Chronique de la quinzaine - 14 mars 1903

Chronique n° 1702
14 mars 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.


La Chambre des députés vient d’entamer la discussion des demandes d’autorisation présentées par les congrégations religieuses. La question qui s’est posée au seuil même du débat a été de savoir comment il serait conduit. La Chambre se trouvait en présence d’une cinquantaine de demandes, les autres ayant été renvoyées au Sénat. Que faire devant un aussi grand nombre de dossiers ? La difficulté pouvait être embarrassante en fait, mais non pas en principe. Il suffisait de se reporter à la discussion de la loi du 1er juillet 1901 pour reconnaître qu’il avait été, à ce moment, dans l’intention du gouvernement et des Chambres que le cas de chaque congrégation fût examiné séparément. Mais c’est ce que la Commission d’aujourd’hui ne veut pas. Elle a proposé de faire une masse de toutes les congrégations, et de les exterminer d’un seul coup. Ce n’est pas ainsi qu’on l’entendait en 1901. M. Waldeck-Rousseau protestait alors contre cette confusion qui ne permettait de faire aucune différence entre les congrégations. S’il voulait frapper les unes, il entendait épargner les autres. « Affirmer, disait-il, que le Parlement ne donnera pas d’autorisation, c’est à mon avis instruire bien vite son procès. Croyez-vous donc que les Chambres françaises, mises en présence de statuts sincères et non pas semés de dissimulations, proclamant hautement un but philosophique, philanthropique ou d’intérêt social, seront animées d’un parti pris absolu et diront : C’est une congrégation, nous refusons d’autoriser ? Croyez-vous donc que les Chambres qui votent chaque année, dans le budget des Affaires étrangères, des fonds appliqués précisément au soutien et à l’encouragement de nos missionnaires, envisageront d’un œil malveillant et soupçonneux les statuts d’une congrégation qui viendrait à se fonder dans le même but ? » Lorsqu’il parlait ainsi, M. Waldeck-Rousseau n’était pas prophète ; il n’avait pas mesuré la violence du mouvement qu’il avait déchaîné ; il n’avait pas prévu le rapport de M. Rabier, dont nous avons dit un mot, il y a quinze jours. Il y a déjà loin de M. Waldeck-Rousseau à M. Rabier !

M. Combes lui-même a eu des scrupules. Il a fait des réserves ; il a même dit qu’il ne pourrait pas appuyer de son autorité la procédure de la commission, et celle-ci a dû chercher un moyen de concilier ses vues avec celles du gouvernement. Elle a divisé les congrégations en trois lots, destinés à être expédiés successivement. Le premier comprend les congrégations enseignantes, le second les prédicantes et le troisième les commerçantes. On ne distinguera pas entre elles dans chaque catégorie ; on les condamnera et on les frappera en bloc : c’est du moins ce que la commission a proposé, et ce que M. le président du Conseil a accepté. Première capitulation de sa part. Toutefois il s’est refusé à poser à ce sujet la question de cabinet. Il voulait bien parler, mais non pas se compromettre ; il voulait bien donner de sa personne, mais non pas de son portefeuille. Ce serait une erreur de croire que cette réserve relative venait chez lui du désir de respecter la liberté d’un certain nombre de ses amis : la vérité est qu’il craignait que ses amis ne préférassent leur liberté à ses convenances personnelles. On lui a fait honte de sa tiédeur et de ses hésitations ; on l’a accusé de complaisances à l’égard de la réaction ; on lui a reproché d’assurer à celle-ci un triomphe dont les conséquences seraient incalculables. Alors il a senti plus évidemment que jamais ce dont il s’était déjà aperçu quelquefois, à savoir qu’il n’était pas son maître, et il a promis de poser la question de confiance sur le passage à la discussion des articles des trois projets de loi. Seconde capitulation de sa part : sera-ce la dernière ? C’est ainsi que commencera le débat. Le gouvernement, réduit à un rôle subalterne et humilié, a renoncé à le diriger : il en laisse le soin à la commission et à son rapporteur, M. Rabier, se contentant pour son compte de jeter dans la balance le poids d’une menace de démission, c’est-à-dire d’une crise gouvernementale en perspective, si la majorité ne montre pas jusqu’au bout la docilité dont il lui a lui-même donné l’exemple. Ainsi, dès l’origine de cette triste affaire, on voit le gouvernement plier et se soumettre, n’ayant que des velléités timides en présence de gens qui ont une volonté.

