Chronique de la quinzaine - 28 février 1865

Chronique n° 789
28 février 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



28 février 1865.

Ayant à parler du discours prononcé par l’empereur à l’ouverture de la session, et de la préface de la Vie de César, dont les journaux viennent d’avoir la primeur, nous n’hésitons point : nous laissons là le discours et nous allons droit à la préface. Un mouvement primesautier de courtoisie professionnelle nous oblige à donner le pas à l’empereur homme de lettres sur l’empereur chef de l’état. L’acte que Napoléon III accomplit en ce moment n’est point l’un des moins extraordinaires entre ceux dont il aura étonné ses contemporains. Voilà un souverain dont la politique a été de soumettre la presse à un régime sévère. S’il était permis d’adapter à la circonstance les paroles de Montesquieu sur Sylla déposant la dictature, on pourrait dire que l’empereur paraît aujourd’hui devant nous, écrivain parmi les écrivains. Il entre avec son livre dans cette société des lettres qui, en dépit des révolutions et des coups d’état, sera toujours une république. Il prend place parmi ceux qu’il fait ses égaux, se soumet à leur libre examen, et leur demande l’expression ouverte d’une approbation ou d’une contradiction sincère.

Le spectacle est nouveau ; La singularité de la démarche, la situation de l’auteur, le choix du sujet, se réunissent pour élever l’intérêt d’une épreuve si rare. Une vie de Jules César ! L’entreprise eût effrayé des lettrés ordinaires. On dirait que Cicéron a pris soin, par le délicieux éloge du style des Commentaires qu’il a esquissé dans son Brutus, d’empêcher que César eût jamais un historien. Ce Cicéron ne joignait-il point, après tout, la malice rusée d’un académicien aux rancunes d’un homme des anciens partis, comme dirait M. de Persigny ? Mais l’orateur romain n’envisageait probablement la chose qu’au point de vue des délicatesses du style. Les questions historiques ont dans notre siècle un autre aspect, et nous y cherchons d’autres profits que l’agrément d’un exercice littéraire. Nous traitons l’histoire en hommes d’état et en savans. Nous lui demandons les grands enseignemens politiques ; pour reconstruire le passé, nous obéissons aux exigences de l’érudition la plus exacte, nous suivons les conseils de la critique la plus rigoureuse, et nous nous livrons avec une curiosité passionnée aux investigations les plus patientes. Une vie de César peut donc être à notre époque un monument scientifique, et devenir l’objet d’une étude politique vaste et belle.

Si l’auteur d’une vie de César est le chef d’un des grands états du monde, on conviendra que son œuvre doit facilement réunir le double intérêt et le double mérite qui dérivent de l’érudition et de la politique. Que de ressources font défaut au savant ordinaire ! Combien il est difficile à l’érudit isolé, même après qu’il s’est rendu compte des lacunes de son sujet et qu’il a pressenti où il trouvera la solution de ses doutes, de se procurer et de rassembler les documens qui peuvent épuiser une controverse, éclaircir un point obscur et replacer dans son vrai jour un événement ou une figure historique ! Il est évident qu’en s’intéressant à l’histoire de César, en cultivant son goût dans la mesure, de sa puissance, l’empereur s’est trouvé en position de rendre à l’érudition et à la critique historique les services les plus divers et les plus délicats. Un souverain épris d’une question archéologique vaut à lui seul pour cette question toute une académie des inscriptions et belles-lettres. L’empereur a pu s’entretenir avec les hommes spéciaux de tous les points curieux et difficiles de son sujet ; il a pu interroger Mommsen ; il n’est pas de texte qui ait pu échapper à son contrôle, pas de monument dont il n’ait pu étudier le sens, pas d’inscription qu’il n’ait pu faire relever, pas de médaille à laquelle il n’ait pu atteindre. Le nouvel historien de César nous donnera donc, nous y comptons, une œuvre nourrie, variée, complète au point de vue de l’érudition, une œuvre qui devra satisfaire les amateurs et les connaisseurs en matière d’antiquités romaines.

Il sera plus curieux encore de voir juger l’auteur d’une des plus grandes révolutions politiques dont le monde ait été témoin par un chef d’empire qui a lui-même dirigé une barque césarienne à travers des tourmentes révolutionnaires. Le sceptique et grossier sir Robert Walpole méprisait les historiens et l’histoire. « Quand je vois, disait-il, moi qui ai si longtemps gouverné, combien les secrets ressorts des affaires d’état et des événemens demeurent inconnus aux contemporains, quelle foi pourrais-je donner aux récits de pauvres diables d’écrivains qui ont toujours vécu si éloignés des conseils de la politique ? » Walpole eût eu sans doute moins de dédain pour l’histoire d’un empereur écrite par un empereur. Ici l’historien est du métier : il a vu, il a agi. Sa propre expérience a pu lui donner des intuitions lumineuses sur les faits qu’il raconte. Lui aussi, il a manié les hommes, il a fait les événemens, il a eu des initiatives hardies, il a su à ses heures pratiquer la patience et l’audace, il a fait la guerre, et à la tête de grandes armées il a pu apprendre comment se gagnent les grandes batailles. L’intérêt du sujet primitif est redoublé dans ce cas par l’impression qu’en ressent un historien de cette nature. L’histoire sous une telle main prend le caractère d’une révélation, d’un témoignage, d’une sorte de confidence. Rien donc de plus naturel que la vive et curieuse impatience avec laquelle était attendue l’histoire de Jules César par Napoléon III.

Nous sommes à la veille du jour où la curiosité générale va être enfin satisfaite, et quant à nous, nous ne connaissons encore que la préface de l’œuvre impériale. Déjà ces premières pages nous peuvent donner une idée des graves controverses que cette œuvre est de nature à soulever. Quand l’empereur parle de la consciencieuse exactitude que l’on doit apporter dans la composition de l’histoire, quand il rappelle que la logique est le meilleur guide qui nous puisse conduire à la vérité, lorsque, faisant appel aux parties élevées de l’Intelligence humaine, il demande que les grands événemens ne soient point expliqués par les petites causes, que l’on n’aille point chercher dans les sentimens médiocres les mobiles de la conduite des grands hommes, tout le monde, à notre époque, sera de son avis. Suétone, ni même le charmant Plutarque, ne sont plus les modèles des historiens de notre temps ; c’est bien plutôt par les défauts contraires que nous péchons, et nous ne sommes que trop enclins à subordonner dans-nos conceptions historiques l’élément accidentel et individuel à l’influence des mouvemens généraux et à ce que Montesquieu appelait l’allure principale. Les dissentimens, et des dissentimens appuyés sur d’énergiques convictions morales et justifiés par la conception vraiment scientifique et esthétique de l’histoire, s’élèveront à propos de la suprématie surhumaine et presque religieuse que l’empereur invoque pour les grands hommes. Cette sorte de religiosité politique, ce culte des héros, ce hero-worship, comme dirait Carlyle, est le trait saillant de la préface, et nous indique de quel côté se porteront les polémiques dont l’œuvre impériale donnera le signal.

