Chronique de la quinzaine - 29 février 1848

Chronique no 381
29 février 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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29 février 1848.

Notre pays semble voué à d’incessantes épreuves ; on dirait qu’il est dans sa destinée de faire au profit des autres peuples de continuelles expériences politiques. Mais sachons maîtriser nos impressions ; dans un pareil naufrage, il n’y a pas deux partis à prendre : il faut réunir et consolider tous les élémens d’ordre et de sécurité. Oui, avec une situation nouvelle, de nouveaux devoirs commencent. Quand une révolution comme celle du 24 février 1848 s’accomplit, quand un mouvement immense dont chacun, il faut le dire, ignorait les profondeurs, agite une société sur ses bases et en change la face, il y a pour cette société des conditions essentielles à remplir, afin qu’elle puisse s’engager dans l’avenir si soudainement ouvert devant elle. Ces conditions, si spontanément, si admirablement comprises par la garde nationale, par le peuple, par la jeunesse de toutes les écoles, par le gouvernement provisoire, sont le maintien de l’ordre, le respect de la propriété, l’inviolabilité de la vie humaine.

En effet, nous avons vu la garde nationale et le peuple, qui s’étaient donné la main au milieu de l’insurrection, cimenter après la victoire un accord d’où sortira le salut de la patrie. Toute la population parisienne n’a plus formé qu’une immense garde nationale ; elle n’a eu qu’une pensée, qu’une volonté : c’est que la liberté restât aussi pure qu’elle s’était montrée invincible.

C’est sous l’empire du même sentiment que le gouvernement provisoire s’est dévoué à sa mission avec un énergique patriotisme. Il a proclamé la république, adopté les trois couleurs, annoncé la convocation d’une assemblée nationale. Les besoins du peuple ont été le premier objet des mesures qu’il a prises. Le gouvernement provisoire a garanti du travail à tous les citoyens, il a destiné aux ouvriers le million échu de la liste civile, et décrété l’établissement immédiat d’ateliers nationaux. L’armée a entendu de nobles paroles, et elle a répondu à l’appel du nouveau gouvernement : elle se réorganise ; les généraux ont mis leur épée au service de la république. La justice et l’administration ont repris leur cours. Les transactions commerciales recommencent ; les adhésions des corps constitués et des hommes politiques arrivent de toutes parts. Si la confiance semble ainsi renaître, il est juste d’attribuer en grande partie ce résultat si désirable à la belle déclaration du gouvernement provisoire pour l’abolition de la peine de mort en matière politique. « Chaque révolution opérée par le peuple français, dit-il dans son manifeste, doit au monde la consécration d’une vérité philosophique de plus. » Le gouvernement provisoire présentera l’abolition de la peine de mort en matière politique à la ratification définitive de l’assemblée nationale. Voilà une pensée vraiment grande, vraiment digne de l’humanité et de la France ; c’est un infaillible moyen de propagande.

Il nous semble que les esprits et les courages peuvent se raffermir quand on considère que, dans les quatre jours qui ont suivi le triomphe de la révolution de 1848, un gouvernement provisoire si rapidement créé a remis Paris en possession de lui-même et rétabli l’ordre ; il a ainsi donné à la nation le temps et les moyens de s’interroger et de faire connaître sa volonté.

Le gouvernement du pays par le pays, le bien-être des masses, la puissance morale de la France dans le monde, voilà, ce nous semble, les trois principaux résultats auxquels vont tendre les efforts et le patriotisme de tous. Ce n’est pas nous qui nous plaindrons si la révolution qui vient de s’accomplir réalise ses promesses.

