Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1907

Chronique n° 1810
14 septembre 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le scandale causé par l’attitude et par le langage de nos socialistes à Nancy et à Stuttgart a produit dans le monde radical une émotion qui, au premier moment, a été très vive : mais sera-t-elle durable et produira-t-elle des effets appréciables sur la composition de la majorité parlementaire et sur la direction de la politique gouvernementale ? Il n’y aurait pas de doute à cet égard si on s’en tenait aux premières manifestations des radicaux. Nous sommes en vacances ; le parlement est dispersé ; la tribune est silencieuse ; l’opinion manque provisoirement de son organe le plus retentissant. Mais les journaux s’efforcent d’y suppléer, et l’un d’entre eux a ouvert une sorte d’enquête auprès de nos hommes politiques pour savoir ce qu’ils pensent d’une situation dont les élémens ont été un peu brouillés et renouvelés à Nancy et à Stuttgart. À lire les réponses qu’il a reçues, il semblerait bien que la rupture fût complète et définitive entre les socialistes et les radicaux. L’un de ces derniers, M. Maurice Ajam, est même allé jusqu’à dire : « Le parti radical doit divorcer ou mourir ! » Or, le parti radical ne veut pas mourir. S’il a fait jusqu’ici cause commune avec les socialistes, c’était pour vivre. Il avait avec eux peu de principes communs, mais il les voyait actifs et énergiques, et il cherchait à s’attribuer une part de l’influence qu’il leur supposait sur l’imagination des masses. Cette influence parait aujourd’hui singulièrement amoindrie. Qui sait même s’il n’est pas plus compromettant qu’utile d’accepter une solidarité apparente avec un parti qui vient de faire publiquement litière de toute préoccupation patriotique, devant les Allemands stupéfaits et indignés ? Aussi les radicaux sont-ils en train de lâcher les socialistes, qu’on nous pardonne le mot, et ils déclarent très haut que toute alliance parlementaire ou électorale est désormais impossible avec eux. Il n’est pas jusqu’à M. Ranc, l’apôtre le plus fidèle du Bloc, le théoricien de l’union des gauches, le doctrinaire de l’entente quand même entre radicaux et socialistes, qui ne confesse, au milieu de beaucoup de gémissemens, que cette entente est devenue pour le moins bien difficile. « Jaurès s’est trompé, dit-il, d’abord en faisant l’unification, puis en laissant faire Hervé. » Nous allons voir qu’il ne s’est pas contenté de « laisser faire » Hervé. Et M. Ranc conclut avec tristesse : « Si les progressistes veulent venir à nous, ils seront les bienvenus. » Les radicaux ont fini par s’apercevoir, et, certes ! ils y ont mis le temps, qu’entre M. Jaurès et eux, il y avait une barrière, qui n’est rien moins que la patrie.

