Chronique de la quinzaine - 29 février 1908

Chronique n° 1821
29 février 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La situation, au Maroc, ne s’est pas améliorée depuis quelques jours, mais peut-être s’est-elle éclaircie. Ce ne sont pas les déclarations du gouvernement qui nous ont apporté des lumières nouvelles, mais bien les événemens eux-mêmes. Les déclarations du gouvernement ont été singulièrement optimistes. Ceux qui ont entendu M. le ministre de la Guerre répondre au Sénat à M. Gaudin de Villaine, puis M. le ministre des Affaires étrangères et M. le président du Conseil répondre à la Chambre à MM. Jaurès et Emile Constant, ont pu croire que les choses avaient pris une tournure décisive, que les tribus, épouvantées par la vigueur de notre action, se soumettaient à qui mieux mieux, et que bientôt toute la région à l’Est de Casablanca, dans un rayon de quatre-vingt ou de cent kilomètres, serait définitivement pacifiée. En est-il réellement ainsi ? Nous ne voulons rien exagérer. Dans certains pays étrangers, on a parlé d’une défaite que nous aurions subie et qui nous mettrait en danger. Rien de tel n’est arrivé. La vérité est que nous avons fait un effort considérable et que, faute de moyens suffisans, nous n’avons pas complètement atteint le but que nous nous étions proposé. Il faut donc, ou recommencer l’effort dans des conditions plus propres à en assurer le plein succès, ou renoncer au but poursuivi. Nous ne conseillons pas d’adopter ce dernier parti ; notre retraite prendrait aux yeux des Arabes le caractère d’une déroule, et les conséquences en seraient très graves. Mais on commence à se demander dans le public, avec une inquiétude croissante, quel est l’objet véritable des marches et des contremarches auxquelles nous assistons sans les bien comprendre. Le moment est venu de savoir exactement ce que nous voulons faire, et de proportionner nos forces à l’exécution de nos desseins.

Les opérations militaires de ces derniers jours peuvent se résumer en termes très simples. Le général d’Amade occupe avec des forces formant garnisons trois points sur la côte, Casablanca, Fedala et Bouznika, et dans les terres, à l’Est et au Sud de Casablanca, Si-Aïssa et Ber-Rechid. Ce sont les points fixes d’où doit s’exercer son action. S’étant donné pour tâche de réduire la résistance des Mzab et des Medakra, tribus à l’Est de Ber-Rechid, le général a constitué à Si-Aïssa et à Casablanca deux colonnes principales, celle du Tirs et celle du littoral, composées chacune de 1 500 hommes environ et munies d’artillerie, qui ont occupé pour la seconde ou la troisième fois Settat, et qui, de là, ont marché sur Si-Abd-el-Kerim, dans la direction des tribus à soumettre. Si-Abd-el-Kerim était le point de concentration vers lequel devaient converger, avec celles dont nous venons de parler, deux autres colonnes secondaires parties, l’une de Ber-Rechid sous les ordres du colonel Brulard, l’autre de Bouznika sous ceux du colonel Taupin. Ces deux dernières étaient sensiblement plus faibles que les deux premières, et les Marocains s’en sont tout de suite aperçus : aussi les ont-ils attaquées avec une véritable furie et les ont-ils mises en danger sérieux. Le colonel Brulard a soutenu vaillamment un combat acharné : il aurait toutefois fini par succomber sous le nombre des assaillans, si le général d’Amade, voyant le danger qu’il courait, n’avait pas envoyé à son secours. La colonne Brulard a été dégagée, après avoir eu 6 tués et 26 blessés, et elle a rejoint Si-Abd-el-Kerim. Quant à la colonne Taupin, arrêtée au défilé de Bou-Rebat par des forces très supérieures, elle s’est battue pendant deux jours et a dû repousser plusieurs assauts à la baïonnette, ce qui prouve, soit dit en passant, combien étaient grandes l’ardeur et l’audace des Marocains : ils s’étaient avancés jusqu’à portée des bras de nos soldats. Le colonel Taupin a eu 2 officiers et 7 soldats tués, 5 officiers et 38 soldats blessés. Ce ne sont pas là des pertes bien considérables ; cependant, si l’on songe que la colonne n’était guère composée que de 800 hommes, la proportion paraît assez élevée. Les pertes de l’ennemi ont été beaucoup plus nombreuses, nous n’avons pas besoin de le dire. En dépit de leur acharnement et de leur courage, les Marocains ont dû battre en retraite : ils ont été complètement défaits. Mais le colonel Taupin s’est trouvé dans l’impossibilité d’avancer davantage, et il a manqué le rendez-vous de Si-Abd-el-Kerim. Ses troupes étaient exténuées, ses munitions étaient épuisées.

