Chronique de la quinzaine - 28 février 1837

Chronique no 117
28 février 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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28 février 1837.



Nous recevons de Tunis des renseignemens intéressans sur la situation de Constantine. Ces renseignemens ont été recueillis à Tunis, de la bouche de quelques voyageurs qui faisaient partie d’une caravane arrivée en cette ville le 8 février. Le bey de Tunis est très peu disposé à accorder des secours efficaces au bey de Constantine, et à l’aider autrement que par des prières au prophète. De grands obstacles s’opposent à l’union des deux beys. Celui de Constantine n’a pas oublié les mauvais procédés et même l’inimitié ouverte du bey de Tunis, quand le dey d’Alger le tenait sous sa domination. En 1831, des négociations furent ouvertes pour déposséder Achmet de son beylik, et Achmet ne les a pas ignorées. Le bey de Tunis sait qu’Achmet est en relation avec le pacha de Tripoli ; il sait aussi que la Porte, qui a des projets hostiles contre lui, soutient le bey de Constantine ; il évitera donc à la fois de rendre son adversaire trop puissant et de déplaire à la Porte, en l’abandonnant d’une manière trop ouverte. D’ailleurs les deux beys ont un point d’union ; le danger que court la religion orthodoxe par les progrès de l’armée française, motif bien faible, mais qui cesserait entièrement si nous avions la bonne politique des Anglais dans leurs possessions des Indes, et si nous eussions montré, nous ne dirons pas plus de tolérance, car ce n’est pas le fanatisme religieux qui domine nos soldats, mais moins de mépris pour la religion de nos sujets mahométans dans nos possessions d’Afrique. La Russie, que nous regardons comme moins avancée et moins éclairée que nous, peut cependant nous offrir de bons exemples à suivre. Dans ses voyages au sud de l’empire, l’empereur fait sa prière dans les mosquées, et les soldats musulmans accomplissent, sans qu’on les trouble, leurs ablutions légales jusque dans le palais du souverain à Saint-Pétersbourg. Une discipline sévère à cet égard dans notre armée équivaudrait à un renfort de cent mille hommes.

Le bey de Tunis et celui de Tripoli vivent en bons rapports. Une goëlette arrivée de Tunis à Tripoli a apporté au bey des lettres qui ont paru le satisfaire. Cependant cinq cents chevaux que demandait Tahir-Pacha au bey de Tunis lui ont été refusés, sous prétexte que les chevaux sont très rares.

Les voyageurs les mieux instruits, parmi ceux qui composaient la caravane de Constantine à Tunis, s’accordaient à présenter ainsi la situation de cette première ville. Le bey compte cinq à six mille combattans dévoués qui composent sa garde. Elle est formée d’Arabes alliés (Houallas), de Zouaves et de Turcs soldés. La population de Constantine s’élève à trente ou quarante mille ames, avec un millier de juifs. La ville a dix-neuf cents maisons. Sur cette population, huit ou neuf mille hommes seulement sont en état de porter les armes. Hadji-Achmet, après en avoir fait le dénombrement, a remis à chacun d’eux vingt piastres pour acheter un fusil, et a ouvert un registre d’inscription, afin que ces fusils se transmettent de père en fils, et restent la propriété du beylik. On voit que Hadji-Achmet vient d’organiser ainsi une véritable garde nationale, qui sans qu’il s’en doute, sera plus occupée de défendre sa propriété dans un moment critique que de maintenir la domination du bey. Quinze à dix-huit cents hommes ont été affectés au service de l’artillerie ; ce sont des Turcs, des Koulouglis ou fils de Turcs, des Zouaves et des transfuges de Tunis, nizams. Ceux-ci sont au nombre de soixante.

