Chronique de la quinzaine - 28 février 1838

Chronique no 141
28 février 1838


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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28 février 1838.


Le ministère a présenté à la chambre deux projets de loi qu’on a qualifiés de gigantesques, et ils le sont, en effet. L’un est relatif aux canaux ; l’autre concerne les chemins de fer. À la fin de la session de 1837, un crédit de 193 millions a été ouvert pour des travaux de routes, de canaux et de navigation des rivières. Ces travaux, déjà votés, se trouvent aujourd’hui coordonnés et liés entre eux par le système général de navigation intérieure et de communications qu’établissent ces deux projets de loi, qui sont, en quelque sorte, un budget moral des travaux publics à exécuter en France pour en faire le marché central de l’Europe.

Au moyen des chemins de fer indiqués par le projet de loi, Paris se trouverait communiquer, par la voie la plus rapide, avec Rouen, le Hâvre, Dieppe, Boulogne, Calais, Dunkerque, Lille, Valenciennes, Metz, Nancy, Strasbourg, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes et Bayonne ; il y aurait une ligne de chemins de fer de Bordeaux à Marseille, et une autre de Marseille à Strasbourg, le long des frontières de l’est. Des départemens tout-à-fait inconnus les uns aux autres, sous le rapport commercial, se trouveraient, pour la première fois, avoir de directes communications.

Pour les canaux, une ligne de navigation s’étendrait de Bordeaux sur l’est, le nord et l’ouest, c’est-à-dire de l’Océan à la frontière d’Allemagne, à la mer du Nord et à la Manche ; de Marseille, c’est-à-dire de la Méditerranée à la frontière de l’est, à la mer du Nord et à la Manche. En outre des lignes transversales mèneraient de Bayonne à Marseille, de Brest à Nantes et à Strasbourg, du Hâvre à Strasbourg par Paris, etc. — Un canal latéral à la Garonne, complément de celui du Languedoc, ouvrirait aux départemens du midi le passage de la Méditerranée à l’Océan, du golfe de Lyon au golfe de Gascogne. Un chemin de fer latéral au Rhône, en se liant par la Saône avec le canal qui unit déjà le bassin du Rhône avec celui du Rhin, établirait une troisième ligne de transit des ports de l’Océan sur l’Allemagne. En sorte qu’une fois le canal de jonction du Rhin au Danube terminé, une route navigable s’ouvrirait pour l’Europe des côtes de la Manche à celles de la mer Noire, du Hâvre à Constantinople et à Odessa.

Il est facile, même sans jeter un regard sur la carte, de se pénétrer de la grandeur et de l’importance de ce projet ; et en même temps il suffit de suivre d’un coup-d’œil les cours des grands fleuves de l’Europe, pour reconnaître la possibilité de son exécution rapide. Unir par une ligne navigable Paris, le Hâvre et Constantinople, semble d’abord un rêve ; mais la ligne de navigation du Hâvre à Paris se trouve déjà tracée, et elle doit recevoir prochainement de grandes améliorations. Des fonds considérables ont été votés dans la session dernière pour le perfectionnement de celle de Paris à Vitry-le-Français par la Marne ; enfin le ministère demande l’autorisation d’ouvrir un canal entre Vitry et Strasbourg, c’est-à-dire de joindre la Marne au Rhin. De là la ligne de communication entre la France et la Turquie, par le centre de l’Europe, est presque une ligne droite, et déjà faite, en suivant le cours du Rhin jusqu’à Francfort, et le cours du Mein depuis Francfort jusqu’à Bamberg.

