Chronique de la quinzaine - 28 février 1849

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Chronique n° 405
28 février 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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28 février 1849.

De cela, maintenant, il y a donc déjà plus d’une année. C’était un de ces momens comme il s’en trouve quelquefois dans l’histoire pour le châtiment de notre humaine présomption, un de ces jours de vertige où tout le monde fait des fautes, parce que tout le monde a mérité d’en faire. Les partis légaux, depuis si long-temps aux prises, avaient oublié, dans l’acharnement de la lutte, qu’en dehors d’eux et presque en dehors du pays, il y avait encore un autre parti qui n’était qu’une faction. Cette faction veillait, et le jour où l’agitation constitutionnelle eut l’imprudence d’aller jusqu’aux limites extrêmes de la légalité, de mettre le pied dans la rue, elle fut en un clin d’œil surprise et débordée par des gens qui savaient bien mieux qu’elle ce que c’est que la rue. Les grands vainqueurs et la triomphante victoire ! Une hécatombe humaine provoquée par un guet-apens ; un poste, deux postes égorgés ou incendiés ; Neuilly brûlé, le Palais-Royal et les Tuileries dévastés : voilà le bulletin de ces glorieuses ! Nous allions oublier de compter les blessés et les morts. Il n’y avait pourtant guère de balles à recevoir entre tout ce qu’ils étaient là de héros, car il n’y avait guère de fusils braqués sur eux. Aussi, toutes les fois que nous voulons nous faire une imposante idée du nombre de ces précieuses victimes qui moururent alors pour la patrie, nous avons soin de les ramasser partout, et aux rares éclopes du champ de bataille nous ajoutons ces masses anonymes qui étouffèrent au fond des caves du tyran, noyées dans le vin qu’elles buvaient, ou rôties par le feu qu’allumait leur ivresse !

Nous en sommes presque arrivés, après tant d’épreuves désolantes, à douter des révolutions les plus légitimes, et malgré les justes griefs d’où naquit celle de 1830, malgré la sainteté de la cause qu’elle défendait, nous y regrettons encore quelque chose ; nous regrettons qu’il ait fallu la force pour venger la loi. L’emploi brutal de la force irrégulière ne sera jamais qu’une périlleuse réparation du droit violé. Mais enfin il y avait en 1830 un admirable élan de patriotisme honnête, il y avait des passions généreuses jusque dans leur aveuglement, y avait le besoin national d’une revanche. Ce n’était pas une infime minorité qui montait à l’assaut d’une place ouverte par la plus inexplicable des défections ; l’immense majorité du pays était derrière les combattans, et les combattans le sentaient. Entre le souvenir de ces heures d’enthousiasme sincère et le souvenir des heures fiévreuses de 1848, il n’y a rien de commun pour nous. Ce qui revient tout de suite à notre mémoire, quand nous l’interrogeons pour lui demander les images qu’elle a gardées de cette récente époque, c’est l’aspect des demeures royales saccagées et bouleversées par la justice du peuple. Nous n’oublierons jamais ce spectacle sauvage, ces appartemens souillés, ces lits infectés d’orgies ignobles, ces parquets jonchés de débris, ces meubles forcés, ces lettres de famille foulées comme litière sous les talons ferrés, ces cadres magnifiques éventrés, ces toiles rares, ces œuvres des maîtres qui ont illustré la France déchiquetées par une rage stupide, et partout cette horrible odeur de vin et d’eau-de-vie, et trônant dans cet enfer, ces sauveurs de la patrie harnachés par-dessus leurs blouses de tout l’équipement des laquais du roi. Se rappelle-t-on combien il fallut parlementer avec ces vaillans soldats pour les décider à vider les Tuileries, où ils campaient comme au chef-lieu de leur conquête ? Il est vrai qu’on nous dit : Le peuple était maître, il a respecté vos maisons et vos têtes ; le peuple vous a fait grace ! Un oracle rouge signifiait encore hier aux ambassadeurs étrangers cet avis salutaire et les avertissait de prendre garde à une rechute. La belle manière de vanter les gens que de les glorifier parce qu’ils n’ont été ni des voleurs ni des assassins, et que le vrai peuple doit se tenir honoré d’un pareil compliment !

Ce sont probablement toutes ces considérations réunies qui ont déterminé M. Portalis à proposer des réjouissances solennelles pour le 24 février. M. Portalis abonde en idées originales, et nous trouvons d’ailleurs assez naturel qu’il soit reconnaissant à la république d’avoir fait un grand citoyen d’un ex-baron monarchique. Oui, M. Portalis fut tout un jour un grand citoyen, le jour où face à face avec M. Crémieux il montra qu’il tenait moins à son titre de procureur-général que le ministre à son portefeuille. On était encore dans le bon temps, et M. Crémieux passait pour un des hommes qui s’étaient le plus dévoués à la patrie : il y avait du mérite à le vaincre en sacrifices. Quel malheur que l’anniversaire de la révolution n’ait pu venir dès ce temps-là ! L’idée de M. Portalis eut été plus féconde, parce qu’elle serait tombée dans des mains moins désintéresses et plus complaisantes. Ceux qui étaient les pères de la république, et auxquels on disait sans cesse que leur fille était laide, n’avaient d’autre souci que de la parer. Les somptueuses cérémonies que nous avons alors contemplées : fêtes des victimes, fêtes de la fraternité, fêtes de toute espèce, pompes mythologiques, bœufs aux cornes dorées, faisceaux romains portés par des licteurs en tricorne et en chapeau rond ! Que d’émotions diverses, et comme M. Flocon était dans le vrai quand il s’écriait qu’on n’effacerait point la révolution de la mémoire du peuple ! Le peuple pourrait-il oublier ces journées carnavalesques, qui le consolaient du travail et du pain qu’on lui avait ôtés ? M. Faucher, qui n’était pas du coup de main de février, n’avait vu dans l’anniversaire de cet exploit qu’une occasion de prier pour l’ame de ceux qui le payèrent de leur vie ; c’était un devoir que tout bon chrétien pouvait aimer à remplir, rien de plus. La vraie fête de la république, c’était, à nos yeux aussi, la date de son inauguration légale le 4 mai, et le projet ministériel ajournait jusque-là les réjouissances. L’assemblée, dans un esprit bien éclectique, a voulu tout concilier. Au lieu d’un jour férié, elle en a voté deux, le 24 février et le 4 mai ; elle a décidé qu’on se réjouirait le 4 mai, tout en faisant, le 24 février, quelque autre chose que de pleurer. Après la messe funèbre, nous avons donc chanté le Te Deum. Cela s’appelle d’après la loi « un service religieux commémoratif et d’actions de graces. »

