Chronique de la quinzaine - 28 février 1839
28 février 1839
Le mot d’ordre a été donné dans tous les rangs de la coalition. Plus les élections approchent, plus elle veut la paix. Le Constitutionnel répète aujourd’hui trente fois le mot de paix dans ses colonnes. Ceci ne prouve pas que la politique de l’opposition est devenue tout à coup pacifique, mais il en résulte évidemment que les vœux de la majorité des électeurs sont pour le maintien de la paix. L’opposition a donc renoncé, pour le moment, à attaquer les traités, même celui des 24 articles ; et, depuis deux jours, elle semble s’être rangée à la politique du gouvernement, tant elle affecte la modération dans ses principes. Des armes qu’elle employait pour combattre le ministère, il ne reste à la coalition que la calomnie, et elle en use largement. Ainsi, elle annonce aujourd’hui que le ministère actuel se joint aux puissances du Nord, pour imposer au gouvernement belge l’expulsion du général Skrzynecki ; et, pour motiver cette accusation, le Constitutionnel ajoute : « Tout est croyable aujourd’hui. » Ce qui n’est pas croyable, c’est l’audace avec laquelle on se sert du mensonge, car nous sommes en mesure d’affirmer que le gouvernement n’a pas fait la moindre représentation au gouvernement belge au sujet du général Skrzynecki. Les journaux de la coalition ne continueront pas moins de répéter cette nouvelle, car tout est croyable et bon à dire dans une semaine d’élections.
— Ce qui est peu croyable, c’est ce qui se passe aujourd’hui dans la coalition, où l’on colporte une lettre de M. Portalis à un électeur de Dijon, dans laquelle M. Thiers et M. Guizot sont traités en termes que nous ne voudrions pas reproduire, et que leurs adversaires eux-mêmes répudieraient. Si c’est là le style de l’opposition que M. Portalis et ses amis préparent au ministère qui sortira de la coalition, nous sommes encore bien éloignés de la pacification des partis et de la tranquillité intérieure que nous promet le Constitutionnel, pour l’époque où ses amis seront ministres. La seule phrase qu’il soit possible de citer, et non textuellement encore, dans la lettre de M. Portalis, est celle-ci : « Que M. Thiers et M. Guizot travaillent pour nous comme des preux, à la bonne heure, ils recevront peut-être le prix de leurs efforts… Le parti radical a tort de dire que M. Thiers travaille pour lui en ce moment ; nous l’avons déjà dit depuis long-temps, M. Thiers travaille, bien malgré lui sans doute, pour les doctrinaires.
— Il n’est pas difficile de deviner le but de la lettre adressée nouvellement par M. Guizot à M. Leroy-Beaulieu, maire de Lisieux. M. Guizot prend les devans ; les électeurs veulent la paix : c’est un fait avéré, et la coalition ne parviendra pas à entraîner le pays à ses velléités belliqueuses. M. Guizot se hâte de se mettre en règle. En marchant avec ceux qui voulaient appuyer la Belgique contre la conférence, M. Guizot espérait refaire sa popularité ; il voit maintenant que la popularité n’est pas là, et il déclare aux électeurs de Lisieux qu’à son avis le cabinet aurait dû depuis long-temps forcer la Belgique à accepter le traité des 24 articles. Ainsi le tort du cabinet, aux yeux de M. Guizot, est d’avoir trop tardé et d’avoir perdu six mois à obtenir pour la Belgique un dégrèvement de 125 millions sur sa part de la dette commune entre elle et la Hollande ! Il eût mieux valu en finir tout de suite, pour nous épargner, dit M. Guizot, la triste attitude que nous tenons. Il résulte donc de la lettre de M. Guizot que, s’il eût été ministre, l’affaire belge serait finie depuis six mois, et que la Belgique aurait annuellement 3,400,000 florins à payer de plus qu’aujourd’hui à la Hollande ! Dans son ardent désir de satisfaire les électeurs, M. Guizot a, ce nous semble, dépassé le but, et il a imité ce cavalier qui pria Dieu de l’aider à se mettre en selle, et prit un si grand élan, qu’il tomba de l’autre côté. Mais le centre gauche et M. Thiers doivent voir par là s’ils peuvent compter sur l’opposition des doctrinaires, et l’on sait déjà qui courra le plus vite vers le ministère, quand il s’agira de s’en emparer.