On s’occupe en Allemagne, dit le projet ministériel, d’un canal de jonction du Rhin au Danube entre Strasbourg et Ulm ; mais, sans nous arrêter à ce projet, nous devons faire remarquer qu’un canal est déjà tracé du Mein, ce vaste fleuve, au Danube, ce fleuve plus vaste encore. Ce canal s’étend de Bamberg jusqu’à Kelheim, près de Ratisbonne, distance très courte, et depuis Kelheim le Danube coupe majestueusement l’Autriche, la Hongrie, la Servie et la Valachie, jusqu’à Rassova, d’où un canal de peu de lieues, déjà projeté, versera le Danube dans la mer Noire, entre Odessa et Constantinople, à une demi-journée de navigation de ces deux ports. On se demande où l’on pourrait trouver une pensée plus simple que celle-ci. Une barque et une voile suffiront pour mener, sans transbordement, des marchandises du Havre à la mer Noire, cette mer fermée, qui se trouvera avoir ainsi deux portes, l’une pour la guerre aux Dardanelles, l’autre pour la paix et le commerce à Rassova par le Danube. C’est bien cette fois que la question de navigation de la mer Noire deviendra européenne, et que la France se trouvera avoir des liens communs avec toutes les puissances centrales de l’Europe. Un seul gouvernement nous paraît, dans son système actuel, intéressé à l’inexécution de ce projet. C’est la Russie. Ne serait-il pas bien curieux maintenant que ce fût la France qui s’y opposât ? — Au reste, que la France comprenne ou ne comprenne pas ses intérêts véritables, qu’elle soit aveugle ou clairvoyante, que son regard ne se porte pas au-delà de sa frontière où qu’elle voie son avenir, la navigation du Rhin à la mer Noire est une pensée déjà en voie d’exécution, qui s’accomplira d’une manière surprenante. Le Danube offre, depuis plusieurs années, à l’Autriche, des ressources qui l’excitent à lui demander davantage. Depuis son embouchure jusqu’à Vienne, les bords du fleuve, couverts de forêts, fournissent d’excellens bois de construction ; et près d’Orsova ainsi que dans la partie inférieure du fleuve, existent des mines de charbon de terre qui approvisionnent déjà les paquebots du Danube, tandis que les paquebots de la Méditerranée, où l’Autriche a une marine, sont forcés d’acheter, à de très hauts prix, à Livourne et à Gênes, des charbons de Newcastle et de Durham. Le Wurtemberg, le duché de Baden, ce petit état où coulent les deux plus grands fleuves du monde, après le Danube, feront des efforts inouis pour l’union de leurs fleuves à ce roi des fleuves ; et n’a-t-on pas entendu s’élever tout récemment, en Allemagne, la proposition de créer une marine germanique qui protégerait tous les intérêts allemands de la grande association de douanes prussiennes ? Nous disions tout à l’heure que les projets de lois du ministère sur les canaux et les chemins de fer sont gigantesques ; mais en voyant ce que projette l’Allemagne, ce qu’exécutent déjà des états tels que Baden et le Wurtemberg, et en reportant ses yeux sur l’étendue, sur la richesse de la France, on se demande si nous ne serions pas au contraire mesquins ou du moins arriérés en fait de civilisation et d’améliorations matérielles.

Louis XIV avait conçu et exprimé la grande pensée de ce projet long-temps avant l’invention des rails et des locomotives terrestres et navales par la vapeur, quand il publia le bel édit de 1666, par lequel il ordonna l’ouverture du canal du Languedoc. Dans le préambule de cet édit, Louis XIV disait qu’il voulait donner à toutes les nations du monde, ainsi qu’à la France, la faculté de faire en peu de jours, par l’intérieur du royaume, un trajet qu’on ne pouvait entreprendre que par le détroit de Gibraltar, avec beaucoup de dépenses et de temps. — Maintenant que nous n’avons plus à alléguer ni les troubles civils, ni la guerre extérieure, laisserons-nous dormir encore un siècle la pensée de Louis XIV, quand l’Europe tout entière se réveille autour de nous avec des pensées qui semblent inspirées par celle-ci ? Resterons-nous en arrière du mouvement général, et voudrions-nous prendre dans l’ordre moral des nations une situation analogue à notre position géographique : en tête de l’Espagne et à la queue de la Prusse et des états du Rhin ? Ou au contraire, saisissant la place que Dieu semble nous avoir assignée en nous accordant tant d’illustres génies et tant de grands rois, nous mettrons-nous entre deux civilisations, celles du Nord et du Midi, leur tendant à toutes deux les mains, ouvrant notre territoire à leurs intérêts, qui serviront les nôtres, et traçant de l’une à l’autre des routes et des canaux, pour les accroître et les rapprocher ?