Le débat qui va s’ouvrir sera une preuve nouvelle de l’impuissance de ceux qui ont fait le mal à en modérer ensuite les conséquences. Il faut s’attendre au pire. Le sens de la liberté est profondément oblitéré dans notre pays. Le parti au pouvoir, animé du plus pur esprit jacobin, abuse de sa force sans aucune retenue. La liberté et le droit ne sont rien pour lui. Il y avait peut-être, il y avait sans doute quelques mesures à prendre contre la multiplicité croissante des congrégations religieuses, et nous aurions pu pour cela trouver à Rome même un concours qui aurait donné à cette entreprise politique, enfermée dans de justes limites, un caractère respectable pour tous. La faiblesse de deux ministères successifs a déchaîné, au contraire, des violences qu’il n’est plus possible de modérer. Nous allons assister à une œuvre néfaste qui, par la manière dont elle sera faite autant que par les principes dont elle s’inspire, donnera chez nous une redoutable accélération à l’esprit révolutionnaire. La responsabilité de ceux qui l’accomplissent sera lourde devant l’histoire, non pas plus toutefois que celle des hommes qui en ont pris imprudemment l’initiative, et qui ont ouvert l’écluse par laquelle le flot se précipite impétueusement aujourd’hui.


Un grand débat sur la politique étrangère a eu lieu à la Chambre des députés. On y a parlé de beaucoup de choses ; c’est peut-être pour ce motif qu’il n’en est pas sorti une grande clarté. M. Charles Benoist a essayé d’y mettre un peu d’ordre en demandant à M. Delcassé s’il avait un plan arrêté lorsqu’il est arrivé au ministère il y a déjà plus de quatre ans et demi, et quels avaient été les principes de sa politique. Les autres orateurs qui se sont suivis à la tribune, M. Millevoye, M. Georges Berry, M. Delcassé, M. de Pressensé, M. Raiberti, M. Sembat, M. Deloncle, ont parlé de tout, de l’Arménie, de la Macédoine, du Maroc, du Siam, de Mascate et quibusdam aliis. M. Ribot a résumé le débat avec une grande hauteur de jugement, et en a dégagé les conclusions nécessaires. Il est bien rare qu’un ministre ne se tire pas d’affaire lorsqu’on prétend l’enfermer dans un cercle aussi vaste, et M. Delcassé l’a fait habilement. En somme, de toutes ces questions, celle qui occupe le plus les esprits en ce moment est celle de Macédoine, soit parce que les autres n’ont pas un caractère aussi actuel et aussi pressant, soit parce que l’opinion publique, les connaissant mal, s’y intéresse assez peu. Nous ne voulons pas dire par là qu’elle connaisse bien la question de Macédoine, même après le long discours que M. de Pressensé lui a consacré, mais elle s’en tourmente. Les incidens de ces derniers mois, et surtout de ces dernières semaines, ont attiré vivement l’attention sur la péninsule balkanique : on se demande avec quelque inquiétude quel sera l’avenir de l’Orient, même le plus prochain.