Il faut fonder le gouvernement du pays par le pays, ou nous périssons. L’heure en est venue ; elle a sonné d’une assez retentissante façon pour être entendue partout. Cette fois, il s’agit d’organiser la représentation nationale sur des bases larges et solides qui en fassent la véritable expression de tous les intérêts et de tous les droits, de toutes les situations, de l’industrie comme de la propriété, du capital comme du travail. Pour cette œuvre nécessaire, ni les études et les tentatives de nos pères, ni la grande expérience dont nous avons le spectacle dans un autre hémisphère depuis plus d’un demi-siècle, ne sauraient être perdues. Il faut espérer que le temps n’aura pas en vain coulé. La démocratie moderne, ne l’oublions pas, ne saurait se constituer d’une manière durable qu’en établissant l’harmonie entre tous les élémens de la société. C’est ainsi seulement que pourra se vérifier cette parole de Sieyes que « le territoire le plus vaste, la plus nombreuse population se prête à la liberté. »

Depuis que la pensée française a commencé, dans le dernier siècle, l’émancipation politique du monde, personne n’a plus nié en principe le droit des individus et des masses au bien-être comme récompense de leur travail. Il y a eu même pour arriver à un résultat aussi légitime de sincères efforts honorablement tentés ; mais, il faut en convenir, aucun gouvernement jusqu’ici ne s’est mis en mesure de marcher à un pareil but avec une énergie, avec une activité vraiment efficaces. Une pareille négligence n’est pas une des moindres causes de ces chutes profondes qui, au premier abord, confondent les imaginations. Assurément, il n’est pas à craindre que le régime qui sortira de la révolution de 1848 tombe dans la même faute ; mais il faut qu’à l’ardent amour de l’humanité et du peuple qui fait battre aujourd’hui tant de cœurs s’associe une science sociale compréhensive et impartiale, qui aille au fond de tous les problèmes, tienne compte de tous les droits, et sache établir entre toutes les classes de travailleurs des relations légitimes et de sincères sympathies.

Si l’Europe, après avoir reçu la commotion électrique que nous lui envoyons, a le spectacle de notre union et la conviction de nos intentions bienveillantes à son égard, nous serons déjà par cela seul puissans et respectés. Le génie de la révolution française est un esprit de paix et de solidarité entre les peuples ; il ne s’est montré si guerrier, il y a soixante ans, que provoqué par les rois de l’Europe. Aujourd’hui la France peut tenir plus hautement encore un langage pacifique, parce qu’il est évident qu’elle a bien moins à redouter les conséquences d’une guerre qu’en 1789. À cette époque, par des raisons diverses et à des degrés différens, les peuples faisaient cause commune avec leurs gouvernemens contre nous : aujourd’hui ils ont nos principes et nos idées ; ils sont occupés à parcourir successivement les mêmes phases que nous avons traversées depuis soixante ans, et ils tendent au même but. Entre eux et nous, il y a donc une solidarité étroite, et si la guerre venait à éclater, elle aurait pour cause, non pas une manie de conquêtes, mais le désir de leur prêter assistance. Si l’Italie, si la Belgique étaient menacées dans leur indépendance, dans l’exercice de la volonté nationale, nous aurions à les défendre. Ne serait-ce pas d’ailleurs nous défendre nous-mêmes ? Il n’y a pas contradiction à vouloir la paix et à fortifier en même temps notre puissance militaire. Il est bien de créer à côté de notre armée réorganisée une garde nationale mobile. L’Europe ne saurait se méprendre ni sur nos sentimens, ni sur notre attitude. C’est ce que paraîtrait indiquer une première résolution du corps diplomatique. Bientôt, au reste, un manifeste du gouvernement provisoire ne laissera aux puissances aucun doute sur la véritable pensée de la France.

Mais nous n’en sommes déjà plus réduits aux conjectures sur les dispositions de deux grands pays à notre égard, les États-Unis et l’Angleterre. Le représentant des États-Unis, M. Richard Rush, s’est rendu à l’Hôtel-de-Ville pour adresser ses félicitations au gouvernement provisoire. « Je suis bien assuré, a dit le ministre américain, qu’un cri universel et puissant s’élèvera dans mon pays pour souhaiter à la France prospérité, bonheur et gloire, sous l’empire des institutions qu’elle inaugure, sauf la ratification de la volonté nationale. » Ces sympathies de l’Amérique pour la France ne sont pas nouvelles. Dans son allocution au gouvernement provisoire, M. Richard Rush rappelait le vœu de Washington pour l’alliance des deux peuples. Jefferson a consigné dans ses mémoires l’expression de son admiration affectueuse pour la nation française ; il célèbre la bienveillance, la générosité de son caractère, sa supériorité dans les sciences, et toutes les qualités qui à ses yeux lui assurent un avenir prospère et glorieux. On voit que M. le ministre des États-Unis a pu, comme il l’a dit, reconnaître le nouveau gouvernement de la France, sans attendre des instructions, ou plutôt il les a trouvées dans les traditions et les souvenirs laissés par les plus illustres citoyens de l’Amérique.

