Chronique de la quinzaine - 29 février 1860

Chronique n° 669
29 février 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 février 1860.

Enfin nous avons devant nous (il y avait longtemps que cela ne nous était arrivé) un petit bout de chemin. Ce n’est pas encore la route royale : on n’a jamais espéré la trouver au débouché du fourré d’où nous faisons mine de sortir. C’est un sentier montueux et sinueux ; mais enfin c’est un sentier : c’est quelque chose, c’est même beaucoup. Nous espérons qu’il ne nous mènera pas à un nouveau labyrinthe.

Que l’on se reporte à quelques semaines en arrière : l’on n’avait en face de soi qu’impossibilités et incertitudes, l’on était dans une impasse, il est permis d’emprunter aujourd’hui cet aveu aux documens diplomatiques où l’on a eu la franchise de l’exprimer. Il fallait bien que les incertitudes de la situation de l’Italie eussent un terme, il fallait bien que l’inexorable logique des événemens se fît obéir, mais par quels moyens ? Par les moyens doux ou les moyens violens ? C’était le problème. L’alliance de l’Angleterre nous pouvait être d’un grand secours pour rectifier pacifiquement la politique de Villafranca. Le cabinet britannique actuel porte un intérêt incontestable à l’affranchissement et à la réorganisation libérale de l’Italie : il avait donné au gouvernement français, par le traité de commerce qu’il avait conclu avec lui, un gage certain de ses dispositions amicales ; mais ce cabinet avait-il la majorité dans la chambre des communes ? Vivrait-il ? L’alliance anglaise ne suffisait point pour nous ouvrir une issue pacifique en Italie. Nous avions rajeuni, par les conventions de Villafranca et de Zurich, des droits, des prétentions et des espérances de l’Autriche dans la péninsule qui venaient précisément se heurter à cette inexorable logique des événemens dont nous reconnaissions et préconisions l’empire. Nous avions contracté envers l’Autriche des engagemens éventuels et conditionnels, il est vrai, mais qui nous liaient tant que l’Autriche ne reconnaîtrait pas la vertu résolutoire des éventualités et des conditions auxquelles ils étaient subordonnés. Nous avions donc besoin de la tolérance et de la résignation de l’Autriche pour sortir doucement des liens de Villafranca et pouvoir consentir aux arrangemens réclamés par la situation de l’Italie. Or le cabinet de Vienne est connu pour ne se point plier aux compromis entre le droit et le fait. Viendrait-il, au nom du droit héréditaire et du droit des traités, se briser violemment encore une fois contre les nécessités pratiques ? ou, se confinant dans la plus haute tour du château enchanté de la légitimité, consentirait-il à n’adorer qu’en rêve l’antique objet de son culte, et à nous abandonner le champ de l’action ? Il fallait que le ministère anglais eût la majorité et vécût, il fallait que l’Autriche se résignât à l’immobilité pour elle et au laisser-faire pour les autres. Le ministère anglais vit, et la cour de Vienne se résigne. Voilà ce qui déblaie du terrain devant nous. Pour la première fois depuis huit mois, une perspective sérieuse d’arrangement s’ouvre sur les affaires d’Italie. Cette occasion d’agir, cette faculté de marcher, qui sont enfin offertes, doivent évidemment être mises à profit. Le moment est décisif, il n’y a pas de temps à perdre. Que doit faire la France vis-à-vis de l’Italie, et que doivent faire les Italiens pour eux-mêmes ? Voilà la question dominante et urgente de l’heure actuelle.

Avant de répondre à cette pressante interrogation, il n’est peut-être pas mutile de jeter un coup d’œil sur le blue-book où lord John Russell a réuni, pour la présenter au parlement, la correspondance diplomatique relative aux affaires d’Italie depuis la signature des préliminaires de Villafranca jusqu’à l’ajournement du congrès. Nous avons ouvert ce volume avec une grande curiosité : ce que nous y cherchions surtout, c’était l’explication du changement qui, à la fin de décembre, s’était ostensiblement accompli dans la politique de la France. Nous espérions trouver dans les correspondances diplomatiques quelques indications sur la transition par laquelle la politique de Villafranca a dû passer pour s’effacer progressivement et subir une transformation radicale. Notre attente sur ce point, comme nous l’expliquerons tout à l’heure, a été déçue. Le blue-book contient néanmoins des informations intéressantes. Les lumières qu’il répand sur les positions prises par l’Angleterre, l’Autriche, la Russie et la Prusse, doivent nous éclairer sur la politique que peuvent suivre, même dans la phase actuelle, ces diverses puissances. Il y a là d’utiles données à recueillir au passage.

Il faut l’avouer, dans ce concours européen, le prix de la netteté des idées, de la suite des vues, de la consistance politique, appartient à l’Angleterre. Lord John Russell, avec cette tranquille hardiesse, avec cette netteté simple et naïve, avec cette opiniâtreté froide et tout à fait dépourvue de saillie et d’emphase, qui caractérisent les piquantes contradictions de sa nature, vit et signala dès le premier jour, et combattit jusqu’au bout les impossibilités de la politique de Villafranca. La dépêche qu’il écrivit à lord Cowley le 25 juillet 1859, après avoir reçu communication officielle des préliminaires signés par les deux empereurs, a cela de remarquable qu’elle a posé les bases de la politique inébranlablement suivie jusqu’à présent par le cabinet anglais. Après avoir transcrit les fameux préliminaires, lord John, avec un aplomb qu’on ne saurait trop admirer chez un homme qui n’a pas gagné les batailles de Magenta et de Solferino, écrit la déclaration suivante : « Le gouvernement de sa majesté a examiné avec anxiété ces dispositions, et il est arrivé avec regret à cette conclusion : elles ne répondent point aux intentions annoncées de concert en 1856 par l’empereur des Français et la reine de la Grande-Bretagne. » Ce qui le choque surtout dès lors, c’est le projet de cette confédération italienne dont l’Autriche doit faire partie, et où elle doit infailliblement avoir la majorité des voix et l’influence prépondérante. À quoi bon alléguer que l’Autriche ne figurera dans la confédération que pour la Vénerie ? « L’empereur François-Joseph, dit lord John, ne pourra paraître dans la confédération qu’en qualité de souverain du puissant empire d’Autriche. Sa puissance sera autrichienne, ses moyens seront autrichiens, ses vues seront autrichiennes. Comment un roi de Sardaigne ou de Naples pourrait-Il jamais espérer de lui résister ou de le convaincre ? » Lord John conclut donc que, s’il doit y avoir une confédération italienne, il ne faut pas que l’Autriche en fasse partie, et que le seul moyen de réaliser les vues émises par la Grande-Bretagne et la France aux conférences de 1856, c’est que le territoire italien soit évacué aussitôt que possible par les troupes étrangères, soit françaises, soit autrichiennes. Il ajoute que le royaume de Lombardie lui paraît être insuffisamment protégé sur sa frontière orientale, qu’il serait en outre très désirable que la ville de Rome avec sa banlieue demeurât seule sous le gouvernement direct du pape, et que le reste des états pontificaux passât sous une vice-royauté séculière et laïque.