Ce rôle est plus digne de la France ; mais il s’élève d’étranges objections. N’a-t-on pas dit que les lois des chemins en fer et des canaux nuiraient au remboursement de la rente, à la conversion du cinq pour cent, que demande M. Gouin, sans indiquer la route à suivre ? Franchement, s’il en est ainsi, et s’il faut opter, nous croyons qu’il est plus urgent de faire des canaux et des routes, et que l’habitant de l’Auvergne, qui manque de pain, voyant arriver le blé dont on ne sait que faire au fond de la Bretagne, croira plus à la sollicitude du gouvernement, que s’il se trouvait imperceptiblement dégrevé de sa part dans l’économie annuelle de 10 millions que donnera peut-être un jour la conversion des rentes. C’est sans doute quelque chose que dix millions, et une économie de cette importance ne doit pas être dédaignée ; mais aussi quel accroissement de revenus la France ne trouvera-t-elle pas dans un accroissement de communications intérieures et extérieures ? Qu’on se reporte au passé, qu’on songe à ce que la France a gagné par ses routes, tout incomplètes qu’elles sont ! En Vendée, où l’on trace des routes militaires, le prix des terres a augmenté d’un tiers en trois ans. M. Lafitte a dit, dans un opuscule en faveur de la réduction des rentes, ces paroles qui parlent encore bien plus haut contre la réduction, si elle doit empêcher l’exécution des chemins de fer et des canaux : « La progression des richesses, quand le mouvement est donné à un peuple, est immense. Elle est telle que le capital d’autrefois n’est rien près du capital d’aujourd’hui. Que serait, en effet, la dette du Régent, ou de l’abbé Terray, ou de Calonne, pour la France actuelle ? Que seraient pour nous les 56 millions qui affectaient si douloureusement M. Necker ? Le capital de la France ne s’est-il pas accru en peu de temps de plus de 10 milliards ? Veut-on savoir ce que coûterait aujourd’hui, sur un seul point de la capitale, le terrain nu de l’habitation de quelques moines ? 18 millions. » — À notre tour, nous demanderons ce que sera l’économie du demi pour cent, quand les communications projetées seront faites ? Et ne sera-t-il pas toujours temps d’opérer cette réduction, tandis que chaque retard apporté dans l’exécution des lignes de chemins de fer et de canaux met l’avenir commercial de la France en péril ?

Louis XIV est devenu grand, et grand au point où il l’a été, par lui-même d’abord, mais aussi par deux hommes, Colbert et Lyonne, c’est-à-dire par la plus forte tête commerciale et par la plus forte tête diplomatique que la France ait produites. L’un employa pendant plus d’un quart de siècle son génie à négocier pour mettre l’Espagne sous le sceptre protecteur de Louis XIV, lui donner l’Alsace, la Flandre ; et l’autre s’appliquait déjà, dès les premiers jours de cette conception, à lier la France, l’Alsace, la Flandre et l’Espagne dans un vaste réseau d’intérêts communs. Ce fut la pensée qui s’exprimait ainsi dans l’édit de Louis XIV : « Permettre aux nations de faire par l’intérieur de la France le trajet du Rhin au détroit de Gibraltar. » Or les idées commerciales et les idées politiques se touchent encore de plus près dans notre temps. N’est-il donc pas bien important que l’Espagne et la Belgique, nos alliées politiques, ne soient pas écartées de nos alliances commerciales ? Qu’y a-t-il de plus pressant que d’ouvrir de vastes débouchés à travers la France, du midi au nord et du nord au midi ? et serait-ce le moment de tarder quand la Belgique travaille à ses chemins de fer, et menace de se jeter dans l’association des douanes prussiennes, si nos rails ne se hâtent d’aboutir aux siens ? Nous savons qu’on a objecté que le chemin de fer de Paris à Bruxelles donnerait trop d’importance au port d’Anvers. Mais il n’en est rien, d’abord parce que la direction du commerce maritime d’Anvers est toute différente de celle de nos ports de la Manche, et qu’un embranchement du chemin de fer de Paris au Hâvre, vers le chemin de Bruxelles, embranchement déjà marqué, augmenterait, au contraire, l’importance du Hâvre.