Du côté de l’Angleterre, les premières manifestations ne sont pas moins rassurantes. Lord Normanby, dans une conférence avec M. de Lamartine, lui a fait connaître que son gouvernement avait à notre égard les dispositions les plus amicales. Cette communication a d’autant plus d’importance qu’elle semble être le résultat d’instructions envoyées de Londres. L’opinion en Angleterre n’a pas hésité à se déclarer en faveur de la révolution de 1848 ; le langage du Sun et du Times n’est pas équivoque. L’annonce des premiers événemens a produit l’émotion la plus vive dans la chambre des communes, et les deux chefs du cabinet whig, lord John Russell et lord Palmerston, paraissent avoir pris sur-le-champ la résolution de reconnaître le nouveau gouvernement de la France. Ici encore ce qui s’est passé à l’époque de notre première révolution doit servir de leçon aux deux peuples, qui ne sauraient vouloir recommencer la longue lutte à laquelle ils se sont livrés pendant vingt ans. La paix, l’industrie, le même amour pour la liberté, tout a établi entre la France et l’Angleterre des rapports et des liens qui n’existaient pas en 1789. Nous ne croyons pas qu’il y ait en Angleterre un homme d’état qui voulût reprendre l’entreprise et les haines de M. Pitt, et tenter de coaliser l’Europe contre la France. Il ne trouverait ni les passions ni les moyens dont a pu disposer contre nous cet ardent adversaire. Qui donc, se ferait le promoteur d’une coalition ? Ce n’est pas l’Autriche, qui est impuissante à comprimer en même temps la Gallicie et l’Italie, puisque, s’il faut en croire la presse allemande, une armée russe devrait occuper le premier de ces pays, pour laisser à la cour de Vienne la faculté de concentrer une plus grande masse de troupes dans la péninsule. Les affaires intérieures de l’Allemagne embarrassent trop la Prusse pour qu’elle puisse songer, comme en 92, à prendre l’offensive. D’ailleurs, le premier besoin de la nation prussienne n’est-il pas aujourd’hui la conquête de tous les droits politiques qu’elle réclame depuis long-temps ? Quant à la Russie, que peut-elle contre la France sans l’alliance et le concours de l’Allemagne ?

Quelles que soient les circonstances et les événemens qui nous attendent, l’avenir sera laborieux, il ne faut pas se le dissimuler, et il impose à tous de grandes obligations de dévouement et d’activité. Ceux qui seraient tentés de croire que, lorsqu’il survient des temps où la force et le secret des choses se révèlent par des coups de foudre et des tempêtes, les travailleurs dans l’ordre intellectuel peuvent se retirer à l’écart et sont autorisés à s’abstenir, ceux-là commettraient une étrange erreur. C’est au moment où un pays est puissamment remué par de grandes crises qu’il lui importe le plus que tout ce qui relève de la pensée, la science, les lettres et l’art, loin de tomber dans une prostration périlleuse, se maintienne au moins au niveau du passé. Quand les faits ont marché à pas de géant, les idées ne doivent pas rester en arrière, faibles, découragées et languissantes. Il y aurait là un triste contraste auquel, ce nous semble, ne sauraient se résigner les écrivains et les artistes, ni ceux qui entrent dans la carrière pleins d’ardeur et d’avenir, ni ceux que vient surprendre au milieu de la vie un grand événement. Pour la jeunesse, pour les talens nouveaux, n’est-ce pas un devoir de féconder par le travail les inspirations et les idées que peut provoquer et susciter une époque comme la nôtre ? Il appartient aux talens éprouvés, loin de déserter l’arène, de donner le salutaire exemple d’une persévérance sérieuse. Ce ne sera pas trop du concours de tous les esprits d’élite pour maintenir avec fermeté le drapeau de la pensée. Cette conviction animera, nous n’en doutons pas, tous ceux qui ne désespèrent pas de l’avenir : elle nous soutiendra dans nos efforts. Rien n’honore plus un peuple, rien n’étend mieux son autorité morale sur les autres nations que le culte des lettres servant d’expression et de parure à la liberté politique.