Fedala étant plus rapprochée de lui que Bouznika, c’est sur Fedala qu’il s’est replié ; il y est arrivé en bon ordre, sans être inquiété, ayant grand besoin d’y prendre un peu de repos. Ce besoin, les colonnes qui étaient arrivées à Si-Abd-el-Kerim l’éprouvaient également : le général d’Amade a repris avec elles le chemin de Casablanca, et les Marocains ont réoccupé les points que nous avions abandonnés. Il faut avoir la franchise de le dire, l’opération n’avait qu’à demi réussi. Sans doute, les Marocains ont été battus dans tous les combats où ils se sont engagés ; ils ont reçu de très rudes leçons ; mais nous n’avons pas pu conserver les positions que nous avions péniblement atteintes, et nous sommes revenus sur la côte pour y reprendre des forces. Cela prouve, avec évidence semble-t-il, que nous n’en avions pas assez, en dépit des assertions contraires que le gouvernement a multipliées devant la Chambre et devant le Sénat. Le plan du général d’Amade était bien conçu. Il a beaucoup d’analogie avec celui que le général Lyautey a si heureusement exécuté sur la frontière algérienne. La différence est que le général Lyautey connaissait depuis longtemps son terrain et les tribus qui l’occupent, qu’il avait bien en main des troupes en nombre suffisant, enfin, peut-être, qu’il a rencontré une résistance moindre. Le fanatisme marocain s’est particulièrement porté du côté de Casablanca. Le général d’Amade, au contraire, n’avait pas assez d’hommes pour constituer fortement les colonnes Brulard et Taupin. Aussi, lorsque l’étau dans lequel il se proposait de prendre les tribus des Mzab et des Medakra a été sur le point de se fermer, une des branches a fléchi.

Nous réparerons certainement ce demi-échec : mais il contient pour nous une double leçon, militaire et politique. Le gouvernement n’a pas cessé de répéter qu’il n’avait pas d’autre but que d’assurer la sécurité de Casablanca, comme la conférence d’Algésiras lui en a d’ailleurs confié la mission, conjointement avec l’Espagne. Pour atteindre ce but, la prudence du général Drude suffisait. On a beaucoup attaqué le général Drude ; on lui a reproché de n’avoir pas tiré un assez grand parti des forces qu’on avait mises à sa disposition ; on a assuré qu’il avait les moyens de tout balayer dans un très large périmètre autour de Casablanca. Bref, on l’a remplacé par un général dont on attendait ce qu’il n’avait pas su faire lui-même. De la retraite d’où il les contemple aujourd’hui, le général Drude aie droit de penser que les événemens lui donnent raison : il pourrait même y mettre quelque ironie, si le patriotisme ne dominait pas chez lui tous les autres sentimens. On lui avait demandé d’assurer la sécurité de Casablanca, et il l’avait fait. La sécurité, de son temps, était parfaite à Casablanca : nous ne croyons pas qu’elle ait augmenté depuis. Mais, une fois obtenu, ce résultat a paru médiocre. On a voulu pacifier toute la région ambiante : de là les opérations qui, entamées au dernier moment par le général Drude lui-même, ont été poussées par son successeur de Mediouna jusqu’à Ber-Rechid, de Ber-Rechid jusqu’à Settat, et enfin de tous ces points jusqu’à Si-Abd-el-Kerim. L’inconvénient des opérations de ce genre est qu’il est impossible d’y mettre un terme. Quand on s’est avancé de 50 kilomètres plus loin, on a déplacé la difficulté, mais on ne l’a ni supprimée, ni diminuée. Derrière les premières tribus on en trouve toujours de nouvelles, et lorsqu’on croit être au bout de son effort, on est obligé de le recommencer. Le nombre des ennemis qu’on est