Nous ne dirons pas tous les intérêts secondaires (intérêts énormes cependant) qui se rattachent à la prompte exécution des canaux et des chemins de fer. Quiconque voudra étudier quelques heures cette question, reconnaîtra bientôt la grandeur de cette nécessité, et à moins qu’une pensée étrangère ne le préoccupe, l’importance du projet du ministère se fera sentir à son esprit. Ce projet est-il irréprochable ? Il est trop vaste pour ne pas demander un examen mûri, et il se peut qu’il subisse de grandes améliorations, bien qu’il ait été conçu par nos premiers ingénieurs. Déjà on a dit que, dans ce projet, les chemins de fer cherchaient les plateaux, tandis que les canaux n’abandonnaient pas les vallées. On a vu là une sorte d’idée de justice distributive, et l’on a reproché aux nouveaux chemins de fer de s’éloigner des populations industrielles qui se trouvent, en général, dans les vallées, pour aller visiter des contrées moins populeuses et moins actives. — « Vous avez voulu consoler des populations pauvres et inertes, s’écrient les feuilles qui ne se disent fondées que pour plaider les intérêts des classes souffrantes, est-ce là une idée commerciale et économique ? Un chemin de fer est une spéculation, et, en pareille affaire, on doit s’interdire le sentiment ! » — Pour nous, on nous permettra de penser que l’établissement d’une ligne de chemins de fer, par un gouvernement, doit porter sa pensée politique, et qu’il est justement d’une bonne politique de faire du sentiment avec les populations pauvres, c’est-à-dire de leur donner la vie et le mouvement qui font la prospérité des masses. Outre ce sentiment, plus administratif encore que philantropique, il est des lignes de communication où doit dominer une pensée tout-à-fait politique, comme dans la création du chemin de fer de Paris à Bruxelles. Ainsi, la Belgique, qui est à cette heure, pour nous, une véritable frontière gardée contre le Nord, sera couverte et à l’abri dès qu’une route en fer nous permettra de transporter rapidement un corps d’armée à Valenciennes et à Mons.

Le ministère ayant à cœur de doter le pays de ces grands travaux, a cherché à s’assurer toutes les possibilités. La dernière chambre ayant montré une répugnance marquée pour les compagnies, le ministère n’a pas vu d’inconvénient à charger l’état de ces travaux, quoiqu’il eût peut-être préféré les compagnies avec la clause des concessions directes. Il est en effet de notoriété commerciale que, dans de telles opérations, les adjudications par concurrence livrent les marchés aux entrepreneurs les plus téméraires, qui s’aventurent plus que les grands capitalistes, et finissent par éluder le contrat, ou qui exécutent mal les travaux. La commission nommée par la chambre semble aujourd’hui pencher pour les compagnies. La discussion portée sur ce principe n’en sera que plus instructive et plus utile ; mais nous ne pensons pas qu’on puisse élever des barrières à l’exécution des voies proposées, car si c’est prendre une grande et hardie responsabilité que de proposer de tels projets de loi, ce serait en assumer une bien plus grande encore que de les réduire au néant.