Le sentiment le plus général n’est pas l’optimisme, et il y a malheureusement de bonnes raisons pour cela. Bien qu’on ait pris soin de dire que le programme de réformes qui a été soumis à la Porte n’est pas définitif, et qu’il est même appelé à être plus tard l’objet d’un vaste développement, il a paru si succinct, et pourquoi ne pas dire le mot ? si étriqué, qu’on se demande s’il opposera une digue suffisante aux impatiences révolutionnaires des Macédoniens de Macédoine, de Bulgarie et d’ailleurs. Rien ne serait plus désirable, mais rien n’est moins sûr, et les nouvelles qui arrivent d’Orient, même incomplètes et tronquées, comme elles le sont certainement, ne présentent pas de la situation un tableau rassurant. Au fond, l’anarchie est partout dans les Balkans. Si elle se traduit finalement par des désordres graves, il n’est pas douteux un seul instant que la Porte ne soit en mesure de les réprimer. Malheureusement elle a des procédés de répression dont l’énergie barbare provoque l’horreur, et qui ne lui réussissent pas toujours comme ils l’ont fait après les massacres arméniens. Il arrive quelquefois que ces odieuses tueries ne produisent pas sur les lieux l’apaisement ; en revanche, elles agissent violemment sur les sentimens de l’Europe, et finissent par coûter une province à la Turquie, après quoi, il est vrai, les puissances lui garantissent jusqu’à la prochaine fois l’intégrité de ce qui lui reste. Verrons-nous se renouveler encore ce scénario lugubre et malfaisant ? Nul ne le sait. Pour le moment, il serait injuste de ne pas reconnaître que, si les puissances ont été bien peu exigeantes en ce qui concerne les réformes, elles ont du moins pris des mesures pour empêcher l’exaltation révolutionnaire d’éclater, avec leurs inévitables conséquences.

La Russie a été, à ce point de vue, particulièrement énergique et explicite. C’est assurément à son inspiration que le prince Ferdinand a obéi en arrêtant les principaux chefs des comités macédoniens de Bulgarie, et en prononçant la dissolution des comités eux-mêmes. Il a dû lui en coûter d’adopter cette altitude : elle est en contradiction flagrante avec celle qu’il avait eue dans ces derniers temps, et l’expose à perdre sa popularité. Un incident qui vient de se produire à Sofia montre de quel danger le gouvernement princier est menacé. Le général Paprikof, ministre de la Guerre, a donné sa démission, — hâtons-nous de dire qu’il l’a retirée depuis, — parce qu’on lui a refusé un crédit de 8 millions qui lui semblait indispensable pour l’achat de munitions et d’approvisionnemens. Si le crédit avait été accordé, on n’aurait pas manqué de dire, et non sans raison, que la Bulgarie armait, et le prince Ferdinand aurait donné par là un démenti à sa politique d’attente pacifique et confiante. Elle est du moins confiante en apparence ; nul ne peut dire à quel point elle l’est en réalité. La démission du général Paprikof, dans les circonstances actuelles et avec le motif avoué qui l’a déterminée, est un symptôme significatif. Elle n’a pas été maintenue : le prince Ferdinand a eu assez d’autorité sur son ministre pour lui faire sentir le danger d’une pareille manifestation. Il a sans doute fait appel à ses sentimens de loyalisme et cet appel a été entendu. Le général Paprikof n’a pas voulu aggraver une crise qui est déjà assez redoutable par elle-même ; mais les premiers sentimens auxquels il a cédé sont ceux d’une grande partie du pays. Le général prétend ne s’être inspiré que des considérations militaires ; il est soldat ; il a vu que la Porte armait, et il a voulu armer de son côté. Sa démission n’en prouve pas moins qu’il regardait la guerre comme probable, et qu’il n’a pas voulu en accepter la responsabilité sans avoir pris les dispositions indispensables pour la soutenir. Quelle qu’ait été la pensée secrète de son ministre, on ne peut qu’approuver le prince Ferdinand de ne s’y être pas prêté. Quand on s’est engagé dans une politique avec autant de résolution et de netteté qu’il l’a fait, le plus sage est de s’y tenir. Rien n’est pire que de passer d’un parti à un autre ; c’est le signe des gouvernemens sans caractère et sans volonté. Devant la Chambre, M. Danef, interpellé sur les mesures exécutées par le gouvernement, arrestation des chefs révolutionnaires et dissolution des comités, s’est exprimé dans les termes les plus catégoriques. On n’a pas tenu un autre langage à Vienne et à Pesth, où le gouvernement a eu aussi à s’expliquer sur sa politique. Cette politique se définit en deux mois : réformes administratives en Macédoine et maintien du statu quo politique. Reste, comme nous l’avons dit, à savoir si rien ne viendra troubler l’exécution de ce programme. En ce qui concerne les réformes, le gouvernement ottoman en a déjà promis et annoncé si souvent que la foi est morte ; on n’y croira que lorsqu’on les verra accomplies. Et quant au statu quo politique, peut-être, — et nous le souhaitons sincèrement, — pourrait-on le sauver quelque temps encore avec les palliatifs dont on l’entoure, mais des remèdes plus héroïques pourraient seuls en assurer le maintien définitif.