Il y a dans les lettres, dans ce monde si varié de l’intelligence, certaines figures illustres qui ne cessent d’attirer les regards, de s’imposer à la contemplation des hommes, d’être un objet de curiosité et d’attention constante pour les esprits studieux. Le temps n’ôte rien à leur caractéristique grandeur ; bien au contraire, il l’accroît, ou du moins il la dégage, en quelque sorte, chaque jour de mieux en mieux. Il y a ainsi, dans l’histoire littéraire, trois ou quatre hommes dont la gloire survit à toutes les révolutions du goût, dont le génie domine naturellement du fond du passé les époques postérieures. Tel est Homère dans l’antiquité, tel est Dante au moyen-âge italien. Il n’est pas de poètes qui aient été plus curieusement étudiés, plus fréquemment expliqués, plus commentés que l’auteur de l’Odyssée et l’auteur de la Divine Comédie. Les moindres détails nouveaux sur ces grands représentans de la pensée humaine seraient payés au poids de l’or ; faute de ces merveilleuses découvertes, du moins, on s’attache à combiner d’une manière nouvelle les élémens connus qu’on possède sur eux ; et comme leur poésie touche à tous les événemens publics de l’époque où ils ont vécu, à toutes les passions contemporaines, à tous les sentimens qui se sont produits autour d’eux, il se trouve qu’on est conduit par ces guides harmonieux à l’examen des problèmes historiques les plus sérieux et les plus élevés. Il y a toutefois un inconvénient dans ce concours d’efforts tentés de toutes parts pour expliquer la destinée et les œuvres de poètes tels qu’Homère et Dante. Souvent une admiration trop crédule entraîne à débiter bien des fables ; le désir de paraître neuf pousse à hasarder bien des paradoxes. Ni Homère ni Dante n’ont échappé à des hypothèses fort singulières, quoique parfois ingénieuses ; si bien qu’il n’est pas parfaitement sûr que les travaux de plus d’un commentateur n’eussent à leur tour besoin d’être commentés, et qu’il n’y ait lieu de rétablir certains points principaux, certaines données réelles, certains aperçus incontestables, trop obscurcis par l’esprit de système. C’est ce qu’a essayé M. le comte Balbo pour Dante, dans un ouvrage paru, il y a quelque temps, en Italie, et récemment traduit avec élégance par Mme la comtesse de Lalaing[1]. Nul n’était plus propre à accomplir ce travail dans des conditions sérieuses et exactes que l’habile écrivain piémontais, le digne auteur de ce livre d’une inspiration si honnête et si patriotique sur les Espérances de l’Italie. Quant à l’à-propos, il ne fut jamais plus grand, sans doute, que dans les circonstances présentes, où l’étude du passé peut offrir pour l’Italie de si lumineux enseignemens. Dante est le bienvenu dans les luttes nouvelles, et on peut le saluer de ses propres vers : « Honorez le grand poète, son ombre revient… — Onorate l’allissimo poeta !… »