Le bas peuple est animé d’un fanatisme violent contre les Français, qu’on accuse de vouloir détruire la religion mahométane ; mais la classe aisée et les grandes familles, parmi lesquelles on cite celles de Bel-Bajoni, du kaïd Addar, chef de la ville, Oubd Sidi scheïk, premier saint de Constantine, et le kadi de Hanaf, sont bien disposées pour nous. Elles s’étaient même compromises dans la première expédition, et deux membres de cette classe, El Morabet El Arabi et Sidi El Houessin, furent décapités après notre retraite. D’un autre côté, les Arabes ne sont pas très dévoués à Hadji-Achmet ; les Zouaves peuvent réunir dans leurs montagnes (Gibel Flis) 60,000 hommes de guerre bien armés ; mais ils ont déclaré qu’ils voulaient rester neutres, et cette circonstance est très favorable pour nous. Les armes sont très recherchées à Constantine, et la poudre y est si rare, qu’on la paie 4 piastres le rottili qui équivaut à une livre, et qu’on a peine à en trouver. Un seul Européen se trouve à Constantine : c’est un marchand génois ; quant aux soldats de la légion étrangère, on les a tous forcés à embrasser la religion mahométane. Mais ce n’est pas seulement par les Européens qu’on peut se ménager des rapports dans le beylik de Constantine. Achmet-Bey ne s’appuie, en réalité, que sur la basse classe. Lui-même, il n’appartient pas à une tribu qui ait des liens intimes avec les classes élevées du pays. La tribu d’Achmet-Bey est celle d’Ouled Biayona, qui habite le revers des monts dans le désert, où le bey ne manquerait pas de se retirer s’il éprouvait un échec, et où peut-être il parviendrait à rallier contre nous les tribus des montagnes, qui sont nombreuses et bien armées, comme nous l’avons déjà dit. Ainsi l’on doit s’attendre à de nombreux combats, même après l’occupation de Constantine, et il est important de ne commencer cette expédition qu’en s’assurant de puissans moyens de conserver les avantages qu’on se serait procurés par les premiers combats.

Une lettre ultérieure de Tunis (du 12 février) nous apprend que le bey y éprouve aussi de grands obstacles. Le bey de Tunis a imaginé tout récemment d’imiter ce qui a lieu dans les villes de la côte, et de vouloir établir la conscription dans son beylik. À cet effet, il a fait faire un recensement de tous les jeunes gens de Tunis, depuis l’âge de vingt ans jusqu’à l’âge de vingt-cinq, et il leur a donné l’ordre de s’enrôler dans le nizam. La résistance a été vive, et les ordres du prince repoussés par une vive opposition, où figuraient tous les hommes éminens de la ville. Le bey, étonné de cette résistance, ordonna aux cheïks de choisir trente notables, dix de la ville et vingt des deux faubourgs Bab-Soccegha et Bab-Alivaha pour venir rendre raison de cette conduite au Barde, qui est le lieu de la résidence du bey. Mais personne ne voulut aller au Barde, et pour cause ; les notables indiquèrent Djanua-Zeitoun, la principale mosquée, comme le lieu qu’ils prendraient pour conférer avec le bey. Là ils se plaignirent de la violation de leurs privilèges. On les avait exemptés du service militaire, eux et leurs enfans, moyennant un impôt ; cet impôt avait été augmenté de 25 pour 100 sur les objets de consommation, et d’un seizième sur les loyers, et on venait encore leur enlever leurs fils pour en faire des soldats ! Il y eut aussi un long débat, qui se termina par un refus formel d’obéir aux ordres du prince. Au départ de la lettre, le medjles ou tribunal religieux était assemblé, le bey semblait décidé à faire respecter la décision, et le peuple attendait avec impatience le jugement du tribunal. On croyait à la possibilité d’une insurrection.

On voit que l’expédition de Constantine ne se présente pas sous un aspect très défavorable. Les renseignemens que nous donnons sont puisés à la meilleure source ; les uns ont été recueillis sur les lieux mêmes ; les autres sont dus aux pèlerins des caravanes, et ont passé sous l’examen d’un esprit éclairé par une longue expérience et une connaissance parfaite de ces contrées. Ces rapports nous montrent le pays divisé, les beys affaiblis par la discorde et la jalousie qui règnent entre eux, affaiblis encore par les obstacles qui se rencontrent au sein même de leurs beyliks, et celui de Constantine livré aux caprices d’une populace qui l’abandonnera dès qu’il sera vraiment en péril. Reste à marcher sur Constantine et à opérer dans une saison favorable. Aussi se demande-t-on avec anxiété ce que fera le ministère, et s’il songe, comme on l’a dit, à abandonner cette importante expédition.

