Chronique de la quinzaine - 14 mars 1838

Chronique no 142
14 mars 1838


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 mars 1838.


Nous avons, depuis quelques jours, sous les yeux un spectacle fait pour apprendre, en peu de temps, tous les secrets de la vie parlementaire aux nouveaux membres de la chambre des députés. Assurément, il y aura de la mauvaise volonté de la part de ceux qui ne sauront pas à quoi s’en tenir sur le désintéressement, le dévouement au roi et la fermeté des principes de quelques-uns de leurs graves et éminens collègues, qui les avaient peut-être édifiés jusqu’à ce jour. Cette comédie avait été parfaitement jouée, il est vrai, pendant deux mois ; mais il paraît que ceux qui y avaient pris des rôles l’ont trouvée eux-mêmes un peu longue, et voyant venir le moment où tant de semblans de gravité seraient perdus, sans résultat pour eux, ils ont jeté le masque et montré leurs passions à découvert. La transformation a même été si subite, que quelques députés peu faits à ces reviremens, que quelques nouveaux-venus naïfs, doivent chercher autour d’eux leurs collègues d’hier, sans les reconnaître dans les personnages actuels.

Nous sommes loin de blâmer le parti doctrinaire des efforts qu’il fait dans ce moment. Il est logique, en quelque sorte, qu’un parti composé d’hommes actifs, remuans, ambitieux, qu’un parti qui ne dédaigne aucun moyen de se maintenir au pouvoir quand il s’y trouve, use aussi de tous les moyens qui se présentent à lui pour y remonter quand il en est dépossédé. C’est peut-être la seule identité de vues qui se trouve dans les doctrinaires au pouvoir et les doctrinaires hors du pouvoir. Autrement, il y a deux hommes dans chaque membre de ce parti. Hors du pouvoir, les libertés du pays n’ont pas de plus chaleureux défenseurs ; au pouvoir, leur présence se signale toujours par des attaques officielles contre ces libertés, et à la fois par des menaces, faites en leur nom, contre les droits qu’ils se réservent d’attaquer plus tard. L’histoire du parti peut être faite tout entière sous ce double point de vue, et les pages qu’il vient d’y ajouter cette semaine le présenteront de nouveau, à qui sait y lire, sous ces deux faces diverses.

À l’approche de la discussion des fonds secrets, où l’existence du ministère actuel devait être mise en question, une grande fermentation se faisait sentir dans le parti doctrinaire. Déjà, il y a peu de temps, M. Guizot avait lancé dans la presse un article où il examinait la tendance de la religion dans les sociétés modernes. L’esprit de conciliation, qui semble n’avoir pas été départi, en politique, à l’illustre député, domine dans toutes les parties de ce petit traité religieux, écrit avec une onction digne de Fénelon. « C’est l’esprit du temps, dit M. Guizot, de déplorer la condition du grand nombre. La condition du grand nombre n’est, en effet, ni facile, ni riante, ni sûre. Cela est douloureux, très douloureux à voir, très douloureux à penser. Et il faut y penser, y penser beaucoup. » Dans ce style, tout-à-fait nouveau, et créé pour la circonstance, M. Guizot explique que tout le mal de la société actuelle vient de ce que les docteurs populaires parlent au peuple un langage tout différent de celui que tenaient jadis ses précepteurs religieux. Ils lui disent que cette terre a de quoi le contenter, et que, s’il ne vit pas heureux, il faut s’en prendre à l’usurpation de ses pareils. — « Et l’on s’étonne, ajoute l’écrivain, l’on s’étonne de l’agitation profonde, du malaise immense qui travaille les nations et les individus, les états et les ames ! Pour moi, je m’étonne que le malaise ne soit pas plus grand. » Dans cet état de choses, M. Guizot appelle la religion au secours de la politique ; il rend grace aux hommes vraiment catholiques, qui prêchent aux masses le détachement des biens terrestres, et dirigent, à défaut du bien-être que la politique ne peut donner à tous, les regards de la multitude vers le ciel, où elle trouvera les biens qui lui sont refusés sur la terre. M. Guizot, marchant dans cette voie ascétique, n’a pas oublié, sans doute, qu’il était autrefois un de ces docteurs populaires, qui promettaient, au nom de la science sociale, une vaste carrière d’avenir et de prospérité à toute la jeune génération qui l’écoutait avec respect. Naguère encore, à l’Académie, M. Guizot parlait un langage qui sentait beaucoup le xviiie siècle. D’où vient donc, aujourd’hui, cet appel à la religion catholique, de la part d’un protestant si indépendant, et si éclairé ? Espère-t-il calmer ainsi les alarmes de quelques catholiques sincères, au sujet de deux mariages protestans ? Nous ne savons si nous devons assigner un terme si positif et si rapproché à des vues si célestes, et qui semblent dirigées si haut ? On a osé le dire cependant, et nous ne serions ici que les échos d’une opinion déjà répandue.