De quoi donc, mon Dieu ! vous avons-nous rendu graces ? Et quels efforts plutôt n’avons-nous pas dû faire pour oublier d’où nous étaient sortis tant de maux, par où tant d’autres s’étaient aggravés ! Il est un mal entre tous que nous venons encore de voir s’étaler dans cette dernière occasion, et qui nous chagrine assez pour ne pouvoir nous en taire. C’est un mal que nous appellerions volontiers l’hypocrisie publique. On arrache un empire à la misère, on ferme les plaies de la guerre civile, on couvre avec le temps les ravages d’une peste ou d’une famine ; mais réparé-t-on jamais dans la conscience d’un peuple cette mortelle indifférence qui la glace au point de lui permettre le même air d’adhésion monotone sous tous les uniformes et devant tous les drapeaux ? Les révolutions qui se culbutent chacune à leur tour éteignent le sentiment du droit dans les cœurs : le droit d’hier n’est pas celui de demain ; la fête, par exemple, qu’on célèbre aujourd’hui glorifie des héros qui le jour d’avant auraient été des criminels, et M. Lagrange était tout-à-fait dans la vérité de notre temps, quand il soutenait à propos de la discussion des incapacités électorales qu’il n’y avait pas de crime en politique. S’il n’y a de crime nulle part, où donc est le devoir ? Et quand dans une société il est plus difficile encore de savoir où trouver son devoir que de le pratiquer, il arrive alors aisément que l’on prend son parti de n’en plus du tout reconnaître. La vie publique devient ainsi une vie sans devoir, c’est-à-dire sans but comme sans règle, et l’on n’a plus d’adoration que pour le fait, parce que le principe manque. On travaille de son mieux à organiser, à constituer le fait jusqu’au moment où il disparaît sous un autre, et à ce moment on s’incline devant celui-là avec le même visage et la même docilité que devant le premier, on le salue aussi bas, on lui débite les mêmes professions de foi ; il n’y a rien de changé pour cette ame vagabonde d’un peuple banal, il n’y a qu’un fait de plus. L’ame d’un peuple peut-elle se relever de cet état permanent de désaffection plus ou moins dissimulé sous le masque perpétuel des mêmes convenances ? L’hypocrisie publique est-elle un vice dont une nation guérisse ? Voilà ce que nous nous demandions le 24 février, au milieu de cette foule froide qui remerciait officiellement la Providence de lui avoir donné la république sans la prévenir.

Puisque la république est là, cependant, il faut bien qu’elle marche. Aussi l’assemblée constituante est-elle maintenant tout occupée de la loi électorale qui doit compléter l’organisme politique. Étrange singularité ! il semble que la démocratie méconnaisse elle-même son principe une fois qu’elle est à l’œuvre, et n’en comprenne pas les nécessités. On a tant disputé sur la doctrine des incompatibilités parlementaires, que nous ne sommes pas tentés d’y revenir. Il est certain qu’il y a des postes où le fonctionnaire est trop indispensable pour avoir licence de les quitter et de prendre à volonté sa place dans la représentation du pays, qu’il sert autrement. Il est certain aussi que, dans un pays à la fois admiratif et démocratique, les fonctions publiques attirent à elles tout ce que la démocratie proprement dite a d’intelligences éclairées. Faudra-t-il donc les toutes du sein des assemblées publiques ? C’est ce que la constituante a résolu, sans apercevoir qu’elle limitait ainsi par trop arbitrairement l’exercice du suffrage universel. La constituante républicaine, nourrie des argumens qu’on ployait au service de la doctrine des incompatibilités sous le régime monarchique, n’a pas même pesé les réponses qui découlaient toutes faites de la situation nouvelle. Voilà comment il n’y aura guère, dans la prochaine assemblée, que de grands propriétaires ou de petits avocats pour faire cortège aux politiques de profession ; voilà comment il sera de plus en plus impossible d’avoir des discussions d’affaires, et comment, par conséquent, la souveraineté du pouvoir législatif et la prédominance du principe démocratique sont d’avance ébréchés par les volontés contradictoires de notre souveraine législature.