On se demandait si M. Jaurès, comprenant la lourde faute qu’il a commise, chercherait à en atténuer les conséquences. Il a prononcé, le 7 septembre, un grand discours apologétique au meeting de Tivoli Vauxhall, devant une foule qui, d’après son journal, se composait de 6 000 personnes. Il avait promis de laver le socialisme français des odieuses calomnies dont la presse bourgeoise avait cherché à le salir : jamais promesse n’a été plus mal tenue. M. Jaurès est un orateur qui s’enivre de sa propre parole, et parait par momens n’en être plus tout à fait maître. Il sacrifie tout à l’effet immédiat à produire sur son auditoire : or, à Tivoli, l’immense majorité de cet auditoire était acquise aux idées de M. Hervé. M. Jaurès a essayé, en commençant, d’introduire des distinctions parmi ces idées, d’approuver les unes, de faire timidement des réserves sur les autres ; mais il s’est aperçu aussitôt que l’assemblée devenait houleuse. Alors il a changé de tactique. Nous laissons de côté toute la rhétorique de son discours : elle est, comme toujours, abondante et diffuse. Une phrase seule compte pour nous, et le mieux est de la reproduire textuellement. Après avoir pendant quelques temps livré à toutes les pointes de son ironie la Conférence qui végète laborieusement à La Haye, il a invité les travailleurs de tous les pays à prendre « dans leurs fortes mains de prolétaires » une cause qui dépasse la portée des diplomates, et de résoudre d’une manière pratique le problème de la paix et de la guerre. Rien de plus facile : il s’agit tout simplement de rendre l’arbitrage obligatoire, et de donner une sanction à cette obligation. « Quand un litige commencera, s’est-il écrié, nous dirons aux gouvernemens : Entendez-vous par vos diplomates. Si vos diplomates n’y réussissent pas, allez devant les arbitres que vous avez désignés vous-mêmes, inclinez-vous devant eux. Pas de guerre, pas de sang versé : l’arbitrage de l’humanité, l’arbitrage de la raison. Et si vous ne le voulez pas, eh bien ! vous êtes un gouvernement de scélérats, un gouvernement de bandits, un gouvernement de meurtriers, et le devoir des prolétaires, c’est de se soulever contre vous, c’est de prendre, c’est de garder les fusils que vous leur mettez dans la main ; mais non pas… » Ici, l’orateur a été interrompu par de bruyans applaudissemens : il avait été compris. « Ah ! citoyens, a-t-il dit sur un ton de bonhomie, je n’ai pas de chance avec les amis les plus passionnés d’Hervé. Quand je fais des réserves sur la partie de sa doctrine qui me parait fausse, ils m’interrompent par leur désapprobation ; et quand je formule la partie de sa doctrine qui est la doctrine même du socialisme, qui me parait vraie, ils m’interrompent encore par un excès d’approbation. » Nous plaindrions, en effet, M. Jaurès, si nous avions de la pitié de reste. Ce n’est pas lui qui a été le héros du meeting de Tivoli, mais M. Hervé. Lors même qu’on l’applaudissait, c’est à M. Hervé qu’allaient les applaudissemens. Perdu, peut-être sans retour, auprès des radicaux, M. Jaurès est remplacé auprès des socialistes révolutionnaires. Discrédité dans tous les partis, en France et à l’étranger, il aura de la peine à remonter la pente qu’il a si rapidement descendue. A-t-il du moins bien servi le socialisme ? A-t-il augmenté sa force dans le pays ? C’est à lui-même que nous le demandons. « Je ne fais pas le fanfaron, répond-il : je sais très bien que nous allons traverser des temps difficiles ; je sais qu’il se prépare contre nous une coalition radicale et conservatrice… et je n’hésite pas à dire que cette coalition pourrait nous faire perdre une large part des mandats que nous ayons en ce moment au Parlement. Mais qu’importe ? » Il paraît que ce : « qu’importe ? » a été couvert de nouvelles acclamations, et nous n’en sommes pas surpris : la stérilité parlementaire a fait tomber le parlementarisme dans le plus profond mépris auprès des socialistes. Mais les radicaux ne partagent pas ce sentiment, surtout depuis que le mandat parlementaire est devenu d’un si bon rapport. Voilà pourquoi ils se séparent d’un parti qui annonce lui-même sa prochaine défaite. Ils ne diront jamais : « Qu’importe ? » lorsqu’on leur annoncera la perte de leurs mandats. Convenons d’ailleurs qu’il y aurait de leur part quelque niaiserie à les sacrifier à une alliance qui leur est devenue insupportable et à une opinion qui n’a jamais été la leur.