allé chercher augmente sans cesse : on a beau en tuer, il y en a toujours. Le moment vient où on s’aperçoit qu’on en a trop et qu’on n’est plus soi-même en nombre suffisant. M. le président du Conseil a affirmé que nous n’irions ni à Marakech, ni à Fez : c’est une parole que nous avons enregistrée avec satisfaction pour un double motif, d’abord parce qu’un pareil effort nous coûterait cher, ensuite parce qu’il ne résoudrait rien. L’ennemi se reformerait un peu plus loin, soit devant nous pour nous attirer, soit derrière pour nous couper de notre base d’opérations. Nous déplorons, comme tout le monde, que les colonnes du général d’Amade ne soient pas parvenues toutes les quatre à Si-Abd-el-Kerim ; mais quand même elles l’auraient fait, la situation n’aurait pas été aussi changée qu’on paraît le croire. Les mêmes motifs qui nous auraient fait aller à Si-Abd-el-Kerim nous auraient sollicités à aller plus loin encore, et il en sera ainsi jusqu’à ce que nous ayons enfin une politique. Jusqu’ici, nous n’en avons pas, ou plutôt le gouvernement en professe une et il se laisse entraîner à en suivre une autre. Il proteste contre toute idée de faire la conquête du Maroc, et une pareille idée serait effectivement une folie ; mais il s’engage dans une voie qui ne conduit à rien, à moins qu’on ne la parcoure tout entière, c’est-à-dire, jusqu’à la conquête. De là ses déceptions, et nos inquiétudes.

La marche en avant de nos colonnes jusqu’à Settat ne s’expliquerait pas s’il ne s’y était mêlé des préoccupations politiques : on a voulu aider le sultan Abd-el-Aziz contre son frère Moulaï-Hafid. En même temps, on disait, bien entendu, qu’on se gardait soigneusement de prendre parti entre les deux frères. On le répète avec un peu plus de sincérité peut-être, — encore n’en sommes-nous pas très sûr, — depuis que Moulaï-Hafid a été proclamé à Fez ; mais on n’a pas su s’arrêter dans le mouvement qu’on avait commencé, et on l’a continué. Moulai-Hafid ne nous demandait pas autre chose, et il ne nous demande pas encore aujourd’hui autre chose que la neutralité ; nous ne l’avons pas observée ; nous avons attaqué les tribus hafidiennes, et nous nous montrons après coup extrêmement scandalisés de rencontrer au milieu d’elles la mehalla de Moulai-Hafid. Nous nous sommes créé par là bien des difficultés. Maintenant le mal est fait : il ne reste plus qu’à nous en tirer le mieux possible. En réponse aux questions qui lui ont été posées par M. Jaurès, M. le ministre des Affaires étrangères a prononcé une fois de plus de sages paroles, et M. le président du Conseil les a résumées et confirmées en termes qui ne laissent rien à désirer au double point de vue de la précision et de la fermeté : nous voudrions seulement trouver la même fermeté et la même précision dans les actes. Nous voudrions y trouver aussi la même mesure. Alors seulement nous pourrions nous associer au témoignage de confiance que le Sénat et la Chambre ont donné au gouvernement en termes identiques. Il ne faut d’ailleurs pas être trop sévère pour le gouvernement ; il est aux prises avec des difficultés qu’il n’a pas toutes fait naître, et dont la responsabilité ne lui appartient pas tout entière ; il y pourvoit comme il peut. Mais M. Clemenceau est particulièrement inexcusable lorsqu’il commet certaines fautes. Il les connaît bien en effet, et, s’il avait le loisir de relire ses vieux discours, il s’apercevrait qu’il les a condamnées autrefois chez les autres avec une éloquence sans pitié. Que deviendrait-il s’il trouvait en face de lui un autre Clemenceau ?