— Les doctrinaires ont d’autant plus hâte de se constituer en bande à part, que les organes de la coalition sont assez difficiles à discipliner, et que, dans les départemens surtout, les feuilles de la gauche répondent bien mal aux recommandations de prudence qui leur sont faites par les chefs du parti. Ainsi, tandis que M. Arago désavoue la coalition dans les réunions d’électeurs qui ont lieu à Paris, les journaux radicaux des départemens en dévoilent toutes les menées, et répondent par des cris furieux aux paroles pacifiques que le Constitutionnel fait entendre depuis quelques jours. Nous en citerons quelques-uns, et nous ne choisirons même pas les plus violens.
— « C’est la guerre, plutôt que la honte, la guerre qu’un peuple doit savoir faire à temps, s’il la veut courte et de nature à le préserver de plus grands maux ; la guerre… mais tous ceux à qui nous pourrions la faire, la redoutent ; un coup de canon tiré par nous ébranlerait plus d’un trône absolutiste. »
— « Il serait temps, en effet, dit le journal radical du Gers, d’en finir de cette politique à plat ventre. La France est fatiguée de se tenir courbée sous des humiliations qui ne s’adressent pas à elle. Les genoux ont fini par en faire mal à tous nos ministres, sans exception. »
— « La nation belge, dit une feuille coalitionniste, ne doit compter que sur elle seule. La France l’abandonne et son gouvernement la trahit ; qu’importe ? il lui restera toujours la ressource d’agir sans son gouvernement, et d’en appeler aux patriotes français de la défection du 7 août. »
— « Si nous avons eu jamais besoin de concentrer nos forces, c’est maintenant. Nous avons perdu une à une les quelques libertés que des héros conquirent avec des pavés dans les rues de Paris. Attachés à une colonne, comme les esclaves romains que l’on battait de verges, bâillonnés par les lois de septembre, à peine nous est-il permis de faire entendre des cris de détresse dans le danger. »
— « Qu’arrivera-t-il ? Ce qui est toujours arrivé. Vouloir, chez un peuple, c’est pouvoir. Le trône, « ces quatre morceaux de bois doré recouverts de velours, » comme disait Napoléon, a été trois fois brisé en France, en moins d’un demi-siècle, par la souveraineté nationale qui, en définitive, a toujours raison. »
— Le Journal de Rouen n’est pas moins explicite. Lui aussi déclare que les révolutionnaires de tous les pays comptent sur nous pour bouleverser l’Europe, et tout ce qui l’afflige, c’est que le moment ne soit pas encore venu. La victoire de la coalition pourrait seule, selon lui, amener cette crise si désirée. « L’annonce de la réunion d’une armée sur notre frontière du nord a pu faire croire que le gouvernement français, secouant une indigne torpeur, s’associait à ces sentimens et allait enfin parler haut aux puissances absolutistes et mettre un terme au honteux trafic de la nationalité et de la liberté des peuples, dont les rois et leurs ministres, depuis le congrès de Vienne jusqu’à la conférence de Londres, se sont donné le scandaleux passe-temps. Malheureusement, et notre conviction à cet égard est intime et profonde, tous les faits accomplis depuis quelques jours prouvent que l’heure du réveil n’a point encore sonné pour la France, et que ce n’est point pour cette fois que le gouvernement lui donnera le signal d’une résistance pour laquelle les peuples comptent sur elle. »
— Le journal du Bourbonnais, feuille légitimiste, définit ainsi la coalition : « Cette coalition, il faut en définir le caractère ; c’est une trêve qui réunit d’anciens adversaires, contre un ennemi commun, pour la défense commune. » — On ne pouvait pas mieux expliquer à tous les ennemis de l’état, qu’on ne leur demande de se réunir et de suspendre leurs anciennes querelles, que pour arriver plus tôt au renversement de l’ennemi commun, c’est-à-dire au bouleversement du pays et à la destruction de la royauté de juillet.
— Voici qui est encore plus net :
« Les temps de la politique du 13 mars sont passés sans retour. La dissolution de la chambre, le triomphe moral de l’opposition, le progrès qui se manifeste dans les esprits même les plus rétifs, sont les preuves irrécusables de cette pacifique révolution qui vient de s’opérer en France au profit de sa souveraineté. Dès ce moment nous commençons à marcher vers la réalité du gouvernement démocratique. La question ajournée depuis huit ans, et surtout depuis les 5 et 6 juin, va s’agiter et se résoudre.
