Chronique de la quinzaine - 28 février 1897
28 février 1897
L’intervention de la Grèce en Crète est un acte qu’il est encore difficile de caractériser et de juger définitivement. Si on la prend en elle-même, on est obligé de la qualifier avec sévérité. La Grèce qui, depuis le commencement du siècle, a si largement profité des sympathies de l’Europe, a eu quelque peu besoin, dans ces dernières années, de son indulgence. Ni sa situation politique, ni sa situation militaire, ni sa situation financière, ne lui permettent en ce moment de dicter sa volonté au reste du monde. Ce qu’elle a pour elle est d’être la Grèce, et d’éveiller de si grands souvenirs dans nos âmes classiques qu’il nous est impossible de ne pas lui conserver notre intérêt. Dans toute l’Europe, mais plus particulièrement en Angleterre, en France et en Italie, ce sentiment s’est manifesté d’une manière très vive : toutefois, il ne faudrait pas le mettre à des épreuves trop souvent renouvelées et de plus en plus dangereuses. Ce qui excuse la Grèce, au moins dans une certaine mesure, c’est que la tentation à laquelle elle a cédé était vraiment bien forte, et que personne n’avait encore rien fait pour en diminuer sur elle la puissance d’entraînement. Il semble même que tout le monde, assurément sans mauvaise intention, se soit appliqué à l’augmenter. La place publique, l’Agora, les rues et les cafés d’Athènes, sont le lieu où s’élabore la politique dans le petit royaume hellénique, et par un phénomène dont il ne serait pas impossible de trouver ailleurs d’autres exemples, mais qui se manifeste là avec un degré particulier d’intensité, les imaginations arrivent assez vite à croire que la grande affaire de tout le monde est l’affaire particulière dont elles sont elles-mêmes remplies et obsédées. Un bon Athénien ne met pas en doute que l’idée hellénique est au contre des préoccupations de toute la politique européenne. Était-il possible que, dans un milieu pareil, le plus impressionnable qui existe, le bruyant procès que tous les journaux du monde poursuivent depuis quelques mois, contre l’empire ottoman, n’eût pas un retentissement particulier ? Les journalistes grecs n’avaient qu’à reproduire les articles de leurs confrères occidentaux pour montrer l’Europe unie dans une même réprobation, qui devenait de jour en jour plus énergique et plus impatiente. Tous ces élémens de combustion trouvaient en Grèce un foyer qui ne demandait qu’à être entretenu. Peu à peu, les esprits ont atteint un degré d’exaltation extrêmement élevé. L’Europe n’ignorait pas, elle surveillait le travail psychologique qui se faisait à Athènes ; peut-être même certaines puissances ne le voyaient-elles pas sans quelque complaisance secrète ; mais en même temps elles comptaient sur la sagesse et sur la prudence dont le roi Georges avait déjà donné tant de preuves, et elles ont été surprises par son action inconsidérée. On a pensé d’abord qu’il avait voulu donner à son peuple une preuve incontestable de la solidarité de ses sentimens avec les siens, mais que, cette preuve une fois faite, il s’arrêterait de lui-même ou se laisserait facilement arrêter. Les événemens ont démenti ces espérances. Le coup de soleil qui a frappé ses sujets a tout particulièrement sévi sur la tête du roi Georges, qu’on croyait plus septentrionale. Il a fallu prendre des dispositions nouvelles en présence d’un danger dont on n’avait pas pressenti d’abord toute la gravité.