On voit donc, dans les premiers jugemens portés par lord John Russell, le germe des propositions anglaises qui ont été récemment publiées, et qui semblent destinées à devenir le point de départ de la nouvelle phase où entrent les affaires italiennes. Ces vues, déjà si nettes, s’accusent davantage encore à mesure que la controverse diplomatique s’anime ; elles sont reproduites avec plus de force dans une dépêche du 24 août, adressée par lord John au ministre anglais à Vienne. « Les difficultés diverses qui résultent du traité, écrit le secrétaire d’état britannique, paraissent si graves au gouvernement de sa majesté, que nous ne pouvons comprendre le peu d’attention que paraissent y avoir donnée les gouvernemens des deux puissans empires d’Autriche et de France. Le gouvernement de sa majesté ne comprend pas comment on espère les surmonter. Si l’on abandonnait l’idée d’une confédération italienne, si on laissait l’empereur d’Autriche constituer à sa guise le futur gouvernement de la Vénétie, et en même temps les habitans de l’Italie centrale, libres de toute intervention étrangère, régler leur sort conformément à leurs idées, alors, à la vérité, une paix stable et permanente pourrait s’établir en Italie. L’autre difficulté dominante de la question italienne est la condition des États-Romains. Pendant dix années, les troupes autrichiennes ont occupé Bologne : elles y ont administré la justice criminelle, elles y ont prononcé et exécuté des sentences capitales ; mais elles n’ont jamais soumis la population. Dès que les casernes autrichiennes ont été évacuées, l’autorité papale a été renversée. En fait, les abus civils du gouvernement papal unis au joug militaire de l’Autriche, le mélange d’un despotisme énervé avec la discipline des cours martiales, avaient produit un état de choses intolérable. Mais, dit-on, il faut que l’autorité du pape soit maintenue. Si l’on entend par là qu’il faut que le pape demeure prince souverain, et qu’étant le chef de l’église catholique romaine, le siège de son autorité spirituelle doit être le siège de sa souveraineté, c’est là une proposition intelligible ; mais c’est une étrange doctrine que d’affirmer que, pour maintenir son autorité spirituelle, il faut qu’il possède deux ou trois millions de sujets mécontens. Le pape, s’il n’était pas soutenu par d’autres puissances, ne pourrait défendre son indépendance contre personne, pas même contre les états de second ordre… La protection qui lui est nécessaire lui serait bien mieux assurée, si sa juridiction temporelle et politique était limitée à Rome et aux environs de Rome… Ses sujets aspirent après un gouvernement séculier qui soit non une simple délégation du pouvoir pontifical, mais une autorité au moins aussi indépendante du pape que le gouvernement des provinces danubiennes est indépendant du sultan. Si l’Europe voulait traiter aussi bien le peuple de la Romagne et des Marches que le peuple de Valachie et de Moldavie, cette question italienne, aggravée de tant de difficultés, envenimée de tant de douleurs, pourrait recevoir une solution. » Voilà le langage que l’Angleterre a fait entendre à toutes les cours pendant six mois. L’objet qu’elle avait le plus à cœur pour détourner les mauvaises conséquences de la paix de Villafranca, c’était d’obtenir l’assurance que la force ne serait employée, ni par la France, ni par l’Autriche, pour amener la restauration des archiducs, annoncée dans les préliminaires.

C’est en prenant acte des déclarations qu’il avait reçues de la France à cet égard que lord John Russell accéda au congrès sans trop d’empressement ni trop de confiance. L’on peut juger du peu d’espoir que l’Angleterre avait dans l’efficacité d’un congrès par un curieux entretien de lord Cowley avec M. le comte Walewski, rapporté dans une dépêche de l’ambassadeur, anglais du 29 novembre. Notre ministre des affaires étrangères ayant interrogé lord Cowley sur les desseins du gouvernement anglais à l’égard du congrès, lord Cowley lui répondit « qu’en considérant les stipulations du traité de Zurich et la situation compliquée de l’Italie centrale, le gouvernement anglais ne voyait pas de motifs à la convocation d’un congrès, et ne pouvait comprendre ce que l’on en attendait. S’il envoyait donc un plénipotentiaire au congrès, ce serait uniquement pour se rendre aux vœux des gouvernemens de France et d’Autriche. Quant à lui, il était prêt à acquiescer à l’annexion au Piémont demandée par les états de l’Italie centrale. Sur ce point, le gouvernement français paraissait être d’un autre avis ; cependant le gouvernement français avait déclaré qu’aucun moyen coërcitif ne serait employé contre les populations du centre. Comment pouvaient se concilier des positions si contradictoires ? »

Si dans ses rapports avec la France le cabinet anglais ne trouvait pas la lumière qui pût l’aider à percer les obscurités du congrès, ses relations avec la cour de Vienne étaient moins faites encore pour encourager ses espérances. L’embarras du côté de Vienne n’était point de concilier des prétentions ou des engagemens contradictoires, c’était d’affronter une obstination inébranlable. Sur le fond des choses, M. de Rechberg refusait, cela va sans dire, tout compromis. Plutôt la destruction et la ruine ! s’écriait-il quand on cherchait à obtenir une de ces concessions à l’esprit du temps, aux vœux populaires, à la force des choses, que l’Autriche regarde comme des attentats au droit. Le ministre anglais ne pouvait même amener le ministre autrichien à se joindre aux déclarations réitérées par lesquelles la France retirait aux stipulations de Villafranca et de Zurich relatives aux restaurations la sanction de la force. Le 11 décembre encore, après la convocation dû congrès, lord Loftus lisant une dépêche où lord John Russell se référait à ces déclarations de la France, dans lesquelles il voyait un gage de paix pour l’Europe, et demandait à l’Autriche de s’y rallier : « De quelles déclarations veut parler sa seigneurie ? demandait M. de Rechberg. — Qu’il n’y aura pas d’intervention armée pour restaurer les archiducs, répliquait lord Loftus. » M. de Rechberg reprenait avec un calme qui annonçait l’inflexibilité de sa résolution qu’il ne dévierait pas de la marche que lui traçaient ses principes, et qu’il maintiendrait ces principes au prix de tous les sacrifices.

