Chronique de la quinzaine - 28 février 1903

Chronique n° 1701
28 février 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février.


La Ligue de la liberté de l’enseignement a adressé à ses adhérens une sorte de consultation sur la conduite à suivre dans les circonstances actuelles. Le gouvernement n’a jamais été plus actif qu’aujourd’hui dans l’application de la loi contre les congrégations ; il ferme, en ce moment même, une quantité considérable d’écoles, et il a trouvé le moyen de le faire sans bruit, en provoquant le moins de résistance possible, ou même sans en provoquer aucune. À l’encontre de ces actes gouvernementaux, les citoyens ont un devoir, qui est de veiller à ce que ce soit bien la loi qu’on leur applique. La Ligue rappelle, dans le document qu’elle vient de publier, le double but qu’elle s’est donné, et qui consiste : 1° à convaincre les esprits de l’importance du droit d’enseigner ; 2° à montrer ce qu’est notre législation, et à l’aide de quelles armes légales les citoyens peuvent défendre leurs droits. Les citoyens s’abandonnent d’autant plus facilement à l’arbitraire administratif qu’ils connaissent moins bien ces droits. Aussi la ligue s’applique-t-elle à les leur faire connaître, et à quoi servirait-elle si ce n’était tout d’abord à cela ?

En ce qui concerne les écoles libres, la situation est la suivante. Il y a 8 000 écoles environ qui ont formé une demande d’autorisation dans les délais légaux, et 4 000 après l’expiration de ces délais. Les écoles de la première catégorie ont continué de fonctionner jusqu’ici, sauf à se fermer si l’autorisation leur est refusée, et c’est ce qui arrive de plus en plus. Leurs demandes auraient dû être soumises au Conseil d’État ; c’est du moins ce que tout le monde avait compris au moment de la discussion et du vote de la loi ; mais M. Combes a découvert depuis qu’il pouvait remplacer cette assemblée avec un avantage incontestable au point de vue de la rapidité de l’exécution, et s’étant érigé seul juge de la question de savoir si ces dernières devaient être renvoyées, ou non, au Conseil d’État assemblé, il en décide souverainement. C’est ainsi qu’un grand nombre d’écoles, restées provisoirement ouvertes, commencent à être fermées, et il est probable qu’elles le seront toutes un peu plus tôt ou un plus tard, si le même esprit continue de souffler en haut lieu » Voilà pour les 8 000 écoles de la première catégorie. Quant aux 4 000 de la seconde, elles ont été en partie fermées au mois de juillet 1902. Les propriétaires des immeubles ont cherché, comme c’était leur droit, si la loi ne laissait pas aux établissemens qu’ils avaient formés des moyens de vivre, ou de revivre sous une autre forme. Ils en ont trouvé deux qui nous paraissent strictement légaux. Le premier consiste à laïciser l’école par l’introduction d’un nouveau personnel ou à séculariser le personnel ancien. Le second consiste à passer condamnation sur l’école ; l’école fermée reste fermée, et on ne cherche pas à la rouvrir ; mais, à côté d’elle, il y avait des annexes qui n’ont besoin d’aucune autorisation, ni même d’aucune déclaration préalable, comme des garderies pour les jeunes enfans, des ouvroirs pour les jeunes filles, des patronages divers, des services de visites pour les malades, etc. C’est tout cela que les propriétaires des immeubles ont essayé de sauver, et au premier moment ils n’y ont rencontré aucune difficulté ni opposition. Leur droit semblait reconnu. Mais on s’est ravisé, et, sous prétexte que la loi du 1er juillet 1901 s’applique aux congrégations en général, quelle que soit d’ailleurs l’œuvre à laquelle elles se consacrent, on oblige tous ces établissemens à se fermer. L’injonction de le faire a été adressée à plusieurs d’entre eux, qui s’y sont conformés. S’ils ont eu tort ou raison de s’incliner sans autre forme de procès devant l’écharpe d’un commissaire de po lice, on peut différer d’avis sur la question : ce qui est sûr, c’est qu’ils l’ont fait bien vite et sans avoir épuisé les moyens de défense que la loi elle-même leur avait donnés. La Ligue de la liberté de l’enseignement les leur rappelle.