Un autre projet de loi a été présenté par le ministère au sujet de l’emprunt grec, pour l’exécution du traité du 7 mai 1832, dont un article engage la garantie non solidaire de la France, de l’Angleterre et de la Russie, dans un emprunt de 60 millions. L’emprunt souscrit par le gouvernement grec, sous cette triple garantie, a été divisé, comme on le sait, en trois parties ou séries de 20 millions. Les deux premières séries ont été réalisées, la troisième ne devait l’être que plus tard ; mais postérieurement à la formation du ministère du 22 février, le gouvernement grec, pressé par un déficit, s’adressa aux trois cours protectrices, et sollicita d’elles la disposition au moins partielle de la troisième série, leur déclarant que, s’il ne l’obtenait pas, il ne pourrait pas faire face au service courant des intérêts et à l’amortissement des deux premières séries. Après quelques conférences à Londres et à Paris, M. Thiers, alors ministre des affaires étrangères, émit, d’accord avec lord Palmerston, une partie des bons de la troisième série. Mais aujourd’hui le ministère ne se croit pas suffisamment autorisé à continuer et à prolonger un tel état de choses. Dès le mois d’août dernier, le cabinet français avait déjà fait connaître à la conférence de Londres qu’il était résolu à ne plus autoriser aucune émission de la troisième série, tant qu’on ne serait pas tombé d’accord sur les mesures à prendre pour régulariser la situation financière de la Grèce. Cette déclaration a été renouvelée le 6 de ce mois par M. Sébastiani, notre ambassadeur à Londres, et la conférence délibère encore sur cet objet. Mais en attendant, il était nécessaire de mettre la Grèce en mesure de servir le semestre courant qui échoit le 1er mars. Le ministère est donc venu demander à la chambre l’autorisation de pourvoir, au défaut du gouvernement grec, au paiement des intérêts et de l’amortissement de l’emprunt, dans la proportion de notre garantie, c’est-à-dire du tiers de l’emprunt.

La garantie donnée jusqu’à ce jour, par les trois puissances signataires du traité du 14 juin 1833, était de 20 millions chacune. Le trésor français ne s’est encore engagé, jusqu’à ce jour, que pour 15,194,112 fr. La France a donc, selon ses engagemens, à émettre encore pour 4,805,888 fr. de bons en faveur de la Grèce. M. Laffitte a demandé qu’on précisât le chiffre du crédit. On voit qu’il lui eût été facile de le préciser lui-même. Quant à l’Angleterre et à la Russie, elles ont garanti, jusqu’à présent, un million de plus.

La France, on doit le dire, s’est alarmée la première. Un homme spécial et éclairé, capable de juger la question sur tous les points, a séjourné en Grèce pour étudier les ressources financières du pays. C’est M. Regny. Ses rapports sont favorables à la Grèce. Selon lui, elle est en état de rembourser l’emprunt. En peu d’années, les revenus du pays ont doublé, et une bonne administration les augmenterait encore dans une rapide proportion. C’est après avoir examiné les rapports de M. de Regny que le ministre des finances a proposé à la chambre de faire face au paiement du semestre grec, en même temps que M. Molé proposait à lord Palmerston des mesures qui avaient déjà l’approbation du cabinet de Saint-Pétersbourg. Il s’agissait d’autoriser la vente des terres du domaine public, affectées par la Grèce comme garantie de l’emprunt, et de n’en conserver qu’un tiers. Cette vente eût fourni au gouvernement grec les moyens de faire le service courant des intérêts et de l’amortissement de son emprunt ; et comme la plupart de ces terres sont incultes, le fait seul de leur possession par des mains actives eût encore augmenté les ressources du pays. Lord Palmerston a répondu, dit-on, qu’en fait de garanties, le tout vaut mieux qu’un tiers, et les négociations se sont trouvée suspendues par cette inexorable règle de trois. En attendant, voici le 1er mars, et il ne serait ni prudent ni habile de laisser choir jusqu’à l’insolvabilité un gouvernement notoirement solvable, auquel il ne faut qu’une surveillance intègre, et quelques généreux délais. Or, en ce qui concerne cette surveillance, le ministère est décidé à se montrer rigoureux, et la mesure temporaire du paiement du semestre actuel une fois prise, à n’accorder aucune émission de bons, si le gouvernement grec ne prend l’engagement de ne pas les employer au paiement des sommes réclamées par la Bavière. Le traité passé entre la Bavière et la Grèce oblige la première de ces puissances à donner à la seconde tous les secours dont elle pourrait avoir besoin ; or, le plus grand secours que la Bavière puisse donner à la Grèce, celui dont elle a le plus besoin, c’est la jouissance des sommes de l’emprunt garanti par la France, la Russie et l’Angleterre. L’en dépouiller comme la Bavière l’a déjà fait, lors de l’émission partielle des bons de la troisième série par le ministère du 22 février, c’est aller contre tous les termes du traité, et la France doit s’opposer, elle s’opposera à ce que pareil cas se renouvelle. On voit, au reste, qu’ici comme ailleurs la France joue toujours le même rôle. Elle ne veut garantir la troisième série de l’emprunt et ne l’émettre qu’à de certaines conditions toutes favorables à la Grèce ; elle exécute fidèlement les traités, mais elle veut qu’ils soient exécutés avec fidélité par tout le monde. Tout ministère qui ne marchera pas dans cette voie ne fera pas long-temps les affaires de la France.