Nous ferons hardiment notre confession : cette religiosité politique et l’adoration des grands hommes rencontrent en nous des protestans résolus, des incrédules déterminés. En aucun temps, en aucun pays, nous ne consentirons à faire après coup des vrais grands hommes de l’histoire des demi-dieux imposés à l’obéissance superstitieuse des peuples. Nous ne sommes pas du parti des Mahomets. En élevant l’histoire à la hauteur d’une religion et d’une religion autoritaire, qui aurait dans les grands hommes des organes infaillibles, l’empereur n’a-t-il pas craint de commettre un anachronisme ? N’est-ce pas dans une direction opposée que vont les tendances de notre siècle ? On veut bannir le surnaturel de l’ordre religieux, est-il possible de l’introduire ainsi dans l’ordre politique ? On applique avec excès, suivant nous, à l’étude des religions les sévères méthodes de la critique historique, est-ce le moment d’apporter les illusions du sentiment religieux dans l’étude de l’histoire et dans la polémique politique ? Nous sommes en présence d’un nouvel arianisme qui dispute à Jésus-Christ sa divinité, et nous irions diviniser César ! On ne nous accusera point de forcer ici la pensée de l’empereur. L’éminent écrivain nous donne bien les grands hommes comme des sortes de prophètes. Il les représente comme suscités par la Providence pour tracer aux peuples la voie qu’ils doivent suivre ; les peuples sont liés à eux par d’impérieux devoirs. Ils sont heureux ou maudits suivant qu’ils sont fidèles ou infidèles à ces devoirs. Les peuples réfractaires aux grands hommes sont assimilés aux Juifs crucifiant le Messie. Ces peuples sont aveugles, et ils sont coupables.

Cette apothéose des grands hommes et ces jugemens portés sur les peuples ne nous paraissent conformes ni à la philosophie, ni à la justice historique. Parlons d’abord des grands hommes : il n’en est point dont l’intelligence humaine ne puisse prendre l’exacte mesure. Il n’est peut-être point nécessaire, pour qu’ils nous paraissent supérieurs, qu’ils dépassent de beaucoup la taille commune. Leurs facultés intellectuelles, si élevées qu’elles soient, demeurent à notre portée ; leur caractère et le côté esthétique de leur nature se font aisément comprendre à nos sympathies ; quant à la moralité de leurs actes, elle demeure soumise à cette loi de la justice qui trouve des organes souverains jusque dans les plus humbles des consciences humaines. Sans doute, armés des forces dont s’empare leur génie, ils font de grands événemens et marquent ainsi de leur nom les périodes de l’histoire ; mais c’est ici qu’il importe de ne point s’abuser sur leur puissance de création et sur l’étendue de leur influence. Ils sont avant tout le produit d’événemens antérieurs et des situations dont ils sont dominés tous les premiers. Dans la grande chaîne des causes et des effets qui forme l’histoire, ils ne sont qu’un anneau, eux-mêmes tour à tour effets et causes. Ils sont des accidens qui viennent se ranger sous ces lois générales qui gouvernent l’histoire avec la même nécessité que d’autres lois régissent la nature. Arrivant à des époques où les lois de la nature historique se manifestent par des révolutions, ils sont moins indispensables que le vulgaire ne le suppose. Montesquieu a dit avec son élévation ordinaire : « Si César avait pensé comme Caton, d’autres auraient pensé comme César, et la république, destinée à, périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main. » Ce qu’il y a de plus attachant chez les grands hommes, c’est moins ce qu’ils font que ce qu’ils sont, c’est moins leur intelligence et leur puissance d’action que leur caractère et leur personnalité esthétique. À ce point de vue, le héros de l’empereur, César, est incomparable : homme de grande race et agitateur populaire, devenant le type du dictateur après avoir été le plus ardent et le plus habile meneur des séditions publiques, lettré consommé avant d’être un général sans rival, enveloppé pour ainsi dire dans sa personne, dans ses actes, dans ses paroles, d’une sorte d’éclat généreux, forma magnificâ et generosâ quodam modo. Mais toute cette grandeur que les hommes supérieurs tirent d’eux-mêmes et empruntent aux situations qu’ils sont appelés à dominer n’est point une sanction suffisante de leur carrière et de leur œuvre. Avant d’imposer aux peuples la religion de l’obéissance à ces glorieux instrumens de la nécessité historique, il faut interroger la moralité de leurs actes ; c’est alors que la conscience humaine, éclairée par la justice, reprend ses droits imprescriptibles contre ces tout-puissans éphémères. Devant ce tribunal, l’on n’a plus le droit de dénoncer comme coupables les peuples qui ont résisté au grand homme ; il ne faut point parler des nations qui crucifient leurs messies, à moins que l’on ne prouve que le grand homme n’a réussi que par les moyens honnêtes, que le grand homme a été en même temps le juste. Agir autrement serait introduire dans la politique et dans la morale le fatalisme de l’histoire.

Nous regrettons de trouver dans la préface de l’empereur, à côté de tant d’indulgence pour les grands hommes, tant de sévérité pour les peuples. Peut-on se faire une idée de ce que c’est qu’un peuple coupable ? N’est-ce point là une de ces expressions mystiques que l’on ferait bien de laisser dans la Bible et de ne point introduire dans la langue exacte de la politique et de l’histoire ? Comment, dans les époques agitées par les révolutions et les grandes guerres, tous les individus qui composent un peuple auraient-ils assez d’intelligence pour démêler la vérité de l’erreur, pour prévoir les vicissitudes futures, et par quelle électricité secrète veut-on qu’ils soient unis pour choisir d’un même mouvement la cause à laquelle est réservée la légitimité du succès ? Les Romains qui résistèrent à César étaient-ils coupables de demeurer fidèles aux meilleures traditions de leur patrie et d’ignorer les secrets de l’avenir ? Quand Vercingétorix et ses Gaulois combattaient le conquérant étranger avec cette persévérance chevaleresque qui nous émeut encore, étaient-ils coupables de ne point avoir pénétré l’arrêt du destin contre leur race ? Celui qui écrit ces lignes ne peut oublier que, cherchant à consoler dans l’exil un vieux prince qu’une révolution venait de renverser du premier trône du monde, et prévoyant tous les échecs que cette révolution réservait à la liberté, il se prit à répéter étourdiment le triste lieu commun de l’époque : « La France a été bien coupable ! » Le vieux roi le reprit avec bonhomie : « Mon ami, lui dit-il, les peuples ne sont jamais coupables. » Ce mot humain d’un pasteur de peuples nous a guéri pour jamais de la manie doctrinaire d’accuser sentencieusement les nations en masse dans les momens obscurs de leur histoire. Nous voudrions également détourner la comparaison entre le meurtre de César et la captivité de Sainte-Hélène. La France de 1789 ne ressemble en rien à la Rome de César. La république, à Rome, n’était qu’une constitution discordante et ruinée qui n’avait plus qu’une existence nominale lorsque commença le pouvoir de César, produit de la corruption des lois et des mœurs. La France, depuis 1789, est au contraire un peuple vraiment jeune, qui s’élève par d’incessans progrès, qui cherche les institutions libres qui doivent mettre sa marche future à l’abri des accidens du pouvoir. Ce n’est point en développant la vie politique intérieure de la France, c’est en poursuivant au dehors des combinaisons sur lesquelles la France n’avait point été consultée que Napoléon a succombé victime des accidens militaires. Il eût eu un sort bien différent, s’il avait pratiqué sur le trône le libéralisme qu’il professa à Sainte-Hélène. Enfin nous ne saurions admettre que la faute de Brutus, en tuant César, a été de rendre possibles les règnes de Caligula et de Néron. La grande leçon et la peine morale de l’action de Brutus ont été l’inutilité de son crime patriotique ; mais l’horreur et la honte des règnes de Caligula et de Néron sont aussi la leçon et le châtiment moral du grand homme qui fonda la tyrannie, mit dans les mains d’un seul tous les pouvoirs de l’empire, et prêta la force de son nom pendant des siècles aux caprices arbitraires de ses indignes successeurs. Le poignard de Brutus a ennobli du moins la mort de César ; il donne une fin pathétique à cette grande vie, il est le dénouement d’un drame grandiose de la conscience humaine. Galba égorgé par terre au coin d’une rue par des soldats ivres, Héliogabale étouffé par des affranchis dans une retraite honteuse, pouvaient envier à César le poignard de Brutus ; mais la tyrannie avait achevé son œuvre de dégradation, et les meurtriers valaient les victimes.