Pour ce qui est du discours de M. Jaurès, on nous permettra de ne pas exprimer longuement l’indignation qu’il a provoquée chez nous. Quoi de plus inutile auprès de nos lecteurs ? Leur conscience n’en est pas moins révoltée que la nôtre. De qui parle M. Jaurès lorsqu’il dit : « Nous » ferons ceci ; « nous » ferons cela ? Du parti socialiste, évidemment. Ce parti a le droit, comme tous les autres, d’essayer de faire prévaloir ses idées par la voie légale ; mais, pas plus que les autres, il n’a le droit de recourir à l’insurrection contre la volonté nationale lorsqu’elle a été exprimée par ses organes constitutionnels, ni de se dresser comme un autre gouvernement contre celui du pays, surtout dans les heures tragiques où, à travers ce gouvernement, on aperçoit distinctement la patrie. Garder les fusils que la France a mis entre les mains de ses enfans pour les tourner contre la France elle-même, c’est le crime de la Commune : l’histoire l’a marqué dans le passé d’une flétrissure qui ne s’effacera pas. Et cependant, il faut le reconnaître, si le crime de 1871 reste sans excuses, ceux qui l’ont commis peuvent en trouver dans l’horreur des circonstances où ils étaient, dans ce qu’on a appelé la folie du siège, dans la fièvre qui poussait leur exaltation jusqu’au délire. Mais que M. Jaurès vienne aujourd’hui, à froid, par hypothèse, avec un misérable dilettantisme d’esprit, prêcher l’insurrection contre la patrie en face de l’étranger, c’est un fait qui n’a pas besoin d’être qualifié. On avait déjà vu M. Jaurès danser sur une table de café en chantant la Carmagnole. Il chante aujourd’hui, à sa manière, le couplet de l’Internationale qui avait fait reculer d’horreur le général André lui-même, celui où le soldat est invité à garder ses balles pour les tirer contre ses officiers. Tel est le progrès de sa pensée, progrès très naturel d’ailleurs et d’une logique parfaite : c’est bien là qu’il devait en venir.

Comment les radicaux ne l’avaient-ils pas prévu ? Ce que M. Jaurès vient de dire, ce n’est pas la première fois qu’il le dit : la seule différence est qu’autrefois il le disait moins haut, et qu’on pouvait avoir l’air de ne pas l’entendre. Tout porte à croire qu’il n’aurait pas mieux demandé de continuer de parler à demi-voix en s’adressant à la cantonade, au lieu de venir hurler sur le devant de la scène ; mais, comme M. Hervé hurlait lui-même, et s’attirait par là une grande considération, M. Jaurès s’est cru obligé d’en faire autant. En somme, ce que lui reprochent les radicaux, c’est d’avoir crié trop fort : et lui-même reproche-t-il autre chose à M. Hervé, lorsqu’il ose lui reprocher quelque chose ? C’est pourquoi nous nous demandons dans quelle mesure on peut compter sur les radicaux lorsque, après avoir parlé de rupture et de divorce avec les socialistes, ils adressent aux progressistes quelques sourires timides et leur tendent avec embarras un ou deux doigts de la main. Les progressistes montreraient quelque naïveté s’ils se laissaient prendre à des avances d’un caractère aussi vague. — Ils seront bien reçus s’ils viennent à nous, dit M. Ranc : mais pourquoi iraient-ils aux radicaux si les radicaux restent ce qu’ils sont ? Que faudrait-il penser d’eux s’ils concluaient sans conditions une alliance avec les radicaux, et s’ils acceptaient ceux-ci tels quels, c’est-à-dire tout surchargés, encombrés, empêtrés d’une politique que les socialistes leur ont imposée et qu’ils ont docilement subie ? En agissant ainsi, les progressistes se perdraient à leur tour sans profit pour personne : il y aurait deux naufrages au lieu d’un.