Tandis que M. Guizot rassurait le catholicisme et lui donnait ainsi à entendre que les mariages politiques qui se feront sous son ministère seront tous des actes orthodoxes, M. Duvergier de Hauranne rassurait également, par une publication, ceux qui seraient assez aveugles pour ne pas croire encore aux vues toutes constitutionnelles des doctrinaires. Rien n’est tel que le zèle d’un nouveau néophyte. M. Duvergier de Hauranne est aujourd’hui un constitutionnel ardent, comme M. Guizot est un fervent catholique. Son article n’a qu’un but ; il s’agit simplement, pour l’auteur, de prouver que, dans notre gouvernement, la prépondérance appartient en définitive à la chambre des députés. Or, ce morceau d’éloquence est adressé à M. Fonfrède, qui soutenait sous le ministère doctrinaire, et d’accord avec lui, des doctrines toutes contraires à celles-ci. Les doctrines de M. Fonfrède n’ayant pas réussi près du grand nombre, ses anciens amis le jettent par-dessus le bord pour alléger le navire, espérant arriver ainsi plus tôt au port si désiré. Le sacrifice est bien complet. Les véritables principes représentatifs siégeront désormais avec les doctrinaires. Pour eux, selon M. Duvergier, tout est dans la chambre des députés « qui représente le progrès. » En cas de conflit entre les pouvoirs, c’est la chambre des députés qui doit l’emporter. La souveraineté parlementaire est établie, par M. Duvergier, dans toute sa rigueur. Les doctrinaires n’ont plus rien qui les sépare de l’opposition de gauche, et c’est au nom de ces principes si nettement exprimés, qu’ils se disposent, sans doute, à voter avec elle. En refusant, l’an dernier, de s’associer à M. Guizot, M. Thiers avait dit : les hommes sans les choses. Il semble que M. Duvergier ait uniquement voulu remplir le programme de M. Thiers. Mais que devient alors le discours de M. Guizot aux électeurs de Lizieux ?

Mais ce n’était là, en quelque sorte, que la précaution oratoire du mouvement politique qu’on se disposait à opérer. Déjà le public et la chambre devaient se trouver bien avertis qu’une grande réforme s’était faite dans le parti doctrinaire, et qu’on en avait écarté tout ce qui pouvait encore empêcher les catholiques de la droite et les constitutionnels de la gauche de se réunir à lui. Il paraît qu’il y a peu de jours on a passé à l’action, et qu’une sorte de coalition s’est formée entre quelques membres du centre gauche et le parti doctrinaire. Il faut rendre justice à la partie du centre gauche dont nous parlons. Ce sont les doctrinaires qui viennent à elle avec des paroles et des principes qui appartiennent en propre au centre gauche, sauf à changer de ton, quand il y aura lieu. Or, si le centre gauche est dupé en cette affaire, assurément les avis ne lui auront pas manqué.