L’Angleterre du moins pouvait-elle espérer d’avoir jusqu’à un certain point l’appui des puissances, la Russie et la Prusse, qui étaient, comme elle, demeurées neutres pendant la guerre d’Italie ? Il est inutile de parler de la Prusse, qui paraît décidément s’être pour toujours condamnée à n’avoir plus d’initiative dans les grandes affaires de l’Europe, de la Prusse, dont le bonheur est de s’effacer, et qui met sa gloire à marcher, comme un confident de tragédie, à la suite de son grand voisin du Nord ; mais la Russie n’a point abdiqué l’apparence d’un grand rôle. L’effet immédiat de la paix de Villafranca fut de la rapprocher sensiblement de l’Angleterre. Les entretiens du prince Gortchakof avec sir John Crampton, de M. de Brunnow avec lord John Russell vers cette époque, ont le caractère de l’intimité, et annoncent de la part du cabinet russe l’intention de concerter sa marche avec le cabinet de Saint-James. L’on reconnaît, comme les Anglais, les impossibilités de la paix de Villafranca ; l’on se vante de n’avoir pas cédé à une insinuation venue de Paris, qui demandait à la Russie de prendre l’initiative de la proposition d’un congrès. Le prince Gortchakof, que l’on se figure volontiers, et non sans motifs, depuis sa malencontreuse intervention dans les négociations qui précédèrent la guerre, comme un chevalier errant à la poursuite de l’ombre d’un congrès, se plaint qu’on lui fasse tort en répandant de lui une telle opinion, et met une sorte de coquetterie dépitée à s’unir à la réserve expectante du cabinet anglais. La Russie veut la paix et la liberté de l’Italie : elle n’irait pas sans doute jusqu’à appuyer l’innovation qui permettrait aux peuples de changer leurs gouvernemens par voie d’élection ; mais en tout cas, si l’on réunit un congrès, qu’elle préférerait à une conférence, comme l’Angleterre, elle n’y voudrait entrer que sur des principes définis d’avance : il lui faut préalablement minutés, étiquetés et dûment numérotés, ces thèmes de discussion que la diplomatie dresse avec une élégance digne du notariat, et qu’elle intitule gravement, pour l’édification du public, propositions, bases ou points, suivant la mode de l’année. C’était quelque chose assurément que ces dispositions du cabinet de Saint-Pétersbourg ; malheureusement elles ne tinrent pas. Une entrevue eut lieu à Breslau entre le prince-régent de Prusse et l’empereur de Russie. La conduite des deux cours vis-à-vis du futur congrès y fut concertée. Les deux souverains décidèrent qu’ils conserveraient leur liberté d’opinion et d’action, et que chaque gouvernement devrait entrer au congrès entièrement affranchi de tout engagement sur les mesures et les principes qu’il aurait à y proposer ou à y adopter pour le règlement des affaires d’Italie. Ce qui avait amené ce changement dans les vues de la Russie, le prince Gortchakof l’expliquait à sir John Crampton vers la fin de novembre : c’était la diversité des vues qui existaient entre les puissances. Les préliminaires d’un congrès ne survivraient pas, suivant la Russie, à un débat préalable, si l’on voulait fixer d’avance des principes communs. Mieux valait, au gré du prince Gortchakof, se fier les yeux fermés aux chances de la discussion dans l’assemblée des puissances. Certes le prince Gortchakof montrait là une bien merveilleuse confiance dans l’éloquence des plénipotentiaires, ou dans l’habileté avec laquelle, escorté de son collègue prussien, il se proposait de manœuvrer, en escadron volant, d’un parti à l’autre. Cette défiance des discussions préalables, cette peur de la lumière, ne promettaient pas au congrès un sort brillant. Un congrès sans propositions, bases ou points, c’est un bal sans bougies.

L’on allait donc au congrès en aveugle et au petit bonheur. Hormis peut-être la Russie et la Prusse, il n’y avait pas deux puissances qui pussent espérer d’avance de s’y trouver d’accord. La politique incohérente et tiraillée de Villafranca pouvait-elle affronter cette incertitude ? Nous ne le pensons pas, et ce n’est pas nous qui regretterons que des conseils plus logiques et plus sensés l’aient sacrifiée à l’impérieuse force des choses. Nous prenons volontiers congé d’elle dans la dépêche de lord Cowley du 19 décembre, où elle se montre encore toute vivante. L’ambassadeur d’Angleterre y explique la marche que M. Walewski comptait suivre dans les délibérations du congrès. Notre ministre des affaires étrangères, sans prendre d’engagement formel à cet égard, pensait que la discussion ramènerait à proposer de donner Parme, Plaisance et Massa-Carrara à la Sardaigne, de restaurer la dynastie de Lorraine en Toscane, et de placer Modène sous le duc de Parme et la duchesse sa mère. Trois lignes écrites par lord Cowley à lord John Russell le 23 décembre apprennent que le congrès se réunira le samedi 21 janvier ; mais le 1er janvier l’ambassadeur anglais envoie à son ministre le billet de décès. L’on dirait, si les grandes affaires pouvaient se prêter au comique, que le fantôme du congrès a disparu au dénoûment dans une chausse-trappe. Nous le répétons, ce n’est pas nous qui nous plaindrons du changement salutaire qui s’est opéré alors dans la conduite de nos affaires extérieures. De politique nette, ferme, conséquente avec elle-même, on n’en rencontrait jusque-là que dans le cabinet anglais ou dans la cour de Vienne. Johnny Russell, si l’on nous permet vis-à-vis d’un personnage aussi illustre les familiarités bienveillantes que prennent avec lui ses compatriotes, Johnny Russell, avec sa placide ténacité dans le principe libéral, avait fini par devenir le représentant le plus conséquent et le plus complet de cette cause de l’affranchissement de l’Italie, pour laquelle c’est nous cependant qui avions remporté les victoires de Magenta et de Solferino. Il était temps de rentrer dans la vérité de notre rôle et de n’en plus prêter complaisamment les profits et l’honneur à l’Angleterre. En agissant ainsi, nous ne finissions pas sans doute en un jour les difficultés et les périls de la question italienne ; mais, pour surmonter les unes et braver les autres, nous acquérions la plus grande force auxiliaire que l’Europe pût nous offrir dans le concours de l’alliance anglaise. Déjà nous avons trouvé dans cette alliance une force morale qui ne nous a pas peu aidés à convaincre l’Autriche qu’elle ne doit pas troubler par une agression téméraire le nouvel arrangement de l’Italie. Nous devons à cette alliance le secours des propositions anglaises, expression et résumé de la politique que lord John Russell n’a cessé de conseiller depuis sa remarquable dépêche du 25 juillet, et ces propositions sont un puissant arc-boutant auquel nous avons pu appuyer notre nouvelle politique.

Nous n’avons pas encore le droit de nous expliquer sur cette politique nouvelle : elle en est à ses préliminaires, et quoique depuis un mois des dépêches émanées de notre ministère des affaires étrangères, et écrites dans cette langue des grandes affaires que nous aimons à retrouver dans les papiers d’état de notre pays, lui aient imprimé aux yeux du public une attitude correcte et délibérée, ce n’est que lorsqu’elle aura produit les actes qu’elle promet pour la réorganisation de l’Italie que nous croirons pouvoir la juger. Nous l’avons déjà dit, cette politique a maintenant du champ devant elle. Deux faits lui ont déblayé la voie : le raffermissement du cabinet anglais, avec lequel nous devons la supposer d’accord dans ses vues générales sur l’organisation nouvelle de l’Italie, et la réponse de l’Autriche à la dépêche de M. Thouvenel, car cette phrase de la dépêche : « si la différence des principes peut et quelquefois doit conduire à des appréciations différentes, il n’est pas nécessaire qu’il en résulte, lorsque l’honneur est sauf des deux parts, des conflits désastreux et si éloignés des intentions de la France et de l’Autriche, » cette phrase répétée dans la réponse de M. de Rechberg peut à bon droit être considérée comme un engagement pris par l’Autriche de ne point s’opposer par la force à l’établissement du système que la logique des faits réclame en Italie. Quel usage la France doit-elle faire de cette liberté d’action ? Quel usage en doivent faire aussi les Italiens ? Voilà, comme nous le disions en commençant, les deux questions pressantes du moment. C’est la première fois que ces questions se posent en vue d’une solution pratique immédiate et pour ainsi dire en tête à tête entre la France et l’Italie : c’est ce qui rend la circonstance présente critique et solennelle.