L’Europe s’est émue. Elle a envoyé ses cuirassés monter la garde dans les eaux crétoises. On ignore toutefois les premières instructions qui ont été données aux amiraux chargés de les commander, et la facilité avec laquelle les navires grecs ont pu débarquer des troupes à quelques kilomètres de l’endroit où les navires européens débarquaient les leurs, reste une circonstance inexpliquée et inexplicable. L’Europe a tenu, à ce premier moment, le rôle d’un géronte un peu ridicule, et avec lequel il n’y avait pas à se gêner beaucoup. Ce début n’était pas de nature à décourager la Grèce. Aussi a-t-elle poursuivi son entreprise avec une extrême rapidité, et le colonel Vassos n’a-t-il pas perdu un jour pour exécuter les ordres qu’il avait reçus. Il ne lui a pas fallu beaucoup plus d’une semaine pour s’emparer d’un certain nombre de points de la grande ile, et, ce qui est pire encore, parce que cela est plus dangereux en vue de l’avenir, on a vu presque aussitôt des officiers ou des soldats grecs mêlés à toutes les bandes qui tenaient la campagne. M. Hanotaux, dans une discussion récente qui a eu lieu à la Chambre des députés et sur laquelle nous aurons à revenir, s’est servi d’une expression heureuse pour caractériser la situation actuelle de la Crète : il a dit que la Porte l’avait mise en dépôt entre les mains de l’Europe. Soit : l’Europe a accepté ce dépôt, elle en a pris la charge, mais il faut avouer qu’elle l’a jusqu’ici assez mal gardé et que, pour le moment, il n’est pas tout à fait intact. Le premier soin de l’Europe a été de demander à la Turquie de ne faire aucun acte militaire. — N’envoyez, lui a-t-elle dit, ni navires, ni soldats ; nous nous chargeons, nous répondons de tout. — Soit encore : mais en même temps que l’Europe imposait cette loi à la Turquie, n’aurait-elle pas dû la faire respecter par la Grèce ? Elle ne l’a pas fait, et, par un paradoxe difficile à justifier, la Porte, qui est en somme souveraine et propriétaire légitime de l’île, en a été évincée, tandis que la Grèce a pu s’y introduire par infiltration et s’en emparer partiellement. Alors s’est produit le spectacle le plus singulier. Aussi haut que nous remontions dans l’histoire diplomatique, nous ne découvrons rien de pareil. La Crète est soumise aujourd’hui au régime le plus hétéroclite et le plus invraisemblable. On y voit coexister, juxtaposés les uns aux autres, trois gouvernemens à la fois. D’abord le gouvernement ottoman : c’est celui peut-être qui fonctionne le moins, mais c’est tout de même le plus régulier. A la vérité, il manque de chef. Dès les premiers coups de fusil, le gouverneur de l’île, Georges Berovitch, a disparu. Les circonstances de sa fuite n’ont pas encore été l’objet d’un récit tout à fait authentique : on sait seulement que cet Achille aux pieds légers s’est réfugié à Corfou, où il accorde assez volontiers des interviews aux journalistes. Grand a été l’embarras de la Sublime Porte. Laisser la Crète sans gouverneur était consacrer, non seulement sa mise en dépôt entre les mains de l’Europe, mais son abandon. Il fallait, ne fût-ce que pour le principe, en nommer un autre : le malheur est que la Porte n’a pas encore trouvé un candidat à cet honneur platonique. On a parlé d’abord de Photiadès, puis de Carathéodori-Pacha ; ils ont refusé l’un et l’autre, ce rôle de gouverneur in partibus infidelium leur ayant paru peu compatible avec le sérieux de leur caractère. L’ancienne administration ottomane subsiste donc en Crète, du moins dans la partie de l’île qui n’est pas occupée par les Grecs, mais elle ne relève plus de personne, sinon des amiraux des puissances dans l’autre partie de l’île où s’étend, le long des côtes, la portée de leurs canons. Les amiraux représentent un second gouvernement, celui de l’Europe. C’est le plus respectable de tous, et celui, assurément, qui aura le dernier mot ; mais pour le quart d’heure nous venons de dire combien est restreint, au moins en profondeur, le domaine de son action. Si le gouvernement ottoman est complètement désorganisé, le gouvernement européen n’est pas encore organisé du tout. En présence de la paralysie du gouvernement ottoman et de l’inefficacité provisoire du gouvernement européen, les Grecs seuls sont actifs et remuans. Ils trouvent d’ailleurs un peu partout des points d’appui dans l’île. Lorsqu’on a fait des remontrances au colonel Vassos, en lui disant que l’Europe s’était chargée des destinées de la Crète, et qu’il ne pouvait pas marcher à l’encontre des volontés de six grandes puissances, il a fait la seule réponse