Nous avons dit un mot, il y a quinze jours, de l’affaire du chemin de fer de Novi-Bazar, et de l’émotion qu’elle avait produite en Russie. Cette émotion est loin d’être calmée, mais elle a pris un autre caractère. A la surprise et à l’irritation du premier moment a succédé le désir de trouver une compensation, qui aurait quelque peu l’air d’être une réplique. Quand nous parlons de surprise, le mot s’applique à l’opinion plutôt qu’au gouvernement russe. Elle ne savait rien des projets que nourrissait le baron d’Ærenthal, et elle a éprouvé en les apprenant comme une violente secousse. Pour ce qui est du gouvernement, on a tout de suite affirmé à Vienne qu’il avait été averti et que, dès lors, il ne pouvait pas se plaindre qu’on eût agi à son insu. Soit ; mais ne peut-il pas se plaindre d’autre chose ? Il paraît certain que le cabinet russe a effectivement été pressenti, mais qu’il a répondu tout de suite par une protestation devant laquelle on ne s’est pas arrêté à Vienne. S’il en est ainsi, le procédé autrichien n’en est pas meilleur.

Mais, dit-on encore à Vienne, l’article 25 du traité fie Berlin reconnaît à l’Autriche-Hongrie « le droit de tenir garnison et d’avoir des routes militaires et commerciales sur toute l’étendue » du Sandjak de Novi-Bazar. À quoi on répond, à Saint-Pétersbourg, que le mot de « routes » ne comprend pas les chemins de fer et que la preuve en est à l’article 29 qui, en les nommant expressément à côté des routes ordinaires, les en distingue. Ce n’est peut-être là qu’une subtilité ; mais, même si on ne conteste pas le droit de l’Autriche, on peut se demander si elle en a fait un usage opportun. Il ne s’agit, d’après elle, que d’un chemin de fer économique. On n’en croit tien à Saint-Pétersbourg ; on y fait remarquer que les intérêts économiques de l’Autriche étaient déjà desservis par une ligne ferrée qui va aussi à Salonique, et qui a 200 kilomètres de moins que la nouvelle. On conclut que celle-ci ne peut avoir qu’un caractère stratégique, et que sa construction modifiera sensiblement l’équilibre des puissances dans les Balkans, notamment celui de la Russie à l’égard de l’Autriche. Que deviennent alors les arrangemens de Muerszteg ? Ils sont violés, dit-on à Saint-Pétersbourg, tandis qu’on affirme à Vienne qu’ils n’ont rien à voir dans l’affaire et qu’ils ont été toujours respectés. Nous n’avons pas à entrer dans une controverse où la France n’a pas d’intérêts directs à défendre, et nous nous bornons à reproduire les argumens des deux parties. Mais comment ne pas reconnaître que la confiance réciproque, qui était à la base des arrangemens de Muerszteg, a reçu une atteinte sérieuse ? La nouvelle lancée, il y a un mois, par M. d’Ærenthal a produit en Europe un effet comparable à celui d’un rocher qui, se détachant d’une cime, tombe brusquement dans un lac tranquille et en trouble l’eau jusque dans ses profondeurs. Le lendemain de l’événement, les rapports des puissances entre elles n’étaient plus tout à fait les mêmes que la veille. On a écrit à ce sujet beaucoup de choses exagérées dans les journaux. On a fait allusion, par exemple, à un nouveau classement des puissances qui grouperait d’un côté la Russie, l’Angleterre, la France et l’Italie, et de l’autre l’Autriche et l’Allemagne. Encore l’Allemagne éprouve-t-elle quelque embarras de tout le bruit qui s’élève autour de l’affaire, et, sans désavouer son alliée, laisse-t-elle entendre qu’elle n’est pour rien dans l’initiative qui a été prise : il est vrai qu’on ne la croit pas beaucoup. Et quant à l’Autriche-Hongrie, elle est divisée ; on ne pense pas, on ne parle pas de même à Vienne et à Pest ; on blâme volontiers ici ce qui a été fait là. C’est aller bien vite et bien loin, c’est dépasser certainement la mesure exacte des choses que de tirer des conséquences extrêmes du fait qui vient de se produire. Il n’en est pas moins vrai que les intérêts qui s’agitent, parce qu’ils se sentent menaces, sont un peu différens de ceux sur lesquels reposent les systèmes d’alliances ou d’amitiés de l’Europe. L’Italie et l’Autriche, par exemple, s’aperçoivent une fois de plus qu’ils en ont d’opposés : et ceux qui espéraient amener, peut-être par l’intermédiaire de M. d’Ærenthal lui-même, un rapprochement plus intime entre la Russie et l’Allemagne, voient pour le moins s’éloigner l’accomplissement de leurs désirs.