L’on assure que la France a déjà dit son mot sur la solution inévitable. Nous ne chercherons ni à le deviner ni à l’interpréter sur la foi de rumeurs plus ou moins accréditées. Nous aimons mieux étudier nous-mêmes avec indépendance quelles sont pour la France et pour l’Italie les conditions d’une bonne solution.

Le principe général qui doit nous diriger dans l’appui et la sanction que la France doit donner à la nouvelle constitution de l’Italie nous semble avoir été exprimé avec bonheur dans le passage suivant de la dépêche de M. Thouvenel à M. de Moustiers : « L’Italie, pendant des siècles, a été un champ ouvert à une lutte d’influence entre la France et l’Autriche ; c’est ce champ qu’il faut à jamais fermer. Si l’une des deux puissances anciennement rivales faisait un sacrifice qui dût profiter directement à l’autre, si la domination de l’Italie, changeant seulement de mains, devait encore nous appartenir pour un temps, la question se présenterait sous un aspect qui rendrait la discussion oiseuse et stérile. Ce n’est pas ainsi que le débat est posé. La France ne cherche pas à se substituer à l’Autriche en Italie, c’est l’Italie elle-même qu’il s’agit de constituer comme un intermédiaire, comme une sorte de terrain désormais impénétrable à l’action, tour à tour prédominante et toujours précaire, de l’une ou de l’autre des deux puissances. »

C’est bien cet intermédiaire impénétrable à la fois à la France et à l’Autriche qu’il s’agit d’établir en Italie. En d’autres termes, il faut assurer l’indépendance de l’Italie, c’est-à-dire y constituer un système assez fort pour suffire à la défense de sa propre indépendance. Des esprits excessifs pourraient avancer que l’objet qui a été si heureusement défini par M. le ministre des affaires étrangères ne sera atteint que lorsque l’Italie n’aura plus rien à réclamer de l’Autriche pour réaliser l’intégrité de sa nationalité. Nous n’irons pas aussi loin ; nous ne songeons pas à interdire aux Italiens, — ce serait contraire à la nature des choses, à la nature humaine et à l’équité, — d’aspirer à recouvrer un jour les provinces et les populations italiennes qui sont encore en la possession de l’Autriche : nous reconnaissons aux Italiens plus qu’à personne le droit de croire qu’il faut ou que l’Autriche domine jusqu’aux Alpes, ou que l’Italie soit libre jusqu’à l’Adriatique. Ce que nous n’admettons pas, c’est que la tâche puisse être imposée à la France de conquérir l’affranchissement complet de la péninsule, et que les Italiens soient condamnés éternellement à invoquer le secours de l’étranger pour repousser l’étranger de leur territoire. Nous nous contenterons donc de dire que la condition essentielle de l’indépendance italienne, c’est que l’état de choses qui sera établi en Italie soit assez fort pour résister à une agression étrangère, assez fort pour avoir le juste sentiment de sa responsabilité, assez fort pour comprendre qu’il ne pourrait songer à tenter des entreprises d’agrandissement qu’à ses risques et périls, assez fort en un mot pour renoncer à ces témérités si ordinaires aux faibles qui cherchent à entraîner et à compromettre les puissans dans leur cause. L’Italie a besoin, pour son honneur et sa sécurité, d’obtenir le degré de force qui assurera cette condition essentielle de son indépendance. La France, elle aussi, a besoin, pour sa dignité et pour son repos, que l’Italie soit mise en mesure de se suffire à elle-même et de ne plus compter que sur elle. Ce serait en effet pour nous une situation intolérable que de demeurer longtemps à la merci des querelles et des révolutions italiennes, et d’être exposés en permanence, par une solidarité fatale, aux aventures, aux ruines et aux désastres d’une guerre générale.

Ainsi, ou nous favoriserons dans l’Italie supérieure la formation d’un état fort, ou nous irons contre l’intérêt même qui nous commande de constituer en Italie un intermédiaire impénétrable entre la France et l’Autriche, et aussi contre l’intérêt qui nous prescrit de travailler à dégager le plus promptement possible notre responsabilité des affaires italiennes. Il nous semble que cette œuvre n’est point difficile à la France. Elle est dans la nature des choses et tend en quelque sorte à s’accomplir spontanément. Les Italiens y ont travaillé d’eux-mêmes dès qu’ils ont compris la situation que leur faisait la paix de Villafranca. Le mouvement annexioniste qui a porté depuis lors l’Italie du centre vers le Piémont n’a pas eu d’autre sens. C’est parce qu’il conduisait à un état de choses qui doit, dans un prochain avenir, nous dégager des responsabilités que nous avons encourues en Italie que, pour notre compte, nous y avons applaudi dès le premier jour. Mais nous supposons que l’on est d’accord sur le principe : toute la question est de savoir le degré de force qu’il faut donner ou mesurer au nouveau royaume de l’Italie supérieure pour concilier avec la sécurité de l’Europe les conditions de l’indépendance et du gouvernement régulier de la péninsule.

Ici nous rencontrons malgré nous les bruits qui ont été répandus sur le système auquel le gouvernement français se serait arrêté, auquel il aurait, dit-on, invité le Piémont à se rallier. On sait que le mouvement annexioniste italien veut unir la Toscane au Piémont : il paraît que le gouvernement français n’entend point aller jusque-là. L’on prétend que la France trouverait le Piémont suffisamment agrandi et fortifié par l’annexion des duchés de Parme et de Modène, par l’union de la Romagne, dont le roi de Sardaigne prendrait l’administration avec des réserves et un tribut pécuniaire stipulés en faveur de la suzeraineté du saint-père. La France voudrait que la Toscane formât un état séparé, qui choisirait son souverain, et même pourrait le prendre dans la maison de Savoie. L’on assure que notre gouvernement n’a pas la prétention d’imposer par une pression absolue cette combinaison à l’Italie. Seulement l’on donne à entendre qu’il se croirait plus dégagé vis-à-vis du Piémont et de l’Italie, si le gouvernement sarde et le gouvernement toscan persistaient dans l’accomplissement de la grande annexion, et qu’au contraire il se montrerait disposé à protéger efficacement le nouvel ordre de choses, si le Piémont et les Italiens du centre acceptaient la combinaison qu’il recommande.