Il est vrai d’ajouter qu’à la faveur d’une distinction, d’ailleurs très fondée, entre le grade et l’emploi, on a traité les fonctionnaires de l’ordre militaire beaucoup mieux que les fonctionnaires civils. L’épée ne perd jamais chez nous tous ses privilèges ; puis c’est le propre de la république d’avoir toute sorte d’égards pour les capitaines, sans même quelquefois obtenir de retour. Ce régime particulier de liberté politique ne s’offusque pas d’être protégé d’un peu près. Les démocrates avancés, qui, nous en convenons, ne se plaisent pas à cette protection quand ils ne sont point eux-mêmes chargés de l’appliquer, ont pris fait et cause pour des intérêts qui les apitoyaient plus que celui du soldat. L’assemblée avait joué un mauvais tour aux voleurs ; elle les avait exclus par article spécial du droit d’être représentans. M. Pierre Leroux, qui est un homme d’amour et qui chante l’amour à tout venant, ne veut point d’une justice sans miséricorde, et, pour montrer à l’assemblée combien il fait mauvais de descendre ainsi sans rémission dans la vie privée des gens, il propose à son tour d’exclure les adultères de la représentation nationale. La revanche n’était pas mal trouvée. L’amour dans les sermons de M. Pierre Leroux étant surtout platonique, et lui-même n’ayant jamais aspiré au rôle de séducteur, son amendement ne l’embarrassait guère. La majorité de la constituante n’a pas voulu paraître moins vertueuse que le patriarche du socialisme. En haine du zèle avec lequel les bourgeois avaient puni la violation de la propriété, M. Pierre Leroux s’est donc porté le vengeur de la famille. La position était, en somme, plus adroitement prise qu’il n’appartient d’ordinaire « à notre bon ami Pierre Leroux, le plus inoffensif des hommes, » comme dit M. Proudhon ; c’est justice qu’il ait gagné sa partie, et nous l’en féliciterions davantage, s’il ne l’avait engagée par pur dévouement aux victimes de la police correctionnelle.

D’autres victimes également intéressantes jouissent, à ce qu’il paraît, d’une certaine faveur sur la montagne : ce sont les victimes du tribunal de commerce. M. Besnard et M. Luneau, deux personnes rangées, comme on sait bien, ne se figurent pas qu’on le soit moins qu’eux ; l’austérité de leur vie ne leur laisse pas même supposer qu’on puisse faire des dettes, et, si par malheur on en a fait, ils estiment qu’il est indispensable de les payer. Ils ont donc demandé et obtenu que l’indemnité de représentant fût déclarée saisissable, même en totalité. Il nous a semblé que cela n’arrangeait pas tout le monde, et nous n’avons pas été surpris de trouver ce matin, dans un journal qui a sans doute des amis obérés, ces lignes charmantes : « La proposition de M. Luneau est bien misérable ; et sans faire ici l’éloge des citoyens qui ont compromis leur position en s’adonnant tout entiers à la cause démocratique, nous dirons… » Quand aurez-vous tout dit, conspirateurs cassés aux gages ?

Pendant que les représentans du pays travaillent à l’achèvement de la constitution républicaine, le pouvoir exécutif est obligé d’avoir toujours l’œil ouvert et la main prête pour surveiller sans relâche et réprimer à temps les factions turbulentes qui ne peuvent souffrir aucune constitution régulière. L’émoi du 29 janvier s’est propagé sourdement et a continué durant ce mois-ci sur toute la surface de la France ; il a même failli, ces derniers jours, provoquer encore dans l’assemblée un retentissement inattendu. Le général Cavaignac s’était senti justement irrité des affirmations d’un journal qui supposait que le ministre de l’intérieur et le général Changarnier avaient dû prendre le 29 janvier des précautions blessantes pour l’honneur militaire de l’ancien président du conseil. Le général Cavaignac n’a jamais souffert avec beaucoup de patience les déchirures de la vie publique ; le général Changarnier ne reconnaîtrait pas volontiers à tout le monde le droit de l’interroger. Ç’a été entre les deux Africains une escarmouche pleine de convenance, qui s’est bien terminée de part et d’autre ; il faut seulement prendre garde d’abuser des armes courtoises ; on finirait par les aiguiser : c’est sans doute ce que le ministère a pensé quand il a mis une sorte de holà dans le Moniteur du lendemain.

Le gouvernement a fort à faire de mettre le holà dans tous les lieux où l’on querelle, et ce n’est pas de trop pour tout contenir de l’énergique élan qu’il imprime à son administration. Préfets et sous-préfets, magistrats et militaires, savent du moins maintenant qu’on ne les abandonnera pas devant l’anarchie, et qu’ils auront toute latitude pour être sévères à propos. Il n’est pas de sévérité trop rigoureuse en présence d’une agitation révolutionnaire qui se réveille sur tant de points à la fois pour obliger les forces actives de l’ordre à s’annuler en se dispersant. Troubles à Cette, à Lyon, à Niort, à Châteauroux, à Auch, à Limoges, à Chinon ; bonnets rouges qu’on veut maintenir sur la tête de plâtre de nos nouvelles déesses de la liberté, arbres démocratiques que l’on veut replanter pour narguer les aristocrates, officiers municipaux qui font des cours publics de socialisme, ou qui plaident en justice pour les journaux rouges, ou qui invitent leurs concitoyens, sous le sceau de la mairie, à pétitionner pour le rappel du milliard de l’indemnité, enfin et surtout banquets patriotiques en l’honneur du glorieux anniversaire : tel est le menu politique de ces dernières semaines. Le banquet rouennais, qui a procédé à l’apothéose de M. Gent, n’est encore qu’un pâle festival à côté du banquet parisien illustré par l’éloquence de la montagne presque entière. M. Ledru-Rollin, tombé de chute en chute au trône socialiste, s’y cramponne en homme qui veut trôner, n’importe à quel prix et sur n’importe quoi. Il souffle des dithyrambes économiques et philosophiques à la façon d’un vieux proudhonien ou d’un jeune hégélien ; il chante l’éternel processus de l’idée ; il crie : « . Salut à toi, noble France ! » et le reste du même train. (Tonnerre d’applaudissemens.) M. Pyat riposte par un morceau d’humour en l’honneur des paysans de mélodrame, « des porte-blouses qui usent le chicot de la monarchie et fauchent l’ennemi comme un blé mur. » (Applaudissemens frénétiques.)