Quant à l’époque favorable, il y a deux versions. Les uns assurent, et un certain nombre d’officiers sont de cet avis, que l’armée devrait déjà se trouver rassemblée en Afrique, avec ses vivres, ses ambulances et son état-major ; d’autres prétendent, au contraire, que l’arrière-saison est le temps marqué par toutes les observations faites en Afrique depuis nombre d’années ; et les militaires marquans apprécient cette opinion, et la renforcent par l’autorité des gens du pays. Il y a deux autres opinions encore : Marchera-t-on contre le bey de Constantine ou contre Abd-el-Kader ? et une troisième qui consiste à faire marcher deux armées à la fois contre nos deux principaux adversaires d’Afrique. Il paraît que le cabinet, après avoir été divisé sur ces questions, a penché vers l’avis de M. Molé, qui consiste à opérer immédiatement et en grand contre Abd-el-Kader, et à ne commencer l’expédition de Constantine qu’après avoir vidé à fond cette grande et principale affaire, car Abd-el-Kader est, dit-on, l’ennemi qu’il faut abattre d’abord, et celui dont la chute découragera surtout ceux qui résistent avec lui contre nous. Il eût fallu demander 25 millions à la chambre et employer 40,000 hommes pour faire simultanément les deux expéditions. On en demandera douze, et l’armée d’expédition de Tlemcen sera chargée d’opérer sur Constantine, quand elle aura accompli cette première mission.

Assurément, ce n’est pas là de quoi satisfaire à l’impatience de ceux qui voudraient voir notre gouvernement constitutionnel fonctionner à la manière de la république romaine ou de Napoléon, et décréter que les princes, grands ou petits, qui nous résistent, ont cessé de régner. Mais c’est là, au milieu de beaucoup d’avantages, l’inconvénient de la monarchie représentative, fondée sur l’influence de la classe moyenne. On n’a pas affaire, comme à Rome, à des patriciens qui se plaçaient facilement au-dessus des considérations matérielles et des questions d’argent, quand il s’agissait, même sans nécessité extrême, d’élever encore la gloire de la nation ; on n’a pas non plus affaire au peuple, au véritable peuple d’en bas, si facile à enflammer et à conquérir par l’éclat d’une épée ou par de brillantes images de guerre. Ici il faut parler à des bourgeois qui pèsent la valeur de la gloire, et mettent dans la balance, pour contrepoids, le fardeau, toujours croissant, du budget. Il paraît donc que le ministère ne demandait pas mieux que de nous donner de la gloire pour notre argent ; mais que la chambre, pressentie là-dessus, a répondu comme l’avare, et demande à faire grande chère à peu de frais. L’armée d’Afrique fera donc l’office de maître Jacques, l’homme aux deux fonctions ; quand elle aura battu encore une fois Abd-el-Kader, elle ira faire le siége de Constantine. Nous ne croyons pas qu’il en résultera une économie pour le trésor ; mais la chambre est ainsi faite : elle n’aime pas ouvrir les deux mains à la fois !

Une considération d’un ordre plus élevé ou plus matérielle encore, si l’on veut, a pu déterminer le ministère à ne pas insister auprès de la chambre sur le vote d’un crédit pour les deux expéditions ; c’est que l’armée est loin d’être au complet, et en état de fournir, sans inconvénient, le nombre de soldats nécessaire. L’économie, qui prévaut ici trop, là trop peu, a fait admettre un système de congés qui a vidé les cadres. On a peine à croire que ce soit seulement à l’occasion du projet d’expédition de Constantine qu’on se soit aperçu de cette insuffisance de troupes, et de l’embarras où l’on se trouverait si on dégarnissait le pays de quarante mille hommes ! Il en est ainsi cependant, et ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement représentatif s’est laissé aller à un tel excès d’imprévoyance. L’amirauté anglaise, fière de la prépondérance de l’Angleterre, et s’endormant dans sa vieille gloire maritime, comme nous sous nos antiques lauriers de l’empire, avait tellement laissé dépérir la marine depuis quinze ans, qu’on s’aperçut un beau jour que l’Angleterre avait à peine une flotte capable de protéger le quart de sa marine marchande. La crainte du parlement, qu’on avait intérêt à ménager, avait été, en partie, cause de cet abandon de soi-même. Il fallait des crédits, et d’immenses crédits ; ce fut alors que la presse ministérielle commença à effrayer le pays et à parler des empiétemens de la Russie dans l’Inde. La Russie se disposait, disait-on, à gagner la province de Kaboul, et à attaquer l’Angleterre dans ses propres mers. Il fallut bien voter des crédits pour l’augmentation de la flotte, et l’amirauté répara ainsi ses négligences de quinze ans. Mais cet exemple n’excuse pas l’incurie et la timidité de nos différens ministres de la guerre ; et il faut se hâter de suppléer, par les rappels sous les drapeaux et par une nouvelle levée, à l’insuffisance de notre état militaire, qui pourrait d’un jour à l’autre avoir des inconvéniens bien plus graves que celui de retarder une expédition à l’extrémité de nos possessions d’Afrique. Si nos ministres ignoraient le nombre de nos soldats, ainsi que l’état de notre matériel et de nos places fortes, ils n’avaient qu’à s’adresser aux ambassadeurs étrangers qui savent à fond ces choses, homme par homme, pièce par pièce, qui ont le compte exact de nos boulets et de nos quintaux de poudre, et qui connaissent à un écu près les valeurs que renferment nos arsenaux. C’est une affaire plus importante encore et une dépense plus urgente que la confection des routes et des chemins vicinaux ; c’est aussi une vérité assez utile à dire à la chambre pour qu’on prenne le courage de parler intelligiblement à ce souverain si flatté, qu’on n’aborde que le sourire à la bouche et le chapeau à la main.