Elle invoque la loi du 4 décembre 1902. Dès que cette loi a été faite, nous en avons signalé les conséquences. Ses auteurs s’étaient proposé de donner des sanctions pénales à la loi du 1er juillet 1901. C’était pour eux une chose irritante, et qu’ils jugeaient inadmissible, de rencontrer des résistances sans pouvoir infliger à ceux qui en avaient pris l’initiative des mois de prison et des amendes. Un pareil sentiment était bien naturel de leur part ; mais, pour y donner satisfaction, on devait aller devant les tribunaux. Ils en avaient pris leur parti. Le 2 décembre 1902, M. le Garde des Sceaux disait au Sénat : « C’est précisément ce droit de recourir à la force dont le gouvernement offre l’abandon, et il vient vous demander de substituer des sanctions judiciaires aux sanctions administratives. Le projet de loi qui vous est soumis n’a pas d’autre but. » Il faut donc croire, avec la Ligue de la liberté de l’enseignement, que l’ère des exécutions administratives est close. Le gouvernement conserve sans doute le droit d’adresser aux congréganistes qu’il estime avoir formé ou reformé un établissement illégal, d’avoir à se disperser ; mais, s’ils résistent, ses agens de l’ordre administratif ne peuvent que le constater par un procès-verbal, qu’ils transmettent au procureur de la République. Autrefois, avant la loi du 4 décembre 1902, la résistance était brisée par la force, mais elle n’était par elle-même passible d’aucune peine : aujourd’hui, elle est passible d’une peine, mais elle ne peut plus être brisée par la force. Un jugement est nécessaire, et jusqu’à ce qu’il soit devenu définitif, les choses restent en l’état. Quelle est donc la question que les tribunaux auront à résoudre ? C’est celle de savoir si les congréganistes visés par le gouvernement ont, oui ou non, formé un établissement de la congrégation. Personne ne saurait dire au juste ce que c’est qu’un établissement de la congrégation. La loi ne le dit pas, elle ne donne aucune définition de l’établissement, laissant à la jurisprudence le soin de faire ce qu’elle n’a pas fait elle-même. Eh bien ! que la jurisprudence prononce ! C’est le vœu de la Ligue de la liberté de l’enseignement : ce devrait être celui de tout le monde.

On connaît la prétention du gouvernement à ce sujet : pour former un établissement de la congrégation, il suffit d’un seul congréganiste, et celui-ci forme cet établissement partout où il se trouve et dans quelques conditions qu’il opère. Cette interprétation de la loi heurte le bon sens le plus élémentaire, mais le gouvernement ne s’en inquiète guère, et il enjoint à tous les congréganistes qui ne sont pas au siège de la congrégation, de le rejoindre aussitôt. En vain lui répond-on que les maisons-mères ne sont pas assez vastes pour contenir tous les congréganistes, et qu’il y a là une impossibilité matérielle ; il ne veut rien entendre. Il a posé une règle sans se préoccuper de savoir si elle est exécutable ; tout le monde doit s’y plier. On voit par là combien il est indispensable de définir l’établissement, et c’est ce que les tribunaux seuls peuvent faire aujourd’hui La Ligue de la liberté de l’enseignement a sa définition à elle, dont nous faisons volontiers la nôtre. « Si, dit-elle, la maison appartient aux sœurs, si elles ou la communauté en ont la pleine propriété ou l’usufruit, si elles en sont locataires, si elles en jouissent par concession gratuite d’un tiers, si, en un mot, les sœurs sont « chez elles, » si elles ont la direction assise et établie de la maison, cette maison constitue un établissement de la congrégation, mais à ces conditions seulement. » Et nous comprenons fort bien qu’on puisse reviser ou compléter ces conditions ; les tribunaux s’y appliqueront avec l’autorité qui leur est propre ; une seule chose est inadmissible, c’est que la présence d’un nombre infime de congréganistes, ou même d’un seul, dans une maison où ils ne sont pas chez eux, constitue néanmoins un établissement de la congrégation. Puisqu’elle a été soulevée, la question doit être résolue ; et comment pourrait-elle l’être, sinon par la résistance d’un propriétaire qui, ayant recueilli un ou deux congréganistes, viendra dire : « Je suis chez moi, j’ai le droit d’y loger qui je veux, pourvu que je ne prête pas les mains à la constitution illégale d’un établissement congréganiste, et je soutiens que je n’ai rien fait de pareil, » A un homme qui tient ce langage, on ne peut désormais, si on n’est pas de son avis, faire qu’une réponse : lui envoyer du papier timbré et l’assigner devant les tribunaux. Quand les tribunaux auront prononcé en dernier ressort, tout le monde devra s’incliner : jusque-là on a le droit de ne rien faire, et il y a même des circonstances où ce droit devient un devoir.