« Depuis quelque temps bien des mensonges ont été victorieusement réfutés par les faits, bien des obstacles ont été renversés par la raison publique, aidée de ceux-là même qui travaillaient jadis à la faire dévier de sa noble voie. Les agens les plus violens de la résistance, les partisans les plus effrénés de la volonté immuable, ont pris à tâche de dessiller les yeux de tous. Ils ont combattu le pouvoir qui démoralise le pays, avec toute l’énergie qu’ils avaient mise à l’établir et à le défendre.
« La discussion de l’adresse a donc été le commencement d’une ère nouvelle, qui nous prépare sans doute encore de nouveaux biens et d’éclatans enseignemens.
« Et ici nous devons rendre justice à M. Thiers. M. Thiers a toujours été un homme de la gauche, un esprit révolutionnaire, même lorsqu’il s’appuyait le plus sur les sympathies des majorités du 13 mars et du 11 octobre.
« M. Thiers, nous le répétons, nous appartient ; il nous revient, il nous reviendra tout-à-fait. »
— « Jamais, s’écrie le Patriote du Jura (6 février), jamais, même au jour où le canon de l’émeute grondait dans les rues, jamais, depuis l’heure où la Vendée se soulevait à la vue d’une princesse de la maison déchue, la couronne ne s’était trouvée dans une situation plus difficile et plus dangereuse. »
Et ce journal explique très bien d’où vient cette gravité. Il ne dissimule pas que les dangers qui nous entourent ont été créés par les anciens serviteurs de la royauté, devenus aujourd’hui ses plus implacables et ses plus dangereux ennemis.
— « Il faut, s’écrie la Revue du Cher du 1er février, qui soutient la candidature de M. Duvergier de Hauranne, que la Belgique s’inscrive au rang des peuples par une résistance héroïque et nationale, ou qu’elle abandonne à tout jamais son titre de nation. Quant à la France, son devoir national lui commande de défendre sa sécurité menacée, et un gouvernement, quel qu’il soit, ne saurait renoncer à cette mission sacrée sans se rendre coupable de trahison envers le pays. »
— Ainsi les doctrinaires veulent la guerre aussi bien sur la question de Belgique que sur celle d’Ancône. Il est évident ici que le mot d’ordre envoyé à Lisieux n’était pas encore arrivé dans le département du Cher, quand cette boutade fut écrite. On la réparera sans doute prochainement par une lettre nouvelle sur les avantages de la paix et sur les fautes du ministère, qui aurait dû forcer, il y a six mois, la Belgique à accepter le traité des 24 articles. Le Journal Général ne dit-il pas déjà aujourd’hui que les fantômes disparaissent ? et il ajoute : « Que sont devenues, depuis l’appel fait à la raison calme des électeurs, les calomnies furibondes que toutes les plumes et toutes les bouches ministérielles répandaient contre la coalition ? Que devient déjà l’absurde épouvantail de la guerre, imaginé dans l’espoir de changer en votes ministériels les votes de quelques esprits indécis ? » On vient de voir d’où sortent les déclamations furibondes et les cris de guerre. Est-ce du ministère ou de la coalition qu’ils sont partis ? À moins que les doctrinaires ne prétendent que c’est le ministère qui rédige la Revue du Cher et les journaux radicaux.
— Nous ne connaissons rien de plus instructif, en ce moment, que les circulaires électorales de l’opposition, et que ses discours dans les réunions préparatoires. La lettre de M. Odilon Barrot aux électeurs de Chauny, son allocution aux électeurs du 1er arrondissement, montrent assez, pour qui sait lire et écouter, ce que la France a à attendre du parti de l’extrême gauche. Dans sa lettre, M. Odilon Barrot dit qu’une guerre européenne aurait de trop funestes conséquences pour qu’elle éclate sans une nécessité absolue. Voilà une belle garantie ! La non-évacuation d’Ancône, après le départ des Autrichiens, n’a-t-elle pas été présentée, par M. Odilon Barrot et même par M. Thiers, comme une nécessité absolue, commandée par la dignité de la France ? La rupture violente des 24 articles n’est-elle pas reconnue comme une nécessité absolue par le Constitutionnel et le Siècle, organes de M. Thiers et de M. Odilon Barrot ? Et, enfin, M. Odilon Barrot ne regarde-t-il pas comme une nécessité absolue les limites du Rhin, dont, selon lui, ne peut se passer la France ? La politique franche et élevée qu’il demande ne consiste-t-elle pas dans toutes ces conditions ? et s’il en exige l’accomplissement, peut-on douter que nous n’ayons la guerre avec l’Europe peu de mois après la formation du cabinet qui aurait pris un tel programme ? Si c’est ainsi que M. Odilon Barrot et M. Thiers entendent la paix, nous ne pensons pas les calomnier assurément, en disant qu’ils nous donneraient la guerre.