Il fallait parer au plus pressé. La Russie a exercé à Sofia, et aussi à Belgrade, une action très pressante pour arrêter le gouvernement bulgare et le gouvernement serbe dans la voie révolutionnaire où le premier semblait disposé à entrer et où l’autre l’aurait immanquablement suivi. Et la contagion ne se serait pas arrêtée à eux. La Grèce ne paraît avoir, en ce moment, aucun désir de voir un branle-bas général dans les Balkans ; mais, s’il venait à s’y produire, elle se sentirait obligée d’y prendre part. Ses traditions, ses intérêts, l’opinion qu’elle a très légitimement du rôle qui lui appartient et qu’elle ne saurait déserter, lui feraient une loi de ne pas rester dans l’inertie le jour où les autres peuples balkaniques se mettraient en mouvement.

Nous disions déjà, il y a quinze jours, que l’opinion s’était émue à Athènes de l’oubli apparent où on avait tenu la Grèce pour ne parler que de la Bulgarie à propos des aspirations macédoniennes. C’était l’impression des comités et des journaux. Depuis lors, le second Livre Jaune que M. Delcassé a publié sur les Affaires de Macédoine nous a fait part d’une observation très discrète sans doute, mais pourtant significative, que le gouvernement hellénique nous a présentée lui-même à ce sujet. La publication du premier Livre Jaune français n’a pas été accueillie partout dans le même sentiment. On sait déjà qu’elle l’a été avec mauvaise -humeur et même avec amertume en Allemagne, où on a reproché à notre ministre des Affaires étrangères d’avoir encouragé les aspirations de la Macédoine en s’intéressant publiquement à ses souffrances. Pendant ce temps, une partie de l’opinion en France l’accusait de n’avoir pas assez fait pour cette province. Au cours de la discussion qui vient d’avoir lieu à la Chambre, ne lui a-t-on pas fait un grief de ce qu’il n’a pas profité de l’affaire Lorando-Tubini et de l’envoi de l’escadre à Mitylène pour résoudre à peu près toute la question d’Orient ? Tant il est difficile de contenter tout le monde ! Le second Livre Jaune nous apprend que le premier a été très apprécié à Salonique et à Sofia, ce qu’on pouvait prévoir a priori, mais qu’il a causé quelque affliction à Athènes. M. Skouzès, ministre des Affaires étrangères du roi Georges, en a fait la confidence au comte d’Ormesson. « M. Skouzès, lisons-nous dans une dépêche de notre ministre, a constaté avec inquiétude qu’il n’est fait mention, dans le document publié, que des populations bulgares de Macédoine et aucunement de l’élément grec qui semble oublié ; il redoute que celui-ci ne soit sacrifié aux Slaves plus remuans. » Le comte d’Ormesson a répondu, en termes excellens et que M. Delcassé a pleinement approuvés, que ces inquiétudes n’étaient pas fondées ; « qu’il ne s’agissait pas de modifier le statu quo territorial ou d’organiser un régime nouveau au bénéfice d’une race ou au détriment des autres ; que l’élément hellénique, étant, au dire de son interlocuteur, le plus nombreux, devra bénéficier des réformes dans une mesure encore plus large que les autres, » etc. Nous ne sommes pas sûrs que l’élément grec soit le plus nombreux en Macédoine, et même nous ne le croyons pas ; mais le nombre, en pareil cas, n’est pas la seule mesure de l’intérêt qu’un élément ethnologique peut mériter, et les Grecs en ont toujours mérité beaucoup à nos yeux. M. d’Ormesson a eu raison de dire que « la France ne les oubliait pas, et leur savait gré de leur altitude pacifique. » Sans doute, les Slaves sont plus remuans aujourd’hui ; ce sont ceux qui font le plus parler d’eux. Mais ils ne peuvent rien, livrés à leurs seules forces ; ils ne deviendraient vraiment inquiétans et menaçans que s’ils étaient appuyés par la Russie, la grande patronne des peuples slaves. Le sont-ils, ou plutôt le seraient-ils s’ils s’engageaient dans quelque entreprise aventureuse ? Toute la question est là, et la manière dont elle est en ce moment résolue paraît de nature à calmer les appréhensions de la Grèce. Il n’y a donc qu’une chose à retenir de la confidence faite par M. Skouzés au comte d’Ormesson, à savoir qu’en cas de mouvement révolutionnaire dans les Balkans, les populations slaves ne seraient pas les seules à s’agiter. Nous nous en étions d’ailleurs douté, et c’est même une des grosses difficultés de la situation. On sait qu’il y a en Macédoine sept races différentes, et qu’à côté de ces différences de races il y a aussi des différences de religions. On devine par là ce que deviendra la Macédoine le jour de la grande révolution, toutes ces races ayant d’ailleurs le même but, qui est de s’emparer du pays tout entier. Aussi le Turc, malgré ses défauts, apparaît-il toujours comme l’élément pacificateur. A la vérité, il a les plus fâcheuses manières de pacifier, lorsqu’on le menace dans le principe de sa souveraineté : raison de plus pour se garder de lui fournir l’occasion de les appliquer.