La préface de l’Histoire de César nous promet donc que cette œuvre, qui, venant d’un souverain, est en soi un acte très libéral, éveillera d’intéressantes controverses non-seulement sur les questions d’érudition, mais sur les questions politiques qui préoccupent le présent. La préface se termine par une curieuse peinture des grandes questions résolues, des passions apaisées, des satisfactions légitimes données aux peuples par le premier empire. » Nous ne savons trop à quel moment du premier empire cette peinture est applicable ; il nous semble qu’en plusieurs traits elle exprimerait plus exactement la situation présente suivant l’idée qu’en donne le discours d’ouverture de la session. Tout le monde a remarqué par quel heureux, contraste le discours de cette année se distingue de celui de l’année dernière. Il y a un an, on nous faisait un tableau fort inquiétant de l’Europe ; un congrès seul était capable de conjurer tous les maux qui paraissaient près de se déchaîner sur le continent. Il n’y a pas eu de congrès ; quelques méfaits ont été accomplis en Europe, trop loin de nous pour que nous les pussions prévenir ou réprimer, et le calme est revenu. L’aspect des choses est décidément pacifique. En matière de politique étrangère, la portion la plus importante du discours impérial est celle qui est relative à la convention du 15 septembre. Nous trouvons dans les explications données par l’empereur sur le caractère et la portée de cet acte diplomatique la confirmation des appréciations que la convention nous a inspirées dès le premier jour. Nous ne dissimulerons point que la position prise aujourd’hui par le gouvernement français dans les questions italienne et romaine nous parait être à la fois modérée et forte. Cette position, nous le croyons, ne peut manquer d’être éclaircie et fortifiée encore par les discussions du corps législatif. La tâche la plus difficile dans ce débat sera celle des hommes politiques qui voudront, sans s’écarter du bon sens, critiquer la convention au nom des intérêts du saint-siège. L’opposition démocratique n’aura point à s’étendre beaucoup sur la question italienne. Elle trouve dans la convention du 15 septembre un fait qui a de quoi lui plaire : c’est l’évacuation de Rome par nos troupes d’ici à deux ans. Cette promesse d’évacuation rend nécessairement l’opposition démocratique accommodante sur les questions qui peuvent s’élever à propos de l’avenir de Rome. Il est peu important pour elle aujourd’hui de pousser le gouvernement à faire des déclarations qui engageraient l’avenir, qui n’auraient pas d’opportunité présente, que le gouvernement serait parfaitement fondé à refuser et qu’il refusera en effet, on n’en saurait douter. Quant aux adversaires de la convention qui veulent rester des hommes politiques pratiques, nous sommes fort curieux de voir comment ils s’y prendront pour mettre leurs critiques d’accord avec le bon sens. Ces hommes-là savent qu’on perd pied en politique lorsqu’on s’éloigne du possible. Nous espérons qu’ils ne nous ramèneront point dans le passé pour nous montrer les diverses conduites qui ont été possibles en divers momens et qui n’ont point été tenues. Ces récriminations et ces romans rétrospectifs ne feraient point faire un pas à la question. On ne peut pas revenir en arrière, il faut partir du présent. Partant du présent, nous défions qu’on nous prouve qu’il y avait quelque chose de mieux à faire que la convention du 15 septembre c’est-à-dire un essai de conciliation entre l’Italie et le pape, fondée sur le statu quo territorial actuel. Pourquoi repousserait-on cette expérience avec le caractère conciliant qu’on veut y attacher ? On ne pourrait alléguer qu’un doute, le doute que l’Italie veuille renoncer à faire de Rome sa, capitale. Qu’en coûte-t-il de tenter l’épreuve ? Au pis aller, si l’Italie faisait mine de vouloir sortir de la lettre du traité, la France reprendrait sa liberté d’action, et les choses reviendraient à l’état où elles sont aujourd’hui ; mais on compromet au contraire l’intérêt pontifical, que l’on semble vouloir défendre, en poussant la cour de Rome à laisser échouer par sa faute la conciliation proposée, Si la résistance de la cour de Rome était la cause de l’insuccès d’une semblable combinaison, le pouvoir temporel, se montrant lui-même incompatible avec toute solution modérée et pratique des difficultés italiennes, perdrait ses derniers appuis. Les véritables amis de la cour de Rome, au lieu d’irriter ses défiances, d’exciter ses rancunes, d’entretenir ses illusions par le bruit des discussions parlementaires, devraient lui conseiller vivement et discrètement d’accepter la condition où la convention du 15 septembre lui promet la sécurité. Qui serait déçu par une pareille conduite ? Nous peut-être, et tous ceux qui ont un goût médiocre pour la puissance temporelle des papes.

Le discours impérial a rappelé la stricte neutralité gardée par la France dans l’affaire des duchés. Certes le discours ne pouvait point nous informer de la fin de cette malheureuse question. M. de Bismark a évidemment résolu de faire durer la phase prussienne de l’affaire des duchés aussi longtemps qu’a duré la phase danoise. On peut s’en fier à lui : la conclusion de ce débat n’est pas proche, et en attendant la Prusse garde en sa possession les territoires contestés. La controverse est engagée aujourd’hui entre la Prusse et l’Autriche. On a cru un instant que l’Autriche essaierait d’obtenir de la Prusse, par des concessions du côté de l’Elbe, la garantie de ses provinces italiennes. C’était bien mal connaître le tempérament des deux grandes puissances allemandes. L’Autriche ne veut rien demander, car elle n’obtiendrait la garantie de la Prusse en Italie qu’à la condition, dit-elle, de devenir la vassale de la Prusse en Allemagne. Quant à la Prusse, rien ne la presse, et elle sait bien que par une démarche du côté de l’Italie elle compromettrait ses provinces rhénanes. Elle peut donc continuer à l’aise la discussion sur le régime qu’il convient de donner au Slesvig-Holstein. On lui demande de laisser s’établir dans les duchés le prince que ses droits y appellent et de négocier avec ce prince les arrangement qu’elle poursuit à son avantage. Elle n’en fera rien ; elle veut que les arrangemens soient convenus avec l’Autriche avant que l’affaire de l’institution princière soit décidée. Surtout que les états moyens et la diète de Francfort ne montrent point la velléité de participer au dialogue des deux grandes puissances allemandes ; au moindre geste d’intervention de ces intrus, M. de Bismark n’irait à rien moins qu’à briser la confédération germanique ! Le ministre prussien n’en est encore qu’à l’étape des arrangemens préliminaires, et l’on voit qu’il n’est point près de l’achever. Il a en perspective une seconde étape, celle de la fixation des droits de succession, et pour ce litige, qu’on fera durer tant qu’on voudra, M. de Bismark tient en réserve la consultation des officiers légaux de la couronne ! On voit que l’Allemagne, Prusse, Autriche, états moyens, a pour longtemps un bel os à ronger. Ce sera une consolation pour la France, puisqu’elle n’a point su prévenir la spoliation du Danemark, de voir ces dépouilles mal acquises devenir pour les puissances germaniques un inépuisable sujet de division. La confusion où sont tombées dans cette affaire la Saxe et la Bavière est déjà une juste rétribution de l’injuste et imprudente ardeur avec laquelle ces petits états s’étaient élancés contre le malheureux Danemark.