qu’il pût faire, à savoir qu’il suivait ses instructions. Que répliquer à un homme qui a une consigne ? La sienne lui ordonnait de s’emparer de tout l’île au nom du roi, son auguste maître : en conséquence, il a déclaré solennellement qu’il s’en était emparé. Il ne l’occupe pas tout entière ; mais n’importe, il la regarde comme à lui, et, dans la faible partie qu’il détient, il s’est empressé de procéder à la réorganisation politique et administrative du pays, ce qui était la meilleure manière d’y manifester le changement de souveraineté. Nommer des fonctionnaires a toujours passé pour la preuve qu’on gouverne. Le colonel Vassos a rédigé, en outre, de belles proclamations, dans lesquelles il a étendu très généreusement la protection du roi Georges sur les musulmans comme sur les chrétiens. Enfin, il a fait tous les gestes d’un gouvernement, en attendant que la réalité vînt confirmer les apparences ; et cette situation, tout anormale qu’elle est, aurait peut-être pu se prolonger encore quelque temps si les troupes grecques et crétoises n’avaient pas dépassé toute prudence en attaquant la Canée. Guerroyer contre de petits postes musulmans, passe encore ; mais s’en prendre à la Canée, à la capitale de l’île, à la ville où flottaient de conserve tous les drapeaux européens, était plus difficilement tolérable. On sait ce qui est arrivé. Les navires européens, embossés dans la rade, ont tiré quelques coups de canon sur le camp des insurgés, et ces coups de canon ont fait entrer l’affaire crétoise dans une phase nouvelle. L’Europe notifiait à la Grèce, avec le bruit et l’éclat de la poudre, que les limites de sa patience étaient atteintes, et qu’elle n’admettrait pas plus longtemps une immixtion dont elle avait condamné le principe et dont elle était résolue à arrêter les effets.
Que s’était-il passé en Europe entre la première nouvelle du coup de tête du roi Georges et la canonnade de La Canée ? On a beaucoup parlé, depuis quelques mois, de l’union des puissances ; on la présentait comme parfaite, complète, absolue ; pourtant quelques esprits sceptiques n’étaient pas à cet égard tout à fait rassurés. Il y avait, lorsqu’on y regardait de près, des nuances assez marquées dans l’altitude des divers cabinets, et on pouvait craindre que les événemens ne les accentuassent encore davantage, lorsqu’ils deviendraient eux-mêmes plus pressans. Ces craintes, au moins jusqu’à ce jour, ne se sont pas réalisées. Loin de là, le premier incident grave qui a éclaté a provoqué presque aussitôt une sorte de resserrement dans l’accord des puissances, qui l’ont toutes blâmé avec la plus grande énergie. L’empereur Guillaume, en particulier, a montré une irritation très vive en apprenant les nouvelles d’Athènes. Il était resté jusqu’à ce jour presque impassible au milieu des inquiétudes qui provoquaient chez les autres une certaine agitation, et on avait pu admirer son calme olympien. Non pas qu’il se tint de parti pris, en dehors du concert européen ; il en était au contraire un des membres les plus fidèles ; mais il était loin d’y réclamer la place que son importance lui assignait, et surtout d’y faire entendre la note volontiers dominante qu’il apporte dans les affaires auxquelles il prend un réel intérêt. Les affaires d’Orient ne paraissaient pas l’intéresser beaucoup. Comment est-il passé brusquement de cette espèce de nonchalance expectante à une allure presque impétueuse, c’est un fait qu’il faut constater sans prétendre en deviner sûrement les motifs. Peut-être, — et le même sentiment s’est aussi manifesté ailleurs, — Guillaume II a-t-il voulu montrer que sa politique était inspirée par les intérêts généraux de l’Europe, dont il ne distinguait pas ceux de son empire, et non pas par des préoccupations de famille, qui ne tiennent dans sa pensée qu’une place secondaire. On sait qu’une de ses sœurs a épousé le duc de Sparte, prince héritier de Grèce. Les gouvernemens et les cours qui se trouvent dans une situation analogue ont tenu comme lui à dissiper tout soupçon d’avoir encouragé, par une complaisance plus ou moins avouée, l’équipée du roi Georges. Ils se sont montrés à son égard particulièrement sévères. Mais à Berlin la réprobation s’est manifestée avec le maximum de rudesse. L’empereur Guillaume sait prendre toutes les formes d’esprit ; il est tantôt souple et fuyant, tantôt net, précis et purement logique ; et c’est avec ce dernier caractère qu’il est apparu à l’Europe à propos de l’incident crétois. La conduite des Grecs lui a semblé être un attentat contre le droit des gens ; en