La grande politique a été compromise chez nous par ce qu’il y a eu de louche et d’inintelligible pour le pays dans les petites combinaisons et les petits arrangemens de groupes et de sous-groupes parlementaires. C’est de là qu’est venue la maladie dont le parlementarisme est en train de mourir. Si un rapprochement s’opère entre radicaux et progressistes, — et nous ne contestons pas que ce rapprochement soit désirable, — il ne doit pas avoir l’air d’être une intrigue de plus, après tant d’autres. Pourquoi donc les progressistes se sont-ils séparés des radicaux ? Les radicaux, favorisés par la chance électorale depuis 1898, se sont crus maîtres de la situation, et dispensés désormais d’avoir le moindre ménagement pour les progressistes. Au contraire, ils en ont eu, et même beaucoup, pour les socialistes qu’ils considéraient comme les hommes du lendemain ; ils en ont eu tant qu’ils sont bientôt tombés sous leur domination. On sait ce qui en est advenu. Les radicaux, alliés des socialistes et bientôt domestiqués par eux, ont fait une politique à laquelle les progressistes ne pouvaient pas s’associer sans se déshonorer. Nous ne demandons pas qu’on y renonce avec éclat, en faisant un grand Mea culpa ! sur sa poitrine. Les hommes et les partis font rarement de ces confessions et de ces répudiations publiques. Il est clair toutefois que, si la politique d’hier est intégralement continuée demain, les progressistes ne pourront pas plus s’y associer demain qu’ils ne l’ont fait hier. C’est pour eux un cas de conscience, et c’est aussi une question de vie ou de mort, non pas peut-être à la Chambre qui compte de moins en moins, mais dans le pays.

Le malheur est qu’on mène les hommes avec des mots, et parmi les mots qui ont le plus de prise sur eux, au moins dans les parlemens, il n’y en a pas de plus puissant que celui qui consiste à dire : Pas de réaction ! M. Jaurès, dans son discours, annonce et dénonce déjà comme un épouvantail la réaction qui se prépare. Il faut sans doute tenir compte de cette faiblesse. Les progressistes ne peuvent pas demander qu’on revienne dès aujourd’hui sur les faits le plus récemment accomplis, mais il y en a qui ne le sont pas encore, et à propos desquels quelque chose est à faire, ou à ne pas faire. Veut-on des exemples ? Le gouvernement a déposé, sur la justice militaire, un projet de loi qui soulève de très graves objections. Ce projet était à l’ordre du jour, il allait venir en discussion ; lorsque M. Clemenceau a déclaré que le moment n’était pas opportun pour cela, — on était en effet dans la première effervescence de la crise viticole ; — et le projet a été remisé dans un coin obscur de la pénombre parlementaire. Le gouvernement a montré par là qu’il savait fort bien faire disparaître un projet de loi embarrassant. Qu’il continue : il a le tour de main. Mais continuera-t-il ? Il y a, à la Chambre et au Sénat, des projets de loi imprégnés de la plus pure doctrine socialiste et à l’élaboration desquels M. Jaurès a pris une part notoire. Qu’en adviendra-t-il ? Le gouvernement estime-t-il toujours qu’il soit opportun de les discuter ? Est-il toujours résolu à attacher à leur vote une question de confiance ? Le parti radical le soutiendra-t-il dans cette voici L’obligera-t-il à y persévérer ? S’il en est ainsi, nous ferons peu de cas des tentatives d’émancipation des radicaux à l’égard des socialistes : ils ne tarderont pas à retomber sous le joug, qui deviendra plus lourd sur leur tête. Les partis se font, en effet, et se défont par la collaboration parlementaire et par la rencontre habituelle des mêmes voix dans les scrutins. Les progressistes ne commenceront pas à voter avec les radicaux, et ceux-ci continueront bon gré mal gré à voter avec les socialistes. Le bloc se reformera par la force des choses, et les progressistes, auxquels on aura vainement demandé des complaisances sans avoir rien fait pour mériter leur confiance, auront le droit de montrer au pays, la main dans la main, les socialistes arrogans de M. Jaurès et les radicaux déconfits de M. Sarrien. Le pays jugera.

Qui veut la fin veut les moyens : on ne peut avoir les progressistes que si la politique est modifiée. C’est difficile, nous dira-t-on ; soit ; mais il y a quelque chose de plus difficile encore, et c’est de modifier l’esprit de l’administration.