— Nous lisons aussi, dans une des allocutions de la coalition, que les 213 sont une coalition de principes et d’intérêts publics ; les 221, une coalition d’intérêts personnels. Les 221 ne veulent, il est vrai, que la paix, que le maintien du système du 13 mars, modifié au 15 avril par l’amnistie ; ils refusent de s’associer à ceux qui espèrent maintenir la paix en déchirant les traités, à d’autres qui veulent la propagande et la république, à d’autres, enfin, qui attendent le retour de Henri V, et choisissent pour leurs candidats à la chambre M. de Villèle et M. d’Haussez, l’un des signataires des ordonnances de Charles X. Ce sont là des intérêts personnels, en effet. Personnellement, les 221 sont intéressés, ainsi que tous leurs commettans, à ce que nulle de ces choses ne se réalise ; mais ces intérêts personnels sont aussi ceux du pays, et nous défions la coalition d’en dire autant de ses principes, qui sont ceux de dix partis différens.
— Dans la réunion préparatoire du 3e arrondissement, un électeur a demandé à M. Legentil, candidat de la coalition, si, dans le cas où MM. Berryer et Garnier-Pagès, ses amis de l’opposition, lui offriraient leurs suffrages pour être député, il accepterait les voix de ces messieurs. M. Legentil n’a pas jugé à propos de répondre à cette question si catégorique, et il s’est borné à dire qu’il n’avait pris aucune espèce d’engagement. « Si des électeurs de l’opposition me donnaient leur voix, a-t-il ajouté ce serait sans aucune condition de ma part. » Or M. Legentil s’est trompé en répondant ainsi, car il a pris avec ses amis de l’opposition, MM. Berryer, Garnier-Pagès et autres, l’engagement de faire tous ses efforts pour assurer leur réélection. Cet engagement a été rendu public dans tous les journaux de la coalition ; il est commun à chacun des 213, et M. Legentil, ainsi que ses collègues de l’opposition, ont fait entre eux un traité d’assurance mutuelle. S’il y est fidèle, ses efforts devront tendre, dans les autres arrondissemens, à faire nommer M. Salverte, M. Bethmont, le protégé de M. Odilon Barrot, et, partout où besoin sera, les légitimistes et les républicains de la coalition. Est-ce là n’avoir pris aucun engagement et avoir accepté les suffrages de ses alliés sans conditions, comme l’a dit M. Legentil aux électeurs du 3e arrondissement ?
— Encore une objection à M. Legentil. Il a reproché, dans cette même réunion, au gouvernement, de n’avoir pas opéré la réduction de la rente en 1838, et en même temps il lui a reproché de n’avoir pas négocié assez longtemps pour la question du territoire, en ce qui est relatif à la Belgique. Le ministère a négocié depuis deux ans pour cette question, que M. Guizot, contrairement à M. Legentil, voudrait qu’on eût tranchée il y a six mois. Mais la conversion de la rente ne pouvait avoir lieu tant que l’affaire de la Belgique était en suspens. C’était là un des grands obstacles à cette opération financière, qui ne pouvait s’effectuer devant les chances de guerre générale ; or, prolonger les négociations pour la Belgique, c’était reculer l’époque de la conversion des rentes que voulait si impatiemment M. Legentil. Ainsi, ou M. Legentil n’est pas d’accord avec lui-même, ou il demande l’impossible, et dans tous les cas, ce ne serait pas un député bien habile ni un politique très consommé.