conséquence, il n’y est pas allé, comme on dit, par quatre chemins, et, reprenant à son compte des procédés d’action qui avaient déjà souri à l’imagination du comte Goluchowski, il a proposé de bloquer le Pirée. C’est, assurément, ce qu’il aurait valu mieux faire avant que l’escadrille hellénique en fût sortie. L’empereur Guillaume est convaincu que, si l’Europe vient à embosser ses vaisseaux devant le Pirée et si, dans cette position, elle parle haut et ferme au gouvernement grec, celui-ci rappellera les troupes qu’il a envoyées en Crète. Cela est probable, en effet ; mais, après avoir montré tant de faiblesse ou de maladresse à l’égard de la Grèce, convient-il de réparer nos propres fautes en châtiant les siennes avec ce formidable déploiement d’énergie ? Pourquoi ne pas essayer et épuiser d’abord d’autres moyens de persuasion ? L’empereur Guillaume a beaucoup de peine à s’y résoudre. Il regarde comme une question de dignité pour l’Europe d’obtenir avant tout la pleine soumission de la Grèce, et cette soumission doit se manifester par le retrait des troupes que commande le colonel Vassos. Nous avons dit que l’union des puissances n’avait jamais été plus complète qu’en ce moment ; cependant il y a divergence de vues sur ce point particulier entre l’empereur d’Allemagne et le gouvernement anglais ; mais cette divergence, qui ne porte, au total, que sur une question de procédure, sera promptement effacée. Et quand même la proposition allemande ne serait pas acceptée telle quelle, la Grèce aurait grand tort de ne pas en tenir un très grand compte. Il faut souhaiter qu’on soit assez sage à Athènes pour ne pas donner à l’empereur Guillaume l’occasion de déclarer et de prouver que lui seul était dans le vrai, et d’y ramener tous les autres. La Grèce sait déjà que, bien qu’elle répugne à l’emploi de la force, l’Europe n’hésite pas à y recourir lorsqu’on ne lui laisse pas d’autre ressource pour assurer ce qui est incontestablement son droit, ou plutôt le droit.
L’Angleterre a opposé une autre proposition à celle de l’Allemagne. Elle a cru qu’il fallait se préoccuper avant tout de déterminer et de fixer le sort de la Crète. L’Europe s’est chargée de ce soin ; il n’y a pas un moment à perdre pour s’en acquitter. Ce que nous avons dit de la situation actuelle montre combien il serait périlleux de la prolonger, car c’est l’anarchie pure et simple. Que faire de la Crète ? La séparer de l’Empire ottoman, il n’y faut pas songer. Ce serait porter une atteinte directe à l’intégrité de cet empire. Certes, s’il était possible d’en détacher doucement la Crète, sans provoquer un ébranlement profond dans le reste de l’édifice, après tout ce qui vient de se passer en Orient et surtout après les massacres qui ont épouvanté l’humanité, il ne se trouverait pas une puissance pour s’opposer à cette solution. Mais tout le monde sait, tout le monde dit, tout le monde croit que la Crète ne saurait être détachée de l’Empire pour être attribuée à la Grèce sans que, presque aussitôt, les convoitises éveillées dans les Balkans ne poursuivent à travers toutes les aventures leur réalisation immédiate. Il n’y a pas de question mieux connue aujourd’hui ; elle a été exposée dans tous les journaux ; elle est devenue presque banale. Nos enfans eux-mêmes ne doutent pas de ce qui arriverait dès les premiers jours du printemps, si une satisfaction donnée hâtivement à la Grèce mettait en jeu toutes les ambitions qui se tiennent en équilibre assez peu stable autour de la Macédoine. Ni les Bulgares, ni les Serbes ne toléreraient que les Grecs reçussent leur part des dépouilles ottomanes, sans réclamer immédiatement et sans exiger la leur. Ils feraient mieux, ils se précipiteraient pour la prendre. L’exemple donné par le roi Georges ne serait pas perdu. Si la Grèce jouit les sympathies un peu vagues de tout le monde, d’autres pays peuvent se réclamer du patronage plus précis de telle ou telle puissance. On ne songe pas sans effroi aux entraînemens qui se produiraient, dans l’hypothèse où nous nous plaçons : ils s’étendraient peut-être très loin. C’est parce que toutes les puissances veulent également la paix qu’elles se refusent à une épreuve à laquelle toutes seraient plus ou moins exposées. Nous ne disons pas qu’il serait impossible d’échapper au danger ; mais qui oserait assurer avec certitude qu’on y échapperait ? La sagesse conseille de fuir les tentations. C’est pour cela que, parmi les grandes puissances, il n’en est aucune qui croie pouvoir en ce moment donner la Crète à la Grèce, ou la laisser prendre par elle.