La discussion des fonds secrets, pour laquelle on avait fait tous ces préparatifs, s’est ouverte par un discours de M. Jaubert qui avait été annoncé d’avance, et, selon quelques journaux, lu, relu et amendé dans une réunion où figuraient tous les membres influens du parti doctrinaire. Il en résulte que ce discours ne peut être regardé, ainsi que la plupart des discours de M. Jaubert, comme un acte isolé. Si les bouffonneries où se complaît si souvent l’esprit d’ailleurs assez distingué de M. le comte Jaubert, l’ont déjà fait comparer à la trompette des tréteaux de la foire, on peut dire aujourd’hui qu’elle a été embouchée par quelques hommes sérieux, et qu’elle mérite ainsi davantage qu’on l’écoute. Assurément il est commode de jeter contre ses adversaires un homme vif et léger, qui n’attache pas lui-même une grande importance à sa parole, et se livre à toute la passion dont affectent de se montrer dépouillés ceux qui l’applaudissent et qui l’excitent. Il en était ainsi quand M. Fonfrède s’escrimait, dans le Journal de Paris, contre toute notre organisation sociale. On se réservait de recueillir le fruit de ses boutades, si elles avaient réussi, ou de le renier, comme vient de faire M. Duvergier de Hauranne. Mais cette méthode, toute commode qu’elle est, ne saurait durer long-temps ; et aujourd’hui personne ne doute dans la chambre que M. Jaubert n’ait été l’écho de la pensée intime de ses amis, un indiscret lancé à dessein.

M. Jaubert venait donc sommer le ministère de dire ce que la chambre a fait depuis trois mois qu’elle est assemblée, tandis que M. Jaubert et ses amis se plaignaient ailleurs de la quantité de projets de loi dont le ministère encombre la chambre. M. Jaubert voudrait donc que le ministère examinât lui-même les projets de loi, et fît l’office des commissions ? Mais voyons le reproche en lui-même. Le ministère a présenté le budget d’abord ; un projet de loi d’économie politique, qui a été discuté ; un projet de loi d’organisation judiciaire, à la discussion duquel ont pris part les meilleurs esprits de la chambre ; un projet de loi départementale, dont le ministre de l’intérieur a soutenu la discussion avec un talent remarquable ; une loi de travaux publics, qui est, à elle seule, un travail immense ; une loi concernant les travaux à faire à Alger, et l’augmentation de l’armée d’Afrique ; et M. Jaubert demande ce que le ministère a fait dans cette session ? Que ne lui demande-t-il aussi ce qu’il a fait entre les deux sessions, lui, membre d’une législature que le ministère a convoquée après deux ou trois actes politiques non moins importans que les élections générales ? Nous le demandons, à notre tour, à tous les hommes impartiaux, M. Jaubert ne se moque-t-il pas un peu de la chambre et de lui-même en faisant de telles questions ?

Mais l’inévitable grief de M. Jaubert, ce qui domine dans son discours, c’est la rancune qu’il garde à la presse, et notamment au Journal des Débats. Le Journal des Débats s’était exprimé franchement, la veille, sur les tentatives de M. Jaubert et de ses amis pour renverser le ministère ; le Journal des Débats n’avait rien vu de bon, ni pour eux, ni pour le pays, dans l’alliance qu’ils rêvaient avec M. Thiers et le centre gauche ; il avait exprimé nettement sa pensée à ce sujet, et formulé son avis en termes qui avaient produit une vive impression. Oubliant dès-lors le temps peu éloigné où il accourait au Journal des Débats, pour surveiller lui-même l’impression de ses discours, la distribution de ces petites parenthèses si flatteuses (profond silence, sensation, rire général), M. Jaubert attaque avec violence les relations des écrivains et des ministres, et ces chaires politiques où le premier venu peut professer à son aise. Acrimonie injuste, doublement injuste de la part d’un parti qui n’est composé que d’écrivains et de journalistes, journalistes encore à cette heure, après avoir été fonctionnaires et ministres, et à qui la tribune, cette chaire politique si importante, ne suffit pas. M. Jaubert ne devrait-il pas se contenter de la publicité dont il dispose à la chambre, et se trouver heureux de ce que des hommes qui ont plus de talent que lui, plus de science, plus de connaissance des affaires, et une position sociale au moins au niveau de la sienne, se contentent d’exprimer leurs idées dans les journaux, et ne viennent pas lui disputer dans les élections une place qu’ils occuperaient à la chambre avec plus de dignité que lui ?