On connaît la règle que s’est donnée M. Combes pour laisser subsister provisoirement des écoles congréganistes. Les grands principes n’ont rien à y voir. M. Combes supprime les écoles libres quand il en a lui-même de suffisamment nombreuses et vastes pour contenir tous les enfans de la commune : dans le cas contraire, il n’accorde ni ne refuse l’autorisation demandée et laisse la situation se prolonger telle quelle. Mais il prépare l’avenir en obligeant les communes à construire de nouvelles maisons d’école, ou à agrandir celles d’aujourd’hui. On sait à quel point les budgets communaux sont déjà surchargés de centimes additionnels : il faudra pourtant en voter encore d’autres, et peut-être, lorsque ces conséquences de la politique actuelle viendront à se produire, s’apercevra-t-on dans nos campagnes qu’il en coûte très cher de supprimer une liberté.

Quoi de plus facile à comprendre ? L’enseignement libre est donné à peu près à la moitié de nos enfans, sans qu’il en coûte rien à l’État ni aux communes : si on le supprime, aujourd’hui partiellement et demain complètement, l’État et les communes devront pourvoir aux obligations qu’ils auront assumées. Que les conseils municipaux le fassent de gaieté de cœur, il faudrait les connaître mal pour le croire. Aussi M. le ministre de l’Instruction publique vient-il de déposer devant la Chambre un projet de loi qui, pour la construction d’office des maisons d’école, supprime purement et simplement la plupart des garanties qui avaient été laissées jusqu’ici aux communes, et confie aux préfets le pouvoir en quelque sorte dictatorial d’ordonner les constructions, de choisir les architectes, de dresser les plans et devis, et finalement d’ouvrir au budget communal le crédit destiné à la dépense. Une loi du 21 mars 1883, complétée par un décret du 7 avril 1887, avait institué toute une procédure pour la construction d’office des maisons d’école. Cette procédure, précisément parce qu’elle était sage, était un peu lente. Tout en exerçant sur les communes une pression qui avait finalement pour objet de leur faire violence, on donnait des sauvegardes à leurs intérêts, et on prenait des précautions contre ce que pouvait avoir de trop brutal l’arbitraire d’un préfet qui aurait voulu faire du zèle. Ces précautions, le nouveau projet en fait table rase. On n’a plus d’autre souci aujourd’hui que d’aller vite, d’atteindre le but tout de suite, d’en finir brusquement avec des discussions qu’on juge oiseuses. Et ce désir d’être expéditif était allé si loin que le gouvernement s’était mis d’accord avec la Commission du budget pour incorporer le projet sur la construction d’office des maisons d’école dans la loi de finances. Les protestations qui se sont élevées l’y ont fait renoncer : il y aurait eu sans doute une discussion difficile, terminée par un vote de disjonction, soit à la Chambre, soit au Sénat. Néanmoins le projet de loi est maintenu, et il est à coup sûr un des plus significatifs et suggestifs qui aient été présentés dans ces derniers temps. On ne veut plus de délais ; la politique actuelle n’en comporte pas. On ne veut plus de résistances, d’où qu’elles puissent venir, La République qui semblait devoir être, en même temps qu’un gouvernement économe, un gouvernement favorable à l’extension des libertés communales, restreint au contraire, ou se propose de restreindre ces libertés en même temps que quelques autres. Un gouvernement à tendances jacobines comme le nôtre devait tomber dans les excès de la centralisation. Le projet de loi sur la construction d’office des maisons d’école en est une preuve, et non pas la seule.

Malgré tout cela, il s’en faut de beaucoup que la situation de ce gouvernement, ou du moins du ministère qui le représente, se consolide. Non pas qu’il soit exposé à un danger immédiat : personne. même parmi les plus pressés, n’a envie de prendre la succession de M. Combes avant qu’il ait terminé la besogne répugnante dont il s’est si volontiers chargé. N’a-t-il pas dit qu’il était venu pour appliquer la loi sur les associations ? On le laisse faire, mais il tarde à tout le monde qu’il ait fini. Le bloc, en effet, se désagrège. Les ministres eux-mêmes ne sont pas toujours d’accord entre eux. La majorité de la Chambre est de mauvaise humeur et s’impatiente. Les votes parlementaires ne se ressentent pas encore matériellement de cet état d’esprit : il semble toutefois qu’autre chose se prépare, qui ne vaudra peut-être pas beaucoup mieux que ce que nous avons, mais qui, en tout cas, ne peut pas valoir moins. On commence à trouver que le ministère dans son ensemble manque de prestige : celui de quelques-uns de ses membres n’a pas gagné en éclat depuis quelques jours. Ce sont les congrégations qui, sans le vouloir, le soutiennent. Quand sera terminé l’holocauste qui se prépare, et dont le dépôt du rapport de M. Rabier semble donner le signal, c’en sera bientôt fait de M. Combes : on ne lui saura même aucun gré de ses services.