Quant aux dispositions actuelles de la Russie, elles résultent clairement de l’ensemble de sa politique, mais elles sont exposées avec une clarté plus grande encore, s’il est possible, dans la note publiée le 25 février dernier dans le Messager officiel. On ne saurait en exagérer l’importance. Cette note fait brièvement l’historique de la question macédonienne dans ces derniers mois ; elle donne des renseignemens précieux sur la mission remplie, à Belgrade et à Sofia d’abord, puis à Vienne, par le comte Lamsdorf ; elle contient une analyse des réformes qui ont été demandées au Sultan et que celui-ci s’est engagé à faire ; elle assure, — garantie un peu vague sans doute, — que, sous la surveillance des ambassadeurs à Constantinople, les consuls européens exerceront une active surveillance sur l’exécution de ces promesses ; enfin, elle se termine par les déclarations suivantes, que le comte Lamsdorf a certainement faites à Belgrade et à Sofia et qui expliquent l’attitude du prince Ferdinand, mais auxquelles le gouvernement russe a jugé à propos de donner aujourd’hui une plus grande publicité : « En informant les représentans et les agens russes dans la péninsule balkanique des résultats actuellement obtenus pour l’amélioration du sort de la population chrétienne de Turquie, le gouvernement impérial a jugé nécessaire de confirmer à nouveau, afin d’en étendre la connaissance le plus possible parmi les populations slaves, les principes fondamentaux dont il s’inspire en cette circonstance. Appelés à une existence indépendante au prix de sacrifices incalculables faits par la Russie, les États balkaniques peuvent compter avec une pleine assurance sur la sollicitude constante du gouvernement impérial pour leurs besoins réels, et sur sa puissante protection pour les nécessités vitales et les intérêts moraux des populations chrétiennes de la Turquie. Cependant ils ne doivent pas perdre de vue que la Russie ne sacrifierait ni une goutte du sang de ses fils, ni la plus petite parcelle de l’avoir du peuple russe, si les États slaves, malgré les conseils de sagesse qui leur ont été donnés d’avance, cherchaient à porter atteinte, par des moyens violens et révolutionnaires, à l’ordre de choses établi dans la péninsule des Balkans. »