On ne finirait pas si on voulait réfuter toutes les assertions de M. Jaubert que l’aigreur a conduit jusqu’à parler de ses propres affaires à la tribune nationale, et de quelles affaires encore ! D’un prêt de 1,000 fr. au Journal de Paris, qui a trouvé sans doute qu’une pareille somme n’était pas suffisante pour admettre les élucubrations de M. Jaubert. Le Journal de Paris a répondu noblement à M. Jaubert en lui renvoyant ses 1,000 fr., qu’un acte passé devant notaire l’autorisait à restituer. Le prêt de M. Jaubert avait été fait à raison de onze pour cent, dit le Journal de Paris. Après cela, M. Jaubert aurait, en vérité, bien mauvaise grâce à venir parler pour la conversion des rentes ; car il faut convenir que les rentiers se montrent plus chrétiens que lui dans leur contrat de prêt avec l’état.

Nous n’ajouterons qu’un mot. Dans son discours plus que vif, M. Jaubert, faisant un crime au ministère de son esprit de conciliation, et se montrant fort logique en cela, lui a reproché d’avoir accordé des faveurs à des écrivains qui avaient manqué autrefois au respect dû au roi et à sa famille. Nous ne savons de qui veut parler M. Jaubert, et il eût été plus honorable à lui de s’expliquer davantage. Nous savons seulement que sous ce ministère quelques écrivains avancés dans l’opposition anti-doctrinaire se sont fait un devoir de soutenir le gouvernement du roi. Ceux-là n’ont outragé personne, et le roi moins que personne ; mais ils ont apprécié avec courage et indépendance, et depuis long-temps, la conduite du parti doctrinaire. Ils sont prêts à le faire encore, quoi qu’il puisse arriver, et M. Jaubert, ainsi que ses amis, doivent s’attendre à trouver en eux de loyaux adversaires le jour où la France aura le malheur de retomber en leurs mains. Au reste, M. Jaubert, qui compromet son parti à chaque mot de son discours, frappe cette fois sur M. Thiers, qu’il voudrait faire passer pour son allié, car c’est sous le ministère de M. Thiers que se sont ralliés les écrivains dont nous parlons ; ils se font un devoir de le rappeler, et s’il y a crime à les avoir accueillis, c’est à M. Thiers que doit en revenir la responsabilité.

Finissons-en de M. Jaubert. Son dernier discours est un triste exemple du danger qu’il y a pour un homme d’esprit à faire divorce avec le bon sens et la modération. En ce sens-là, M. Jaubert a bien véritablement rompu, et sans retour, son mariage de raison. Quant à la séparation de M. Jaubert et du ministère, ce n’est qu’un acte dérisoire ; M. Jaubert n’a jamais cessé d’être l’ennemi actif de ce cabinet, et la boule blanche qu’il lui accorde dans le vote des fonds secrets prouve seulement, un peu plus encore que son discours, que ses idées politiques sont dans un état de confusion réelle. C’est ainsi que M. Jaubert, dont quelque vivacité d’esprit, un organe agréable et une certaine facilité de manières pouvaient faire un des bons orateurs de seconde classe de la chambre, s’est perdu par cette ambition des premiers rangs, par cette soif d’orgueil qui frappe à la porte de tous les cœurs, comme dit si bien M. Guizot dans son homélie catholique. M. Jaubert a commencé par être mordant, spirituel, et on l’a applaudi ; bientôt, pour avoir plus d’applaudissemens, il s’est fait emporté, déclamateur et violent. À présent son histoire est finie, et peut s’écrire en deux paroles : il a d’abord fait rire des autres, maintenant il fait rire de lui.