Mais il n’en est non plus aucune qui admette que la Crète puisse être replacée dans la situation où elle était hier. On ne concevrait pas que la tutelle de l’Europe se fût exercée, même pendant quelques jours, sur la grande île, pour la remettre ensuite à la discrétion du sultan. C’en est fait du gouvernement direct de la Porte sur elle. Il ne s’agit plus aujourd’hui que de trouver, pour la lui appliquer, une de ces combinaisons intermédiaires qui, tout en respectant la souveraineté ottomane, ont déjà assuré à plusieurs provinces de l’Empire une autonomie très large et très réelle. Parmi les exemples à invoquer, on n’a, en vérité, que l’embarras du choix. Lord Salisbury s’est montré judicieux en s’attachant plus particulièrement à celui de Samos. Samos est aussi une île grecque, et, depuis 1832, elle vit heureuse et tranquille sous des institutions garanties par la France, l’Angleterre et la Russie. Elle a un prince, nommé par le sultan, mais qui gouverne ensuite avec une véritable indépendance. Elle n’a guère d’autre rapport avec la Porte qu’un léger tribut à lui payer annuellement. Voilà un modèle de constitution qui peut être utilisé en Crète. Il y a encore celui du Liban. Il y a celui de la Roumélie orientale. Il y a celui de l’Herzégovine et de la Bosnie. Il y a celui de l’Egypte, placée héréditairement par une suite de firmans sous le gouvernement des descendans de Mehemet-Ali. Il y a celui de Chypre, dont l’administration a été confiée à l’Angleterre. Tous ne sont pas également heureux : nous les rappelons néanmoins pour montrer l’abondance et la variété des systèmes auxquels on peut recourir, — sans parler de la Bulgarie, destinée sans doute à devenir un jour un État indépendant, ou de la Roumanie et de la Serbie qui le sont déjà devenues. A notre avis, aucun de ces systèmes ne doit être appliqué intégralement et aveuglément à la Crète, mais les puissances peuvent s’inspirer de plusieurs d’entre eux et plus spécialement de celui qui a si bien réussi à Samos. C’est ce qu’a proposé lord Salisbury, et, pour employer une expression familière aux Anglais, sa proposition est très raisonnable. Elle parait de nature à réunir le consentement des autres puissances. Quant à la question de savoir s’il ne conviendrait pas, avant de donner des institutions à la Crète, d’en expulser les Grecs, elle perdrait peut-être de son importance si on était dès maintenant d’accord sur le choix de ces institutions. Il semble que cette manière de procéder plairait à l’ombre de Minos, et qu’elle serait aussi de nature à satisfaire une sagesse plus moderne. Quelque condamnable qu’ait été leur attitude, à quoi bon infliger aux Grecs, avec une déception inévitable, une humiliation inutile, et pourquoi ne pas leur permettre de croire, — ce qui est vrai dans une certaine mesure, — que leur intervention aura contribué à la libération de la Crète ? Avant cette intervention, la Crète ne pouvait rien espérer de mieux que l’application des réformes consenties par le sultan sous la pression de l’Europe. C’était le simple rajeunissement du pacte d’Halepa. Après l’intervention hellénique, des destinées toutes nouvelles se sont ouvertes devant elle, et à la Canée, aussi bien qu’à Athènes, on pourra dire : Félix culpa ! C’est une satisfaction à ne pas refuser aux Grecs. Leur faute aurait pu avoir les conséquences les plus funestes : l’Europe y a pourvu, et il dépend d’eux aujourd’hui que les conséquences dernières en soient bonnes. Malheureusement, ils ne sont pas encore tout à fait venus à cette sagesse.