C’est là un avertissement qu’on n’accusera pas de manquer de netteté. Les États slaves des Balkans sont avertis que, s’il leur plaisait de s’aventurer dans quelque entreprise militaire, ils le feraient à leurs risques et périls, et ne devraient compter sur le concours de la Russie, ni en hommes ni en argent. La Russie, qui a déjà fait des « sacrifices incalculables, » ne paraît pas disposée à les renouveler. Or, comme aucun des États balkaniques n’est capable de lutter sans son concours contre l’armée ottomane, et qu’il est même fort douteux qu’ils puissent le faire en se coalisant les uns avec les autres, ils n’ont pour ce moment qu’à se tenir tranquilles. La Russie regarde les réformes que, d’accord avec l’Autriche et de concert avec les grandes puissances, elle a fait accepter par le Sultan, comme un progrès considérable et pour le moment suffisant. Elle promet de veiller à leur exécution. Que veut-on de plus ?

Encore une fois, nous souhaitons que ces promesses soient suivies d’effet, et que cet effet soit dès maintenant assez sensible pour calmer les impatiences qui fermentent dans les Balkans. Ce qui nous permet d’espérer qu’il en sera ainsi, au moins pour le moment et sans préjuger l’avenir, c’est que toutes les Puissances sont évidemment sincères (dans leur désir de ne pas voir de complications révolutionnaires en Orient. La sincérité de la Russie et de l’Autriche n’est pas douteuse. La Russie est engagée dans de grandes affaires en Extrême-Orient : elle y a besoin de toute sa présence d’esprit et de toutes ses ressources. L’Autriche est naturellement conservatrice et pacifique, et ce n’est pas à l’âge de l’empereur François-Joseph qu’on se laisse volontiers entraîner dans des entreprises nouvelles, surtout lorsqu’on n’a pas toujours eu à se louer des anciennes. L’Allemagne a la main dans la main du Sultan. Ce pays ultra-réaliste a pensé que, s’il était généreux d’aller au secours des faibles, il y avait plus d’avantages à se mettre du côté des forts et à leur demander des courtages plus ou moins honnêtes. Nous ne parlons pas de la France : elle a des motifs bien connus de se tenir sur la réserve. Reste l’Angleterre. Elle aurait pu, dans d’autres circonstances, ne pas répugner à certaines complications orientales ; mais elle sort d’une guerre qui lui a été pénible et onéreuse ; elle discute en ce moment même des réformes militaires qui augmenteront encore, et très lourdement, le poids du fardeau qui pèse sur ses épaules ; enfin, l’organisation de l’Afrique australe absorbe une grande partie de son activité. Elle ne suscitera pas plus que les autres de complications en Orient. Alors, d’où pourraient-elle s’venir ? D’un coup de tête d’un État balkanique qui espérerait quand même, et malgré les protestations contraires, entraîner, quand le premier sang aurait coulé, la Russie avec lui. La Bulgarie seule pourrait être cet État, et le prince Ferdinand vient de montrer qu’elle ne le serait pas. La tranquillité des Balkans paraît donc assurée : et pourtant personne ne la regarde comme tout à fait certaine.