Des événemens importans, bien qu’il soit encore difficile d’en déterminer la portée et d’en distinguer les suites, se sont passés en Orient depuis le 15 février. Nous disions alors que, si le prince Ferdinand de Bulgarie voulait sérieusement en finir avec les comités macédoniens, les moyens ne lui manqueraient pas pour cela, et que. si une influence suffisamment énergique s’exerçait sur lui, la volonté lui en viendrait. L’influence à laquelle nous faisions allusion s’est exercée à Sofia, et le prince a pris subitement un certain nombre de résolutions destinées à étouffer l’agitation révolutionnaire. D’autre part, la Russie et l’Autriche ont rédigé un programme de réformes à introduire en Macédoine, et l’ont soumis au Sultan avec l’adhésion et l’appui des autres grandes puissances. Enfin Abdul-Hamid n’a pas mis plus de vingt-quatre heures à accepter le programme, et s’est déclaré prêt à l’appliquer. Il propose même de l’appliquer à toute la partie orientale de son empire. Ce sont là beaucoup plus de choses qu’il ne s’en passe d’ordinaire en quinze jours, surtout en Orient. Il serait, néanmoins, téméraire de dire que tout est fini, que le danger est conjuré et que les nuages obscurs qui s’amoncelaient sur la Macédoine sont définitivement dissipés.

Le prince Ferdinand a agi avec rapidité et fermeté. On a appris un matin qu’il avait fait arrêter les principaux chefs des comités macédoniens en Bulgarie, entre autres Michaïlowski et le général Zontchef. Quant aux comités, ils les a déclarés dissous : le territoire bulgare ne devait plus servir de laboratoire à la révolution. Le Sultan s’est montré fort satisfait des mesures prises par son vassal, auquel il a écrit une lettre de remerciemens et de félicitations. Le prince a certainement bien mérité de la Sublime Porte et du Sultan ; mais il est à croire qu’il se serait volontiers passé du témoignage de contentement que ce dernier lui a adressé, car, s’il réprime la révolution, il n’en est pas moins obligé de ménager chez lui l’opinion, et l’opinion bulgare a dû être médiocrement flattée d’un coup de force qui était devenu sans doute une nécessité politique, mais n’en était pas plus glorieux pour cela. Il y a, toutefois, une remarque à faire, c’est que si le prince Ferdinand a arrêté Michaïlowski et Zontchef, il a laissé échapper Sarafof. Celui-ci, soit qu’il se défiât et fût sur le qui-vive, soit qu’il ait été averti à temps par une voie mystérieuse, a pris la fuite vers une destination inconnue. Sarafof, nous l’avons déjà dit, est à la tête des comités révolutionnaires les plus nombreux et les mieux organisés. Son but est de créer une Macédoine autonome et indépendante, tandis que celui de Michaïlowski et de Zontchef est d’annexer la Macédoine à la Bulgarie. Bien des gens croient d’ailleurs que si la première solution était adoptée, à savoir l’indépendance de la Macédoine, ce serait une simple étape vers la seconde. Ils n’ont pas oublié l’édifiante histoire de la Roumélie orientale qui avait été constituée en province autonome au sud des Balkans, et n’a pas tardé, à la suite d’une conspiration qui a éclaté subitement aux yeux de l’Europe étonnée, à proclamer son union à la Bulgarie. On disait d’ailleurs dans ces derniers temps qu’un accord provisoire s’était établi entre Michaïlowski et Sarafof, au moins pour la période d’action dans laquelle on allait immédiatement entrer. Si le premier est prisonnier, le second est libre ; on ne peut donc pas dire que la révolution a été privée de tous ses chefs. Enfin, il y a deux sortes de comités macédoniens. Les uns se sont constitués en territoire bulgare, et ce sont ceux-là que le prince Ferdinand a dissous. Mais il y en a d’autres sur le territoire macédonien lui-même, et ces derniers, qui constituent ce qu’on appelle « l’organisation intérieure, » sont restés en pleine activité. Il est vrai que le prince Ferdinand n’y peut rien : c’est à la Porte seule qu’il appartient de surveiller et de disperser les comités qui se sont formés chez elle. Le prince Ferdinand est en droit de dire qu’il a fait ce qui dépendait de lui, et qu’après avoir donné des gages aussi manifestes de la correction de son attitude, il n’a plus qu’à attendre de sa bonne volonté ou de son esprit politique que le Sultan fasse à son tour ce qui dépend de lui pour ramener le calme dans les esprits. En un mot, c’est au Sultan à introduire des réformes en Macédoine, et, comme on ne peut guère compter sur son initiative, c’est aux grandes puissances à le conseiller. Elles l’ont fait, et nous souhaitons que leurs conseils, dont le Sultan a immédiatement apprécié la modération et la sagesse, apparaissent effectivement aussi sages, c’est-à-dire aussi efficaces, qu’ils sont modérés.