On a dit aussi que l’Autriche n’avait pas pu obtenir l’avantage considérable que la Porte lui a fait espérer et qu’elle a cru pouvoir escompter, sans avoir rien donné ou fait espérer elle-même, et qu’en retour du bon procédé qu’on y avait eu envers elle, on était en droit d’attendre de sa part, à Constantinople, un peu moins d’énergie dans la poursuite des réformes à introduire en Macédoine. Nous sommes convaincu qu’à Vienne cette conséquence n’est nullement admise ; mais enfin, les apparences sont là, et la diplomatie ottomane est trop experte dans l’art de diviser les puissances européennes qui exercent une pression sur elle, pour qu’on ne soit pas porté à voir dans ce qui vient de se passer une nouvelle manifestation de ce genre d’habileté. La Russie et l’Autriche, fortes de l’entente de Muerszteg, agissaient à Constantinople en commun : le Sultan n’aurait pas été l’adroit politique qu’il est, s’il n’avait pas profité de l’occasion qui s’offrait à lui de favoriser l’une au détriment de l’autre et d’ébranler par là leur accord. Aussi n’a-t-il pas manqué de le faire. Comment ne pas se demander, en se plaçant à ce point de vue, si l’heure a été bien choisie pour la démarche autrichienne ? Aussi n’a-t-on pas manqué de se le demander en Europe. N’est-il pas à craindre que l’Autriche ne soit, en ce moment, un peu désarmée à l’égard de la Porte, et qu’elle ne puisse pas lui manifester les mêmes exigences qu’hier ? Lorsque l’on poursuit deux objets à la fois, l’attention et l’effort s’affaiblissent en se divisant. Ces réflexions se sont présentées, comme il était inévitable à beaucoup d’esprits en même temps. On y a rattaché certains incidens diplomatiques qui se sont passés à Constantinople, et dont les journaux parlent d’une manière un peu trop vague pour que nous puissions en préciser le caractère avec certitude. Il semble bien, toutefois, qu’il y ait eu, depuis quelques semaines, un peu plus de mollesse dans la pression commune que les puissances exercent sur la Porte à propos de la Macédoine ; et comme on attribue à l’Allemagne l’espèce de relâchement qui s’est produit, on se demande assez naturellement si l’Autriche, son alliée, n’y est pas pour quelque chose. Les puissances s’étaient mises d’accord, — on le croyait du moins, — pour demander à la Porte de donner aux contrôleurs européens en Macédoine un droit de surveillance sur le paiement régulier des magistrats, et, par là, sur le fonctionnement de l’organisation judiciaire elle-même. Une note avait été signée par les six ambassadeurs. Il ne restait plus qu’à la remettre, lorsque l’Allemagne a renoncé à la soutenir et a émis des doutes tardifs sur son efficacité. Nous ignorons quelle suite a été donnée à cette affaire ; aucune, peut-être, jusqu’ici ; mais cette hésitation de l’Europe, au moment d’accomplir une démarche attendue, a été pour la Porte un succès politique qui ne peut que l’encourager dans ses résistances, ou dans ses tergiversations.