L’on nous pardonnera si nous hésitons à nous prononcer sur des plans dont l’exposé officiel nous est encore inconnu. Nous avouerions notre hésitation devant la version que nous venons de reproduire, lors même que l’exactitude nous en serait assurée. Nous ne voyons pas, quant à nous, qu’il y ait, soit au point de vue italien, soit au point de vue français, une bien grande différence entre l’annexion avec la Toscane et l’annexion sans la Toscane, mais avec un prince de la maison de Savoie à Florence. Au point de vue italien, il est évident que la Toscane, nominalement séparée, demeurerait une arrière-garde fidèle de l’Italie supérieure. Comme toute l’élite de la société toscane est engagée dans le mouvement annexioniste, ce seraient en réalité les annexionistes qui gouverneraient la Toscane, et ils la conduiraient dans les voies de la politique sarde. Si donc nous étions Italiens, et s’il nous était démontré que la conservation des bonnes grâces et de l’appui effectif du gouvernement français fût au prix d’une séparation nominale et vraisemblablement temporaire de la Toscane, nous ne mettrions pas un si petit inconvénient en balance avec un si grand avantage. En nous plaçant au point de vue français, nous serions plutôt tentés de renverser l’argument. Il faut voir sous leur vrai jour les difficultés et les périls de l’Italie. Un grand ébranlement, et la France ne peut pas nier qu’elle n’en soit en partie responsable, a été imprimé aux esprits en Italie. Les Italiens ont été agités par l’idée de l’indépendance nationale, et les événemens dont le début leur avait paru devoir amener la réalisation de leurs vœux ont laissé l’œuvre de l’indépendance inachevée. Nous devons faire une large part à l’exaltation que la guerre et la paix leur ont nécessairement inspirée. Nous devons reconnaître en outre que les motifs d’antipathie et d’antagonisme qui existaient avant 1859 entre le parti national et libéral italien d’une part et l’Autriche et le gouvernement pontifical de l’autre subsistent des deux côtés au moins avec la même force, et se sont bien plutôt aggravés. Entre la presse libre et le parlement du Piémont et la bureaucratie autrichienne ou l’immobilité romaine, l’antagonisme aura-t-il pu se calmer parce que la limite entre les deux principes hostiles aura été reculée du Tessin au Mincio, ou parce que, tandis qu’ils étaient autrefois séparés par les duchés de Parme et de Modène, ils se heurteront sur les bords de la Cattolica ? De même qu’il y a eu une émigration lombarde, n’y aura-t-il pas une émigration vénète ? Les points de contact considérablement accrus ne multiplieront-ils pas les occasions de chocs ? Là est le danger ; or, nous le demandons, que la Toscane soit séparée ou non du royaume de l’Italie supérieure, ce danger n’est-il pas le même ? Quant à nous donc comme Français, loin de faire espérer notre appui à l’Italie supérieure pour récompense de la séparation de la Toscane, nous aimerions mieux laisser faire l’annexion de cette province et en même temps prévenir loyalement le Piémont, ainsi agrandi et fortifié, que désormais il aurait seul la responsabilité et porterait seul les conséquences de ses entreprises. En laissant le Piémont devenir aussi puissant que les circonstances le lui permettent, nous aurions cru nous assurer davantage de sa prudence. Voyez si la Prusse que nous connaissons a la témérité agressive de la Prusse que voulait créer Frédéric II avant la conquête de la Silésie et le partage de la Pologne. Nous aurions pensé arriver plutôt ainsi à dégager la responsabilité de la France et à intéresser plus fortement à la stabilité et à la paix la prudence avisée de la Sardaigne.

Italiens, nous nous résignerions à la petite annexion ; Français, nous accepterions la grande : c’est dire que nous ne comprendrions pas qu’il pût s’élever un bien vif dissentiment entre le Piémont et notre gouvernement au sujet des communications qui viennent d’être expédiées de Paris à Turin. Au surplus, la France, elle aussi, a maintenant comme le Piémont des intérêts annexionistes. Nous avons fort inutilement, il est vrai, mais très sincèrement, exprimé nos objections contre l’annexion de la Savoie et du comté de Nice. Nous croyons qu’au point où la puissance française est arrivée, les extensions de territoire n’ont plus de force à lui donner, et peuvent au contraire lui être un affaiblissement moral, en troublant ses alliances, en excitant contre elle des défiances, en établissant des précédens qui peuvent être retournés contre ses intérêts par des ambitions rivales. C’est dans son organisme intérieur que réside la puissance d’un pays tel que le nôtre ; les progrès de l’agriculture, l’accroissement de la population, l’augmentation des revenus publics, sont de plus sûres et de plus fécondes conquêtes qu’une rectification de frontière. S’il nous était permis de recourir, en de telles matières, à un badinage philosophique, nous dirions que nous sommes des spiritualistes en politique, et que c’est en nous que nous voyons et que nous cherchons les ressorts de notre puissance, et nous déplorerions comme un matérialisme peu intelligent l’erreur de ceux qui croient travailler à notre grandeur en découpant un feston de la carte à notre profit. Quoi qu’il en soit, les matérialistes, paraît-il, l’emportent sur nous, et nous avons avec la Sardaigne des intérêts communs d’annexion. Pour résoudre ces questions d’annexion, nous pouvons avoir aussi un principe commun avec le Piémont : c’est l’expression du vœu des populations intéressées au moyen du suffrage universel. La transaction est donc toute trouvée entre le cabinet sarde et notre gouvernement, si Turin ne veut pas repousser la Toscane, et si Paris tient à Nice et à la Savoie. Qu’en Toscane, en Savoie et dans le comté de Nice la question soit loyalement soumise à l’épreuve du suffrage universel et que chaque gouvernement accepte d’avance l’issue de la votation. En Toscane, où l’on avait d’abord répugné à l’emploi du suffrage universel, on s’y résigne aujourd’hui, et le baron Ricasoli se déclare prêt à en subir l’arrêt.