Le livre auquel M. Balbo a donné le titre modeste de Vie de Dante n’est pas, comme on pourrait le penser, une simple biographie. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner les sujets des diverses parties de ce travail. C’est un essai historique fait la Divine Comédie à la main ; c’est un tableau tracé avec suite et talent, un ensemble de vues sur les communes italiennes, sur les luttes des papes et des empereurs, sur les guerres civiles de Florence, sur le mouvement des partis, sur tous ces personnages contemporains que le poète a placés dans sa comédie et qu’il a immortalisés de sa louange ou flétris de sa colère. On voit tout ce que ces élémens peuvent avoir de fécond. L’auteur nouveau avait à sa disposition les agitations puissantes de la fin du XIIIe siècle et du commencement du XIVe, et, au sein de cette période troublée, la vie inquiète et orageuse elle-même de l’homme étonnant qui rassembla en lui le génie, les vertus, les défauts, les vicissitudes de sa patrie, qui fut tout à la fois homme d’action et grand poète, traversa tous les partis, fut mêlé aux plus hautes négociations diplomatiques, et, au bout de tout cela, ne gagna que l’exil, la misère, l’adversité, d’où il tira une nouvelle gloire et de nouvelles forces ; homme accessible à la haine la plus implacable et à l’amour le plus pur, le plus enthousiaste, et qui fut, en un mot, ainsi que le dit justement M. Balbo, « l’Italien le plus Italien qui ait jamais existé ! » Ce qui nous plait, nous l’avouons, dans le livre de l’écrivain piémontais, c’est le besoin d’exactitude qui s’y montre, c’est la tendance à chercher la réalité là où d’autres créent des mythes et des symboles. Les allégories sont en assez grand nombre dans la Divine Comédie, sans qu’on y ajoute celles que l’imagination moderne voudrait y voir. C’est en comparant les nombreux commentaires qu’il pouvait avoir sous les yeux avec le texte du poème lui-même, que M. Balbo a recomposé le caractère de Dante. Dans une telle confusion, il a cherché à ressaisir l’homme, l’homme selon le mot de Térence, c’est-à-dire avec ses grandeurs et aussi ses faiblesses, ses défaillances, en un mot avec toute cette portion de défectuosité humaine qui rend si dramatiques les combats dont l’ame est le théâtre. Qu’y a-t-il, par exemple, de plus poétiquement réel, de plus senti, dirons-nous, que ce passage du Purgatoire où Béatrix, non point certes la théologie, la philosophie ou tout autre être allégorique, mais bien la femme autrefois vivante, aimée et regrettée, adresse de tendres reproches à Dante pour quelque oubli passager, pour avoir un instant failli peut-être à l’antique amour, tandis que le poète rougit et fond en larmes ? C’est là un côté tout intime que le nouveau biographe fait de temps en temps reparaître, pour reprendre ensuite le cours de ses investigations historiques, où il serait trop long de le suivre.