Nous ne savons ce qu’on pensera de la séance d’hier, où M. Gisquet, ancien préfet de police, s’est servi, à la tribune, des renseignemens qu’il avait recueillis dans l’exercice de ses fonctions, pour désigner comme excessif le chiffre des fonds de police, qu’il trouvait trop minime quand il était en place. Nous ne savons si la chambre a approuvé les excellentes paroles de M. de Montalivet, qui a accusé M. Gisquet d’avoir manqué à la réserve imposée aux anciens fonctionnaires. Toujours est-il que M. Guizot a dû se rappeler, dans cette séance, la lutte qu’il eut autrefois avec M. Odilon Barrot, alors préfet de la Seine. Comme ministre de l’intérieur, M. Guizot imposait une réserve semblable à son subordonné, et lui traçait encore plus rigoureusement la ligne de ses devoirs, quoique le poste de préfet de la Seine ne commande pas une réserve aussi minutieuse que la place de préfet de police. On avait annoncé un discours de M. Guizot dans cette discussion. Il n’eût plus manqué à la confusion des idées et des principes de la nouvelle opposition, que de voir M. Guizot répondre au discours de M. Montalivet. Rien d’impossible, du reste, quand les passions se font jour. M. Thiers, à qui les doctrinaires ont donné leur voix comme président de la commission des travaux publics, n’avait-il pas été attaqué, après le 22 février, avec une violence rare, par M. Duvergier de Hauranne et par M. Jaubert, au sujet des travaux publics et du crédit de 100 millions ? N’est-ce pas M. Guizot, ministre de l’instruction publique, qui a octroyé 200,000 francs au gérant d’un journal politique, pour une entreprise littéraire ? Où était alors M. Jaubert ? Se plaignait-il des relations du ministère et des écrivains ? La tribune n’était-elle pas là pour défendre ses amis politiques contre ce qu’il appelle le joug de cette puissance irrégulière ? Non, tout s’efface, tout s’oublie et change au gré de quelques intérêts. À la bonne heure. Qu’on se montre sans fiel et sans rancune, assurément rien de mieux ; mais que cette haine et ce fiel ne se reportent pas aussitôt ailleurs. Qu’on ne se gêne pas avec ses principes politiques, et qu’on les dépose comme des fardeaux trop lourds pour des piétons forcés de monter péniblement au pouvoir ; mais qu’on n’affecte plus le rigorisme et la sévérité à l’égard des autres. Un peu de charité ne messied à personne. Ceci s’adresse aux catholiques comme aux protestans.

Venant à des idées plus sérieuses, ne serait-on pas tenté de s’adresser aux doctrinaires qui demandent, par la bouche de M. le comte Jaubert, et pour eux-mêmes, une grande influence et une haute direction dont la nécessité, disent-ils, se fait sentir, et de les sommer d’exposer leur système ? Nous croyons qu’ils seraient très embarrassés de le faire connaître, car, hors les mesures de rigueur, ils n’ont jamais brillé, que nous sachions, par la décision des vues politiques. Plusieurs questions ont été soulevées par le ministère. Il y a l’Espagne, d’abord. M. Guizot et ses amis veulent-ils ou ne veulent-ils pas l’intervention en Espagne ? Répondront-ils comme fit un jour M. Guizot, au conseil, sur cette même question : « On peut suivre l’une et l’autre voie. » Il y a Alger. Veulent-ils la possession ou l’abandon d’Alger ? Partagent-ils l’opinion de M. Thiers ? Veulent-ils étendre nos possessions ou les laisser stationnaires ? — Et la rente ? Sont-ils pour ou contre la conversion ? S’ils formaient un ministère avec M. Thiers, sur quel principe s’entendraient-ils, à propos de cette mesure financière ? Accorderaient-ils la conversion, afin que M. Thiers renonçât à l’intervention en Espagne ? Cette fois ce ne serait pas là un mariage de raison, car pour l’accomplir il se ferait, de part et d’autre, de bien grands sacrifices ; et ce serait, en réalité, le côté droit abandonné dans son principe vital, et le côté gauche privé de son idée favorite, qui payeraient les frais de la noce et les violons. Viendrait ensuite la question des chemins de fer. Les doctrinaires veulent-ils ou non les grandes lignes ? Les veulent-ils par concession directe ou par concurrence libre ? Préfèrent-ils l’exécution des travaux par l’état ? C’est seulement quand les orateurs doctrinaires se seront exprimés nettement sur ces questions, qu’on pourra leur accorder qu’ils croient sérieusement à la nécessité d’une plus haute direction et d’une plus grande influence politique, quoique cette définition ne soit pas très claire. Alors seulement on saura au juste ce qu’ils demandent, et l’on ne sera pas tenté de croire que ce qu’ils voulaient uniquement, c’était le pouvoir et les fonds secrets.