Un des mots que nous avons lus avec le plus de plaisir dans le discours impérial est celui qui nous annonce que l’armée du Mexique rentre déjà en France. Parmi les aventures que pourrait courir notre politique, il n’y en aurait pas de plus sotte et de plus déplorable que celle à laquelle risquerait de nous entraîner, dans nos rapports avec les États-Unis, une occupation trop prolongée du Mexique par des troupes françaises. Nous aurions moins d’inquiétude, si nous avions suivi nettement et fermement vis-à-vis de l’Amérique du Nord, pendant la guerre civile, la politique qui nous était indiquée par nos traditions, par les principes de la révolution française et par nos intérêts. Inconséquence étrange ! la politique du gouvernement ayant deux partis en face, le parti de l’union et le parti de la séparation, le nord et le sud, a laissé voir une préférence morale pour la cause des confédérés, celle qui est naturellement hostile à l’entreprise mexicaine. Nous avons toujours cru que les états du nord ne nous inquiéteront point dans le Mexique. Le Mexique est trop loin d’eux ; les états du nord n’ont pas l’humeur conquérante, et s’ils avaient envie de s’agrandir par la guerre, ce qui nous paraît fort douteux malgré les déclamations de la presse américaine contre l’Angleterre, c’est au Canada qu’ils penseraient, et nullement au Mexique. Il n’en est point ainsi des états du sud. Les populations du sud ont toujours été portées aux aventures extérieures ; c’est de leur sein et avec leurs subsides que partaient ces expéditions de flibustiers qui pendant plusieurs années se sont élancées centre Cuba et le Nicaragua. La guerre que les États-Unis firent au Mexique avait été excitée par le sud. Le président qui gouvernait alors était M. Polk, un homme du sud. La guerre finie, il voulut annexer le Mexique aux États-Unis, et il fallut pour l’en empêcher toute la résistance de ses deux plus importans ministres, M. Buchanan et M. Marcy. Le danger que nous pourrions courir aujourd’hui, et que nous aurions infailliblement prévenu par une politique moralement sympathique à la cause de l’Union, ce serait qu’afin de hâter la réconciliation des deux sections de la république, le gouvernement américain se laissât aller, pour flatter les aspirations naturelles et l’amour-propre militaire des populations du sud, à leur accorder la diversion et le fruit d’une guerre extérieure qui serait dans le courant de leur expansion et de leur ambition naturelles. Nous espérons que le gouvernement américain saura résister à une tentative semblable ; mais il n’est plus permis de regarder comme une hypothèse absolument chimérique les desseins que les états du sud peuvent nourrir contre l’entreprise mexicaine.

On connaît en effet aujourd’hui quelles étaient les espérances du gouvernement des états confédérés dans la tentative de négociation officieuse et préparatoire qu’ils ont faite auprès de M. Lincoln. Évidemment les états confédérés ont besoin de la paix, et au fond ils la veulent. Les commissaires envoyés par M. Jefferson Davis étaient les personnages les moins compromis dans la politique sécessioniste ; M. Stephens, le vice-président, s’était avant la guerre prononcé contre la séparation dans la convention de la Géorgie ; M. Hunter avait, jusqu’au dernier moment, proposé des transactions. Les confédérés, croyons-nous, veulent la paix ; une lettre du général Grant à M. Lincoln atteste la sincérité des dispositions pacifiques des commissaires du sud. Seulement, tout en désirant une prompte réconciliation qui, dans leur pensée, devait, avec le temps, amener le rétablissement de l’Union, les chefs confédérés, dans ces premiers tâtonnemens et dans ces premiers pourparlers, espéraient obtenir la paix au moyen d’une transaction qui eût ménagé leur amour-propre. Les hommes du sud ne voulaient point rentrer dans l’Union comme des vaincus. On aurait donc cessé la guerre comme s’il n’y eût eu ni vainqueurs ni vaincus. On aurait immédiatement conclu une alliance militaire, et cette alliance, on l’eût occupée activement tout de suite contre le Mexique ou le Canada, ou même contre les deux. Après quelques mois de campagne contre l’étranger, réunis par des intérêts communs, retrempés par une vaillante fraternité d’armes, le nord et le sud auraient refait spontanément l’Union sans que l’amour-propre de personne eût rien à souffrir. Il ne faut pas une grande sagacité pour démêler dans la dépêche de M. Seward à M. Adams, où la négociation est racontée à demi-mots, le caractère et le sens des insinuations sudistes. On reconnaît bien là l’esprit emporté et romanesque des hommes du sud, ce défaut de sens politique et de sang-froid qui a rendu inutiles tant de qualités chevaleresques et charmantes. Qu’on le remarque, depuis la séparation, les hommes du sud n’ont cessé de commettre des fautes politiques. La séparation, dans leur pensée primitive, n’était qu’une feinte qui devait dissoudre les groupes des états du nord et de l’ouest, et par ce résultat leur fournir l’occasion de reconstruire l’Union au profit de leurs intérêts et sous leur suprématie. Trompés par leur fausse manœuvre, s’étant exclus de l’Union, ils ont espéré maintenir leur séparation au moyen de la reconnaissance et du secours de l’étranger. Le coton leur semblait être un moyen d’ascendant irrésistible sur l’Europe. Ils s’imaginaient que les nations industrielles de l’Europe, contraintes par la famine du coton, viendraient leur donner l’indépendance. Leur erreur a été profonde. Ils ont été soutenus ensuite par une autre illusion. Tout dépendrait de l’élection présidentielle ; avec le succès d’un candidat démocrate, ils pourraient ou obtenir l’indépendance ou rentrer de plain-pied dans l’Union en conservant l’esclavage. L’issue de l’élection présidentielle a été une nouvelle déception. Ils n’ont point cédé non plus alors à l’heureuse inspiration de prendre eux-mêmes l’initiative de l’émancipation des noirs et de raviver par là les sympathies morales qu’ils possédaient encore en Europe. Leur sénat repoussait le projet de l’enrôlement des noirs au moment même où le congrès américain effaçait à jamais l’esclavage de la constitution des États-Unis. Toujours attardés et repoussés d’une faute politique à l’autre, ils viennent proposer au gouvernement qu’ils ont voulu détruire une guerre contre l’Angleterre ou la France. Une telle conclusion est la digne fin d’une cause si mal engagée. Du côté de M. Lincoln au contraire, on a vu cette rectitude appuyée sur la légalité et la loi qui préserve des fautes et des excentricités. M. Seward et M. Lincoln n’ont point eu à discuter le roman qu’on venait faire briller à leurs yeux ; M. Seward a écarté en passant l’idée d’une guerre extérieure au sud, c’est-à-dire au Mexique. Le président et son ministre s’étaient prescrit de ne faire la paix que sur les bases légales. La première de ces bases était la rentrée pure et simple des états sécessionistes dans l’Union et leur soumission à la nouvelle disposition constitutionnelle qui abolit l’esclavage. Cette rectitude légale les a préservés de la tentation de prendre en considération les propositions hostiles à l’Europe que les hommes du sud venaient leur présenter. La négociation a échoué ; M. Jefferson Davis, par un mâle et bouillant discours, a essayé de ranimer l’ardeur des sentimens séparatistes, et a dit à ses compatriotes que le nord ne voulait les traiter qu’en vaincus. Le brave général Lee, qui, lui aussi, a blâmé à l’origine la séparation et ne s’y est rallié que par un scrupule de conscience qui lui a fait croire qu’il se devait à son état natal, la Virginie, ayant d’appartenir à l’Union, et que la petite patrie devait passer avant la grande, — le général Lee a pris le commandement en chef des armées confédérées, mais le cercle des forces fédérales se rapprocha du grand foyer de la sécession. La cause rebelle perd toutes ses. issues sur la mer. Encore quelques mois, et après un héroïque et suprême effort les hommes du sud seront bien contraints de reconnaître leur funeste erreur et de rentrer dans cette Union où ils seront, reçus avec une générosité cordiale, comme on pouvait le pressentir aux applaudissemens qui accueillaient, naguère les commissaires confédérés passant à travers les lignes fédérales.