Avant de rompre, ou de parler de rompre, radicaux et socialistes avaient fait entre eux un contrat électoral dont ils ont imposé l’observation stricte au gouvernement et à ses agens. Voulant pour eux tous les sièges parlementaires, ils ont déclaré la guerre aux autres partis, et non pas tant aux idées qu’aux personnes, puis ils ont chargé le gouvernement de la soutenir. Les progressistes ont été considérés comme les pires ennemis, parce qu’ils sont républicains et qu’ils peuvent par là séduire les électeurs : aussi la lutte contre eux a-t-elle été sans merci. Ils ont été mis au ban de la société politique. Ils sont traqués plus durement encore, plus impitoyablement que les purs réactionnaires. On en a eu une preuve éclatante dans l’acharnement haineux déployé contre M. Méline par l’administration préfectorale et sous-préfectorale, non seulement dans son arrondissement, mais jusque dans son canton. Si M. Méline est ainsi traité, qu’on juge des autres ! Nous admirons les électeurs qui leur restent fidèles : ils s’exposent à toutes les tracasseries, à toutes les persécutions, à toutes les vexations, de la part d’une administration sans scrupules, devenue dans le pays tout entier une immense officine électorale, et qui sacrifie droit, justice, équité, au bas intérêt dont elle a la charge, avec un cynisme qui n’a encore été égalé dans aucun temps, ni dans aucun pays. On ne s’en rend pas compte à Paris ; il faut connaître la vie de province : elle est devenue intolérable. Le pays a été criminellement coupé en deux par les mêmes hommes qui dénonçaient naguère le péril d’avoir deux Frances et qui prétendaient en assurer l’unité. Elle est belle, leur unité ! Mais nous ne voulons pas sortir de notre sujet, et nous nous contenterons de demander si on espère que les progressistes apporteront à titre gratuit leurs voix à la majorité gouvernementale, tout en restant dans les départemens la cible de l’administration. Qu’à cela ne tienne, dira-t-on : le gouvernement donnera des instructions nouvelles à ses agens, et, en vertu de l’admirable discipline qui la distingue, notre administration marchera comme un seul homme dans une voie nouvelle. Il n’y a qu’un malheur : notre administration est, en effet, très disciplinée, mais ce n’est pas au gouvernement qu’elle obéit. M. Hervé trouverait seul le mot tout à fait exact pour exprimer le cas qu’elle fait d’un gouvernement que la coalition de quatre députés fait trembler. Les ministères passent, et il y a beaucoup d’autres influences plus durables : c’est à celles-là que les préfets et leurs succédanés obéissent, influences d’ailleurs diverses suivant les hommes et les lieux, mais toujours impérieuses, violentes et rapaces, qui livrent toute notre organisation administrative à une anarchie sans précédens. Voilà ce que dix années de gouvernement radical et socialiste ont fait de la France ! Et si on nous demande comment un tel état de choses peut durer depuis si longtemps, nous répondrons que nous n’en savons rien. Nous constatons qu’il dure, et nous n’avons aucun espoir de le voir corriger par un gouvernement sans autorité, qui ne peut vivre lui-même qu’en le subissant. Il durera jusqu’au jour où le pays, révolté et dégoûté, s’en débarrassera lui-même. Alors une puissante lame de fond, montant des profondeurs du suffrage universel, emportera dans son onde amère et purifiante tout un personnel politique dégénéré. Alors aussi la République redeviendra peut-être une vérité.