— M. Arago, qui s’est engagé, ainsi que tous les 213, à donner son suffrage à tous les candidats légitimistes, ou du juste-milieu, qui ont fait partie de la coalition de la chambre, M. Arago n’est pas de la coalition, il le dit formellement. Nous n’hésitons pas à croire M. Arago ; mais où sont donc les membres de la coalition ? Tout le monde la renie, et vous verrez qu’il n’y restera que M. Thiers et M. Guizot ! En attendant, M. Arago et M. Laffitte parcourent les réunions préparatoires, et donnent des certificats de civisme aux candidats qu’ils protégent, en y ajoutant de petits discours. Ainsi, dans la réunion du 12e arrondissement, tout en recommandant M. Cochin, M. Arago a déclaré qu’un ministère composé de MM. Duchâtel, Vivien, Dufaure et Odilon Barrot aurait eu la majorité dans la chambre, parce qu’il aurait eu pour lui ce que M. Arago nomme le bagage et le mobilier ministériels. Si c’est là le ministère que souhaite M. Arago, et qu’il recommande aux électeurs, il aurait mauvaise grace à nier qu’il n’est pas de la coalition. Il en est si bien, qu’il a fait dans cette réunion l’éloge de toutes les coalitions, depuis les coalitions du parlement d’Angleterre jusqu’à celle de 1827. Il n’y a donc que celle de 1839 qui ne soit pas susceptible d’être défendue, puisque M. Arago persiste à soutenir qu’il n’en fait pas partie ?
— Hier, M. Arago et M. Laffitte s’étaient transportés dans le 6e arrondissement, pour y faire leurs fonctions de parrains électoraux. Là, les amis de la liberté individuelle ont expulsé de l’assemblée des électeurs de l’arrondissement qui s’opposaient à l’audition de MM. Laffitte et Arago, qui n’en font pas partie. Il est vrai qu’il s’agissait d’appuyer M. Carnot, qui déclare trouver dans le ministère actuel l’imbécillité du ministère Polignac, qui demande la réforme électorale et l’abolition des lois de septembre. Cette fois, M. Arago a pu dire qu’il n’agissait pas comme membre de la coalition, et en effet il ne venait pas appuyer une opinion plus modérée que la sienne. M. Carnot veut tout ce que veut M. Arago ; aussi, au lieu de laisser son protégé répondre à ceux qui l’interrogeaient sur Ancône et sur la Belgique, M. Arago a préféré raconter aux électeurs quelques historiettes touchant Latour-d’Auvergne, Carnot père, et d’autres héros de la révolution et de l’empire. Ceci nous rappelle que M. Arago, professant un jour l’astronomie devant des dames et voyant qu’on ne l’écoutait pas, se mit à leur enseigner l’art de faire des confitures. M. Arago est universel ; il n’y a que l’art de faire un député qu’il n’entend pas très bien.
— Toutes les lettres des départemens s’accordent à présenter les élections comme généralement favorables aux 221 et au système qu’ils ont appuyé. Dans beaucoup de localités, les 213 ne sont parvenus à retrouver les suffrages des électeurs qu’en reniant la coalition, comme ont fait M. Legentil, M. Garnon, M. Cochin et M. Arago, et en essuyant avec soumission les reproches les plus sévères. Malheureusement, les électeurs s’abusent, s’ils croient à la conversion des députés qui ont fait partie de la coalition, et qui souvent, après en avoir été les meneurs les plus actifs, comme M. Vitet et d’autres, vont faire amende honorable dans les départemens. Toutefois, leurs manifestations ne seront pas aussi publiques qu’elles l’ont été, et ils seront forcés de se réfugier dans le mystère du scrutin secret. Le mieux serait de n’envoyer à la chambre que des hommes qui n’ont pas à revenir sur leurs pas pour se conformer aux vœux des électeurs. Un député qui s’allie secrètement à des opinions et à des principes contraires aux siens, ne sera jamais un député loyal ; la franchise des électeurs qui les nommeront, sera bien mal représentée par de tels mandataires.