Soit par l’effet de cette économie d’une armée que nous allons faire à Constantine, soit par tout autre motif, il paraît que les relations du cabinet actuel avec le ministère anglais se sont améliorées. Nous en féliciterions sincèrement M. Molé, si, comme nous le pensons, ce rapprochement ou cette diminution de froideur était son ouvrage et le résultat de ses soins. Ce serait un grand pas qu’il aurait fait dans le cabinet pour s’assurer une influence dont notre opinion nous fait désirer le triomphe, et il serait satisfaisant de le voir comprendre, nonobstant les erreurs de ses collègues, cette vérité incontestable, que notre force dans le Nord et le degré de considération qu’on nous y accordera dépendent uniquement du plus ou moins d’accord qui régnera entre notre cabinet et le gouvernement anglais. Toujours est-il que lord Palmerston a cru devoir donner à notre chargé d’affaires à Londres des explications au sujet de l’omission du nom de la France dans le discours de la couronne pour l’ouverture du parlement. La situation périlleuse du ministère, et ses inquiétudes au sujet de la loi des municipalités d’Irlande, lui avaient imposé la nécessité d’éviter, autant qu’il se pourrait, des complications dans la discussion, et l’annonce d’une union plus intime avec la France n’eût pas manqué de fournir de grandes argumentations au parti tory comme au parti whig exagéré, qui se plaint de notre mollesse dans l’exécution du traité de la quadruple alliance. Lord Palmerston ajoutait qu’il saisirait l’occasion de son premier discours pour détruire l’effet de cette omission, et parler de l’alliance française dans les termes les plus favorables. À la bonne heure, les accès de bile de lord Palmerston ne durent pas au moins long-temps ; et il faut espérer qu’il appuiera réellement, par le bon procédé qu’il promet, les raisons qu’il allègue en faveur de son silence.

L’affaire du Vixen occupe toujours lord Palmerston ; le Morning-Chronicle, son journal officiel, y revient sans cesse, et ce n’est pas sans raison ; car l’embarras de lord Palmerston est complexe : il se trouve avoir à choisir entre la guerre avec la Russie, s’il soutient l’illégalité du blocus, et la guerre avec le commerce anglais, qu’il n’a pas prévenu, si le blocus est reconnu légal. En attendant, le journal, qui est l’organe particulier de lord Palmerston, a reçu et publié une lettre de Constantinople, où la population turque est présentée comme très inquiète de la décision de l’Angleterre, et où l’on s’efforce de prouver, par des assertions un peu puériles, de quelle importance il est pour la Grande-Bretagne de disputer pied à pied la côte de Mingrelie au gouvernement russe, qui veut définitivement s’y établir. Dans notre dernière lettre politique, nous donnions des raisons plus importantes même que celles du Morning-Chronicle, et cependant il est douteux que l’Angleterre fasse la guerre à la Russie pour le blocus de la côte d’Abasie, elle qui a souffert tous les traités qui ont amené cette puissance sur cette rive de la mer Noire. L’Angleterre menacera seulement la Russie, qui ne cédera pas, parce que tout son avenir commercial se trouve renfermé dans ces trente lieues de côtes. Déjà nous avons dit que la Russie avait rejeté d’avance la médiation du gouvernement français ; nous savons qu’elle a fait la même notification à l’Autriche ; double démarche qui pourrait bien créer un lien commun entre la France et l’Autriche, vu l’intérêt qu’ont ces deux puissances d’empêcher une guerre entre leurs alliés respectifs. Il est rare de trouver la diplomatie russe en faute quand il s’agit de ses intérêts ; aussi nous nous hâtons de constater celle-ci.