Mais le ministère, hélas ! qu’y peut-il ? Il est l’héritier d’un passé fait de détestables pratiques, d’où sont sorties des mœurs qui ne le sont pas moins, n’en est aussi le continuateur servile. Et c’est là une difficulté de plus à ce rapprochement entre radicaux et progressistes, qui semble être à la fois nécessaire et impossible. Aussi avouons-nous ne pas voir comment il pourrait s’opérer, tout en souhaitant qu’il s’opère, faute de mieux : il ne ferait sans doute pas grand bien, mais peut-être empêcherait-il quelque mal. Si la tentative se poursuit et si elle aboutit, on le devra incontestablement à M. Hervé qui, ayant pris les devans sur M. Jaurès, l’a obligé à courir après lui tout essoufflé : dans ce steeple-chase édifiant, ils ont montré l’un et l’autre où conduisait le socialisme. M. Jaurès, qui, en dépit de sa déchéance intellectuelle, continue d’aimer les belles et nobles comparaisons, a terminé son discours de Tivoli en disant : « Le grand poète Dante raconte, dans un songe de la Vie nouvelle, qu’il a souffert jusqu’à la frénésie en rêvant que l’idéale beauté de Béatrix pouvait périr… Mais l’idéale beauté de la justice sociale, de la révolution prolétarienne ne peut périr : elle est immortelle comme le travail, impérissable comme la conscience, etc., etc. » Telle qu’il nous la montre, cette prétendue beauté a des traits repoussans ; elle fait reculer M. Ranc, qui en a pourtant vu bien d’autres sans sourciller ; elle effraie les radicaux, ou du moins elle les gêne ; et c’est plutôt dans l’Enfer que dans le Paradis de Dante qu’il faut en chercher une image ressemblante.


Les nouvelles du Maroc continuent de préoccuper l’opinion. Justement, à notre avis : toutefois, ce n’est pas parce qu’il y a eu, le 3 septembre, un engagement plus vif que les précédens, et que nous y avons perdu une dizaine d’hommes au lieu de deux ou trois, qu’il y a lieu d’éprouver de l’inquiétude. Ce qui nous surprend, c’est que nous n’ayons pas perdu plus de monde dans les combats qui se sont si rapidement succédé. On ne se bat pas avec l’acharnement des Marocains et avec le courage de nos troupes sans qu’il y ait des morts des deux côtés. Les pertes des Marocains sont infiniment plus élevées que les nôtres. On les estime aujourd’hui à 800 hommes environ : nous faisons d’ailleurs toutes réserves sur ce chiffre que nul n’a pu contrôler. Il faut nous attendre à d’autres combats où succomberont d’autres de nos soldats et de nos officiers : ce serait montrer une bien grande impressionnabilité nerveuse que de s’émouvoir d’un fait inévitable. Le danger n’est pas là, et aussi longtemps que nous resterons dans les ports, ou à proximité des ports, il ne semble pas qu’il puisse y en avoir de très redoutable, au moins au point de vue militaire. La situation politique peut causer plus de préoccupations ou d’embarras.

Nous parlons de la situation au Maroc même. En Europe, toutes les puissances rendent justice à la correction de notre attitude : il n’y a guère, dans le monde, que M. Jaurès qui ne la reconnaisse pas. Mais, au Maroc il est difficile de prévoir ce qui peut se passer dans les ports de mer autres que Casablanca, où s’est porté jusqu’ici tout l’effort guerrier des tribus. Quelques journaux allemands nous font un grief, ainsi qu’à l’Espagne, de n’avoir pas mis plus d’empressement à organiser la police dans ces ports : le reproche serait mérité si les lenteurs qui se sont produites étaient, en effet, imputables à la France et à l’Espagne seules. Mais il y a aussi le Maroc qu’il ne faut pas oublier, et qui a mis la plus grande mauvaise volonté à concourir pour son compte à l’organisation d’une police dont il devait fournir les élémens. Nos officiers et nos sous-officiers instructeurs n’auraient pas manqué si le Maghzen avait fourni les soldats. Quand même elles seraient plus justifiées qu’elles ne le sont, les critiques rétrospectives seraient d’ailleurs assez vaines en ce moment : il vaut mieux prendre la situation comme elle est, et la seule question pratique est de savoir quel est, aujourd’hui, le meilleur moyen d’y pourvoir.