Il était naturel que le programme des réformes fût rédigé par la Russie et par l’Autriche, qui sont le plus directement intéressées au bon ordre dans les Balkans ; et comme leur propre rivalité y est quelquefois un élément de trouble, il importait qu’elles se missent avant tout d’accord. On peut dire que le programme qu’elles ont arrêté est un minimum. Il est resté sensiblement en deçà dos réformes qui avaient été indiquées dans le Livre Jaune français, réformes dont nous avons parlé il y a quinze jours, et qui n’avaient elles-mêmes rien d’exagéré. Si nous les rappelons aujourd’hui, c’est parce que la publication du Livre Jaune parait avoir produit en Allemagne une irritation assez vive, sinon dans les sphères gouvernementales, au moins dans la presse ; mais la presse en Allemagne prend souvent ses inspirations en haut lieu, et, lorsqu’elle parle avec une certaine unanimité, il n’est pas téméraire de croire qu’elle ne le fait pas avec une spontanéité absolue.

La presse germanique a donc été particulièrement amère et acrimonieuse à l’égard de notre ministre des Affaires étrangères, M. Delcassé. Elle lui aurait volontiers demandé de quoi il se mêlait. A notre avis, il ne se mêlait que de ce qui le regardait. Il s’est borné d’ailleurs à reproduire les dépêches de nos agens, et à donner à ceux-ci son opinion personnelle sans l’imposer à personne autre. Mais il aurait été désirable que cette opinion fût plus complètement partagée. Cela serait arrivé sans doute si le programme des réformes avait été dressé par deux puissances dont les intérêts auraient été moins divergens que la Russie et l’Autriche, et si derrière l’Autriche il n’y avait pas eu l’Allemagne, l’Allemagne qui a déclaré à maintes reprises par la bouche de M. de Bismarck combien elle faisait fi des considérations d’humanité dans la politique orientale, et qui ne paraît pas avoir depuis changé d’opinion. On croit généralement en Europe que le programme initial de la Russie était plus développé que celui de l’Autriche, et que c’est sur lui qu’ont porté les réductions d’où est sorti le programme é mondé qui a été finalement soumis au Sultan. La France, de même que les autres grandes puissances, était d’autant plus libre d’exprimer son avis qu’elle n’avait pas à prendre une part directe dans l’élaboration du programme définitif. Elle s’est contentée, comme les autres, de s’y rallier et de le soutenir quand il a été fait, et c’est assurément tout ce qu’on pouvait lui demander. L’action, restée si discrète, de notre diplomatie n’a donc pas mérité les reproches qu’on lui a adressés de l’autre côté du Rhin. M. Delcassé s’est inspiré des intérêts généraux de l’Europe, dont la France ne distingue pas les siens.