Le Morning-Chronicle a énuméré les motifs qui doivent décider le gouvernement anglais à arrêter la marche des Russes sur la côte de Circassie. Voici quelques-unes des raisons que le gouvernement russe a devers lui pour s’emparer, à tout prix, de ce territoire. On verra que la France n’est pas aussi désintéressée dans la question que l’imaginent nos écrivains politiques.

Le territoire que l’empire russe a acquis ou conquis au-delà du Caucase, est destiné à doubler la richesse de la Russie, à devenir ce que Saint-Domingue était pour la France ; immense territoire qui a une étendue de 500 werstes de large sur mille werstes de longueur, sous le ciel le plus favorable, couvert d’une population laborieuse, placé entre deux mers (la mer Caspienne et la mer Noire), dont l’une ouvre une route commode pour expédier les produits du midi de l’empire, des ports de la Mingrelie, en Turquie, et dans toute l’Europe, et dont l’autre offre une voie de transport peu coûteuse, pour approvisionner, par Astrakan, tout l’intérieur de l’empire, et l’inonder des produits transcaucasiens. Or, l’énumération seule de ces produits est de nature à faire réfléchir tous les peuples commerçans. Ce sont les grains de toute espèce, maïs, riz, etc. ; les produits naturels propres à la fabrication, et les objets manufacturés, coton, vin, tabac, bois de construction, chanvre, etc. ; les plantes oléagineuses ; les plantes propres à la teinture ; les épices, les plantes médicinales les plus usuelles, la soie, la cire et le miel ; le bétail, tel que chevaux, ânes, mulets, bœufs, moutons, porcs et chèvres soyeuses ; les fourrures, l’alun, le sel, le sel naturel de Glauber, les naphtes et les métaux. Le gouvernement russe ayant vu, sur le rapport des missionnaires, que le coton à longue soie avait été naturalisé et cultivé avec succès dans les provinces de la Chine qui s’étendent jusqu’au 41° nord, où les fleuves gèlent pendant l’hiver, a pensé avec raison qu’il réussirait au-delà du Caucase, entre le 39° et le 43°, dans un pays protégé contre les vents du nord par de hautes chaînes de montagnes, et où l’hiver est inconnu dans les vallées. Aussi la Russie, qui payait, en 1825, 46,609,807 roubles à l’étranger pour ses achats de cotons bruts et manufacturés, a vu réduire chaque année cette somme, au point que dans six autres années, elle pourra peut-être exporter les cotons de ses provinces du Caucase. — Pour le vin, en 1830, 60,000 chariots chargés d’outres (ce système grossier disparaît déjà), avaient été conduits à Tiflis. Un chariot porte trois outres, chaque outre renferme 600 bouteilles, total 108,000,000 de bouteilles. La vigilance du gouvernement et sa sollicitude ont déjà tellement perfectionné et étendu cette branche d’industrie, que le vin du Caucase, envoyé de Baka par Astrakan, à Moscou, se vend dans tout le nord de la Russie, où se vendaient, il y a peu d’années, des vins de France. Un voyageur estimé (Marschall), dans un tableau des provinces situées entre les fleuves Tarek et Kour, critique le mode de culture de la vigne dans ces contrées ; mais il ajoute : « Je suis persuadé que des vignerons habiles et assidus ne manqueraient pas d’obtenir, surtout dans les montagnes entre les deux Chamakhis, des vins qui peut-être ne le céderaient pas de beaucoup aux vins rouges de la France. » — Or, ces procédés s’introduisent chaque jour, et quand une route commerciale sera tracée entre les villes au-delà du Caucase vers Redoute-Kale, d’un côté sur la mer Noire, et vers Baku de l’autre sur la mer Caspienne, les vins et toutes les marchandises du pays afflueront à Odessa et dans la Turquie, comme à Astrakan et dans tout l’empire. Alors la garance, qui n’est nulle part aussi belle et en aussi grande quantité que dans les montagnes d’Ourmij ; le safran, qu’on cultive en si grandes masses à Derbend et à Bakor ; la soie, qui est indigène dans les provinces du Caucase, où un fabricant français y opère à lui seul une manipulation de 30,000 poudes (40 livres) de cette matière ; la soie, dont les Russes ont appris la tordaison, le tramage et l’organsinage, grace aux agens qu’ils ont envoyés en Piémont et dans nos provinces du midi ; le coton, qui s’améliore chaque jour par une meilleure culture, iront concourir à l’affranchissement de l’industrie russe, en approvisionnant les nombreuses fabriques de Moscou et de toutes les provinces environnantes, d’où ces produits, travaillés à si bon marché, reviendront en partie vers la côte de Mingrelie, pour traverser la mer Noire, et se répandre dans la Turquie, dans la Grèce et dans tout le midi de l’Europe. C’est ainsi que la Russie devient réellement menaçante pour les nations qui se fortifient contre elle, parce qu’elles s’attendent à la voir s’avancer avec des baïonnettes et des canons, tandis qu’elle s’apprête silencieusement à fondre sur l’Europe avec des soieries, avec des tissus de laine et des toiles de coton !