La discussion de la chambre des communes sur la motion de M. Kinglake relative à l’annexion de la Savoie, dont le télégraphe nous apporte aujourd’hui le résultat, n’est pas de nature à diminuer nos scrupules sur une question si étrangement engagée. L’opposition du parlement anglais à cette mesure n’ira pas assurément jusqu’à un conflit : ce n’est, si l’on veut, qu’un nuage ; mais dans un moment où l’entente cordiale entre les deux nations est réclamée par des intérêts si élevés, la pacification de l’Italie et l’application du traité de commerce, il nous paraît fâcheux que l’on n’ait pas évité de soulever ce nuage. Ainsi que nous y avions compté, M. Gladstone, par le prestige de ses conceptions financières et par l’incomparable puissance de sa parole, a remporté une victoire décisive sur le traité de commerce et le budget dont il était l’âme. Aux premières manœuvres de l’opposition, il a été visible que les tories ne voulaient pas engager sur cette question un combat sérieux. Là où les partis politiques subissent l’influence des grands intérêts matériels, il n’y a pas place pour les questions de cabinet. De nombreux membres du parti tory sont propriétaires de houillères et de forges ; ce n’était pas parmi ceux-là que l’on pouvait recruter des votes pour fermer les débouchés qui allaient s’ouvrir aux charbons et aux fers anglais. D’autres représentent des districts manufacturiers qui ont applaudi au traité de commerce ; on ne pouvait attendre d’eux un suicide électoral. Les chefs du parti tory hors du pouvoir avaient souvent recommandé les traités de commerce avec la France, et au pouvoir avaient travaillé à en conclure. M. Disraeli, du temps où il faisait des romans, avait plaisamment, dans une scène de Coningsby que M. Bright lui a rappelée, démontré l’importance d’un traité qui permettrait aux Français et aux Anglais d’écharngr au moins leurs vins et leurs porcelaines, unique moyen d’avoir de bons vins sur les tables anglaises et des assiettes chaudes sur les tables françaises. Le leader des conservateurs a raconté lui-même qu’en arrivant au pouvoir, sa première pensée avait été d’ouvrir des négociations sur la réforme mutuelle des tarifs des deux pays, et que les exigences de son budget l’avaient, bien contre son gré, empêché de pousser à bout ces pourparlers. S’exposer à faire rejeter le traité, lors même que les intérêts de plusieurs membres importans le leur eussent permis, c’eût été de la part des chefs conservateurs une inconséquence que condamnaient leurs antécédens connus.

Peut-être M. Disraeli voulait-il échapper à cette contradiction, lorsqu’il a cherché par une motion neutre sur le fond des choses, et qui n’avait d’importance qu’au point de vue de la procédure, à obtenir que la discussion du traité fût séparée de la discussion du budget et eût la priorité. Cette motion de M. Disraeli a donné lieu à un court, vigoureux et brillant débat. Avec ce culte des précédens qui tient une si grande place dans la vie publique anglaise, on a cherché des deux côtés à prouver que l’on avait, pour le procédé de discussion que l’on recommandait ou que l’on suivait, l’exemple de M. Pitt et de la marche que ce ministre avait adoptée en 1787 pour la discussion du fameux traité de 1786. Ce débat archaïque a ramené de curieuses réminiscences. Peu s’en fallait en effet que le grand ministre dans lequel s’est plus tard incarnée, aux yeux de l’opinion, la haine de l’Angleterre contre la France, en 1787, cinq ans seulement avant le commencement de la lutte acharnée des deux peuples, ne vît dans son habile traité de commerce la garantie d’une paix perpétuelle, et Fox au contraire, celui qui devait être bientôt le champion loyal des généreuses promesses de notre révolution, lord Grey, qui plus tard devait inaugurer, après l’avoir défendue si longtemps, l’alliance libérale des deux peuples, déclaraient d’un ton prophétique qu’entre l’Angleterre et la France l’inimitié et la guerre seraient éternelles. Ces preuves de l’incertitude des jugemens humains et des contradictions violentes et imprévues que rencontrent les desseins politiques les mieux concertés sont toujours opportunes, et refroidissent à propos l’enthousiasme immodéré, ou redressent les défiances excessives. Constatons au moins à l’honneur de notre temps qu’aucune voix hostile ne s’est élevée contre la France dans le parlement anglais à propos du traité de 1860. L’expérience amassée depuis 1787 n’est point perdue pour nos contemporains d’Angleterre.

Quoique le succès parlementaire fût hors de question, surtout depuis le vote relatif à la motion qui avait donné 63 voix de majorité au ministère, M. Disraeli n’en a pas moins bravement soutenu la lutte contre le budget de M. Gladstone. Cette persévérance dans la discussion, même contre toute chance de victoire, est une des belles et solides qualités que montrent dans la vie publique les hommes d’état anglais. Ce mérite, qui tient plus au caractère qu’au talent, n’a que trop souvent manqué dans l’opposition à nos chefs parlementaires ; M. Disraeli en est doué au suprême degré. Son application, son esprit de tacticien, son imagination, son ironie, sa parole vive et passionnée, sont toujours au service de sa cause, et il pourrait s’attribuer cette belle devise d’un de nos philosophes : « Ce qui importe, ce n’est pas le succès, c’est l’effort. » Ce qui fait que l’opposition est nécessaire dans une saine organisation politique, et qu’un chef d’opposition peut jouer un rôle aussi méritoire et aussi utile à un grand pays que celui d’un chef de pouvoir, c’est que les principes politiques sont presque toujours incomplets et ont besoin d’être rectifiés par des principes contraires, c’est que les intérêts politiques sont complexes et variables, et que les événemens politiques, essentiellement aléatoires, démentent souvent par des résultats contradictoires les prévisions qui paraissaient les plus probables. Il est donc bon pour les intérêts publics comme pour la morale privée que les choses changeant, le pouvoir change de mains, et qu’il passe de ceux qui ne pourraient plus l’exercer avec sagacité et avec honneur à ceux qui peuvent appliquer à des circonstances nouvelles la consistance de leurs doctrines et la concordance de leurs aptitudes. Même en face d’un adversaire triomphant commet M. Gladstone, il y a donc une belle place pour M. Disraeli, et nous comprenons les applaudissemens qui l’ont accueilli lorsque, opposant aux combinaisons financières de son heureux rival, les perspectives compliquées de la politique étrangère et rappelant que trop souvent celles-là ont été déjouées par celles-ci, il s’est écrié : « Cela ne prouve-t-il pas que d’autres qualités que celles d’un économiste sont nécessaires au gouvernement d’une nation ? »

La Hollande vit depuis quelque temps dans une assez grande perplexité. Ce n’est pas un trouble politique qui l’agite, c’est une préoccupation d’une autre sorte : elle se trouve placée entre le désir impatient de se donner enfin les voies ferrées qui lui manquent et la difficulté de se prononcer pour un système déterminé. Rien ne démontre mieux cette perplexité que les dernières délibérations des chambres où a été agitée cette terrible question des chemins de fer, qui tient tous les esprits en émoi, et qui a fini par conduire à une crise ministérielle. Le gouvernement, si l’on s’en souvient, avait son système ; il avait fait une concession provisoire embrassant des travaux nombreux et impliquant une dépense qu’on supposait devoir s’élever à 100 millions de florins. L’état intervenait dans l’exécution de ces travaux par une subvention fixe et par une garantie d’intérêt. Le gouvernement s’était surtout laissé guider par la nécessité de relier promptement la Hollande aux grandes lignes ferrées de l’Europe, et il ne croyait pas les sacrifices qu’il demandait au-dessus des ressources du pays en présence de l’état de prospérité du trésor. La seconde chambre des états-généraux a d’abord longuement discuté ce projet, et elle a fini par l’approuver. Une vive opposition cependant s’était manifestée, et la majorité favorable aux plans du gouvernement était à peine de quelques voix. Les ministres de l’intérieur et des finances, peu satisfaits de la faiblesse de cette majorité, se décidaient aussitôt à offrir leur démission au roi. Si cette crise du cabinet n’eut point de suites immédiates, c’est qu’on jugea plus prudent et plus simple d’attendre la discussion qui allait s’ouvrir dans la première chambre. Cette discussion a eu lieu ; elle a été longue et animée, et elle a fini par un vote qui repousse le projet ministériel à une majorité de trois voix.

