs et des marchands et leur donne une sanction par une pénalité sévère. M. Du Boys a examiné de près ces similitudes, et des rapprochemens qui lui étaient offerts il a fait jaillir des lumières nouvelles.

Quant au jugement par jury, dont l’élément constitutif est l’établissement du point de fait par les pairs et voisins de l’accusé à l’aide des simples lumières du bon sens, la décision du point de droit étant laissée à des hommes spécialement préparés et commis en qualité de juges ou de magistrats, les lois du Nord en offrent certainement l’embryon dans la double institution des domar et des quidr. Les quidr[4] sont pris dans le voisinage du lieu du crime ou de l’habitation de l’accusé, de vicineto, et choisis parmi les simples citoyens ses pairs; ils doivent se prononcer devant le tribunal sur la question de fait seulement, c’est-à-dire sur la culpabilité du prévenu. Il leur est défendu, comme on peut le lire dans le recueil islandais intitulé Gragas, de s’enquérir de la loi elle-même, de ses dispositions particulières pour le cas dont il s’agit, en un mot des conséquences légales de l’avis qu’ils croiront devoir émettre. Ils forment, pour ainsi parler, un jury d’examen. Les domar ou juges, de leur côté, bien qu’ils ne soient pas magistrats eux-mêmes, sont présidés par le magistrat suprême du pays et sont assistés par des juristes qui connaissent les formules et le texte de la loi. Ils donnent leur avis sur la peine méritée, et cet avis devient un verdict souverain. Ils forment un jury de jugement. Ce sont des élémens épars qui, en se réunissant, formeront le jury moderne; mais la transformation complète ne s’accomplira pour la première fois que sur le sol de l’Angleterre moderne. Ces germes qu’une centralisation hâtive étouffera dans le Nord resteront divisés et stériles tant qu’ils n’auront pas rencontré un sol rendu fécond par l’instinct de la liberté civile et politique.

Un autre point commun à l’Angleterre moderne et à l’ancien droit germanique, et que M. Du Boys a fait soigneusement ressortir, est la douceur de la procédure criminelle, comparée à la procédure inquisitoriale des peuples du Midi. La superstition avait conservé dans le Nord, il est vrai, des épreuves judiciaires; mais la torture n’y parut pas, sauf contre les esclaves. Les épreuves disparurent de bonne heure de la procédure anglaise; le duel seul y persista longtemps malgré les anathèmes de l’église. Quant à la torture comme moyen d’instruction judiciaire, d’un usage tout à fait général sur le continent à la fin du XIIIe siècle, elle était encore entièrement inconnue en Angleterre au commencement du XIVe. Vers le milieu du XVe sous le règne de Henri VI les ducs d’Exeter et de Suffolk, ses ministres, firent construire, pour appliquer les prévenus à la question, une machine qu’on appela par dérision la fille du duc d’Exeter, et Blackstone s’exprime à ce sujet d’une manière remarquable : « Ces hommes d’état, dit-il, voulaient introduire la loi civile dans le gouvernement, » la loi civile, c’est-à-dire le droit romain et le système inquisitorial, plus favorables que la loi commune au pouvoir royal.

Une bonne partie du volume de M. Albert Du Boys est consacrée ainsi à l’étude de ces origines du droit criminel en Angleterre; mais il poursuit l’examen historique de ce droit jusqu’à la fin de la période féodale proprement dite, dont il place les limites sous le règne de Charles II. Il est clair que, dans une si longue période, de nouvelles influences, fort différentes des influences primitives, sont venues modifier le droit anglais. Les unes sont extérieures, comme l’établissement temporaire d’une monarchie absolue et l’institution d’une église officielle; M. Du Boys semble s’être attaché particulièrement à celles-là : il faut aller chercher les autres dans le développement original du génie anglais, étude longue et difficile sans aucun doute, et dont on peut se faire une idée par le remarquable livre sur le mécanisme et l’esprit des institutions anglaises qu’a publié le savant professeur de l’université de Berlin, M. Gneist.