M. de Montalivet avait bien défini la question à l’égard de M. Gisquet, déjà avant qu’une indisposition ne l’eût forcé de quitter la tribune où il était monté pour répondre aussi à M. Jaubert. M. Guizot en avait jugé ainsi quelques années auparavant. « Une fois, a dit le ministre, qu’on laisse la porte entr’ouverte, elle pourra l’être un jour tout entière. » En effet, un ancien fonctionnaire est-il le juge des révélations qu’il lui plaira de faire ? et n’est-ce pas manquer à la chambre elle-même qui a reconnu la nécessité du secret, quand elle a accordé les fonds destinés à cet emploi ? Le ministre a déclaré qu’il n’entendait pas attaquer l’indépendance du député, qu’un ancien préfet de police était entièrement le maître d’accorder ou de refuser les fonds secrets, un ex-directeur des ponts-et-chaussées de réduire les travaux publics, etc., mais qu’il contestait une seule liberté, celle de divulguer, sous quelque forme que ce soit, les secrets qui ont été confiés à un député, en sa qualité de fonctionnaire du gouvernement. Et à cette occasion, loin de se refuser à la discussion, M. de Montalivet, tout souffrant qu’il était visiblement, a donné quelques explications sur la nature des services qui nécessitent les fonds secrets. M. de Montalivet avait déjà produit des explications de ce genre dans les bureaux de la chambre, où elles avaient été appréciées. C’est au moment où M. de Montalivet abordait la situation actuelle, qu’il a été forcé de quitter la tribune, et d’abandonner le sort du projet de loi à M. Molé, qui l’a défendu avec une rare dignité.

Le discours de M. Molé restera comme un modèle des nobles paroles qu’un homme de cœur et de talent peut trouver dans une situation épineuse. La délicatesse la plus élevée a pu seule dicter ces mots : « Lorsqu’il s’agit de fonds dont on ne rend pas compte, il faut en poser le chiffre scrupuleusement, et se rendre à soi-même un compte sévère de l’emploi des fonds. » Après de telles paroles, on ne pouvait que conclure comme a fait M. Molé : « Je regarderais toute réduction comme un refus de confiance de votre part. C’est à vous de porter votre arrêt. » Et l’arrêt a été rendu à une majorité de 116 voix, en faveur du ministère. On ne s’attendait pas peut-être à une majorité si grande. Elle ne nous a pas étonnés après avoir entendu le discours de M. Molé. Jamais la susceptibilité de l’honneur n’avait parlé plus haut. On ne parlera plus maintenant de l’indécision du ministère, et de ses transactions avec les doctrinaires. Le divorce pour incompatibilité d’humeur répond, une fois pour toutes, aux avances et aux bouderies de M. Jaubert. M. Molé l’a rejoint sur le terrain de l’esprit et du sarcasme, et il l’a battu de ses propres armes, terrassé de ses propres argumens. Aussi M. Guizot a-t-il jugé prudent de prendre la responsabilité du discours de M. Jaubert, et de le protéger. C’est un acte de courage, un acte de courage véritable, et de courage malheureux, pour parler comme M. Guizot. Il a dû paraître au moins étrange d’entendre M. Guizot réclamer pour le gouvernement plus de grandeur morale, et exiger que la politique soit élevée, au milieu du trouble causé par son parti, par son parti seul, qui venait mettre toutes les passions en émoi pour l’intérêt personnel le moins déguisé ! L’étonnement de la chambre, sa surprise, se sont manifestés par un profond silence, — et par un vote d’approbation éclatante pour le ministère du 15 avril. Nous le répétons, M. Guizot ne s’était jamais montré plus courageux.