Voilà pourtant le langage ciselé et musqué que ces artistes en démocratie parlent au peuple entre une portion de veau froid et un verre de vin bleu, voilà les chefs d’œuvre démocratiques et oratoires que leurs journaux colportent. Quelle merveilleuse collection l’on ferait avec ces feuilles-là ! Lisez un pamphlet dédié à Robert Blum en forme de feuilleton par un de ses admirateurs qui signe Job le socialiste ; il y a là un Sulpicius qui dit à la Bourse en montrant le poing au monument du capital : « Caverne de voleurs, malheur à toi ! Ah ! si quelque jour la mitraille révolutionnaire enfonçait ces portes d’ignominie, le son du canon résonnerait à mes oreilles comme une douce musique ! Ah ! si la torche populaire mettait le feu aux quatre coins de l’édifice, jamais plus joyeux incendie n’aurait éclairé le ciel ! Allez, infâmes ! allez, abjects ! allez, maudits ! allez vous emplir, outres à vin, sacs à écus, allez manger, et manger encore, jusqu’à ce que la main du peuple, vous saisissant au ventre, vous fasse rendre gorge ! » Après mons Sulpicius, il faut tirer l’échelle. Il y a pourtant des règlemens de police qui défendent de vendre au pauvre peuple de la viande gâtée.

La situation des affaires extérieures est encore un thème favori de nos orateurs révolutionnaires. Dans leurs journaux, dans leurs banquets, au sein même de l’assemblée, ils se récrient contre l’abaissement imposé à la France par ceux qui ne se pressent point de saluer comme des frères et amis les plagiaires étrangers de notre sublime montagne. L’obligation serait vraiment singulière, et les hardis républicains de la veille, réduits à nous rendre leurs pouvoirs, nous auraient fait en revanche un legs passablement onéreux. Dépossédés à l’intérieur par l’énergique répulsion du pays, ils forceraient le pays à les continuer au dehors, et cette politique, qui a succombé chez nous sous le concert d’une réprobation unanime, ils nous emploieraient, nous qui n’en avons pas voulu, à la propager ou à la soutenir chez nos voisins !

M. Ledru-Rollin sait sans doute la politique un peu mieux que la géographie, mais encore quelle est la politique qu’il sait ? il ne tient pas compte des distances : soit, car il n’y met peut-être pas de malice ; mais tient-il plus de compte des réalités, du fond même des choses, de l’histoire, de l’humeur, de l’intérêt positif des nations ? Hélas ! il n’a pas besoin d’en tant connaître ; il est au-dessus de ces détails vulgaires, et son éloquence n’a que de grands principes qui dominent tout sans s’appliquer à rien. C’étaient ces grands principes qui lui brouillaient naguère les idées, à propos de l’Irlande et d’O’Connell, au point qu’il avait pris le vieux gentilhomme, un vrai parangon de dévotion et de royalisme, pour un précurseur de la république démocratique et sociale. Il en fut quitte alors pour une rebuffade gouailleuse, et ce n’était pas de quoi guérir un homme fort du mal de la phrase et du péché de l’ignorance il fallait l’entendre l’autre jour, dans la salle Martel, attester solennellement l’union des Slaves et des Magyars contre la Russie ! « Prêtez l’oreille, écoutez, écoutez le bruit qui se fait ; Posez la main sur la terre ; sentez-vous ce tressaillement ? C’est la Hongrie, c’est Panslavisme qui se mettent en marche ! »

Ces belles métaphores ne laissent pas assurément de flatter les citoyens auditeurs d’un banquet à 1 franc 25 centimes, et la vérité toute nue ne les enchanterait pas autant que de si harmonieuses fictions ; mais nous autres, qui avons l’imagination moins vive, nous résistons au charme du langage, et nous cherchons le sens de la conduite. Quelle est donc la conduite qui plairait à M. Ledru-Rollin dans les choses du dehors ? Il ne s’en cache pas, il le dit en pleine tribune : la semaine dernière, il interpellait M. le ministre des affaires étrangères pour le sommer d’avoir à se comporter avec la révolution romaine comme le devait un bon républicain, et M. Ledru-Rollin, joignant l’exemple au précepte, formulait d’un ton impératif le discours même qu’à la place de M. Drouin de Lhuis il eût probablement adressé à ses frères du Tibre, en guise de dépêche diplomatique. Voici les paroles qu’il souhaitait qu’on entendit à Rome ; c’est du pur style de chancellerie rouge : « Marchez sans cesse au-delà des événemens pour ne être pas surpris ! » Cela signifie évidemment : promulguez des circulaires comme les miennes et fournissez vos commissaires de pouvoirs illimités comme étaient ceux des miens ; arrangez la république pour vous, afin qu’elle ne s’arrange pas contre vous ! Et puis encore : « Soyez assez audacieux, assez téméraires pour faire rentrer dans le néant, par une inflexible volonté, ceux qui, la veille, étaient et sont encore au fond les ennemis irréconciliables de la démocratie. » Quant à cela, ce n’est pas seulement un conseil pour l’avenir, c’est l’expression d’un regret pour le passé. Cela signifie : ne soyez pas aussi magnanimes dans votre victoire que nous l’avons été dans la notre, et, si vous ne voulez point la perdre, débarrassez-vous, par mesure préalable, de ceux qui pourraient vous la ravir ! Par quelle mesure ? M. Ledru-Rollin ne s’explique pas, et, comme il y a plusieurs manières de rejeter son monde « dans le néant, » il laisse la liberté du choix à ses correspondans romains.