L’accord des puissances ne s’est pas manifesté seulement par les coups de canon de la Canée. Le recours à la force, même lorsqu’il est nécessaire, n’en est pas moins pénible. Si, comme nous n’en doutons pas, la Grèce est capable de comprendre un autre langage, elle a certainement apprécié celui qui a été tenu le même jour dans tous les parlemens actuellement en exercice, à Londres par M. Curzon, à Berlin par M. le baron Marschall, et à Paris par M. Hanotaux. La pensée commune qui animait des ministres aussi divers a trouvé une expression presque identique. M. Curzon a tenu le même langage que M. Hanotaux, et le discours de M. le baron Marschall ne diffère en rien de celui des ministres anglais et français. Tous les trois ont affirmé qu’il y aurait une suprême imprudence à porter en ce moment atteinte à l’intégrité de l’Empire ottoman, parce qu’il serait impossible de limiter le démembrement. M. Curzon et M. Hanotaux, dans des termes vigoureux et avec des images expressives, ont donné la sensation matérielle de ce danger dont nous avons essayé de montrer nous-mêmes la menace inquiétante. Ils n’ont pas hésité à dire qu’il s’agissait de la paix de l’Europe, et M. Curzon a affirmé que tous les hommes politiques qui ont l’intelligence et le sentiment de leurs devoirs pensent de même à cet égard. Les uns et les autres, et nous croyons à la sincérité de tous, ont eu soin de professer le désintéressement le plus complet : travailler pour la paix, c’est travailler pour l’intérêt général et non pas pour un intérêt particulier, quel qu’il soit. Ce langage ne pouvait étonner dans aucune des bouches d’où il sortait ; cependant, il a particulièrement frappé dans celle de M. Curzon. Non pas qu’on ait jamais attribué au cabinet britannique des vues foncièrement différentes de celles des autres gouvernemens européens ; personne n’en a eu la pensée ; mais les mouvemens d’opinion ont été parfois si violens en Angleterre, et dans plus d’une circonstance, les discours des ministres de la Reine ont eu un accent si passionné, que leur prudence d’aujourd’hui devait être plus remarquée. Il y a un an, la préoccupation dominante chez lord Salisbury était de dénoncer à l’indignation du monde civilisé les vices du gouvernement ottoman et les odieuses conséquences qui en résultaient. Il cherchait le coupable, il en découvrait un seul, il le menaçait des vengeances célestes. Son sentiment personnel ne s’est pas modifié, mais il juge opportun de l’exprimer maintenant sous une autre forme. S’il a quelque peu contribué à déchaîner en Orient la tempête que M. Curzon a présentée comme susceptible de tout envahir, il ne cherche plus qu’à l’apaiser et il y emploie, on l’a vu, les meilleurs moyens. Dans une des dernières séances de la Chambre des lords, le marquis de Salisbury, en réponse à une question de lord Dunraven, a donné lecture du texte même des propositions qu’il a faites à l’Europe. Elles sont de tous points conformes à ce que nous venons de dire ; — autonomie administrative de la Crète sous la souveraineté de la Porte ; notification aux deux parties intéressées, c’est-à-dire à la Turquie et à la Grèce, de cette volonté désormais inébranlable ; comme conséquence, retrait des troupes de l’une et de l’autre, à l’exception de quelques soldats turcs destinés à représenter ou à figurer la souveraineté ottomane ; comme sanction, emploi de la force contre celle qui résisterait. Ce programme, dans ses lignes principales, est certainement acceptable par tout le monde. Dès lors, entre le gouvernement anglais et le gouvernement français, l’accord qui n’avait pas cessé d’exister sur le fond devait aussi se retrouver sur la forme, et il en sera certainement de même du gouvernement allemand, à en juger par le langage de M. le baron Marschall. La difficulté dont nous avons parlé plus haut ne porte en somme que sur une question de priorité à donner à telle ou telle partie d’une opération dont la nécessité finale est également reconnue par tous. Quant à M. Hanotaux, il avait été, depuis quelques semaines, très vivement attaqué par une partie de la presse. Sa politique avait rencontré des critiques nombreuses et pénétrantes. On pouvait se demander si l’opinion parlementaire n’en avait pas été plus ou moins émue, plus ou moins troublée : la double interpellation