Mais ce grand mouvement commercial de la Russie, qui doit lui donner ce qui lui manque, le crédit, ne peut s’opérer que par la possession tranquille de tout l’isthme qui sépare la mer Caspienne et la mer Noire, où se trouvent au côté occidental du Caucase, cette côte d’Abasie et ce pays Tcherkesse qui résistent encore. Ce point gagné, la Russie aura vu couronner l’œuvre de sa patience, d’une patience de cinquante ans ! Mais ces longues combinaisons, dont les résultats ne s’accompliront que dans un certain nombre d’années, ne sont pas faites pour être combattues par une politique viagère comme celle de l’Angleterre et de la France ; la gigantesque question de la Circassie et de son littoral se réduira à l’affaire du Vixen aux proportions d’un schooner, à une consultation d’avocats de la couronne, et se terminera par quelque indemnité accordée en secret à un armateur. Le Morning-Chronicle n’en est-il pas à présenter comme un symptôme politique favorable à l’Angleterre, l’apparition d’un petit drapeau Tcherkesse, agité à travers une jalousie du sérail par une des femmes du grand-seigneur ! Au lieu de ces puérilités, ne serait-il pas temps de créer de grandes conventions commerciales entre la France et l’Angleterre, et d’élever contre ces combinaisons un rempart d’intérêts français et anglais, qui sont loin d’être aussi incompatibles qu’on le pense ?

En France, nous avons d’autres affaires. Il s’agit de savoir quel est le parti révolutionnaire, de M. Fonfrède et de ses amis, ou du Journal des Débats, en tête de ceux qui veulent la monarchie de juillet, tel que l’entendait le ministère du 11 octobre, avec les lois de septembre et autres, que M. Fonfrède trouve insuffisantes, et déjà trop arriérées. Ainsi le parti gouvernemental, après s’être scindé en centre droit, en centre gauche, voit se former encore un tiers-parti dans le parti de la droite, comme il s’en était déjà formé un dans la nuance opposée. En vérité, la politique devient si subtile et si compliquée, que les meilleurs esprits ont peine à la suivre. Nous voici arrivés aux épurations à l’espagnole, et il ne faut pas désespérer de voir tomber un jour, à Paris, quelque publiciste d’Aubenas ou de Carcassonne, qui viendra, à son tour, traiter M. Fonfrède de negro ! À voir ces folies sous leur côté sérieux, c’est un triste spectacle que celui qui se présente ; et M. Guizot, qui n’est, à vrai dire, ni un proscripteur ni un ennemi mortel de nos institutions, ne doit pas être le dernier à faire d’amères réflexions sur ce qui n’est, après tout, que le résultat exagéré et l’interprétation inintelligente de ses doctrines. M. Guizot s’était créé une sorte d’absolu constitutionnel ; il cherchait à donner au pouvoir une force assez grande pour dominer, sans effort, les résistances qui sont dans la nature même de notre régime. Bientôt les amis de M. Guizot ont exagéré ses principes, comme il arrive d’ordinaire ; et aujourd’hui nous voyons les amis des amis du chef de la doctrine les pousser tous à la fois dans un avenir sans nom et vers un but qu’on ne saurait dire. M. Guizot, qui nous a si souvent et si éloquemment engagés à nous défier de la mauvaise queue de la révolution, n’est-il pas embarrassé de la sienne à cette heure ? N’est-ce pas un peu l’histoire de la poutre et de la paille de l’Évangile ? Assurément M. Guizot ne veut pas aller où voudrait aller M. Fonfrède, si toutefois M. Fonfrède sait où il va. Certes, M. Guizot, nous ne disons pas le ministère, car M. Molé est à l’abri d’un pareil soupçon ; certes M. Guizot, quoiqu’on l’en accuse, n’en est pas à rêver des coups d’état, un 18 fructidor ou un 18 brumaire, ni rien de semblable à cela. M. Guizot a trop de confiance dans le pouvoir de la parole, et de sa parole surtout, pour aider un parti, qui le voudrait, à renverser la tribune. Le gouvernement de discussion lui a été trop favorable pour étouffer la discussion dans le gouvernement, et personne plus que lui peut-être ne souffre de ces déclamations gasconnes qui finiront par lui enlever ses amis les plus utiles. Mais M. Guizot, cherchant partout sa force gouvernementale, et voulant la placer partout, avait cru faire un coup de politique consommée, en favorisant la création d’une nouvelle presse, comme on dit, qui pût se servir de toutes les armes de la plus violente opposition, d’une polémique dure, violente, personnelle, ivre souvent jusqu’à l’injure, comme si un gouvernement gagnait en force ce qu’il perd en prudence et en dignité. L’essai a réussi ; M. Guizot a eu ses hommes tout prêts à descendre dans la rue et à faire le coup de poing politique ; mais il avait oublié que les corps francs et les fédérés ne sont pas disciplinables, à quelque parti qu’ils appartiennent, et aujourd’hui ils se sont élancés avec tant d’ardeur, qu’ils ont laissé le général en arrière, et qu’ils n’entendent plus ses cris qui les rappellent. Heureux M. Guizot si on ne l’accuse pas d’avoir ordonné tout le ravage qu’ils font !