La Hollande est, en ce moment, en proie à une crise dont on ne saurait méconnaître ni l’intérêt, ni, malheureusement, la gravité. Des grèves inquiétantes s’y sont produites, et le gouvernement a pris pour en prévenir la récidive, ou pour en combattre les excès, des dispositions dont l’effet reste encore en suspens. La première de ces grèves a éclaté à Amsterdam au commencement de janvier dernier, et a duré jusqu’à la fin du mois. Les dockers, ou employés des docks, avaient émis subitement la prétention de ne travailler qu’avec les membres de leur syndicat, et d’exclure des chantiers ceux qui n’en faisaient pas partie. Des prétentions de cette nature se sont produites dans d’autres pays, et notamment en France, mais non pas, au moins jusqu’à ce jour, avec un caractère aussi impérieux et absolu. N’ayant pas obtenu satisfaction, les ouvriers des docks se sont mis en grève. On en a aussitôt trouvé d’autres pour les remplacer, et la maison Muller et Cie, en particulier, en a recruté facilement dans les villages voisins. Des violences, des rixes, des coups, des blessures plus ou moins sérieuses ont été naturellement échangés entre les anciens ouvriers et les nouveaux, et la police avait déjà beaucoup de peine à assurer la liberté du travail, elle n’y suffisait même pas, lorsque les ouvriers des chemins de fer ont pris fait et cause pour leurs camarades des docks, et ont enjoint aux Compagnies de se refuser à transporter les marchandises des maisons dont les employés étaient en grève. Les Compagnies ont répondu qu’elles n’en avaient pas le droit. On pense bien que cette réponse n’a pas satisfait les ouvriers des chemins de fer, soit de la Compagnie hollandaise, soit de l’État : ils se sont mis en grève à leur tour, et pendant quarante-huit heures la circulation a été interrompue à la gare d’Amsterdam. La grève menaçait de devenir générale. Le gouvernement ne s’était attendu à rien de semblable ; il s’est senti ou s’est cru impuissant. Les Compagnies de chemins de fer lui ayant demandé sa protection, on lui reproche d’avoir répondu d’une manière évasive. Alors les Compagnies, impuissantes elles-mêmes et à plus juste titre, ont tout simplement capitulé. Elles ont accepté les conditions des grévistes. Elles ont déclaré qu’elles ne transporteraient pas les marchandises des maisons interdites. Bref, elles se sont soumises à toutes les exigences et la grève a pris fin immédiatement, mais après un triomphe si éclatant pour les grévistes qu’il devait immanquablement leur donner l’idée de recommencer. Tout le monde a compris que le danger était plus grand que jamais, et que l’explosion en était seulement différée.

Le gouvernement l’a compris aussi bien, sinon mieux que personne. Il a rappelé sous les drapeaux les soldats qui étaient en congé, et pris des mesures militaires qui témoignaient de sa résolution de se défendre matériellement, si des désordres matériels venaient à éclater. En même temps, M. Kuyper annonçait l’intention, qu’il a réalisée dès la rentrée du Parlement, de déposer trois projets de loi en vue d’empêcher le retour des incidens que nous venons de rappeler succinctement, ou d’autres analogues. Ces projets de loi ont pour objet, le premier d’introduire certaines modifications dans le Code de jurisprudence criminelle, le second d’augmenter le budget de la Guerre pour 1903, le troisième enfin d’ouvrir une enquête sur la situation des ouvriers des chemins de fer. En les déposant devant la Chambre, M. Kuyper a fait une déclaration énergique. « Le trouble, a-t-il dit, survenu à la fin de janvier dans les chemins de fer a pris le gouvernement au dépourvu. Pas un ministère n’en avait eu vent. N’étant pas du tout préparé à la défense, le gouvernement ne la tenta pas au moment même. L’essayer alors que les moyens manquaient, tâtonner, il n’y fallait pas songer : c’aurait été aggraver le mal au lieu d’y remédier. Mais, lorsque la fin rapide du premier conflit ne produisit pas de détente, et que les menaces devinrent de plus en plus hautaines, les autorités compétentes requirent les troupes. » Après avoir constaté l’efficacité immédiate de ces mesures, M. Kuyper continue ainsi : « Cependant, si l’ouragan s’est dissipé, tous les nuages n’ont pas disparu. La grève récente a révélé dans la constitution de l’État et dans la législation des lacunes qui doivent être comblées. » C’est pour les combler que le gouvernement a déposé ses trois projets.