Le discours d’ouverture de la session n’a pas seulement présenté un tableau rassurant de la situation extérieure, il a tracé un intéressant programme de questions intérieures qui pourront utilement défrayer le travail législatif de cette année. Parmi les projets annoncés par l’empereur, tous n’ont point une égale importance. On s’occupera de généraliser l’instruction primaire sans prononcer le mot d’instruction obligatoire. On étudie une loi qui va porter dans l’industrie des transports maritimes les principes de la liberté commerciale. On supprimera les obstacles que pouvaient rencontrer dans notre législation ces intéressantes sociétés de coopération qui ont pris un si rapide développement en Allemagne et en Angleterre, et auxquelles déjà nos classes ouvrières s’initient avec un juste empressement. Des mesures protectrices de la liberté individuelle sont préparées : la contrainte par corps sera abolie ; une autre loi autorisera la mise en liberté provisoire avec ou sans caution même en matière criminelle. Le projet de loi qui avait été annoncé sur l’accroissement des attributions des conseils municipaux et départementaux a été présenté. Nous avions espéré que la nouvelle loi nous mettrait sur la voie d’une véritable émancipation municipale, et aurait ainsi le caractère d’une importante loi politique. Le projet ne remplit point cette espérance et ne dépasse pas la portée de réformes administratives d’un intérêt médiocre.

Parmi les projets de lois de l’ordre économique, il en est un dont on parle avec grand éloge, et qui est, dit-on, de nature à satisfaire les partisans éclairés de la liberté : c’est une nouvelle loi sur les sociétés commerciales.

En France aussi bien qu’en Angleterre, on a longtemps vécu, en matière de législation des sociétés, sous le régime le plus restrictif. En Angleterre, on sortit de cette voie étroite vers 1856 en faisant entrer dans le régime du droit commun, sous le nom de société à responsabilité limitée, la forme de société qu’en France nous appelons anonyme. Cette société, qui est la forme la plus commode et la plus attrayante de l’association commerciale, n’est responsable vis-à-vis des tiers que dans la limite de son capital statutaire. Elle est gouvernée par des administrateurs qui ne sont que les mandataires des actionnaires. C’est la forme républicaine appliquée à l’association commerciale. Tandis que l’Angleterre inaugurait ce système libéral, nous étions pris en France de la manie qui nous est si ordinaire, sous prétexte de prévenir les abus et de couper le mal à la racine, d’imposer des entraves maladroites à l’initiative individuelle et à la libre action de chacun. On vota en 1856 une loi sur la commandite par actions qui fit de cette forme de société un épouvantail et la frappa de stérilité. Nous parûmes, il y a deux ans, vouloir nous raviser, et nous empruntâmes à l’Angleterre sa société limitée ; mais nos législateurs semblèrent avoir peur de leur plagiat, et ils prirent toute sorte de précautions pour empêcher que la société limitée ne fit du mal, et par conséquent fit aucun bien. On voulut que les entreprises dont le capital dépasserait 20 millions ne pussent point avoir le bénéfice de la société limitée. S’il peut se fonder des sociétés de plus de 20 millions, semblait-on se dire, ces sociétés seront de grandes compagnies anonymes, et n’est-ce point dépouiller le conseil d’état d’une de ses prérogatives essentielles que de permettre à ces compagnies d’exister sans son contrôle et son autorisation ? On se crut obligé de prendre contre les administrateurs des sociétés à responsabilité limitée toute sorte de garanties préventives. Leurs faits délictueux étaient si attentivement prévus et si sévèrement punis qu’il semblait que des malfaiteurs seuls pussent avoir l’idée de devenir administrateurs de ces sociétés, et que la loi avait l’air d’une section du code pénal plutôt que d’une annexe du code de commerce. La loi sur les sociétés limitées, dénaturée ainsi par un esprit de restriction qui est incompatible avec les libres allures de l’esprit commercial, ne fut d’aucun secours pour l’esprit d’association.

L’expérience a enfin fait entendre ses leçons. On s’est aperçu que le régime qui restreignait la création libre des associations commerciales et qui soumettait les statuts des sociétés anonymes aux délibérations du conseil d’état était désavantageux au public et au gouvernement. L’investiture de l’anonymat donnée par le conseil d’état à une certaine catégorie de sociétés était pour ces sociétés un véritable privilège. Les statuts des sociétés anonymes, avant d’être examinés par le conseil d’état, devaient avoir été discutés, contrôlés, approuvés par le ministère du commerce. Les sociétés anonymes semblaient donc recevoir quelque chose du prestige gouvernemental, et plus l’administration agissait sur la rédaction de leurs statuts, plus, aux yeux du public, elle devenait solidaire des entreprises revêtues de la forme privilégiée de l’anonymat. Le bon sens disait depuis longtemps qu’il fallait du même coup rendre à l’esprit d’entreprise sa responsabilité et sa liberté, dégager aussi l’administration de solidarités qui peuvent parfois devenir fâcheuses. C’est, nous dit-on, le parti qu’on aurait pris dans le nouveau projet de loi. La société anonyme serait rendue au droit commun, et les conseillers d’état seraient délivrés de la tâche ingrate d’avoir à délibérer sur des combinaisons commerciales étrangères à leurs études et à leurs travaux réguliers.


E. FORCADE.


THEATRES.

La Belle au Bois dormant, drame en cinq actes et sept tableaux, par M. Octave Feuillet.


La critique a bien des mauvaises fortunes, mais il n’en est pas de plus désagréable ni qui mette celui qui l’exerce à une plus rude épreuve que la nécessité d’exprimer à un moment donné un jugement ou défavorable ou sévère sur un écrivain dont on aime le talent, dont on a parlé jusqu’alors dans les termes mérités de l’éloge, on qu’on a défendu contre les attaques injustes dont il était l’objet. Le sentiment qu’on éprouve alors est presque celui de l’amour-propre blessé, et l’on en veut à l’auteur de n’avoir pas fait un chef-d’œuvre comme d’un mauvais procédé. C’est un peu ce qui nous arrive aujourd’hui avec M. Octave Feuillet. Après le succès de son drame si hardi de Montjoye, nous pensions que désormais nous n’aurions plus qu’à hausser progressivement avec chaque œuvre nouvelle le ton de nos éloges ; la Belle au Bois dormant nous force au contraire à le baisser. Voilà une mauvaise action, et dont nous garderions presque rancune, si nous n’étions sûr que le premier roman ou le premier drame de l’auteur nous donnera amplement satisfaction.