M. Thiers semble frappé de ce spectacle que lui offre M. Guizot, et tandis que l’anarchie montait à l’assaut du ministère où siège M. Guizot, M. Thiers, usant avec modération de ses connaissances spéciales et de ses belles études, défendait la centralisation financière, c’est-à-dire la force réelle du pouvoir contre le ministère qui oubliait ce principe dans la loi sur les caisses d’épargne. Il s’opposait à la création d’une commission chargée de diriger la caisse des dépôts et consignations sans le concours du ministre des finances, et indépendante de lui, ralliant ainsi à lui M. Roy, M. Humann et tous les hommes qui font autorité dans cette matière. Tant d’esprit, uni à tant de sens, est bien fait pour laver M. Thiers de l’épithète de révolutionnaire, prise dans sa plus mauvaise acception, que lui jettent ses adversaires, et qu’il mérite aussi peu que M. Guizot mérite les accusations qu’il s’attire par sa déférence pour des amis dangereux.

C’est dans cet état si compliqué des partis que vont s’ouvrir les plus grandes discussions. Nous ne doutons plus que le ministère n’ait sa majorité toute prête pour les lois qui sont encore à voter ; mais le zèle ardent, trop ardent peut-être, de la chambre des députés, pourrait lui causer quelque embarras dans la chambre des pairs. On dit que la loi de la garde nationale, présentée à la chambre par complaisance pour M. Jacqueminot, et que la chambre a votée par complaisance pour le ministère qui ne s’en soucie guère et qui en voit peut-être tout le danger, sera sévèrement amendée par la chambre des pairs. Il ne s’agit pas de moins, en effet, que de faire entrer dans la garde nationale de Paris, de couvrir d’un uniforme et de munir d’un fusil quinze mille hommes, pour la plupart très opposés à cette institution et à toutes les institutions qui nous régissent. On a calculé que sur ces quinze mille hommes, il se trouverait environ cinq mille carlistes et huit mille républicains. Nous ne voudrions offenser personne, mais il ne serait pas impossible que des Meunier et des Champion se glissassent dans ces rangs, et la machine infernale de Fieschi serait toute trouvée dans un peloton de gardes nationaux composé d’après le principe de coercition consacré par la nouvelle loi. Et ces dangers, il faudrait les faire courir à l’état et au roi pour complaire au goût particulier de M. Jacqueminot, de M. Delessert et de quelques autres qui aiment à s’entourer d’épaulettes et de bonnets à poils ! Jamais meilleure occasion de rendre à l’état et à l’ordre public un de ces services éclairés qu’on a droit d’attendre de sa vieille expérience, ne s’offrit à la chambre des pairs.