De bonne foi, M. Ledru-Rollin peut-il se figurer que les hommes auxquels le pouvoir est échu, parce que le pays les a rappelés à lui en haine de cette rhétorique des vieux jacobins, aillent maintenant la parler et l’appliquer chez les autres, quand toute leur force consiste à l’avoir proscrite ici ? Pourquoi faut-il que ce mauvais ferment de passions révolutionnaires, contre lequel nous luttons désormais en France avec des chances plus favorables, déborde au contraire et bouillonne chaque jour davantage au-delà de nos frontières ? Mais comment, tandis que nous consumons tous nés efforts à l’extirper du sein de notre pays, comment irions-nous seconder ses progrès dans les pays qui nous avoisinent ? — Si nous ne le faisons pas, nous crie-t-on, si nous ne tendons pas la main, une main secourable, à tous les enfans perdus que la révolution a lancés dans l’Europe, nous attirons à la fois et sur eux et sur nous des ennemis éternels, qui obligeront notre influence à rétrograder autant que la leur avancera ; nous compromettrons notre position en laissant prendre autour de nous des positions ou supérieures ou rivales : le jour où les Autrichiens gagnent pied en Italie et les Russes en Autriche, la France est entamée. — C’est ainsi que les téméraires qui ont enlevé la France à l’assaut de février, et qui depuis ont été refoulés en tant de rencontres, prétendent aujourd’hui s’armer des périls que nous avons suscités leur politique pour nous repousser encore dans les sentiers déplorables d’où nous avons eu tant de peine à sortir.

Oui, sans doute, les complications du dehors deviennent de plus en plus graves : c’est une cruelle perplexité de voir menacer dans leur assiette les bases essentielles de l’équilibre européen, et ce grand mouvement des forces militaires au-delà des limites que leur assignait l’ordre international, ce vaste déplacement qui semble pousser toujours l’Orient sur l’Occident, peut bien nous causer des alarmes sérieuses. Le progrès de ces puissances, qui nous sont opposées depuis des siècles par un antagonisme naturel, n’est pas fait pour nous rassurer, et il y va de l’honneur, du salut de la France, de ne point permettre que la balance politique penche par trop du côté qui n’est pas le sien S’ensuit-il cependant qu’à cette juste préoccupation de nos intérêts extérieurs nous devions sacrifier l’œuvre laborieuse à laquelle nous travaillons au dedans ? N’est-ce pas au dedans qu’est le premier de tous les dangers, le danger de cette perturbation incessante qui mine notre société, Dès que nous n’employons pas à la pacifier tout ce que nous avons de vigueur ? Si l’on veut absolument nous mettre dans cette dure alternative, ou de laisser les états rivaux grandir à nos portes, ou de servir contre eux la cause du radicalisme, nous trouvons qu’il nous est encore plus nuisible de nous faire les alliés des radicaux étrangers que de rester l’arme au bras spectateurs de leur ruine. Nous trouvons plus utile de restaurer les fondemens ébranlés de notre patrie que d’en passer les frontières pour la défense de ces doctrines auxquelles nous devons nos maux. Nous croyons imprimer au dehors un plus sérieux respect de la France en la délivrant des exagérations révolutionnaires qu’en la lançant à leur suite sur l’Europe justement irritée.

Que nos promoteurs de discorde civile ne viennent pas nous accuser de déserter le drapeau national ; nous subissons la situation qu’ils nous ont faite ; que la responsabilité en retombe sur eux. Ce n’est pas le parti modéré qui a gâté la cause libérale dans le monde, c’est le parti démagogique qui l’a déshonorée par ses violences. Le vrai progrès, la révolution légitime et régulière, s’accomplissait pacifiquement, lorsque le flot des parodies républicaines a tout débordé, sous prétexte d’ouvrir plus largement la route. Les solides conquêtes du bon sens et de l’équité ont été emportées et confondues dans une prétendue émancipation qui n’a bientôt plus été que de la licence. Tout ce qu’il existe en Europe d’amis de l’ordre et de la liberté s’est senti indigné de cette anarchie ; ils ont presque désespéré de leur ancien culte, et peu s’en faut qu’ils ne se jettent partout dans les bras de l’absolutisme. S’il est encore moyen de sauver l’idée de la démocratie, c’est en prouvant qu’on peut la tempérer chez soi et qu’on sait l’abandonner chez les autres, lorsqu’elle devient de la démagogie. L’Italie, l’Allemagne, la Hongrie, ont quitté les voies de la réforme pour celles de la révolution. La France, à coup sûr, remplira bien mieux son devoir en les ramenant aux premières qu’en aidant à les précipiter dans les autres.

Voyez la malheureuse Italie ! Comme le temps est passé où cette pléiade d’hommes distingués, de sages patriotes qui s’étaient rangés autour de Pie IX, la conduisaient honorablement à des destinées meilleures ! Au lieu du saint pontife, au lieu d’un prince libéral et doux comme le grand-duc de Toscane, au lieu de conseillers éminens comme MM. Balbo et d’Azeglio, Minghetti et Capponi, comme M. Gioberti et même M. Mamiani, que la cruelle évidence semble rendre enfin aujourd’hui à ses principes d’autrefois, quels sont maintenant les chefs de l’Italie ? M. Mazzini, l’inspiré mystique, l’apôtre de la république unitaire qui va sacrifier sa patrie aux rêves de son fanatisme, et plus bas, en sous-ordre, les triumvirs de Florence, les triumvirs de Rome. Rome est une république, Florence en est une autre, ou pour mieux dire les deux n’en font plus qu’une, et Florence reconnaît la suzeraineté de Rome ; Rome est la capitale de l’Italie nouvelle, et M. Mazzini en est le prophète. Combien seulement va, durer son triomphe ? Le ministre de la guerre de la république romaine, M. Campello, qui ne l’est déjà plus, annonçait tout récemment à la constituante qu’on ne pouvait pas donner au public d’états officiels de l’armée, tant l’armée manquait de tout, tant les soldats eux-mêmes y manquaient ; il y avait beaucoup de demandes, ajoutait-il pour les postes d’officiers, très peu pour celui de soldats. Et cependant c’est avec ces troupes déguenillées et démoralisées que M. Mazzini s’est aussitôt empressé de mettre la ville de Ferrare en hostilité ouverte contre les Autrichiens qui tiennent garnison dans la citadelle. Qu’eût-il fait de plus à propos, s’il eut voulu livrer son pays ? et quelle triste condition de cet enthousiasme maladif, d’être aussi funeste que la trahison ! Les Autrichiens, malencontreusement provoqués ont reçu du renfort, sont entrés dans la ville, et n’en veulent plus sortir sans des conditions aussi onéreuses qu’humiliantes. Bologne s’apprête à la résistance ; mais, d’après les récits originaux, il est évident que le patriotisme italien compte bien plus sur les régimens suisses de Bologne et de Forli que sur les Bolonais eux-mêmes.