— Dans la réunion des électeurs du 2e arrondissement, M. Laffitte a comparé son ministère au ministère actuel, et tout naturellement l’avantage a été pour le ministère de M. Laffitte. Comparons un peu. M. Laffitte, en prenant le ministère au 2 novembre, augmenta en peu de jours, par sa faiblesse, l’irritation des partis, et la porta au point où la trouva M. Périer, quand il vint au 13 mars sauver la France. Au milieu du désordre matériel, M. Laffitte imagina de bouleverser l’impôt par une loi fiscale qui ne put être mise à exécution, et en attendant, il appauvrit le revenu public de 30 millions par une loi sur les boissons qui ne profita à personne. Il laissa se former l’association nationale et d’autres comités qui érigèrent l’anarchie en principe. Abandonnant la politique énergique de M. Molé, qui avait opposé aux puissances étrangères le principe de non-intervention, il laissa envahir l’Italie, sans oser s’opposer même par une note aux troupes autrichiennes. Par une simple ordonnance, rendue en présence des chambres et sans leur concours, il dessaisit, au profit de la maison Laffitte, le trésor public d’une somme de 4,848,904 fr. 65 cent. sur l’indemnité d’Haïti, tranchant ainsi une question personnelle qu’il eût été de son devoir de faire décider d’abord parlementairement. Enfin, en abandonnant le ministère des finances au baron Louis, il ne laissa le service public du trésor assuré que pour quatorze jours, à l’issue desquels la banqueroute attendait les créanciers de l’état. Le ministère actuel a donné l’amnistie, il a fait cesser les attentats contre la vie du roi, il a pris Constantine, Saint-Jean d’Ulloa ; il a doté la France d’un immense système de canalisation, et, malgré l’opposition, de chemins de fer ; il a obtenu d’Haïti une indemnité considérable, tandis que M. Laffitte a profité personnellement de l’indemnité obtenue par d’autres ; enfin, lors de sa démission, il a présenté un budget où figure un immense accroissement de recettes. On voit que la comparaison est tout-à-fait heureuse entre le ministère du 2 novembre et celui du 15 avril, et M. Laffitte a été vraiment habile en parlant avec orgueil du temps où il était au pouvoir !
— Quoique la coalition ait pour elle la qualité, bien des médiocrités parlementaires, qui s’étaient jusque-là effacées dans les derniers et les plus obscurs rangs de la chambre, ont été tout à coup transformées en courageux et indépendans soutiens de nos libertés publiques. M. Estancelin n’était jusqu’ici connu à la chambre que comme un fort mince employé du domaine d’Eu, que la maison d’Orléans avait comblé de bienfaits de toute sorte, et qui, d’humble inspecteur des forêts privées, était devenu, par l’appui trop favorable du gouvernement, et en l’absence de toute candidature convenable, mandataire de l’arrondissement d’Abbeville. Dans les premières années, M. Estancelin appuya ouvertement et toujours l’administration ; mais depuis il s’est séparé du gouvernement du roi, et le voilà devenu, aux yeux du Constitutionnel, un député indépendant ! Des médisans ont, il est vrai, parlé de certain dîner royal où un amour-propre quelque peu exigeant aurait reçu atteinte ; de méchantes langues ont aussi rappelé une candidature à la questure qu’on n’aurait accueillie que par un sourire : ce sont là sûrement des calomnies. Mais serait-ce aussi une calomnie que d’extraire de l’Histoire des Comtes d’Eu et de quelques autres livres de M. Estancelin, des phrases qui ne seraient pas tout-à-fait d’accord avec ses allures libérales d’aujourd’hui ? Les habitans d’Eu pourraient aussi redire des couplets à Mme la duchesse de Berry, que le Constitutionnel ferait bien d’insérer pour l’édification des électeurs d’Abbeville. Dans la Seine-Inférieure, les compatriotes de M. Estancelin l’apprécient mieux, et l’honorable employé des forêts d’Orléans n’a jamais pu parvenir à y être nommé membre du conseil-général. Il est vrai qu’à Abbeville l’opposition radicale et les légitimistes ont voté aux dernières élections pour M. Estancelin. Que sera-ce aujourd’hui que M. Estancelin est naturellement placé sous le haut patronage de M. Berryer ? Mais les partisans sincères du gouvernement ne peuvent, ne doivent pas appuyer M. Estancelin.
— La coalition dit qu’elle ne veut pas la guerre. En attendant, le parti de l’opposition fait ajourner en Belgique la question de l’acceptation du traité des 24 articles, et s’efforce de la retarder jusqu’après les élections de France, dans l’espoir que le ministère sorti de la coalition soutiendra le parti de la résistance au traité. Or, il n’y a qu’une manière de résister au traité : c’est de prendre les armes, et l’opposition belge, plus franche que la nôtre, l’entend bien ainsi.