Ce dernier livre nous en rappelle un autre, qui vient de nous arriver de Russie, et qui, écrit en allemand, étudie avec un soin consciencieux un sujet sur lequel M. Albert Du Boys a donné un intéressant appendice, l’histoire du servage et du paupérisme en Angleterre. Nous voulons parler du volume récemment publié à Saint-Pétersbourg sous ce titre : Histoire de l’abolition du servage et de la dépendance personnelle en Europe jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, par Samuel Sugenheim, 1861. C’est une précieuse enquête. Ce qui concerne l’Angleterre y fait la matière de plusieurs chapitres fort curieux. Le travail de M. Du Boys reste précis et instructif auprès de ce livre spécial; mais ceux qui voudront poursuivre une si grave étude devront joindre au volume français celui que nous venons de mentionner : il s’ajoutera utilement aussi au volume de feu Yanoski sur l’esclavage dans les temps modernes, que M. Henri Wallon a publié il y a peu de temps.


A. GEFFROY.


Histoire de France, par un Américain (History of France), vol. 1. Ancienne Gaule, par M. Parko Godwin.[5].

C’est un grand soulagement de lire une histoire de France, et surtout une histoire des origines de la France, écrite avec un sens moral si net, une bonne volonté si évidente, un si honnête désir d’éclairer la question et non point d’en profiter pour satisfaire quelque passion mignonne. On est heureux de se sentir délivré des exaltations chimériques, des enthousiasmes gallomanes, des systèmes qui n’attestent qu’un esprit aveuglé par la vanité ou par un parti-pris, par une sorte de monomanie. Notre école historique avait eu de brillans débuts, et il lui avait été beaucoup donné; mais que de nobles facultés faussées dans leur résultat par un mauvais biais de la volonté! que de belles aptitudes qui n’ont produit que des œuvres manquées parce qu’elles ne se sont point employées à voir juste ! Avec son merveilleux instinct de divination, M. Michelet n’est bien souvent qu’un sybarite d’imagination qui pense pour se donner la jouissance et l’ivresse de visions du plus prestigieux effet. M. Henri Martin est patient et érudit; il a la force de la volonté, mais c’est un druide; il croit à la métempsycose, il veut croire aux voix miraculeuses de Jeanne d’Arc pour faire en elle l’apothéose de la France; il est décidé à expliquer les vertus des Germains par un vice, les vices des Gaulois par une vertu, et tout cela sans feu ni flamme, sans le charme comme sans l’excuse d’un entraînement d’imagination. L’exaltation est toute de tête, c’est une fièvre à force d’idée fixe; il va jusqu’à déclarer froidement que la France au XVIe siècle ne devait ni rester catholique ni devenir protestante, mais se faire rabelaisienne, probablement parce que Rabelais était le descendant des druides. Et que dire de tant d’autres chez qui la philosophie et la morale se façonnent leur idéal d’après la France, au lieu de juger la France d’après un véritable idéal?

Ce n’est point cependant que les élémens d’une excellente histoire ne se rencontrent pas chez nous. M. Godwin, l’historien américain dont nous allons parler, qui n’a pas la prétention d’être un novateur, en a su recueillir une ample moisson dans les ouvrages de M. Guizot, de Sismondi, de Lehuérou, de M. Amédée Thierry et de son illustre frère, qui avait à un si haut point l’imagination historique, qui aurait pu laisser des travaux si complets, s’il eût été moins porté à faire de la polémique courante avec le passé. Ce qui appartient surtout en propre à l’écrivain américain, c’est le mérite d’avoir su apprécier avec discernement les données de la science moderne, en cherchant d’un cœur droit celles qui étaient réellement les plus conformes aux faits ou les plus propres à les expliquer; c’est le mérite d’avoir regardé au-delà, de ses premières impressions, de s’être appliqué à n’assigner aux diverses influences que leur vrai rôle, et d’avoir ainsi composé une œuvre sensée et satisfaisants qui donne une idée juste de notre histoire, qui trouve moyen de résumer tous les matériaux connus et d’augmenter vraiment les connaissances du lecteur, au lieu de lui transmettre seulement des erreurs, des préventions et de fâcheux penchans de nature à enfanter encore dans son esprit de nouvelles méprises.