Les républicains de Florence ne sont pas plus riches en forces militaires que leurs frères de Rome ; ils ont proclamé définitivement la déchéance du grand-duc et la royauté du peuple, grace à l’invasion des clubs de Livourne ; mais le peuple-roi a déjà fort à faire de se couvrir contre les deux mille hommes et les quelques canons du général Laugier, qu’il a mis hors la loi. Les dictateurs florentins peuvent bien emprunter à notre révolution de février nos ateliers nationaux et nos volontaires patriotes ; ils ne feront pas avec tout cela des soldats qui se battent devant l’ennemi. L’ennemi, du reste, pouvait et peut encore arriver d’un moment à l’autre, et, de ce côté-là, ce ne sont pas les Autrichiens, ce seraient les Piémontais qui, par le duché de Lucques, se mettraient en communication avec les grenadiers et les vélites toscans restés fidèles à leur prince.

C’était, en effet, là le meilleur plan de conduite pour remédier aux folies révolutionnaires sans empirer le sort de la nationalité italienne ; c’était que les Italiens eux-mêmes fissent la police de l’Italie. M. Gioberti comprenait bien qu’une intervention en Toscane avait pour le Piémont toute espèce d’opportunité ; elle ajournait la reprise des hostilités avec l’Autriche, elle facilitait peut-être un arrangement, elle était l’obstacle le plus sûr aux envahissemens autrichiens dans la Péninsule ; elle protégeait enfin à Turin même le principe constitutionnel contre les manœuvres du radicalisme. M. Gioberti a voulu amener ses collègues à voir comme lui, mais il s’est alors aperçu du tort qu’il avait eu de les prendre où il les a pris, et telle a été l’occasion de la crise qui dure encore au sein du gouvernement piémontais, de l’émotion qui soulève la capitale et le pays entier. Porté au ministère par un mouvement presque révolutionnaire auquel il n’avait pas assez évité de s’associer, M. Gioberti s’est trouvé malheureusement représenter des opinions qui n’étaient pas les siennes : il a eu dans la chambre une majorité à peu près radicale qui lui a imposé un cabinet de sa couleur. De là naturellement dissidence et dissolution, quand il s’est agi de savoir si l’on reconnaîtrait les deux républiques de Rome et de Florence. M. Gioberti eût délaissé les convictions de toute sa vie en faisant acte d’adhésion au républicanisme unitaire. Cette adhésion n’avait rien au contraire qui pût effaroucher M. Brofferio, un républicain dissimulé, dévoué secrètement à cette propagande turbulente que les mazzinistes semblent aujourd’hui vouloir porter à Turin, après l’avoir long-temps fait jouer à Gènes. Le roi Charles-Albert, d’après les dernières nouvelles que nous ayons en écrivant ces lignes, flotte encore entre les deux directions qui s’offrent à lui ; la majorité parlementaire, en se prononçant pour M. Brofferio, avait décidé le roi à accepter la démission de M. Gioberti ; les démonstrations populaires, visiblement hostiles au parti de la révolution, l’empêchent jusqu’ici de remettre le pouvoir entre ses mains. Comment imaginer pourtant que le roi de Piémont s’abandonne ainsi lui-même jusqu’à glisser sur cette pente au bout de laquelle il peut apercevoir déjà la chute de son trône ? Pour dire toute notre pensée, nous croyons que les anciens amis de M. de la Marguerite n’auraient jamais été plus près de revenir aux affaires que le jour où M. Brofferio serait mis à la tête du cabinet, au lieu de M. Gioberti. Ce n’est point sans quelque projet réservé que le souverain d’un pays où il y a tant d’élémens conservateurs et stationnaires se jetterait de gaieté de cœur au plus épais du radicalisme. À moins que Charles-Albert ne perde devant les difficultés parlementaires le sang-froid qu’il a sur le champ de bataille, il ne se peut qu’il se livre sans dessein à l’extrême emportement des hommes de la révolution. Si par hasard il ne descendait au parti républicain que pour retourner ensuite avec plus d’empire au parti absolutiste, en passant par-dessus la tête des libéraux modérés, à qui serait encore la faute ?

À qui la faute également, si le Piémont voit tout-à-fait échouer ce congrès de Bruxelles, d’où il se serait probablement tiré bagues sauves, malgré la prépondérance acquise aux armes autrichiennes ? Le congrès peut être considéré comme dissous. Notre ministre est revenu à Paris ; le ministre d’Autriche, le comte Colloredo, est allé déclarer à Londres que sa cour n’entendait rien céder des territoires qu’elle avait repris, et récuser d’avance toute idée que des puissances étrangères auraient le droit de se mêler des arrangemens intérieurs de sa majesté impériale avec ses sujets. Il n’était guère probable qu’il en fût autrement, et ç’a toujours été rendre un mauvais service à l’Italie de lui persuader qu’un état victorieux lâcherait dans un traité des provinces reconquises. La vraie question posée devant le congrès était donc seulement de ménager une paix aussi avantageuse que possible entre le Piémont et l’Autriche ; mais comment traiter, quand les fureurs impuissantes du parti qui s’intitule le parti national menacent de renouveler à Gènes et à Turin les merveilles de Livourne et de Florence ? Et comment, d’un autre côté, ne pas traiter au plus vite, quand une fois l’infériorité des forces piémontaises est connue comme elle l’est depuis la mission du général Pelet ? Les Piémontais peuvent dire sans rougir le mot que M. Mamiani disait dernièrement à Rome pour la plus grande confusion des Romains : où sont nos armées ? Le Piémont du moins sait où il a laissé les siennes ; mais cette noble conscience de dévouement et de son courage ne les lui rendra pas.