Au milieu des accidens, des traverses, des orages continuels, des proscriptions, successives qui poussent Dante sur tous les rivages et font une telle diversion dans sa vie, il y a cependant une circonstance qui a un intérêt plus particulier et plus direct pour nous, pour notre pays, où certes il ne grandissait alors aucun poète capable de rivaliser avec cette gloire prochaine : c’est le voyage du grand auteur de la Comédie en France, son séjour à Paris, où le Tasse plus tard devait aussi venir et souffrir comme son prédécesseur. C’est une portion de la vie du poète que n’a point négligée le nouveau commentateur. Ce qu’il y a de difficile, d’obscur, de pénible dans le passage de tels hommes au sein d’un pays si peu préparé encore à les comprendre, a quelque chose de touchant. Si l’on veut se faire une idée des inégalités de la gloire, des hasards qui président souvent au succès, on n’a qu’à franchir l’intervalle et à arriver tout de suite au temps où le monde raffiné de Paris accueillait en triomphateur poétique Marino, le puéril auteur de riens sonores, l’oiseux rimeur de l’Adone, qui sut si bien exploiter, pour son profit personnel, l’engouement dont il fut l’objet pendant la période littéraire de Louis XIII. Dante, bien que son passage ait laissé quelque trace, ne recevait pas une aussi merveilleuse hospitalité. C’est dans les premières années du XIVe siècle qu’il arrivait obscurément à Paris, l’ame irritée et remplie du souvenir des luttes civiles auxquelles il venait d’échapper. Sans doute, il n’avait pas perdu tout espoir, dans sa fougue énergique, de revenir prendre part à ces luttes, de recommencer sa vie si puissamment agitée. En attendant, comme l’attestent les historiens, c’était vers l’étude qu’il reportait son activité oisive et inquiète. Il étudiait la théologie, la philosophie ; il suivait les écoles, allait s’asseoir auprès de pauvres étudians, pauvre et nécessiteux comme eux. « Il allait souvent à l’Université, dit Boccace, et il y soutenait des thèses sur toutes les sciences contre quiconque désirait discuter. » Lui, l’auteur de la Vie nouvelle, on l’appelait, le philosophe, le théologien ! Le titre de poète était celui sous lequel il était le moins connu. Ajoutez, pour éclairer cette époque de l’existence de l’implacable Florentin, cette cruelle remarque de Boccace : « Les études de Dante à Paris ne se firent pas pour lui sans une grande privation des choses les plus nécessaires à la vie. » En connaissant la fierté naturelle du poète, fierté redoublée sans doute par le sentiment de l’indigence au sein de laquelle il vivait, il n’est pas difficile d’admettre ce que disent les biographes sur le soin qu’il prenait de s’isoler, de se séparer de ses compatriotes, qui étaient alors en assez grand nombre à Paris. La solitude devait avoir un attrait invincible pour cette ame noblement orgueilleuse, pour cette pensée si supérieure ; il s’y réfugiait avec passion, et trouvait en lui-même le seul asile impénétrable où il pût entretenir ses inspirations amères prêtes à éclater. Le souvenir de ce séjour se reflète, ainsi que le montre justement M. Balbo, dans plus d’un vers de la Divine Comédie ; il n’est pas d’autre moment de sa vie auquel se pût mieux appliquer ce passage du Paradis : « Si le monde, qui lui accorde tant de louanges, savait quel cœur il eut, en mendiant sa vie morceau par morceau, il le louerait bien davantage ; » réminiscence mélancolique et fidèle d’un temps éprouvé ! C’est ainsi qu’à chaque page les impressions vives et fortes, les souvenirs personnels viennent se mêler à la trame de la merveilleuse invention du vieux poète. Si, dans ces temps reculés, l’hospitalité a pu être marchandée à l’auteur de la Divine Comédie, venant, pauvre et proscrit, s’asseoir sur les bancs de nos écoles, M. Balbo observe, avec une délicatesse dont nous devons sentir le prix, qu’il n’en a pas toujours été de même, que d’autres exilés sont venus de nos jours se réfugier aussi parmi nous, et que plus d’un, accueilli avec joie et honneur, a pu être mis à même de distribuer la science à ses hôtes.