qui lui était adressée, sur les affaires d’Orient par M. Denys Cochin, et sur les affaires de la Crète par MM. Millerand et Jaurès, devait servir d’épreuve à cet égard. On sait comment elle s’est terminée. Jamais le gouvernement n’avait obtenu une majorité plus considérable. Tout le monde a senti que l’heure était mal choisie pour les récriminations, peut-être même pour les explications rétrospectives. En face d’une situation aussi délicate, une seule question se posait, celle de savoir ce qu’on ferait de la Crète, et comment on sortirait de la difficulté immédiate où on se trouvait. Les interpellateurs n’ont paru avoir à ce sujet aucune idée bien précise ; M. Hanotaux, au contraire, savait ce qu’il voulait ; il l’a dit avec clarté et avec force. De là son succès. On pouvait craindre que le gouvernement ne fût affaibli par le débat : grâce au patriotisme de la Chambre il en a été fortifié, et, certes, il ne saurait avoir trop de force dans les circonstances que nous traversons.
Nos lecteurs trouveront dans ce numéro de la Revue un article de grand intérêt sur Léon XIII et le Prince de Bismarck. C’est avec un regret très vif que nous leur annonçons la mort de son auteur, M. Lefebvre de Béhaine, qui vient de succomber à une courte maladie. M. Lefebvre de Béhaine était ambassadeur de la République auprès du Vatican lorsqu’il a été mis à la retraite l’année dernière. C’était, avant tout, un diplomate. Entré jeune dans la carrière, il en avait successivement parcouru toutes les étapes, franchi tous les degrés, pour arriver vite à ces situations de confiance où la valeur d’un agent peut donner toute sa mesure. Il possédait à un degré rare les qualités qui pouvaient le mieux assurer son succès personnel, et être le plus utiles à son pays. Il unissait à une instruction première très solide, une grande finesse d’esprit, un jugement sûr, beaucoup de fermeté dans ses vues générales, une grande souplesse dans sa conduite, et par-dessus tout ce tact et ce sens de l’opportunité qui devaient lui permettre de saisir toutes les occasions, et aussi de ne faire violence à aucune. Il cachait sous beaucoup de bonne grâce une persévérance obstinée qui prenait son point d’appui dans un patriotisme ardent. Attaché à l’ambassade de France à Berlin en 1865 et 1866, ses fonctions l’avaient appelé à se rendre au milieu de l’armée prussienne après les premières victoires de celle-ci sur l’Autriche, pour y chercher le comte de Bismarck et entamer avec lui des conversations qui ne devaient pas avoir de suites heureuses, mais qui étaient caractéristiques pour ceux qui en ont eu alors la confidence, et qui pouvaient donner le pressentiment et presque la révélation de l’avenir. M. Lefebvre de Béhaine avait été frappé et un peu inquiet du langage qu’il avait entendu, et où son redoutable interlocuteur lui ouvrait, avec la désinvolture qu’il mettait volontiers à disposer de l’Europe et à la découper, des perspectives dans lesquelles il s’efforçait d’égarer les ambitions de la France. Mais M. Lefebvre de Béhaine savait déjà tout écouter sans rien compromettre, et il avait donné à M. de Bismarck, bon juge en pareille matière, l’impression d’un homme vraiment distingué. Une dépêche du chancelier de l’Empire, en date du 23 décembre 1873, dépêché qui a été publiée dans le procès d’Arnim, a laissé à cet égard un témoignage flatteur pour celui qui en était l’objet. « Ce qui m’a surtout frappé dans votre rapport, écrivait M. de Bismarck à M. d’Arnim, c’est la supposition qu’un diplomate ambitieux et capable comme M. Lefebvre ait pu refuser l’importante légation de Washington pour rester à Munich ; ce serait une preuve évidente de l’importance que la diplomatie française attache encore aujourd’hui à ce poste. Je ne chercherai pas à résoudre la question de savoir si M. Lefebvre a réfléchi à la compensation qui résulterait pour lui d’un degré plus élevé dans la hiérarchie diplomatique. Peut-être a-t-il assez de dévouement pour son pays pour avoir plutôt pensé à la chose qu’à la forme ou à sa propre personne. » Nous citons ce jugement parce que, sous l’espèce de préoccupation que semble causer à M. de Bismarck le maintien à Munich d’un témoin peut-être importun, on sent l’estime qui perce pour l’intelligence, et aussi pour le caractère de M. Lefebvre de Béhaine.