Si l’on y réfléchissait sérieusement, quelle grave responsabilité que celle de l’historien ! Que de mal permanent il peut faire en cédant à un mauvais entraînement, en se laissant aller à émettre une appréciation viciée par un manque de conscience! De sa faiblesse d’un moment peut découler pendant de nombreuses générations toute une lignée d’injustices, de haines nationales, de folies présomptueuses, entraînant elles-mêmes des guerres, des échecs pour son pays, des souffrances pour les multitudes. de la faute qu’il eût pu éviter peuvent sortir des vices d’esprit qui deviendront une fatalité, une maladie héréditaire, non-seulement chez ses lecteurs et leurs enfans, mais chez tous ceux qui auront subi leur influence et qui sont sûrs de se nommer légion, car par suite de la répugnance que les masses ont à penser par elles-mêmes, il y a comme des courriers magiques pour propager soudain, à travers tout un pays une pensée émise dans un coin, surtout si c’est une pensée qui répond à des penchans très répandus. Quand donc comprendra-t-on que les règles de la civilité puérile et honnête s’appliquent aussi aux nations, et que s’il est mal à un individu de ne songer qu’à se vanter et à dénigrer autrui, il n’est ni plus licite ni plus salutaire de flagorner sans cesse notre vanité nationale, et de nous entretenir comme peuple dans un profond mépris de tout ce qui n’est pas nous? Cela ne vaut pas mieux que de nous habituer à avoir deux morales, l’une pour nous accorder le plaisir de condamner impitoyablement nos voisins, l’autre pour nous persuader que la justice, quand il s’agit de la France, consiste à ne tenir compte que de l’intérêt de la France. L’histoire par elle-même est déjà une tâche presque surhumaine : jamais ceux qui s’y consacrent ne feront honneur à leur nom tant qu’ils n’auront pas bien senti que l’intelligence, l’érudition, le génie même, ne sont point ce qu’il y a de plus indispensable à l’historien, et que la règle d’or pour lui, le seul moyen de laisser des œuvres qui puissent recevoir la ratification de l’avenir, est de n’exprimer jamais que ce qu’il aperçoit et ce qu’il pense, quand ses facultés sont dirigées par ses meilleurs sentimens.