Tournons les yeux vers l’orient, vers le centre de l’Europe. Le bruit se répand que la garde impériale a quitté Pétersbourg pour se rapprocher de la Vistule ; les informations officielles confirment l’entrée des Russes en Transylvanie. Ce sont là des événemens pour le moins aussi graves que ceux de l’Italie ; ce sont peut-être des dangers plus directs et plus irrémédiables. La Russie est la seule puissance en Europe qui soit à même de risquer des guerres de fantaisie, et elle ne sort jamais de chez elle que quand il y a quelque chose à gagner. C’est une puissance patiente et prudente qui sait attendre les occasions, parce qu’elle les prépare, et qui ne les manque jamais, parce qu’elle les épie. D’où vient que l’occasion, cette fois, lui aura paru belle ? et à qui remonte le tort de la lui avoir fournie ? N’est-ce pas encore une autre édition de la même histoire ? un autre chapitre de cette désastreuse politique avec laquelle nos nouveaux révolutionnaires perdent tout à force de vouloir tout conquérir ? Si les Magyars doivent succomber et disparaître du nombre des nations, s’ils doivent succomber sous les coups des Russes et frayer par leur chute un passage plus commode aux ambitions moscovites, nous déplorerons certainement une si terrible destinée. Ce ne peut jamais être un sujet de joie d’apprendre qu’un peuple qui fut grand s’affaisse et tombe ; c’est toujours un sujet d’angoisse de savoir une barrière de moins entre l’Europe asiatique et la notre. Qui donc cependant a jeté dix mille Russes dans les murs de Cronstadt et d’Hermanstadt ? À qui l’Europe constitutionnelle a-t-elle droit de s’en prendre et d’imputer cette approche de mauvais augure ?

Il y avait naguère en Hongrie comme en Italie des citoyens éminens qui préparaient, qui accomplissaient dans les limites du possible, de justes et pacifiques réformes. Ils n’avaient pas le goût de la destruction radicale, et pourtant tout le bien qui a été fait dans ce pays, où il en fallait tant faire, est sorti de leurs mains. Au premier rang était le glorieux Széchény ; le despotisme autrichien dans toute sa force ne put empêcher celui-là d’être un vrai libérateur. L’Autriche était à peine entrée dans la voies constitutionnelles, que les révolutionnaires ont poussé tout à l’extrême en Hongrie comme chez elle ; l’Autriche, lésée dans l’unité de son empire, s’est défendue en suscitant l’antipathie des Slaves contre les Magyars, et l’acharnement des Croates vis-à-vis de leurs anciens maîtres a bien prouvé que la réforme n’était pas encore assez mûre pour qu’on pût jouer sans péril à la révolution. M. Kossuth n’a réussi qu’à produire au grand jour la faiblesse nationale, et les brigandages de ses alliés les Szeklers, les frères de race des Magyars, les abominables cruautés qu’ils ont exercées sur les populations sans défense de la Transylvanie, ont soulevé contre toute cette guerre une horreur universelle. La propagande démocratique de M. Kossuth s’est ainsi trouvée perdue, moitié dans ses propres fanfaronades, moitié dans les barbaries d’un autre âge ; l’effroi causé par ses sauvages auxiliaires et le besoin de la paix détruite par l’aveugle fureur de son patriotisme ont jeté les Allemands d’Hermanstadt sous la protection des Russes, les plus redoutables ennemis de l’Allemagne.

Combien l’Allemagne elle-même ne souffre-t-elle pas à l’intérieur de ces passions turbulentes du radicalisme ! Le général Wrangel commanderait-il en maître à Berlin, le général Welden à Vienne, si Vienne et Berlin n’avaient été livrées en proie à la démagogie ? L’assemblée de Francfort serait-elle tombée dans cet état d’impuissance où elle expire aujourd’hui, si les souverains particuliers, traqués chez eux par les radicaux, n’avaient pris tout d’un coup la force en main et ne s’en étaient servis pour s’assurer bien et dument leur propre autorité, sauf à laisser disserter les docteurs et professeurs de Francfort sur cette autorité impériale à laquelle il ne manquera rien qu’un empereur pour la revêtir et la porter ? Nous ne saurions prétendre que nous ayons jamais eu beaucoup de foi dans les systèmes absolus d’unité germanique ; mais nous concevons fort bien qu’il y ait eu là de beaux songes enfantés par de nobles sentimens. Le rêve valait la peine d’une expérience plus sérieuse ; mais voilà qu’à présent les états les plus considérables se refusent même à essayer l’expérience. Un échange officiel de notes diplomatiques entre les cabinets ruine publiquement toutes les espérances unitaires. Dans ses deux notes du 23 janvier et du 16 février, la Prusse caresse fort poliment la grande patrie germanique ; mais, malgré la joie affectée que ses déclarations ont provoquée chez les patriotes aux abois, elle ne veut point de prince directeur, et proclame très haut qu’il faut que Francfort s’entende d’abord avec les états particuliers avant de promulguer une constitution générale. La note autrichienne du 4 février est encore plus ouvertement hostile à l’état unitaire. « Sa majesté impériale et son gouvernement ne peuvent considérer la fondation d’un état central unitaire que comme la source des plus fatales divisions. Sa majesté proteste solennellement contre toute subordination de sa couronne au pouvoir central, du moment où ce pouvoir serait déféré à un autre prince que lui. » Le parti avancé déclare lui-même en Bavière que « l’Allemagne sans l’Autriche n’est qu’un corps mutilé, » et que la Bavière veut avant tout maintenir son indépendance. On connaît les sentimens du roi de Hanovre. Il y eut un moment où le parlement de Francfort pouvait dominer les gouvernemens germaniques : ceux-ci ont maintenant pied chez eux et ne traitent avec Francfort que comme il leur plaît. En prendraient-ils tant à leur aise avec cette diète, qui en somme a toujours été un instrument d’ordre, si la révolution démocratique et sociale n’était venue leur rendre de l’énergie en se faisant battre chez eux, et ne les autorisait à rester sur le qui-vive en leur annonçant une nouvelle visite pour ce prochain mois de mars ? Nous ne sommes pas tenus de porter le deuil de l’unité allemande ; mais sur qui doit retomber la colère des honnêtes gens qui aimaient cette perspective, sinon encore sur les hommes de violence qui l’ont détruite pour avoir voulu la rapprocher de vive force ? Derrière toutes les déceptions et toutes les calamités qui couvrent en ce temps-ci l’Europe, il n’y a qu’une cause, le faux zèle des faux réformateurs.