Il aurait été beaucoup plus loin s’il s’était inspiré des manifestations de l’opinion. Un meeting, qui a réuni plus de 4 000 personnes, a eu lieu au théâtre du Château-d’Eau sous la présidence de M. le baron d’Estournelles de Constant. On y a entendu des orateurs venus de tous les points de l’horizon politique, appartenant aux partis les plus divers et même les plus éloignés les uns des autres, M. Denys Cochin, M. Jaurès, M. de Pressensé, M. Anatole Leroy-Beaulieu, M. Lerolle, etc. Leurs paroles étaient animées d’un souffle véhément d’indignation et de colère contre le sultan Abdul-Hamid. Il y avait là plus de réminiscences historiques, dont quelques-unes sont récentes et douloureuses, que de jugemens exacts sur la situation présente. Le souvenir des massacres d’Arménie hantait les imaginations et quelquefois même les égarait un peu. M. Jaurès a dit dans son discours qu’il était bon que la diplomatie eût des préoccupations, à condition de se rassurer. Les manifestations de ce genre peuvent avoir leur utilité ; mais, dirons-nous à notre tour, c’est à condition que la diplomatie ne s’en inspire pas trop. L’humanité est une grande et belle chose, la sensibilité aussi : toutefois on risque de les compromettre gravement l’une et l’autre lorsqu’on en fait les seuls guides de sa politique. Elles ne doivent jamais en être absentes ; elles ne doivent pas non plus exclusivement la diriger. Il faut encore tenir compte des intérêts des puissances, qu’aucune d’elles n’est disposée à sacrifier : elles n’en ont peut-être pas le droit. On risquerait sans cela de provoquer les plus redoutables conflits, et, sous prétexte d’améliorer le sort de quelques populations, de faire couler beaucoup plus de sang qu’on n’en épargnerait. Nous prenons la manifestation du Château-d’Eau, comme il convient de le faire, dans son ensemble. Si nous descendions dans le détail des partis ou des hommes qui y ont pris part, nous ne saurions assez nous étonner de voir les socialistes, par exemple, s’enflammer aujourd’hui pour les Macédoniens, après l’avoir fait hier pour les Arméniens, alors qu’ils se montrent généralement si tièdes pour les intérêts de la France elle-même, lorsqu’ils sont menacés à l’étranger. La préoccupation d’échapper à tout ce qui pourrait ressembler, non pas même à une guerre véritable, mais à un conflit, les porte à conseiller toutes les concessions ; et, pour être plus sûrs de les imposer, ils s’appliquent à désarmer le pays en brisant entre ses mains l’instrument militaire qui assure sa sécurité, Mais pour les Arméniens, mais pour les Macédoniens, on ne saurait trop faire à leur gré ! La France a de grandes et de nobles traditions qu’ils rappellent éloquemment ; elle est, elle doit rester la protectrice des faibles ; soit ; mais pour protéger les faibles, la première condition est d’être très fort soi-même, et les socialistes ne travaillent qu’à nous affaiblir. Ils nous promettent, à la vérité, l’avènement prochain d’une société régénérée où le droit triomphera par la seule force des discours : en attendant, un discours, même éloquent, est bien peu de chose au milieu de l’Europe, armée jusqu’aux dents, et si M. Jaurès ne se trompe pas sur l’avenir, ce dont il nous permettra de douter, nous sommes parfaitement sûrs de ne pas nous tromper sur le présent. La terre promise est encore bien loin !

Revenons aux réformes du programme austro-russe. La note les présente, et elles sont en effet un simple complément des règlemens antérieurement arrêtés. Le Sultan, au mois de novembre dernier, a pris un iradé dans lequel il a promis quelques réformes, en chargeant un inspecteur général de veiller à leur exécution. Partant de là, les deux gouvernemens se sont appliqués à innover le moins possible, ce qui serait fort bien s’ils avaient assuré d’une manière plus ferme et plus sûre la réalisation des réformes.