Quant à M. Passy, M. Molé lui a prouvé que M. Passy, ministre, n’avait été ni aussi décidé, ni aussi heureux que lui-même ; il a spirituellement déclaré à M. Guizot que c’est dans ses mains et dans celles des doctrinaires que se trouve le remède à la difficulté de la position, et non dans un changement de cabinet. Mais, en pareil cas, on peut être assuré que M. Guizot et ses amis imiteront le philosophe Fontenelle, et tiendront leurs mains fermées.

Somme toute, les doctrinaires avaient choisi la question des fonds secrets pour le terrain de leur attaque ; le ministère doit les remercier de ce choix.

Le ministère anglais a eu aussi sa crise. Sir Williams Molesworth a accusé lord Glenelg, ministre des colonies, d’être, par son incurie, l’auteur de tous les désordres qui se manifestent dans le système colonial de la Grande-Bretagne, au Canada, à la Nouvelle-Galles du sud, dans les Antilles et dans les établissemens du sud de l’Afrique. L’honorable membre proposait, en conséquence, une adresse à la reine, pour se plaindre de l’administration de lord Glenelg, et solliciter son éloignement. Il était soutenu, dans cette motion, par M. Leader et les radicaux, qui espéraient se trouver d’accord avec sir Robert Peel et le parti tory. Mais le parti tory et le parti des whigs ont donné, encore cette fois, un exemple à leurs voisins de France, du centre droit et de la gauche. Cette velléité d’alliance entre deux partis opposés a été rompue aussitôt que formée, et rompue des deux parts. Le parti tory jugea que l’alliance radicale n’était pas faite pour lui, et chargea lord Sandon de présenter un amendement à la motion de sir Williams Molesworth. Par cet amendement, tout le ministère se trouvait compris dans l’accusation de lord Glenelg. On savait d’avance que les amis de sir Williams ne s’engageraient pas dans une telle entreprise. En effet, après deux jours de débats, la motion principale fut retirée, et 316 voix contre 287 rejetèrent l’amendement tory. Les tories et les whigs ont donc montré quelque dignité en cette affaire : les tories, en refusant de prendre le pouvoir de la main des radicaux, et en déclarant qu’ils ne rentreront aux affaires que lorsqu’ils pourront y faire triompher leurs principes ; les radicaux, en refusant de s’associer à l’amendement par lequel ils se trouvaient amenés à blâmer l’ensemble des mesures du cabinet, dont quelques-unes reposent sur leurs principes. Il y a dans tout ceci quelques notions de dignité, et des traditions de gouvernement représentatif, sur lesquelles nos hommes d’état feraient bien de méditer pendant quelques momens.