The Christian Life (la Vie chrétienne), par le révérend Robert Montgomery[1]. — Il y a environ vingt ans que M. Robert Montgomery débuta comme écrivain par un poème religieux intitulé : l’Omniprésence de la Divinité. Pour une telle œuvre, le moment était on ne peut plus propice : c’était alors le règne de l’école byronienne ; mais les classes moyennes avaient conservé tout l’instinct de vénération qui distingue si éminemment les races germaniques, et elles commençaient à être fort lasses des Manfred et des Harold, qui tous à l’envi, comme M. Proudhon de nos jours, trouvaient que Dieu avait fort mal fait le monde, parce qu’il ne l’avait pas fait suivant leurs idées. Le mysticisme de M. Montgomery était-il bien précisément ce que réclamaient les besoins intellectuels de l’époque ? Nous ne saurions le dire ; mais lui au moins n’était pas une négation continuelle : loin de là, il admirait, il cherchait à comprendre, « il lisait d’un œil religieux la création, » et il eut un brillant succès, probablement par les mêmes raisons qui faisaient réussir le naturalisme des lakistes et même l’idéalisme de Shelley. À l’heure qu’il est, l’Omniprésence de la Divinité a atteint sa vingt-deuxième édition. Depuis ces heureux débuts, M. Montgomery tout en faisant son chemin dans l’église, a publié six ou sept volumes de poésie, presque tous bien accueillis par le public, et divers ouvrages en prose d’une tendance exclusivement religieuse comme celle de ses vers. Dans l’un de ces derniers, l’Évangile en avant du siècle, le révérend auteur a entrepris de démontrer que non-seulement les saintes Écritures ont seules le secret de ce qui peut satisfaire les besoins des nations, mais encore que la religion, le christianisme dans toute sa rigidité littérale, doit être la seule règle des sociétés comme des individus, la seule base de la législation comme de la morale privée. En un mot, M. Montgomery a pour principe que toute science est dans la Bible, que toute poésie est dans la Bible, et que le devoir de l’homme, comme son intérêt, est d’employer uniquement ses facultés à interpréter la révélation et à la mettre en pratique. Le recueil de vers qu’il, vient de publier, the Christian life, n’est en quelque sorte qu’une application de ses doctrines. C’est une suite de morceaux détachés dans lesquels l’auteur, suivant ses propres expressions, « s’est efforcé de recueillir ce qu’il y a de merveilleux dans l’omniscience des Écritures, en choisissant pour sujets les textes où la vérité inspirée s’allie aux gloires de la nature, à la sagesse de la Providence et aux mystères de la grace. » Disons-le toutefois, ce serait faire tort au poète que de se représenter ses vers comme des paraphrasés rimées, des amplifications religieuses façonnées de propos délibéré. Évidemment sa poésie exprime souvent des impressions réellement ressenties. Que l’on se figure un prédicateur qui passe ses jours à méditer, et qui se fait poète chaque fois que, sur la route de ses méditations, il rencontre quelque perspective qui frappe son imagination, on pourra de la sorte se faire une notion assez exacte du manuel poético-religieux du révérend. Ajoutons que son talent a tout ce qui distingue l’idée fixe : la sincérité et la monotonie. Son spiritualisme est poussé à un tel point, que l’on ne retrouve chez lui, en quelque sorte, aucune des impressions que peuvent causer les formes et les couleurs. Il ne converse qu’avec le sens caché des choses, et, quand il parle du monde visible, son langage est loin d’avoir toujours le naturel qui indique un sentiment réel. De plus, le dialecticien, dans ses vers, remplace souvent le poète, et, lors même qu’il est vraiment inspiré, la peine que l’esprit est forcé de prendre pour concevoir les abstractions qui l’inspirent nuit quelque peu à l’entraînement du lecteur. Pour tout dire en un mot, la poésie de M. Montgomery n’exprime guère qu’un seul sentiment : un sentiment de vénération permanente ; mais cette corde-là au moins vibre assez franchement, et, sans avoir la foi du révérend écrivain, on peut fort bien encore sympathiser parfois avec son mysticisme, sous lequel il n’est pas difficile de reconnaître le même sentiment qui faisait dire à Shakspeare : « Il y a plus de choses sous le ciel que vos savans n’en soupçonnent. »

J. M.


V. de Mars.
  1. Londres, Arthur Hall, 25, Paternoster, Row.