Nous n’avons pas besoin de dire qu’ils ont soulevé des protestations indignées parmi les ouvriers. Leurs syndicats se sont réunis, se sont mis en rapport les uns avec les autres, et ont annoncé que, si les projets de loi étaient votés, ils y répondraient par la grève générale. L’effervescence a été grande pendant quelques jours. Des meetings incendiaires ont été tenus. Des manifestes virulens ont été lancés. L’indiscipline a été ouvertement prêchée aux soldats. Il serait inexact de dire que cette émotion commence à se calmer ; mais elle revêt une autre forme, celle d’un vaste pétitionnement auquel, indépendamment des ouvriers et des révolutionnaires, les libéraux prennent une large part ; enfin elle se porte plus spécialement sur un des projets de loi, celui qui introduit certaines réformes dans le Code de jurisprudence criminelle. Après s’être élevée contre l’enquête, qui était inutile, à l’entendre, et ne pouvait avoir d’autre but que de faire perdre du temps, l’opposition s’y résigne et se contente de faire remarquer, non sans quelque apparence de raison, qu’il conviendrait d’en attendre les résultats avant de modifier la législation criminelle. Quant à l’augmentation du budget de la Guerre, elle a pour objet de créer une brigade militaire dans les chemins de fer : l’opposition demande des explications à ce sujet, sans s’y opposer d’une manière absolue. Elle garde toutes ses forces pour combattre le premier projet, le plus important à coup sûr, car il interdit sous des peines sévères toute atteinte à la liberté du travail et assimile les employés des chemins de fer à ceux des services publics. En d’autres termes, l’exercice du droit de grève leur est interdit. Le projet porte en substance que tout fonctionnaire, ou toute personne employée soit dans un service public, soit dans les chemins de fer, qui refusera de remplir ses fonctions, sera passible d’un emprisonnement de six mois. Cet emprisonnement pourra être porté à quatre ans, s’il y a rébellion, pour les chefs de la rébellion et pour leurs complices. Ce sont là des peines très rigoureuses.

M. Kuyper ne recule pas devant les colères de l’opposition, qui lui rendraient, au surplus, la retraite ou même une transaction difficile quand même il y serait disposé. Interpellé l’autre jour à la Chambre sur la conduite du gouvernement pendant la grève, conduite effacée et inerte, et sur la revanche d’énergie qu’il prend aujourd’hui tardivement et avec excès, il a répondu avec beaucoup de sang-froid et de fermeté. La procédure parlementaire est d’ailleurs si lente en Hollande que la discussion des projets de loi ne pourra pas commencer avant quelques semaines. Il est difficile de prévoir si, pendant ce temps-là, les ardeurs de l’opposition iront en s’atténuant ou en s’aggravant. Le gouvernement paraît sûr de la majorité dans la Chambre ; mais, dans le pays, l’agitation est extrême, quoiqu’il s’en faille de beaucoup que tous les ouvriers y prennent part dans le même sens. Beaucoup approuvent le gouvernement ; ils demandent à être protégés et à travailler.

M. Kuyper déclare qu’il a tout prévu, même une grève générale, qu’il fera face à tous les événemens, et que la liberté du travail sera, dans tous les cas, assurée. Quelque opinion que l’on ait sur son attitude, elle est franche et ferme. On ne lui reprochera pas de n’avoir pas posé la question clairement. Quant à sa manière de la résoudre, nous ne pouvons pas encore la juger en pleine connaissance de cause. Nous ne serons que dans quelque temps à même de dire si elle fait plus d’honneur à son intelligence politique ou à son courage. Celui-ci du moins est incontestable, et c’est la première fois qu’un ministre aborde de front une difficulté devant laquelle tant d’autres ont louvoyé ou cédé.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.