Ainsi le plan du gouvernement, soutenu par une majorité très faible dans la seconde chambre, s’est trouvé rejeté par une majorité également peu nombreuse dans la première chambre. En présence de ce résultat, les ministres de l’intérieur et des finances n’ont point hésité cette fois à renouveler l’offre de leur démission. La première pensée du roi a été de confier à M. Rochussen la reconstitution du cabinet ; mais, soit qu’il ait échoué dans ses tentatives, soit qu’il n’ait pris conseil que d’une santé affaiblie, M. Rochussen n’a point tardé lui-même à remettre au roi les pouvoirs qui lui avaient été confiés, et la mission de réorganiser le cabinet a été dévolue à M. van Hall, qui s’est acquitté de cette charge en prenant personnellement le portefeuille des finances et en faisant entrer avec lui au pouvoir M. Heemstra comme ministre de l’intérieur, M. Godefroi comme ministre de la justice, M. Mutsaers comme ministre des affaires du culte catholique. M. van Hall s’est chargé de plus provisoirement des affaires étrangères. Avec les membres de la précédente administration qui restaient dans la combinaison nouvelle, le cabinet s’est trouvé ainsi complété. Maintenant que va faire le cabinet reconstitué ? Politiquement, si l’on ne consulte que les antécédens des hommes, il représente toujours sans doute des idées de libéralisme modéré ; mais en dehors de la politique, au point de vue de la grande affaire de la Hollande en ce moment, c’est-à-dire de la question des chemins de fer, il serait difficile de préciser la marche que va suivre le ministère. L’embarras est d’autant plus sérieux que, depuis le rejet du dernier plan ministériel, cinq grandes maisons d’Amsterdam ont fait au gouvernement des propositions pour construire un réseau complet, plus centralisé, moyennant un subside fixe, mais sans garantie d’intérêt. On ne connaîtra les vues de l’administration nouvelle que lorsque les chambres, un instant suspendues, reprendront leurs travaux. Dans tous les cas, il est temps que ce pays si pratique de Hollande cesse de flotter entre tous les systèmes, et mette enfin la main à l’œuvre pour se rattacher au grand réseau des communications européennes.

E. FORCADE.


Hygiène philosophique de l’Ame, par M. le Dr P. Foissac[1].


L’âme a ses maladies comme le corps, et comme le corps également elle a son hygiène. Quel plus vaste champ peut être ouvert aux méditations du moraliste, et quel sujet plus fécond peut exercer sa sagacité ? A vrai dire, cette étude n’est pas nouvelle elle fait depuis des siècles le fonds des enseignemens religieux et des préceptes de la philosophie ; mais ce fonds éternel de la morale se rajeunit sans cesse avec l’homme lui-même, comme son esprit, ses, idées, ses mœurs, comme les points de vue incessamment variés d’où il envisage la vie avec ses obligations et son but. On peut donc être nouveau en abordant ce vieux thème, il suffit d’être de son temps.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage de M. Foissac, c’est dans la morale pratique qu’il a puisé ses inspirations et qu’il cherche les règles de son hygiène. Sa méthode consiste à passer successivement en revue les diverses phases de la vie, les passions dominantes qui l’occupent et trop souvent la remplissent, et à trouver pour chaque situation les conditions du vrai bonheur. Dans toute société où les rangs sont marqués d’avance, les grandes agitations, les grandes rivalités dans la poursuite de la fortune ou du pouvoir sont le partage d’un petit nombre d’hommes qui ont à la fois l’avantage et le fardeau d’une position sociale privilégiée ; tous les autres sont voués à une vie humble, mais aussi plus calme, et les leçons de désintéressement, d’humilité, les grands remèdes, applicables seulement aux grands maux, sont pour eux parfaitement superflus : c’est d’enseignemens plus modestes qu’ils ont besoin, et le catéchisme, avec les dix commandemens de Dieu, renferme tout ce qui leur est utile pour la direction de la vie. Dans une société comme la notre, où tous les chemins sont ouverts à tous, soit vers la richesse, soit vers les honneurs, là aussi le plus grand nombre se trouve engagé dans la lutte des passions et des intérêts, et par conséquent exposé aux maladies de l’âme, dont cette lutte est ou le symptôme ou la cause même. Les préceptes de la philosophie morale trouvent donc aujourd’hui une application beaucoup plus étendue ; ils sont d’une nécessité beaucoup plus générale. La foule est grande en effet de ceux qui sont engagés dans la mêlée de la vie publique et qui se plaisent à en courir les vicissitudes. Ils ont libre carrière pour poursuivre les buts les plus divers, mais aussi ils ont à compter avec les hasards dont la route est semée, et, à côté de tant d’aspirations généreuses, combien peu de succès accomplis ! que de superbes élévations suivies de pénibles chutes ! que de reviremens du sort, et, jusque dans les fortunes les plus constantes, que de soucis et de labeurs pour éviter le danger de ces perpétuelles oscillations de notre société démocratique, où les établissemens en apparence les mieux assis s’écroulent plus vite encore qu’ils ne se sont formés !