Revenons à la question des chemins de fer. Nous mettons le mot au pluriel parce que, dès que l’Autriche a été autorisée par un iradé impérial à mettre à l’étude la ligne de Novi-Bazar, les esprits sont entrés en campagne pour chercher des compensations qui rétabliraient l’équilibre rompu au détriment de la Russie ; et on a parlé tout de suite d’une ligne ferrée dont les études sont déjà faites en partie, qui relierait le Danube à l’Adriatique. C’est ce qu’on appelle la ligne transversale : on en a étudié plusieurs projets. Elle partirait de la Roumanie à l’Est, et aboutirait, à l’Ouest, à un point à déterminer sur l’Adriatique. Quel serait ce point : Antivari ou Saint-Jean de Medua ? Le pays balkanique le plus intéressé à la construction de ce chemin de fer est la Serbie : elle pourrait se soustraire par là à la dépendance économique où l’Autriche le tient aujourd’hui ; elle trouverait sur la mer un écoulement à ses produits. De l’autre côté de l’Adriatique, il est à peine besoin de dire que l’Italie applaudirait à la construction de la ligne transversale, et qu’elle regarderait cette solution comme la meilleure de toutes. Quant à la Russie, elle y aurait probablement un intérêt moindre ; mais elle y trouverait, au moins pour le moment, une satisfaction politique et morale qui ne serait pas pour elle sans valeur. Il est à croire que toutes ces lignes se feront dans un temps donné ; chaque pays intéressé voudra avoir la sienne et finira par l’avoir : il se passera dans les Balkans le même phénomène qui, ailleurs, multiplie quelquefois à l’excès les voies de communication. Mais nous sommes moins sûr que ces créations et constructions de Lignes nouvelles se fassent aussi vite que les imaginations surexcitées se plaisent à l’espérer. La Porte est naturellement lente dans ses concessions : elle opposera les demandes des uns à celles des autres, et qui sait ? peut-être aboutira-t-elle à les ajourner toutes. Il est à présumer que c’est ce qui lui conviendrait le mieux. Elle aurait atteint un double but, si, après avoir opposé la Russie à l’Autriche en faisant espérer à celle-ci la concession de la ligne de Novi-Bazar, les prétentions nombreuses qui se dressent et s’enchevêtrent autour d’elle lui servaient de prétexte à un ajournement général. Quant à nous, nous sommes relativement désintéressés dans toute cette affaire ; le seul intérêt que nous y ayons est celui de la civilisation, celui qui profite à tout le monde. Toute considération politique mise à part, il ne nous déplaît nullement que l’Autriche relie par Mitrovitza les lignes de Bosnie et d’Herzégovine à Salonique, et il ne nous plairait pas moins que la ligne transversale, du Danube à l’Adriatique, apportât de nouveaux élémens d’activité économique aux petits royaumes et principautés des Balkans. La question était de savoir comment l’Autriche envisagerait la chose. Il est probable que, dans d’autres circonstances, elle l’aurait regardée d’un œil peu bienveillant ; mais elle a senti qu’en ce moment elle avait à effacer, ou du moins à atténuer les impressions très vives qu’elle avait provoquées ; aussi a-t-elle annoncé qu’elle ne ferait aucune objection à la ligue transversale. S’il en est ainsi, tout sera pour le mieux. Nous n’irons pas jusqu’à dire que tout le monde sera content, mais chacun aura obtenu quelque chose : — et si, la Porte ajournant tout, personne n’obtient rien, chacun se résignera plus facilement à sa mésaventure en songeant à celle du voisin.