Ce que le drame de M. Feuillet a de plus grave, c’est l’embarras dans lequel il jette la critique. Après l’avoir entendu, l’esprit reste muet et un peu incertain. Il n’ose approuver complètement, il n’ose pas davantage blâmer. Le sentiment qu’il éprouve est celui de l’insatisfaction ; je demande pardon du mot, mais je suis obligé de le créer pour rendre mon impression. L’action est violente et dramatique, et cependant on en suit avec fatigue les développemens ; les caractères sont assez forts, et cependant ils n’appellent pas la sympathie et ne sollicitent pas la controverse. On accepte d’eux ce qu’on en comprend, et, ce qu’on n’en comprend pas, on n’éprouve aucune envie de le pénétrer et de le connaître. L’écueil véritable de la pièce, le secret de l’accueil un peu froid qu’elle a reçu le soir de la première représentation est dans le peu de sympathie qu’inspirent ses personnages. Ils ont le plus grand défaut que puissent avoir des personnages de drame, celui de ne pas soulever la discussion autour des mobiles de leurs actions.

À ce propos, nous ferons une remarque que nous recommandons à l’attention de M. Feuillet : c’est que, s’il n’y prend garde, il finira par tomber dans les défauts opposés à ceux qu’on lui avait reprochés jusqu’à présent. On lui a tant dit sur tous les tons qu’il péchait par excès de délicatesse et de subtilité, que cette accusation semble avoir déterminé chez lui une réaction des plus énergiques. Le poète des belles dames sentimentales et des amoureux élégiaques n’a plus de goût maintenant que pour les caractères durs et résolus à outrance. Il continue dans la Belle au Bois dormant la veine qu’il avait ouverte dans Montjoye. Tous les personnages de sa nouvelle pièce se valent par la dureté, et c’est assez justement que l’auteur en a placé la scène dans cette Bretagne, le pays par excellence des caractères obstinés. L’auteur nous a montré une fois de plus la lutte de la bourgeoisie industrielle et de la noblesse, si souvent mise au théâtre depuis quelques années ; mais vraiment ce contraste entre les deux races n’est marqué que par l’inégalité des conditions : elles n’ont rien à s’envier en fait de raideur et d’obstination. Je suppose, quoique l’auteur ne l’ait pas dit, que M. Morel le manufacturier et sa digne sœur sont de race bretonne comme les Guy-Châtel et les Penmarch, car sauf les titres je ne vois rien qui les distingue bien nettement de leurs nobles voisins. Ils sont tout à fait dignes de se comprendre, et lorsqu’à la conclusion de la pièce on voit la jeune fille noble mettre sa main dans celle du jeune manufacturier, ce dénouaient ne cause aucune surprise, tant les cœurs sont de même trempe et les âmes de même calibre. La parfaite similitude des caractères fait paraître toute naturelle la fusion sacramentelle obligée que l’auteur recommande après ses prédécesseurs, et établit plus nettement encore qu’il ne l’a voulu peut-être l’égalité de ces classes rivales. Il n’y a d’autre différence entre elles que dans le principe de leur dureté : ce principe chez les Morel, c’est l’ambition ; chez les Guy-Châtel et les Penmarch, c’est l’orgueil ; mais si les mobiles sont différens, les natures sont les mêmes, et dans la lutte qu’ils engagent, la valeur, sinon les armes, étant égale, le spectateur ne saurait dire de quel côté sont les plus fermes obstinations et les âmes les plus âpres.

La donnée de la pièce, a-t-on dit, n’a rien de bien neuf aujourd’hui. C’est cette donnée que nous avons vue au théâtre depuis dix ans sous tant de formes, et qui semblait, la propriété exclusive de M. Jules Sandeau. Neuve ou non, la donnée est toujours actuelle, car la lutte que M. Feuillet a mise en scène constitue le principal intérêt-social de ce temps-ci et fournira encore le sujet de bien des drames avant qu’elle ait pris fin. La pièce de M. Feuillet, sans rien changer à cette donnée, l’a cependant renouvelée en élargissant cette fois le théâtre de la lutte. Dans la Belle au Bois dormant, on n’a plus seulement en présence des individus de condition différente. comme dans Mademoiselle de la Seiglière par exemple, mais des centres différens de civilisation. L’usine se dresse en face du château, et autour de ces deux centres apparaissent groupées les populations qui appartiennent à ces deux sociétés profondément diverses d’esprit, d’instinct et de tendance. Autour du manufacturier se pressent les ouvriers modernes, énergiques comme leur maître, actifs comme lui, partageant la même croyance en lui toute-puissance du travail et récitant sous une forme obscure le même credo, qu’il professe : l’homme est son propre et légitime maître, et la mesure de sa valeur est dans le degré de son énergie. Autour du châtelain se groupent les paysans fidèles et fiers, enclins comme leur maître à la somnolence et à une certaine noble incurie, tenant, comme lui, pour suspect tout ce qui est nouveau, et disant comme lui : le temps est le véritable souverain des hommes et le véritable fondement des sociétés ; c’est lui qui légitime les droits, et toucher à ce qui est ancien est vraiment se rendre coupable de sacrilège, c’est agir au mépris de la justice. Pour que le contraste fût plus frappant, M. Feuillet a placé la scène de son drame en Bretagne, dans cette dernière citadelle des vieilles mœurs et des vieilles, croyances, Il y a de la hardiesse et de la grandeur dans ce contraste. Si la donnée de la pièce n’est pas absolument neuve, elle a été au moins singulièrement rajeunie par cette opposition ingénieuse des deux sociétés. M. Feuillet, n’a pas tiré de son idée tout le développement dramatique ; et tout l’intérêt moral qu’elle contenait, mais c’est beaucoup déjà que d’avoir conçu ce rajeunissement d’une donnée déjà vieille, et c’est un plaisir pour nous de lui rendre cette justice, puisque personne encore n’a voulu reconnaître où était la nouveauté de son drame.

On a beaucoup accusé M. Feuillet de nous avoir montré moins des vieilles mœurs que des mœurs abolies. Ces types de vieux nobles bretons et de paysans aveuglément attachés aux anciennes coutumes sont des types surannés, et qui n’existent plus, a-t-on dit, depuis trente ans au moins. Ceux qui formulent cette accusation sont-ils bien sûrs de ce qu’ils avancent, C’est là une accusation de critique parisien, qui, j’en ai peur, recevrait plus d’un démenti de la réalité. Jet crois que sans chercher beaucoup on trouverait aisément en Bretagne, et même ailleurs plus d’un type de gentilhomme passant sa vie à chasser comme le marquis de Guy-Châtel, ou à pêcher à la ligne comme les Penmarch père et fils, sans se soucier en aucune façon des miracles d’activité industrielle de la société moderne, des doctrines morales en faveur, des journaux et des feuilletons où on déclare qu’il n’existe plus. On trouverait aussi peut-être plus d’un paysan encore récalcitrant aux. idées de progrès qui l’arrachent aux douceurs de ses habitudes, ou, si vous voulez, à la routine de sa vie, et quoique les embuscades aux coins des haies deviennent rares, je ne conseillerais pas à un industriel ou à un agronome trop partisan de la moderne économie politique de se fier à la docilité de ces populations. Le coq rouge de l’incendie, lancé par des mains inconnues, saurait les faire repentir de leur témérité en dévorant une manufacture gênante ou des gerbes récoltées selon des modes de culture qui leur déplaisent. Ne dites donc pas d’une manière aussi absolue que ces types sont surannés ; dites plutôt qu’ils commencent à passer de mode auprès du public parisien, sur nos théâtres et dans nos romans, et vous serez plus près de la vérité.