Les journaux ont parlé d’un démêlé entre M. de Flahault et M. le général Beaudrand, premier aide-de-camp de M. le duc d’Orléans. Tout ce qui touche au prince royal offre un degré d’intérêt qui ne permet pas de traiter ce débat comme une affaire tout-à-fait insignifiante, et nous croyons qu’elle mérite d’autant plus d’attention, qu’on a semblé insinuer que M. le duc d’Orléans avait sacrifié M. de Flahault au général Beaudrand. Le caractère de M. le duc d’Orléans éloigne cette pensée ; mais M. Beaudrand est le précepteur de M. le duc d’Orléans ; sa place est marquée près de lui, et ce n’est pas M. de Flahault, dont la loyauté et le caractère sociable sont si connus, qui pourrait désirer l’éloignement de M. le général Beaudrand. Le débat roulait sur un fait qu’il n’était au pouvoir de personne de changer. M. de Flahault, premier écuyer du prince, a vingt ans de grade de lieutenant-général de plus que le général Beaudrand. Il s’ensuivait que M. Beaudrand, plus ancien dans la maison du prince, se trouvait naturellement amené à céder le pas à M. de Flahault dans toutes les solennités militaires. Toutes les difficultés semblaient aplanies par M. de Flahault, qui avait consenti à se mettre sur un pied d’égalité, si M. le général Beaudrand n’eût rédigé un traité précédé de considérations auxquelles M. Flahault ne pouvait souscrire. M. de Flahault a donc donné sa démission, emportant avec lui l’estime et l’amitié du prince royal. Tout serait dit si nous ne voulions faire justice d’une accusation banale portée contre M. de Flahault. On a avancé quelque part qu’il avait voulu introduire un esprit d’aristocratie et d’étiquette dans la maison du duc d’Orléans. C’est mal l’apprécier. L’aristocratie du mérite a toujours été la seule qu’il ait voulu reconnaître dans toutes les invitations qu’il a données pour M. le duc d’Orléans, et en cela il était d’accord avec le prince, si bon appréciateur des talens. Il suffirait, au reste, d’entrer dans la maison de M. de Flahault pour se convaincre que cette règle le guide aussi dans le choix de la société qui l’entoure. C’est une justice qui sera rendue à M. de Flahault par tous ceux qui le connaissent.


La question de la propriété littéraire qui intéresse à tant de titres les esprits sérieux, et dont la législation actuelle est si incomplète et si insuffisante, a été, il y a quelques jours, au conseil d’état, l’objet d’une longue discussion dont M. de Salvandy peut revendiquer la plus notable part. À l’aide d’une certaine manière distinguée et personnelle qui le caractérise comme écrivain, et qui vient à propos se joindre à la dignité de pensée, M. de Salvandy a singulièrement éclairé cette question obscure de la propriété littéraire. Il était difficile de jeter sur un point aussi ardu un jour plus net et plus vif. Enfin un remarquable talent d’application pratique, une perspicacité ingénieuse, ont présidé à cette discussion et en ont de beaucoup hâté la solution, nous l’espérons.


— Le cours de M. Sainte-Beuve à l’Académie de Lausanne sur Port-Royal, sans être arrivé à sa fin, approche pourtant du terme qui rendra à la Revue la présence d’un collaborateur aimé, dont, mieux que personne, elle a senti l’éloignement. Presque toute la littérature du xviie siècle aura donc été soumise de nouveau à l’appréciation élevée et délicate de M. Sainte-Beuve, et sa critique, qui, dans sa première vivacité, avait abordé naguère l’art du règne de Louis XIV au point de vue polémique, aura sans doute, du haut de ce cloître austère et calme de Port-Royal, trouvé encore de graves et ingénieux aperçus sur les écrivains du grand siècle. Nourri ainsi d’un long et assidu commerce avec le génie sévère de Pascal, la poésie de Racine, et la théologie d’Arnauld et de Nicole, M. Sainte-Beuve nous reviendra avec des qualités nouvelles, qui, jointes aux finesses habituelles de sa manière, ne seront que plus précieuses chez un écrivain possédant à un si haut degré la science difficile du style. M. Sainte-Beuve détachera bientôt, pour la Revue, une de ses études sur Port-Royal, que la fréquence de son cours l’avait jusqu’ici empêché d’écrire.


— Le nouveau poème de M. Edgar Quinet, Prométhée, vient de paraître. Le temps et la place nous manquent pour parler aujourd’hui de cette œuvre remarquable, que nous apprécierons prochainement.


F. Buloz.