Nous aimons à voir notre passé et notre réputation auprès de l’étranger entre les mains d’un interprète qui comprend ces devoirs, qui est capable de les comprendre. Avant tout, M. Godwin est un esprit judicieux, il a l’âme libre, il est dégagé de ce qui égare. Sans partialité marquée, sans s’être vendu d’avance aux Romains, aux Celtes ou aux Germains, il ouvre les yeux, et il a l’œil vif, il a une rare promptitude d’intelligence. A peine y a-t-il trace chez lui d’une prédisposition en faveur des Germains, les ancêtres de sa race. Il s’applique au contraire à faire ressortir le fonds d’habitudes et d’institutions qui leur était commun avec les Celtes, avec les anciens Pélasges et les premières tribus de l’Inde, c’est-à-dire le fonds d’institutions dont l’honneur ne revient pas à leur caractère propre, mais qui tenaient chez eux à leur degré de développement, qui étaient les conséquences de leur âge moral. Par là même, M. Godwin ne met que mieux en lumière la particularité distinctive des Germains, celle qui, en se développant par de nouvelles circonstances, a donné naissance à l’organisation féodale : je veux parler de la coutume nationale d’après laquelle les jeunes gens se plaçaient librement sous la direction du chef qu’ils préféraient. Chez les Gaulois, le clan ressemblait plus à la famille patriarcale du temps d’Abraham. S’il se recrutait aussi par l’adoption, par l’accession de cliens étrangers, les cliens s’assimilaient davantage à des vassaux héréditaires; le libre choix n’existait pas aussi généralement pour la jeunesse. C’est seulement chez les Germains que nous rencontrons ce bizarre mélange de liberté et d’autorité, ce respect du sentiment individuel et cet instinct de subordination. L’individu garde le droit de disposer librement de lui-même, et il n’use de sa liberté que pour se choisir un maître, pour se marier par amour à une autre destinée. Ce qui nous frappe encore comme un des côtés les plus neufs et les plus instructifs de cette histoire, c’est le jour qu’elle jette sur le rôle et la marche des idées religieuses. En prenant de haut son point de vue, M. Godwin résout bien des problèmes. Il peint, il définit admirablement la tournure que le christianisme avait prise vers la fin de la domination romaine, et la nouvelle transformation que les croyances subirent sous les Mérovingiens; il nous montre avec netteté l’espèce d’influence qu’elles ont eue sur les caractères et le cours des événemens. Quelques touches aussi suffisent à l’historien pour dessiner un trait curieux du caractère de Charlemagne; le grand empereur à son insu laisse bien percer son instinct germanique par l’amour qu’il a pour la cité de Dieu de saint Augustin, par la répugnance que lui cause le culte des images. Nous n’aurions qu’une objection à faire, et elle porte sur l’affinité que M. Godwin croit apercevoir entre la simplicité de l’arianisme et la simplicité du caractère germanique. Le Germain est sincère et naturel, il est simple dans ce sens; mais il ne l’est point, et ne l’a jamais été, si l’on entend par là qu’il soit exempt de mysticisme. Rien de plus frappant au contraire que la combinaison de ses instincts pratiques avec sa tendance aux rêveries enthousiastes. Il est l’homme du sentiment. sous tous les rapports, l’homme des exaltations morales comme des affections et des appétits terrestres. Il est la seule race qui, à l’état de barbarie, ait naturellement fait preuve de ce que j’appellerai l’instinct chrétien ou la qualité de la vieillesse, de la disposition à regarder en dedans, — la seule race qui, à l’âge des passions, n’ait pas été entièrement absorbée par ses sensations, par sa préoccupation des choses extérieures. A propos de Charlemagne, M. Godwin nous fait voir encore qu’il ne saurait être considéré comme le fondateur du pouvoir temporel des papes, vu qu’il n’a jamais pensé à abandonner lui-même le droit de commander à Rome, le droit d’y exercer la vieille suprématie des empereurs. Quant à la donation de Pépin, il est fort difficile d’en déterminer le sens exact. Dans les monumens du temps, elle est mentionnée et présentée comme une restitution, ce qui semblerait signifier que Pépin, après sa victoire sur les Lombards, ne fit et ne voulut que rendre aux papes une autorité qu’ils avaient déjà possédée, autorité qui s’était établie d’elle-même à la faveur de la dissolution de l’empire et par le seul fait qu’il n’existait plus aucun autre pouvoir.

Faut-il conclure de ces réflexions que M. Godwin n’ait rien de systématique? Non sans doute, et à un ou deux indices nous craindrions que l’auteur ne fût trop enclin à transporter dans le passé des principes avec lesquels la nature humaine des époques à demi barbares n’était pas complètement en harmonie. Ce sont toutefois des principes excellens en eux-mêmes, et chaque jour de plus en plus vrais, sur l’impuissance de la contrainte, sur la force de ce qui fait appel à la libre affection des hommes, sur tous les mystères enfin de la liberté et de l’autorité. Il est à souhaiter que M. Godwin continue son œuvre dans le même esprit d’impartialité, et il aura bien mérité de son pays en lui fournissant un résumé instructif et intéressant de notre histoire.


J. MILSAND.


V. DE MARS.

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  1. Le pacte d’union de toutes les parties de la monarchie.
  2. Librairie Didier, 1861.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1846.
  4. Qveda, prononcer, dire, est un mot norrène qui se retrouve dans l’ancien anglais: he quoth, il dit.
  5. New-York, Hasper et frères.