Le crédit de 1,500,000 fr. demandé par le ministère, qui a proposé lui-même une réduction de 500,000 fr. sur le crédit du dernier exercice, a nécessité de longues explications dans les bureaux de la chambre. Celles de M. de Montalivet n’ont pas duré moins de trois heures, et l’on assure que, sans compromettre le secret des affaires de police et de sûreté générale, le ministre a su faire en quelque sorte apparaître jusqu’aux nécessités de détail qui ont forcé le ministère à s’arrêter à ce chiffre de 1,500,000 fr. dans sa demande de réduction. Nous ignorons l’effet produit par les explications du ministre de l’intérieur ; mais il paraît certain que le ministère a insisté sur la nécessité absolue d’un crédit sans lequel il ne se croirait pas en mesure de faire face aux difficultés du gouvernement.

Le ministère de la guerre a demandé un crédit pour augmenter l’effectif de l’armée d’Afrique. Si ce crédit était accordé, l’effectif de 1838 serait de 48,000 hommes et de 11,372 chevaux. Un second crédit serait ouvert pour effectuer l’agrandissement de l’enceinte d’Alger, dont la population croît sans cesse, et pour couvrir ses faubourgs. Ce crédit serait encore employé à fortifier les villes de Blida et Coleah, à les lier entre elles par des travaux sur la rive orientale de la Chiffa ; à couvrir d’ouvrages militaires les camps et les plateaux de Bone à Constantine, à relever le poste de la Calle, à améliorer les ports et les rades, entre autres celle de Mers-el-Kébir, dont les avantages maritimes sont si grands ; enfin à nous établir en Afrique par les travaux, par les fortifications, par les facilités des communications maritimes, de manière que nous puissions successivement diminuer l’armée d’occupation, que nous sommes forcés d’augmenter aujourd’hui faute de ces ressources. Voilà l’esprit des deux projets dépendans de ces deux crédits. On y retrouve tout l’esprit de sagesse et de combinaison dont le général Bernard a donné tant de preuves en Amérique et en Europe.