Les deux premiers actes sont les meilleurs de la pièce à notre avis. Le contraste que nous venons d’indiquer y est nettement posé : d’une part les Morel, de l’autre les Guy-Châtel et les Penmarch engagent une lutte d’amour qui prend la forme d’une lutte sociale et d’un épisode de guerre civile. Les adversaires en effet se combattent non pas précisément avec les armes de l’amour, mais avec les armes de leur profession et de leur condition : les Morel avec les lettres de change et les billets à ordre soigneusement collectionnés du marquis de Guy-Châtel, les Guy-Châtel et les Penmarch avec les figures héraldiques de leurs blasons et les armes plus redoutables des anciens chevaliers et des modernes maîtres d’escrime. C’est Mlle Louise Morel qui ouvre la lutte, et elle l’engage hardiment, je vous assure. Il faut voir avec quelle fermeté d’homme d’affaires elle démontre au marquis de Guy-Châtel qu’il n’a d’autre moyen de faire face à ses engagemens envers eux que l’abandon de ses propriétés, avec quelle arrogance elle relève la tête devant le comte de Penmarch, qui vient lui proposer au nom de sa cousine Blanche de Guy-Châtel de transporter ailleurs le siège de la manufacture moyennant indemnité, et de quel ton elle demande : « Est-ce que c’est sérieux cette proposition, monsieur le comte ? » C’est une vraie bourgeoise, une vraie fille de Molière, que cette Mlle Louise Morel, solide, sensée, cassante, légèrement mal apprise, que je vous recommande comme le meilleur caractère de la pièce. Ce personnage est rendu par Mlle Jane Essler avec cette énergie qui caractérise son talent.

La lutte ne serait pas longue, si les Morel n’avaient pas devant eux d’autres adversaires que les Guy-Châtel. En effet, dès le début de la pièce, les Guy-Châtel sont vaincus de deux et même de trois façons, par la pauvreté, par l’amour, par la générosité de leurs rivaux : vaincus par la pauvreté car la vente de leur propriété est leur seul moyen de s’acquitter de leurs dettes ; vaincus par l’amour, car Mlle Blanche de Guy-Châtel aime secrètement M. George Morel le manufacturier, et il n’est pas bien sûr que le marquis n’ait pas un commencement d’affection pour Mlle Louise, dont le caractère résolu lui plaît ; vaincus par la générosité, car le manufacturier, en supposant que les propriétés du marquis contiennent des mines encore inconnues, leur donne une plus-value de deux cent mille francs. Les Guy-Châtel lèvent donc le siège et quittent l’habitation héréditaire de leur famille. Ils vont chercher un asile chez leurs cousins les Penmarch, qui pour le moment sont occupés, le père et le fils, à pêcher à la ligne, et la vieille douairière à admirer dans la personne d’un de ses anciens vassaux, transformé par la discipline militaire en un jeune soldat, propre, gai et vaillant, l’art avec lequel les gouvernemens modernes savent abrutir les populations. Tout se passerait en conséquence le plus tranquillement du monde, si les deux peuples de mœurs différentes qui entourent les deux centres de l’usine et du château ne compliquaient la situation. C’est moins en effet dans les personnages en lutte que dans les populations qui les entourent que M. Feuillet a placé les passions de son drame. L’antagonisme des personnages, comme celui des classes supérieures de notre société, se prolonge non par leur obstination réciproque, mais par l’aveuglement, l’ignorance et les préjugés de ceux qui leur sont respectivement soumis. C’est encore là un des côtés originaux de l’œuvre de M. Feuillet, dont on n’a pas assez remarqué l’importance et auquel on n’a pas assez rendu justice.

Un vieux paysan breton attaché aux Guy-Châtel, se persuadant, dans son ignorance, que George Morel est le spoliateur de ses maîtres, l’attire dans un piège, et va le tuer sans miséricorde, lorsque Mlle de Guy-Châtel se précipite sur la bruyère et se jette devant le fusil de son trop zélé vengeur. Ici se place une scène éloquente et un peu hors de saison. Les deux amans, — donnons-leur ce titre, quoiqu’ils le repoussent et qu’ils résistent jusqu’au dernier moment à s’avouer leur amour, — à peine remis de la terrible alerte qu’ils viennent d’éprouver, engagent, sans perdre de temps, une controverse historique et politique, Mlle Blanche attaquant le présent, M. George Morel maudissant le passé, et invoquant, en témoignage de sa barbarie, les donjons féodaux qui se dressent au loin et les pierres druidiques contre lesquelles ils sont appuyés à ce moment même. Cette scène éloquente et assez belle est interrompue par l’arrivée du marquis de Guy-Châtel, qui, prenant fort mal à propos pour de la violence l’emportement de la verve politique de George Morel, lui reproche d’outrager sa sœur. Sans s’informer de la situation, sans chercher pourquoi sa sœur est venue sur cette bruyère, sans demander à quelles paroles répondent les paroles de George Morel, il lui adresse un cartel des plus malencontreux, et la toile tombe sur ce défi, qui laisse le spectateur en proie à un mécontentement que j’ose trouver assez légitime.