Arrivé au terme de son intéressant travail, c’est-à-dire à la mort du poète, après, avoir parcouru le vaste champ historique ouvert devant lui et fouillé tout un siècle pour mieux faire comprendre les orageuses complications de la vie du grand rival d’Homère, pour mieux initier le lecteur au mouvement de ses passions, de ses ardeurs, de ses pensées fougueuses, l’auteur du nouveau commentaire aborde une question non moins élevée et non moins digne d’attention que toutes celles qu’il a débattues dans le cours de son livre : il se demande quelle a été jusqu’à nous l’influence de Dante ; le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à retracer les, vicissitudes de sa gloire. Rechercher l’influence de la Divine Comédie sur les esprits, sur la littérature tout entière, sur la poésie, sur les arts, non seulement en Italie, mais en Europe, ce serait une des études les plus curieuses et les plus neuves, j’imagine, malgré tout ce qui a été fait jusqu’ici sur Dante. Il ne faudrait d’ailleurs rien moins qu’un livre spécial pour traiter convenablement ce sujet, et de plus, chez l’écrivain qui s’attacherait à une telle œuvre, un esprit très supérieur, doué à un éminent degré de ces qualités si rarement unies : le sentiment poétique et le goût de l’érudition. À vrai dire, c’est peut-être sous ce rapport que l’ouvrage de M. Balbo devra paraître quelque peu incomplet. L’auteur, écrivant surtout dans un but historique, a nécessairement donné moins de développement à ce côté de la question où l’art moderne sous toutes ses faces est intéressé. Ce n’est point que M. Balbo n’ait pas aperçu ce qu’il y aurait de fécond dans cette manière d’envisager la gloire de Dante ; ce n’est pas qu’il néglige d’indiquer, par exemple, ce qu’il y a eu d’inspirateur dans l’œuvre du poète florentin pour les maîtres de la peinture italienne et, parmi ceux-ci, pour le plus grand, Michel-Ange Buonarroti, qui avait fait pour chacun des chants de la Comédie des dessins malheureusement perdus ; mais dans les pages de M. Balbo on distingue le germe de tout ce qu’il y aurait à dire plutôt qu’on ne le trouve réellement et complètement exprimé, et, à ce point de vue, selon nous, le nouveau commentaire ne rend point inutiles ceux qui pourraient venir encore. Nous ne faisons au reste, en ceci, que partager l’avis de l’écrivain piémontais lui-même ; résumer le caractère et les beautés de la Divine Comédie, telle n’a point été la pensée de M. Balbo. Suivre la trace de l’inspiration de Dante dans toutes les routes où l’art italien s’est engagé après lui, quelques pages, certes, n’y eussent point suffi. Le nouveau commentateur s’est contenté, dans le chapitre qui clôt son ouvrage, de développer une observation que nous reproduisons parce qu’elle est la plus incontestable preuve de la grandeur de Dante et qu’elle est en même temps une lumière pour l’Italie. M. Balbo fait justement remarquer que les vicissitudes de la gloire de Dante coïncident avec les vicissitudes de l’Italie elle-même. Tant que le pays conserve dans son sein quelque chose de cette vitalité énergique que lui légua le moyen-âge, la gloire du poète se maintient et s’accroît ; quand le pays penche vers la décadence, le renom de l’écrivain s’efface pour reparaître plus brillant lorsque la patrie italienne commencera à se relever. Voyez, en effet, Dante mourant dans la première moitié du XIVe siècle ! Sa popularité est immense, si bien qu’arrivé à cette date, Villani interrompt ses annales pour raconter sa mort. Des chaires sont instituées sur tous les points pour expliquer la Comédie, on la lit et on la commente à Milan, à Pise, à Plaisance, à Venise aussi bien qu’à Florence. Parmi tous ces hommes qui acceptaient ou se donnaient la mission d’expliquer la grande œuvre épique, il ne faut point oublier l’ingénieux et charmant Boccace, qui se faisait honneur d’être un disciple de Dante, bien qu’il lui ressemblât si peu par le génie. On n’en finirait pas s’il fallait compter tous les commentateurs. Cela dura ainsi jusqu’au XVIe siècle. Survient la déchéance politique et morale, l’abaissement complet du siècle qui suit, et la gloire du poète s’évanouit comme toutes les grandeurs. Il paraît à peine trois éditions de la Comédie dans cette période, lorsqu’il y en avait eu quarante dans le siècle précédent, au moment, il est vrai, où l’imprimerie venait d’être découverte. Il en est ainsi jusqu’à l’espèce de renaissance qui signala le XVIIIe siècle. Là encore, Dante retrouva de fervens sectateurs parmi tous les esprits distingués qui s’éveillaient. On n’ignore pas les vives discussions qui eurent lieu en Italie, il y a quarante ans, et qui étaient occasionnées par la tentative de quelques écrivains, tels que Monti, qui voulaient retremper la langue aux sources dantesques. Ainsi, toutes les fois qu’une lueur de renaissance a brillé en Italie, on a vu reparaître ce vieil apôtre de la poésie à l’horizon. Depuis Monti, Dante a occupé bien des écrivains modernes, non seulement des critiques et des érudits, mais les poètes eux-mêmes ; il a inspiré à Silvio Pellico son drame de Françoise de Rimini, et à M. Sestini son poème distingué de la Pia. D’autres viendront encore, sans nul doute, qui échaufferont leur intelligence au même foyer ; mais, au point où nous sommes, à la date où écrit M. Balbo, la gloire de Dante n’est plus seulement une gloire italienne, elle étend plus loin ses rayons ; c’est une gloire européenne à laquelle tous les peuples paient également leur tribut. La Comédie est commentée dans des chaires publiques en Allemagne et en France, à Paris et à Berlin. Le travail de M. le comte Balbo est un document de plus dans cette œuvre générale d’éclaircissement qui porte sur la production épique la plus mystérieuse, la plus grandiose et la plus complète de la littérature du moyen-âge.