Personne n’hésite à rendre justice à l’Angleterre, quand il est question de colonies et d’établissemens lointains ; mais on ne songe guère aux sacrifices qu’elle sait faire avec tant de grandeur pour l’avenir de ces possessions. Nous ne citerons que le Canada, puisqu’il attire tous les yeux en ce moment. Il se peut qu’il échappe quelque jour à l’Angleterre, parce que les dominations étrangères si éloignées sont soumises à des chances bien diverses ou bien imprévues ; mais l’Angleterre a gardé le Canada pendant de longues années, et les dépenses qu’elle y a faites, non-seulement lui ont assuré cette possession pendant tout ce temps, mais se sont trouvées compensées pour les nouveaux rapports qui ont été ainsi créés entre le Canada et l’Angleterre. On sait que le Canada nous appartenait déjà du temps de François Ier, que le marquis de la Roche et le marquis de Chauvin y furent successivement revêtus de la dignité de vice-rois. Sous le règne de Henri IV, cette dignité passa tour à tour du prince de Condé au maréchal de Montmorency, et à son neveu le duc de Ventadour. On ne peut donc dire que la possession du Canada ait été traitée comme une affaire de peu d’importance. On s’en occupa activement, ardemment, ce qui n’empêcha pas la colonie de se rendre aux Anglais sur une simple menace du général Kirk. Quand le Canada nous fut rendu, sous Louis XIII, par le traité de Saint-Germain, la vice-royauté de la colonie, sa prospérité, furent tour à tour confiées aux hommes qu’on jugea les plus capables, à d’Aillebout, à Lauzon, au marquis d’Argenson, au baron d’Avangour. On essaya plus tard, en 1663, d’un conseil souverain composé de sept membres, qui avait la connaissance de toutes les affaires civiles et criminelles, qu’il jugeait conformément aux usages du parlement de Paris. On concéda des droits qu’on n’accordait à aucune colonie ; on essaya de tout, même du gouvernement de la Compagnie des Indes occidentales, à laquelle Louis XIV livra le Canada. Courcelles, Fontenac, La Bare, le marquis de Vaudreuil, s’y appliquèrent tout à tour, et cependant, à la capitulation de Québec, quand le Canada resta définitivement aux Anglais, après avoir été deux cent seize ans dans nos mains, toute sa population ne s’élevait qu’à 27,000 ames. Vingt ans après la conquête des Anglais, en 1783, elle était de 113,000 ames ! D’après le dernier recensement, elle est de 911,229. Les terres cultivées sont évaluées à 15,200,000 livres sterling, et les terres non cultivées à 3,333,000 livres sterling. Les terres mises en état de culture ont triplé depuis 1811. Le commerce s’est développé dans une égale proportion, et la consommation des produits des manufactures anglaises, depuis cette époque, a été annuellement de plus de 50,000,000 de francs. Le secret de l’Angleterre n’est pas difficile à pénétrer. Il se trouve dans tous ses actes officiels. Il résulte du rapport du comité des finances que les fortifications du Canada, dont on poursuit le plan depuis deux ou trois ans, coûteront près de 75,000,000 de francs. Des sommes considérables ont été dépensées pour les routes et les établissemens publics. Le seul canal entre Montréal et Kingston, au moyen des rivières Rideaw et Ottawa, a coûté déjà plus de 400,000 livres sterling, d’après l’ordonnance officielle du 26 mars 1836. La balance se trouve cependant aujourd’hui en faveur de l’Angleterre. Elle a plus reçu du Canada qu’elle ne lui a donné, et si elle perd cette possession, il lui restera les ressources d’un traité de commerce, dont les résultats peuvent être encore immenses pour l’ancienne métropole. Nous n’avons pas craint de nous étendre sur ces faits, car ils ne nous semblent pas tout-à-fait inutiles à faire connaître, au moment de la discussion qui se prépare sur les travaux que le ministère propose de faire dans nos possessions d’Afrique.