Ce n’est donc point une pensée qui ne soit plus de saison que d’écrire sur les maladies morales et sur l’hygiène de l’âme. En homme qui a étudié l’antiquité, mais qui connaît aussi le présent, M. Foissac a parfaitement compris son sujet. Pénétré de Plutarque et de Cicéron, le plus moderne des anciens, il a su joindre aux préceptes puisés dans leurs écrits les maximes que les écrivains religieux des deux derniers siècles ont répandues sur tout ce qui touche à la discipline des consciences, ainsi que les leçons que peut inspirer le spectacle si varié et si instructif du temps présent. De nombreux appels faits à la biographie et à l’histoire donnent à son enseignement l’autorité de l’exemple. Malheureusement quelques-unes des maladies dont traite cet ouvrage sont bien près d’être incurables, et sont de celles dont pour la plupart les malades ne désirent pas être guéris. Quel est notamment l’ambitieux qui voudra sincèrement renoncer à l’ambition ? Il n’ignore pas toujours les biens qu’il sacrifie en perdant le repos de l’âme pour se livrer à l’ardente poursuite de l’objet de sa passion ; néanmoins la force des choses, lorsqu’elle devient plus puissante que sa volonté, peut seule le retenir ou l’arrêter, et alors même combien il est rare qu’elle ait le pouvoir de lui faire reconnaître et accepter sa défaite ! Il ne cède qu’en faisant vœu de ne laisser aucune occasion de ressaisir la fortune et de recommencer l’expérience infructueuse. Son principal bonheur est dans l’agitation même qu’il se donne à défaut de la joie du succès, et il n’échangerait pas ses fatigues, et ses tourmens d’esprit pour toutes les satisfactions paisibles d’une vie obscure et retirée. Notre moraliste nous rappelle le cardinal d’Amboise près de mourir, disant au religieux qui le servait : « Frère Jean, je voudrais bien avoir été toute ma vie le frère Jean ! » Il cite de même les paroles de Colbert également au lit de mort, et n’attachant plus de prix aux louanges que Louis XIV lui faisait parvenir. Cependant il est permis de croire que ce sont là des propos de mourans, et il était bien tard pour ceux qui avaient tant sacrifié à l’ambition durant toute leur carrière de s’en montrer rassasiés et revenus au moment de quitter la vie. Charles-Quint s’y était pris plus tôt ; mais ne sait-on pas qu’à peine entré dans le monastère de Saint-Just, il regrettait le trône ? M. Foissac cite un mot de Henri IV qu’on ne saurait lire, nous l’avouerons, sans se sentir vivement porté à réfléchir sur la valeur réelle des choses et l’avantage relatif des existences. « Le plus heureux des Français, disait ce souverain avec la finesse qui lui était habituelle, et en y joignant l’expression d’un sentiment de mélancolie qu’il puisait dans les circonstances au milieu desquelles il se trouvait placé, le plus heureux des Français est celui qui, possesseur de dix mille livres de rente, n’a jamais entendu parler de moi. » Cette réflexion, il faut bien le reconnaître, est d’une vérité et d’une sagesse profondes ; elle a en outre à nos yeux le mérite de s’appliquer assez bien à l’état social qui est le nôtre, et dont nous parlions tout à l’heure. Cette grande facilité, offerte à chacun, d’aspirer à tout crée une surexcitation, un besoin de s’accroître et de s’élever, qui est l’inconvénient placé à côté de l’avantage dans les sociétés démocratiques, et si la somme des biens s’augmente, celle des maux suit la même proportion. Il est donc utile, il est essentiel que cette soif d’être et d’avoir soit tempérée par une juste appréciation de ce qui constitue le vrai bonheur, et que l’idée qu’on le trouve dans la possession de la richesse et des honneurs ne vienne pas à se trop généraliser. Ce serait un mal, non-seulement pour ceux auxquels il n’a pas été donné de forces suffisantes et de chances assez heureuses pour atteindre un tel but ; ce serait aussi un mal pour la société, car ces souffrances deviennent des dangers, et il serait important que bien des gens consentissent à admettre, avec Henri IV, que l’on peut être heureux avec dix mille livres de rentes dans un coin bien retiré du pays, où le bruit des luttes et des agitations politiques ne parviendrait jamais.

Si donc l’ouvrage de M. Foissac ne doit pas convertir à ses préceptes toute cette classe de malades qui seraient désolés de cesser de l’être, nous sommes persuadés que la lecture ne peut qu’en être salutaire, et que ceux-là mêmes qu’il ne saurait convaincre y pourront trouver de précieuses consolations dans les désenchantemens et les déceptions dont les ambitieux, moins que personne, ne sauraient rester exempts. Nous n’avons d’ailleurs envisagé cet ouvrage que par un seul côté. Tandis que l’auteur y passe en revue toutes les grandes maladies de l’âme, nous nous sommes bornés à parler de l’ambition. Nous n’avons voulu qu’indiquer rapidement le genre d’intérêt que nous avons trouvé, pour notre part, dans ce livre. Dans la variété des points de vue qu’il embrasse, il offre matière à d’amples réflexions sur les différentes conditions de la vie, et nous ne saurions terminer sans ajouter que nous ayons emporté de cette lecture une impression qu’il n’appartient qu’aux saines maximes et aux bons écrits de laisser après eux.


V. DE MARS.


Système de guerre moderne, ou nouvelle tactique avec les nouvelles armes. — Le colonel du 6e régiment de lanciers, M. le baron d’Azémar, vient de publier sous ce titre deux études qui forment un traité intéressant et varié de l’art militaire à notre époque. Les modifications profondes apportées dans nos armes, l’introduction des fusils rayés dans tous les régimens d’infanterie, l’apparition du nouveau canon qui a joué un rôle si important dans la campagne d’Italie, ont vivement préoccupé les tacticiens. Une foule de problèmes vient naturellement se poser devant tous les esprits sérieusement adonnés à l’art militaire. Une révolution est imminente dans cet art, envahi comme tous les autres par les progrès du siècle. Quelle sera cette révolution ? Comment la préparer et la conduire ? Telles sont les questions dont le colonel d’Azémar s’est préoccupé. Avec une ingénieuse érudition et de patientes recherches, il a réuni les opinions exprimées sur cette matière par les hommes compétens, et il a soumis ces opinions à une analyse pleine de clarté et de vigueur. Officier de cavalerie, le colonel d’Azémar devait porter une attention particulière sur ce qui intéresse son arme dans la révolution subie par les instrumens de guerre. Un grand nombre de militaires ont conçu et exprimé la crainte que le rôle si brillant de la cavalerie ne vînt à s’effacer et presque à disparaître au milieu des feux rapides et sûrs que l’on obtient des armes à longue portée. On se représente avec difficulté en effet ces charges immortelles, qui ont fait la gloire de la cavalerie française, s’exécutant, avec l’énergie et la précision qu’elles surent autrefois réunir, devant des lignes de tirailleurs armés de carabines rayées, ou en présence de batteries pouvant couvrir de projectiles toutes leurs approches à d’immenses distances. Le colonel d’Azémar répond à ces objections par un appel, qui sera certainement entendu, à toutes les ressources d’intelligence et de coup d’œil dont un commandant de cavalerie doit disposer. Plus que jamais, le terrain devra être l’objet d’une utile et rapide étude. Il faudra que la cavalerie joigne dans ses attaques l’imprévu à la célérité. On se rappelle la disposition particulière du champ de bataille qui donna à la charge de Marengo une si foudroyante efficacité. Aucun accident du sol, aucun bouquet de bois, ne devront être négligés par la cavalerie, dont tous les mouvemens seront marqués au caractère de la soudaineté et de la surprise. Des inspirations heureuses, un redoublement d’application et de science, peuvent donc obvier aux difficultés que créent les armes nouvelles. Puis enfin, comme l’a dit un ordre du jour de l’armée d’Italie cité par le colonel d’Azémar, les armes de précision ne sont redoutables que de loin, et depuis bien longtemps la furie française a su mieux que toutes les inventions du génie moderne pratiquer l’art d’abréger les distances. Cette grande qualité de notre armée continue à résider dans notre cavalerie. La charge si opportune du 4e chasseurs d’Afrique à Balaclava, le brillant combat de Koughil, et tout récemment enfin, dans cette grande bataille de Solferino, des charges fournies par divers régimens avec autant d’à-propos que d’intrépidité, prouvent que de nombreux et brillans chapitres peuvent s’ajouter encore à l’histoire de notre cavalerie. Tous les militaires liront avec intérêt les études du colonel d’Azémar. C’est une œuvre qu’il leur est indispensable de connaître, et que consulteront aussi, en dehors de l’armée, les esprits sérieux, préoccupés des grands problèmes sur lesquels reposent en définitive les destinées des peuples.

P. de Molènes.


  1. Paris, 1 vol. in-8o, chez Baillière, rue Hautefeuille, 19.