La Chambre des députés continue de discuter l’impôt sur le revenu. La discussion générale a commencé d’abord d’une manière très lente, très nonchalante, très indifférente. Le premier jour, il n’y avait presque personne dans la salle, et les orateurs parlaient devant des banquettes vides. Ce médiocre empressement de la Chambre correspond sans doute à ses sentimens véritables ; au fond, la majorité se soucie fort peu de l’impôt sur le revenu, ou plutôt elle le redoute ; mais elle le votera tout de même parce qu’elle l’a promis, ou parce qu’on lui a fait croire qu’elle l’a promis à ses électeurs. Cette seconde formule est la plus vraie. Si on se reporte aux professions de foi électorales, il s’en faut de beaucoup que la majorité de la Chambre ait promis de voter l’impôt global et progressif de M. Caillaux ; mais elle s’est engagée à faire des réformes en vue d’une distribution plus équitable des charges fiscales, et de ces mots vagues, par des équivoques faciles, on a fait naître pour elle des engagemens qu’on lui demande impérieusement de respecter. La plupart des députés n’oseraient pas aujourd’hui se représenter devant les électeurs sans s’être mis à même de dire qu’ils ont tenu leurs promesses, et comme ils n’ont pas sous la main d’autre projet que celui de M. Caillaux, ils le voteront. Mais ils savent bien que c’est une formalité qu’ils remplissent, et que le projet ne passera pas au Sénat dans les mêmes conditions qu’à la Chambre : il y sera profondément modifié. De là le très faible intérêt qu’ils ont manifesté tout d’abord pour une discussion qui n’est pas encore la vraie, et qui, bien qu’elle ait été précédée par tant d’autres, n’est pourtant qu’un exercice préalable. Peu à peu, toutefois, la discussion s’est élevée et animée ; quelques-uns des orateurs les plus compétens et les plus éloquens y ont pris part ; les questions posées ont été envisagées sous toutes leurs faces, et la Chambre n’a pas été insensible à l’intérêt qu’elles présentent. Ce débat, commencé dans le vide, a fini par exciter une attention générale, et lorsque M. Jules Roche, M. Ribot, M. Aynard sont montés à la tribune, on a eu quelques belles et grandes séances dignes du sujet qui y était traité. D’autres orateurs déjà, M. Aimond par exemple, avaient présenté des observations excellentes, qui méritent d’être retenues. Quant à la Commission et au gouvernement, ils n’ont pas paru au niveau de leur tâche. Le rapporteur. M. Renoult, s’est contenté de rééditer son rapport, qui d’ailleurs est une œuvre laborieuse, mais qui n’est pas autre chose. Le président, M. Camille Pelletan, a parlé pendant deux séances consécutives et a paru beaucoup plus décousu que d’habitude. Quant au ministre. M. Caillaux, c’est un orateur plein de ressources, et ses amis attendaient de lui un discours qui confondrait toutes les objections. Dans leur confiance, ils avaient eu le tort d’annoncer qu’ils en demanderaient l’affichage. Après l’avoir entendu, ils y ont renoncé : nous n’en dirons pas autre chose.

Il est d’ailleurs bien difficile de renouveler beaucoup un sujet sur lequel on a déjà tant parlé, et personne ne l’a fait, pas même M. Jules Roche, M. Ribot, ou M. Aynard. Mais ils ont admirablement réuni les objections principales contre l’impôt sur le revenu en général et contre le projet de M. Caillaux en particulier, et ils les ont exposées une fois de plus dans l’ordre le plus propre à leur donner toute leur clarté et toute leur force. Leurs discours sont des œuvres magistrales : ils ont sans doute entraîné la conviction de la Chambre, mais cela ne veut pas dire qu’ils détermineront son vote. Aussi bien sont-ils faits surtout pour le pays qui a des tendances diverses au sujet de ces questions délicates, qui les connaît insuffisamment et qui a besoin d’être éclairé. Ce n’est pas tant sur la Chambre que sur l’opinion que les orateurs libéraux doivent agir aujourd’hui, car la Chambre a son siège fait, tandis que l’opinion reste indépendante et peut se ressaisir un jour. On sait à quel point M. Jules Roche connaît notre histoire financière : le passé lui fournit toujours des exemples de ce qu’on propose aujourd’hui, et il montre où toutes ces épreuves conduisent. Il est un de ces érudits qui