Qu’on veuille bien arrêter maintenant sa pensée sur cette petite histoire, très incomplète, des affaires politiques, pendant deux semaines. Sont-ce bien là les propositions d’un ministère faible, hésitant, étroit, comme se plaît à le montrer l’opposition ? Ce ministère si timide, qui voudrait, dit-on, se dérober à tout, a rempli l’intervalle des deux sessions d’actes qui ont une certaine valeur politique. Ce sont, si on les a oubliés, l’amnistie, le mariage de l’héritier du trône, l’expédition de Constantine, la pacification de l’Afrique et les élections générales. Il a fermé les jeux publics, proposé un commencement de réforme judiciaire, créé des travaux de navigations et de routes dans tous les départemens, et aujourd’hui il se présente devant les chambres avec un ensemble de vues qui tendent, les unes à l’affermissement du pouvoir de la France en Afrique, les autres à faire de la France le centre des rapports commerciaux de l’Europe entière, et toutes à l’accroissement de la grandeur du pays. Lui déniera-t-on maintenant la prudence, la réflexion, la timidité, si l’on veut, qu’on lui a jetées jusqu’à ce jour comme des reproches ? Voudra-t-on supposer qu’un ministère qui n’avance, dit-on, qu’après avoir tâté deux ou trois fois le sol, s’est élancé sans réflexion dans la voie qu’il vient d’ouvrir, et qu’il veuille courir en étourdi à la ruine de la France ? Le ministère, qui craint d’engager sa responsabilité en émettant pour quelques centaines de mille francs de bons de l’emprunt grec, et qui vient se mettre à l’abri en invoquant une décision de la chambre, accepterait la responsabilité et les suites d’une loi d’un milliard, s’il n’avait calculé sérieusement les ressources du pays ! On a beau être de l’opposition ou du parti ministériel, il y a toujours un intérêt commun entre citoyens d’un même état. Qui peut se croire exempt des suites de ces lois, si elles étaient funestes ? Quelle fortune n’en serait pas atteinte ? C’est là une raison de les discuter sérieusement et longuement ; mais c’est aussi un motif de croire à la solidité réelle et aux pensées consciencieuses de ceux qui les ont présentées. En tout cas, il faut choisir dans les accusations. Si ce ministère est réellement mesquin et étroit, ne semblez pas effrayé de ses projets de loi ; en les repoussant, vous donneriez au ministère un brevet d’audace, et vous ne seriez pas conséquens !


À M. LERMINIER.
Monsieur,

Nous vous remercions d’avoir bien voulu nous répondre et tenons votre lettre pour une preuve d’estime. C’est aussi pour une preuve d’estime que vous avez dû tenir la nôtre. Nous nous réjouissons de voir, dans vos dernières explications, que vous êtes, en plusieurs points, plus rapproché de nos opinions que nous ne l’avions cru d’abord. Quant à ceux qui restent encore en litige entre nous, nous croyons devoir nous abstenir de tout nouveau commentaire, et laisser juger la question à nos lecteurs. Comme, selon nous, votre second travail est la reprise et le développement du premier, nous ne pourrions y répondre qu’en répétant les argumens de notre première lettre. Nous nous contentons donc de persister dans nos conclusions, en vous laissant persister dans les vôtres.

Quant aux conseils que vous voulez bien nous donner, nous les recevons avec beaucoup de reconnaissance ; mais nous craindrions, en vous priant de nous admettre au nombre de vos disciples, d’être un peu gêné dans nos sympathies. Nous disons sympathies, n’osant pas dire principes, car vous nous prouvez victorieusement qu’à moins d’avoir les vastes connaissances que vous déployez dans votre réponse, et dont vous produisez les titres en rappelant tous vos précédens écrits, on ne peut prétendre à exprimer des convictions de quelque valeur. Ici, des raisons de haute considération pour tout ce que vous avez professé et publié, nous ferment la bouche, et nous fuirons une discussion qui n’aurait pour but que la défense de nos œuvres littéraires et de nos principes. Cette discussion n’intéresserait guère le public, et vous donnerait trop d’avantage sur nous.

Agréez, monsieur, l’assurance de notre haute considération.


George Sand.


— Un nouveau roman de M. de Latouche, Aymar, a paru, il y a peu de jours, chez le libraire Dumont, et est déjà arrivé à sa seconde édition. Nous reviendrons sur le nouveau livre de M. Latouche et ses précédens ouvrages.


F. Buloz.