La principale garantie qu’ils en demandent est dans la fixation préalable de la durée des pouvoirs de l’inspecteur général, qui ressemblera plutôt, et cela est heureux, à un gouverneur général des trois vilayets macédoniens. Mais on ne dit pas quelle sera cette durée, et c’est un point à préciser. L’inspecteur général « aura la faculté de se servir, si le maintien de l’ordre public le rend nécessaire, des troupes ottomanes, sans avoir chaque fois recours au gouvernement central, et les valis seront tenus de se conformer strictement à ses instructions. » Ces dispositions méritent d’être approuvées. La gendarmerie se composera de chrétiens et de musulmans dans une proportion analogue à celle des populations : encore un bon principe, mais il avait déjà été posé et il faudrait surtout veiller à son exacte application. Les gardes champêtres seront chrétiens là où la majorité de la population est chrétienne : c’est fort bien. Enfin la police et la gendarmerie seront réorganisées avec le concours de spécialistes étrangers. Passons aux mesures de l’ordre financier. « Pour assurer le fonctionnement des institutions locales, le budget des revenus et des dépenses sera dressé dans chaque vilayet, et les perceptions provinciales contrôlées par la Banque ottomane seront destinées en premier lieu aux besoins de l’administration locale. Le paiement des services, civil et militaire, y compris le mode de perception des dîmes, sera modifié et l’affermage en gros sera aboli. » Il y a là le germe d’excellentes choses, mais seulement le germe, et la note des deux puissances procède trop souvent par sous-entendus. C’est peut-être réduire à l’excès le rôle de la Banque ottomane que de lui donner un simple pouvoir de contrôle, et ce n’est pas assez dire du mode de perception des dîmes que d’annoncer qu’il sera modifié. Toutefois si, par un moyen quelconque, on assure réellement le paiement régulier des fonctionnaires de l’ordre civil et militaire, on aura fait plus qu’une réforme, on aura fait une révolution et la plus salutaire de toutes. Nous avons déjà dit que le fonctionnaire ottoman, y compris le gendarme, n’était concussionnaire et pillard que parce qu’il n’était pas payé : le jour où il le sera, beaucoup de choses pourront changer. Mais comment le paiement exact et régulier sera-t-il assuré, et par quoi l’affermage en gros, qui doit être aboli, sera-t-il remplacé ? La note ne le dit pas, et il importerait beaucoup de le savoir pour se rendre compte de la sincérité et de l’efficacité des réformes. Enfin, il y a aura une amnistie générale dans les trois vilayets, ce qui contribuera sans doute à l’apaisement des esprits ; mais c’est là une liquidation du passé, et il s’agit surtout de préparer et d’assurer un meilleur avenir.

Tel est le programme : tout ce qu’il contient est excellent, mais il ne contient peut-être pas tout ce qu’il faudrait. Il est vrai que, s’il est appliqué sincèrement, on n’échappera pas, quand on voudra le préciser, à la nécessité de le développer. Reste à savoir s’il sera considéré comme une satisfaction suffisante pour que les comités révolutionnaires désarment ou soient désarmés par le sentiment favorable et confiant des populations. C’est la confiance qui sera difficile à obtenir. On a déjà éprouvé de si grandes et de si nombreuses déceptions l’on est si habitué à des promesses ottomanes qui ne sont jamais suivies d’effet ! tant de réformes ont été annoncées et si peu ont été réalisées ! Bien que réduit à un minimum, le programme austro-hongrois ferait beaucoup de bien si on pouvait dire de lui, comme autrefois de la Charte, qu’il sera une vérité : il faudra pour cela que les puissances tiennent la main à son exacte application. Il n’y a, dans la note austro-russe, aucun contrôle européen organisé, ni même prévu : on se contente d’y dire que l’inspecteur général nommé pour un nombre d’années déterminé ne pourra être révoqué sans que les puissances aient été préalablement consultées. Il est naturel qu’Abdul-Hamid, qui devait s’attendre à des exigences plus considérables, se soit empressé de donner son adhésion à un programme aussi modeste, et où son autorité souveraine est si scrupuleusement respectée. Nous voudrions croire, du moins, que la rapidité même avec laquelle il l’a fait est une garantie de sa sincérité.

En tout cas, pour que le programme austro-hongrois produise tout l’effet qu’on en attend, il importe de l’appliquer immédiatement, de manière que les résultats heureux en soient sentis tout de suite ; sinon l’état des esprits restera le même, c’est-à-dire éminemment favorable à une explosion révolutionnaire. L’opinion bulgare est mécontente. La Serbie est plus calme. Quant à la Grèce, elle fait des efforts pour attirer l’attention sur elle ; ses comités commencent à se remuer ; ils envoient des télégrammes en Europe pour affirmer que c’est d’elle, et non pas de la Bulgarie, que la Macédoine attend sa délivrance. Les Albanais qu’on a parlé de désarmer, mais qui ne se seraient pas laissé faire, et qui comptent sur l’appui de l’Autriche, restent irrités et beaucoup plus disposés à étendre leurs privilèges qu’à supporter qu’on y apporte la moindre restriction. Enfin l’état des Balkans n’est rien moins que rassurant, et il faudrait peu de chose pour y allumer l’incendie. Nous venons d’assister au premier acte de l’intervention européenne : il n’est pas probable que ce soit le dernier,


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.