— Pendant long-temps l’histoire de la musique, objet de tant de curieux travaux en Allemagne, a été négligée en France, et aujourd’hui même les élémens d’un travail complet sur les diverses révolutions de l’art musical dans les temps modernes sont encore loin d’être réunis. Il ne s’agit pas de construire l’édifice, mais d’en découvrir et d’en rassembler les matériaux. Aussi doit-on accueillir et signaler favorablement tout effort tenté pour hâter le moment désirable où il deviendra possible de faire succéder les résumés lumineux, les vues d’ensemble aux monographies spéciales. Éclairer telle ou telle partie de cette histoire, c’est faciliter la tâche de l’écrivain qui, plus tard aidé de documens précieux, voudra élever à l’art musical un digne monument. Tel est le rôle que s’est attribué l’auteur d’un remarquable ouvrage récemment publié sur la Musique militaire[2], M. George Kastner. Ce n’est pas seulement un traité dogmatique sur un sujet tout spécial que M. Kastner a voulu écrire : c’est un point important des annales de l’art qu’il a cherché à mettre en lumière ; pour lui, le développement de la musique est intimement lié au développement même des sociétés, et c’est en se plaçant à ce point de vue qu’il a su répandre un vif intérêt sur des questions qui semblaient ne devoir préoccuper que les théoriciens. L’histoire de la musique militaire, qui n’avait jamais été écrite, méritait, à plus d’un titre, de fixer l’attention d’un écrivain compétent ; mais, par cela même qu’elle avait été complètement négligée jusqu’à ce jour, elle exigeait les recherches les plus variées, les plus patientes. C’est par des indications demandées tour à tour aux poètes, aux historiens, aux érudits, de toutes les littératures, qu’il fallait suppléer au silence gardé sur ce point par les annalistes spéciaux de la musique. M. Kastner n’est pas resté au-dessous de sa tâche, et son livre ne laisse rien ignorer sur les destinées de la musique militaire depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours. Arrivé à notre époque, l’auteur a consacré une partie considérable de son ouvrage à traiter une question d’un intérêt tout actuel pour l’armée française : nous voulons parler de la réorganisation de nos musiques militaires appelées, par l’adoption d’instrumens perfectionnés, notamment de ceux du système Sax, à tenir un jour la première place parmi les orchestres guerriers de l’Europe. Ce résumé historique est complété par des instructions sur la composition des musiques militaires et les divers services qu’elles peuvent rendre, envisagées dans leurs rapports avec la science de la guerre. Cette dernière partie du livre n’est pas moins neuve que la partie historique. L’ouvrage de M. Kastner s’adresse, on le voit, non-seulement à un public spécial, mais à tous ceux qu’intéressent les développemens de l’art musical, étudié dans une de ses branches les moins connues et les plus dignes assurément d’une attention sérieuse.


— La mort est venue surprendre M. de Clarac au moment où il allait publier un grand ouvrage[3], fruit de quinze années de recherches et d’études laborieuses. Cette œuvre de sa vie, dont ce savant modeste n’a pu jouir, ses amis l’ont religieusement recueillie, et ils en livrent dès aujourd’hui au public les deux premières parties, qui contiennent la description la plus complète qui ait été faite jusqu’à présent des Musées de sculpture antique et moderne du Louvre et de la galerie d’Angoulême, divers mémoires curieux sur les tribus athéniennes et romaines, un catalogue chronologique des artistes, écrivains et personnages célèbres, la généalogie des Ptolémées et des familles romaines, etc. Deux nouveaux volumes seront incessamment ajoutés et compléteront ce manuel, véritable compendium d’archéologie, dont l’utilité pratique est incontestable pour les artistes, les antiquaires et les savans.


  1. Vie de Dante, par M, le comte Balbo ; 2 vol in-18.
  2. Manuel général de Musique militaire, par M. G. Kastner. Un beau vol. in-4e avec planches, chez Firmin Didot.
  3. Manuel de l’Histoire de l’art chez les anciens, par M. le comte de Clarac. 2 vol., chez Jules Renouard. 1847.