M. de Bismarck se trompait seulement en le croyant ambitieux. M. Lefebvre de Béhaine n’avait d’autre ambition que de bien servir la France, et c’est une ambition qu’il a satisfaite dans tous les postes qu’il a traversés. Sa carrière s’est terminée auprès du pape Léon XIII. Certes, l’esprit du Saint-Père est assez élevé, et sa personnalité assez tranchée pour qu’on ne soit pas tenté d’exagérer l’influence que notre ambassadeur a pu avoir sur lui ; mais il n’y a aucune exagération à dire que M. Lefebvre de Béhaine a tout facilité. Si on juge du mérite d’un diplomate par les rapports qu’il a établis ou resserrés, entre le gouvernement qu’il représente et celui auprès duquel il est accrédité, il faut reconnaître que celui de M. Lefebvre de Béhaine n’a pas été ordinaire, surtout lorsqu’on songe qu’il représentait la République française, encore toute frémissante de luttes politiques où les intérêts religieux avaient été maladroitement mêlés et compromis, auprès de la puissance spirituelle la plus haute, et, si on nous permet un mot qu’on applique aujourd’hui à tant de choses, la plus impériale du monde entier. Si on examine l’état de nos rapports au commencement de la mission de M. Lefebvre de Béhaine, et si on les compare à ce qu’ils étaient à la fin, on mesure le progrès accompli, et quelle que soit la part qui en revient à l’initiative spontanée du Saint-Père, notre ambassadeur a eu aussi la sienne. Il serait d’autant plus injuste de la lui disputer, que les partis politiques, en France, lui en ont fait un grief. L’heureuse influence que l’attitude et les conseils de Léon XIII ont eue sur le développement de notre politique intérieure n’a pas été appréciée par tous de la même manière. Les radicaux n’ont pas cessé d’accuser un ambassadeur qui avait peut-être contribué à amener les ralliés jusqu’au seuil de la République, puis à le leur faire franchir ; et, lorsqu’ils ont été au pouvoir, ils n’ont eu rien de plus pressé que de se débarrasser de lui. De toutes les fautes qu’ils ont commises, celle-là était de leur part la plus logique : personne ne s’en est étonné, beaucoup s’en sont affligés. M. Lefebvre de Béhaine, bien qu’il fût encore dans la force de l’âge, avait droit à la retraite : il l’a acceptée avec simplicité, comme il faisait de toutes choses. Sa vie active était finie, mais il avait beaucoup vu, beaucoup retenu, et il avait sans doute beaucoup à raconter. Il cherchait à servir son pays sous une forme nouvelle, en l’éclairant, en le renseignant. Le fragment que nous publions permet seulement de deviner ce qu’auraient pu être les études auxquelles il comptait se consacrer désormais. C’est une espérance qui s’en va dans la tombe ; mais il reste le souvenir qu’une carrière aussi bien remplie a laissé à tous ceux qui, même tardivement, en ont été les témoins.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.