À partir de ce malencontreux défi qui crée une situation des plus équivoques, la pièce marche à son heureux dénoûment à travers toute sorte de malentendus qui se prolongent trop longtemps. Mlle Louise Morel ameute contre le marquis les ouvriers de la manufacture et vient faire le siège de l’humble demeure où le gentilhomme s’est retiré. Le marquis résiste à l’énergie et aux menaces de la jeune lionne ; mais comme il est, paraît-il, dans sa destlnée4 d’être vaincu, et qu’il mérite vraiment d’expier la conduite violente et indiscrète qu’il vient de tenir, il met bas les armes devant la révélation que lui fait Mlle Louise de la plus-value donnée à ses propriétés par George Morel. On ne se bat pas contre un homme dont on est l’obligé : le marquis retire donc son cartel. Cependant cette explication ne résout rien encore. Mlle Blanche de Guy-Chatel, ne pouvant résister plus longtemps à un amour auquel elle ne veut céder à aucun prix, s’est retirée dans un couvent et se dispose à prendre le voile. Plutôt le cloître que l’union avec un roturier ! George Morel, désespérant de vaincre ce préjugé, qui est plus fort que leur mutuel amour, médite des projets de suicide qu’il ! ne peut cacher aux yeux de sa sœur, éclairée par sa tendresse. Alors, fidèle au caractère qu’elle a montré pendant toute la pièce, Louise Morel fait une tentative désespérée, et va chercher Mlle de Guy-Châtel dans son couvent, d’où elle saura l’arracher à force d’âme, de douleur, et aussi, s’il le faut, à force de violence. C’est une scène bien inventée que celle de la lutte entre ces deux femmes, l’une opposant toute la résistance d’un orgueil du plus fort calibre, l’autre attaquant cet orgueil par l’énergie du désespoir, de la tendresse ; et enfin par l’humiliation de la prière. La scène est, dis-je, bien conçue, et cependant elle ne produit pas tout l’effet qu’on pourrait en attendre. Pourquoi ? C’est que le public n’entre que difficilement et même n’entre pas du tout dans le sentiment qui fait agir Mlle Blanche de Guy-Ghâtel, et qu’il ne trouve rien en lui qui lui fasse partager le préjugé d’où naît sa résistance. Si M. Feuillet essaie de se rendre compte de la froideur qui accueille cette scène, il comprendra la raison de la tiédeur avec laquelle a été reçue la pièce entière. L’erreur de M. Feuillet, celle qui a engendré tous les défauts qu’on peut reprocher à son œuvre, a été de la faire reposer sur le sentiment le plus anti-dramatique et le plus rebelle à l’émotion qui se puisse concevoir. Le fond de tous les caractères qu’il a mis en scène dans cette pièce, c’est l’orgueil : or l’orgueil peut bien forcer l’admiration, mais il force rarement la sympathie et n’arrache jamais l’émotion, parce que qui dit orgueil dit force d’âme, dureté, fermeté froide, volonté implacable, toutes vertus ou qualités qui ne s’accommodent pas de la pitié, de la tendresse, et des autres doux sentimens que le spectateur est habitué à chercher au théâtre. Si, parmi les personnages que nous montre M. Feuillet, il y en avait un au moins qui fût plus faible, plus désarmé que les autres, l’intérêt s’attacherait à celui-là ; mais non, ils sont tous également forts, également hautains, également intraitables ; ils ont tous le même cruel empire sur leur cœur et la même dignité susceptible, toujours prête à regarder une preuve d’affection comme une indiscrétion ou une offense. Le public, qui les voit si bien armés les uns et les autres, ne prend intérêt à aucun d’eux, parce qu’il ne sait auquel accorder une sympathie dont il n’a pas besoin. Telle est la raison toute morale de l’infériorité de la pièce de M. Feuillet relativement à ses productions antérieures : un trop grand abus de l’énergie et de la force. En ne mettant en scène que des caractères orgueilleux et tout d’une pièce, il a pour ainsi dire comprimé son drame : il en a forcé les ressorts et entravé le développement. Un peu moins de force, deux ou trois orgueilleux de moins, quelques faibles et quelques humbles de plus, et la pièce était sûre du triomphe. Tel qu’il est, le nouveau drame de M. Feuillet est encore plein, de beaux détails et d’ingénieux épisodes ; mais l’action marche par saccades, avec une violence intermittente qui finit par lasser, et aucune des scènes capitales ne produit l’effet qu’elle devrait produire. L’émotion est à chaque fois refoulée pour ainsi dire dans le cœur des spectateurs, et les larmes prêtes à couler ne viennent jamais qu’à moitié chemin des yeux. C’est que les caractères choisis par M. Feuillet se sont imposés tyranniquement à son imagination, et que pour les peindre il a ressenti quelque chose de cette même contrainte qu’ils imposent dans la vie à leurs sentimens les plus doux et les meilleurs. C’est dans le mauvais choix de ses caractères et non dans une autre cause que M. Feuillet trouvera la raison de la tiédeur du public et de la sévérité de la critique en face de sa nouvelle œuvre.


EMILE MONTEGUT.



Il y a deux ans, M. Ch. Texier lisait en séance publique de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres un mémoire sur les monumens primitifs du christianisme en Orient. Quelques notions de ce travail, parvenues à Londres par les échos de la presse périodique, y éveillèrent l’attention des personnes vouées à l’étude de l’histoire des beaux-arts. Peu de temps après, M. Popplewell Pullan, architecte et antiquaire anglais, arrivait à Paris, avec les matériaux qu’il avait recueillis pendant son séjour en Asie-Mineure, pour proposer à M. Ch. Texier de les publier en commun. De cette collaboration et du concours prêté par MM. Day, éditeurs de la reine Victoria, est né un curieux et important ouvrage, qui a paru tout récemment, exécuté avec le plus grand soin et un luxe inusité[1]. La plupart des souverains l’ont accueilli par des encouragemens flatteurs et par des souscriptions pour leurs bibliothèques particulières ou publiques, et maintenant l’Architecture byzantine a pris place dans les principaux établissemens littéraires de l’Europe. La nouveauté du sujet, l’intérêt qu’il présente par lui-même et qu’il a pris sous la plume ou le crayon habile des auteurs, justifient cet empressement.

Dans l’introduction consacrée à l’histoire et à l’appréciation de l’architecture byzantine, M. Ch. Texier nous montre les révolutions successives qu’a parcourues l’art romain dans son application aux constructions chrétiennes. Sous le règne de Constantin le Grand, les principes de cet art apparaissent encore inaltérés dans les premiers édifices que ce prince fit élever ; mais à partir de Justinien Ier une grande transformation s’opère dans l’architecture byzantine : la forme des églises dites basiliques est abandonnée ; la coupole en devient l’élément prédominant et caractéristique, et ce type s’est maintenu fidèlement jusqu’à nos jours en Orient.

Un chapitre traite des temples du polythéisme convertis en églises ; M. Ch. Texier donne les plans d’un grand nombre de ces sanctuaires encore debout, appropriés aux exigences du nouveau culte que leurs murs ont abrité. De ces recherches il résulte qu’à très peu d’exceptions près, la conservation des temples de l’antiquité païenne est due, en y comprenant le Parthénon, aux disciples de l’Évangile, par exemple à Thessalonique, ou M. Ch. Texier a vu des modèles remarquables et nombreux de tous les styles de l’art byzantin, depuis la splendide basilique de saint Démétrius jusqu’aux églises des IXe et Xe siècles surmontées de coupoles. Celle de Saint-George, qui est de forme circulaire et sans contredit la plus ancienne du monde chrétien, considérée jusqu’ici comme un ancien temple des Cabires, trahit une origine chrétienne par ses briques, où l’on aperçoit des signes qui attestent évidemment cette primitive origine. La coupole est ornée d’une magnifique mosaïque représentant des temples, des palais, qui rappellent les peintures de Pompéi, tandis que des figures colossales de saints, avec des inscriptions grecques, sont placées devant les tabernacles. D’autres tableaux en mosaïque se retrouvent dans les églises converties en mosquées : ce sont les plus beaux spécimens que nous possédions aujourd’hui de l’art byzantin. La fondation de l’église de Saint-George, qui paraît remonter à Constantin le Grand, est sans doute due à la pensée qu’il avait alors d’établir sa nouvelle capitale à Thessalonique. Trébizonde renferme des monumens non moins dignes d’attention, restés jusqu’à présent inédits ; on les retrouvera avec plaisir reproduits dans le livre de MM. Ch. Texier et Pullan. Ceux des autres villes d’Asie, comme Édesse, Myra, Dana, etc., ont fourni un riche contingent que le premier de ces deux auteurs a savamment décrit. Nous en dirons autant des églises taillées dans le roc en Phrygie et en Cappadoce par les premiers chrétiens avec leurs mosaïques et leurs peintures aux couleurs resplendissantes. L’exécution typographique répond à l’œuvre du crayon et du burin, et cet ensemble offre aux archéologues et aux artistes une ample moisson de documens neufs et du plus haut intérêt, bien dignes d’être consultés ou étudiés.


ED. DULAURIER.


V. DE MARS.

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  1. L’Architecture byzantine, ou Recueil de Monumens des premiers temps du christianisme en Orient, précédé de recherches historiques et archéologiques, par M. Ch. Texier, membre de l’Institut, et R. Popplewell Pullan, architecte de l’expédition d’Halicarnasse, 1 vol. in-folio.