ont le don de la vie et qui le répandent sur tous les sujets qu’ils traitent. Cela vient de ce que M. Jules Roche est un passionné, mais sa passion est celle du bien public. Après lui, avec lui, MM. Ribot et Aynard ont tout dit. Nous ne les suivrons pas dans leurs discours : le peu de place dont nous disposons n’y suffirait pas. Qu’il nous suffise de dire qu’ils ont tous les trois distingué dans le projet de M. Caillaux, et qu’ils en ont signalé avec éloquence la partie essentielle : à savoir ce que M. le ministre des Finances appelle l’impôt complémentaire. L’impôt complémentaire est l’impôt global et progressif sur le revenu. M. Caillaux laisse subsister, quoi qu’il en dise, la plupart des impôts qui existent aujourd’hui ; il se contente d’en changer quelquefois le nom et de les organiser autrement ; il en crée de nouveaux, comme l’impôt sur les bénéfices agricoles ; il introduit dans tous quelques particularités très dangereuses. Toutefois, s’il s’en tenait là, il ne soulèverait pas contre lui tant de réprobation. Mais à côté de ces impôts, au-dessus d’eux, il place l’impôt complémentaire, destiné à suppléer à l’insuffisance des autres, et peut-être à les remplacer un jour : les socialistes y comptent bien. Par qui sera payé cet impôt ? Par une minorité de contribuables, qui deviendront dès lors taillables et corvéables à merci. Et cette minorité pourra aller, ou plutôt elle ira en se réduisant en nombre à mesure qu’on élèvera le chiffre au-dessus duquel l’impôt devra être payé. C’est ce que M. Ribot a résumé en quelques mots typiques. « Quel est votre système ? a-t-il demandé. Il consiste à parquer dans un endroit réservé, aujourd’hui 480 000 contribuables, demain 167 000 peut-être, si vous élevez à 10 000 le taux de l’exemption, et 64 000 si vous arrivez à 20 000. » M. Caillaux n’arrivera pas à 20 000, ni sans doute à 40 000, mais d’autres y arriveront et nous y conduiront après lui. La tentation deviendra de plus en plus forte d’écraser les riches sous prétexte d’égaliser le niveau de la richesse ; et M. Caillaux aura fourni l’instrument de cette révolution fiscale destinée à préparer une révolution sociale. Ces contribuables de grand luxe, que M. Aynard a qualifiés de « bêtes de somme, » deviendront les parias du budget. On en trouve des exemples dans l’histoire, où on trouve de tout ; mais on chercherait en vain dans le monde moderne civilisé quelque chose d’analogue à l’innovation de M. Caillaux.

Les radicaux en sont, au fond de l’âme, tout aussi inquiets que les libéraux. L’un d’eux, M. Aimond, a voulu leur fournir un moyen, non pas même de mettre en échec le projet de M. Caillaux, mais de se réserver jusqu’à ce que, les diverses parties en ayant été discutées et votées, on pourra juger du tout. Le premier article supprime les quatre contributions directes : attendons, dit M. Aimond, de voir par quoi nous les aurons remplacées. Proposition judicieuse et sage, à coup sûr. Cependant, pour se montrer plus conciliant, M. Aimond ne s’y est pas tenu : il a proposé un texte évasif annonçant que les nouveaux impôts remplaceraient les impôts directs qui seraient supprimés. Cela laissait entendre que, peut-être, ils ne le seraient pas tous. Mais M. Caillaux ne veut rien entendre ! Avant de construire, il tient à tout démolir, car, si on ne démolissait pas tout, peut-être trouverait-on, à un moment du débat, que ce qui reste vaut mieux que ce qu’on mettrait à la place. Commençons donc par tout jeter à bas ! Au fond, il ne s’agit que de manifestations à faire dans un sens ou dans l’autre, car la partie destructive du projet, qu’elle soit partielle ou complète, reste inséparable de la partie constructive, et le projet, une fois voté dans ses détails, devra l’être dans son ensemble. Mais M. le ministre des Finances tient à sa méthode, et il a annoncé que le gouvernement poserait la question de confiance pour la faire prévaloir. M. Aimond et ses amis reculeront-ils, ou tiendront-ils bon ? Nous le verrons bientôt. Notre étonnement serait grand s’ils ne reculaient pas devant les foudres ministérielles, et si, au prix d’une crise gouvernementale, ils étouffaient dans l’œuf le projet de M. Caillaux.


Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.