Il est urgent d’assurer la sécurité dans les ports. Nous ne parlons pas de pacifier le Maroc à l’ultérieur ; cela, fort heureusement, ne nous regarde pas. L’acte d’Algésiras, qui est et qui doit rester notre charte, ne nous donne un rôle à jouer que dans les villes maritimes : et, soit dit entre parenthèses, on a grand tort, en ce moment, d’attaquer, comme le font certains journaux, un instrument politique qui suffit à la situation, pourvu qu’on l’interprète dans son esprit aussi bien que dans sa lettre, et qu’on l’applique complètement. Les deux gouvernemens français et espagnol se sont donc demandé comment ils pourraient remplir la tâche qui leur a été confiée, et leurs agens à Tanger ont adressé une lettre à Si Mohammed el Guebbas, ministre de la Guerre marocain, pour savoir de lui si la sécurité des instructeurs étrangers serait assurée dans les ports, au cas où ils y seraient actuellement envoyés pour procéder à l’organisation de la police. Et Guebbas a répondu qu’Allah le savait sans doute, mais non pas lui, et que tout ce qu’il pouvait promettre était de choisir les soldats de la police parmi les hommes qui offriraient le plus de garanties de fidélité. Cette réponse a été communiquée officiellement par la France et par l’Espagne à toutes les puissances. La conclusion à en tirer n’est pas douteuse : si la nécessité s’impose d’une manière immédiate de pourvoir à la sécurité des ports, la France et l’Espagne devront atteindre le but qui leur a été assigné à Algésiras par des procédés un peu différens de ceux qui y avaient été prévus. En d’autres termes, elles seront sans doute amenées à débarquer quelques troupes, — à titre provisoire bien entendu, c’est-à-dire jusqu’au jour où le rétablissement de l’ordre permettra de revenir à la lettre même de l’Acte d’Algésiras. Rappelons, pour mémoire, qu’il y a huit ports au Maroc, et que l’organisation de la police a été confiée à la France seule à Mazagan, à Safi, à Mogador et à Rabat, à l’Espagne seule à Larache et à Tetouan, et aux deux puissances conjointement à Tanger et à Casablanca. Il ne faut d’ailleurs débarquer des troupes dans les ports que si cela est absolument nécessaire, et au moment où cette nécessité s’imposera. Ce qui s’est passé à Casablanca montre, en effet, que l’opération n’est pas sans danger. D’autre part, l’état de la mer opposera, dans quelques jours, de plus grandes difficultés aux débarquemens, ce qui pourrait conseiller une exécution plus rapide : les gouvernemens français et espagnol disposent seuls d’assez de renseignemens pour prendre une décision à ce sujet.

Parmi les ports, les uns inclinent du côté de Moulaï-Hafid ; d’autres sont restés fidèles à Moulaï Abd-el-Aziz. Les deux sultans semblent reconnaître pour eux une égale nécessité de se rendre à Rabat, et aucun ne se décide à le faire. Celui-ci hésite à quitter Fez et celui-là à quitter Marakech. Si l’un d’eux vient à Rabat, — et on assure une fois de plus qu’Abd-el-Aziz est décidément sur le point de le faire, — ou s’ils y viennent l’un et l’autre, on se demande quelle sera la situation de la ville, et quelle figure pourra y faire un mince détachement européen. À Mazagan, une question embarrassante s’est posée à nous. Il y avait là un dépôt de 4 000 fusils et de 1 500 000 cartouches appartenant au sultan ; mais à quel sultan ? À Abd-el-Aziz sans nul doute : il en avait fait la commande, et au surplus, jusqu’à nouvel ordre, les puissances ne connaissent pas d’autre sultan que lui. Mais la population de Mazagan s’est prononcée en faveur de Moulaï-Hafid, et celui-ci réclamait impérieusement fusils et cartouches, en demandant qu’on les lui envoyât à Marakech. Le mieux, pour nous, aurait été de les mettre sous scellés jusqu’au moment où nous aurions su à quoi nous en tenir sur les dispositions respectives des deux sultans à notre égard. Mais en agissant ainsi, on risquait, peut-être, de provoquer un soulèvement à Mazagan. On a découvert alors, oh ! combien opportunément ! que les fusils et les cartouches n’étaient pas faits les uns pour les autres et que ce n’étaient là qu’armes de pacotille, en foi de quoi on les a laissés à la disposition des agens de Moulaï-Hafid. Celui-ci aurait promis, paraît-il, de ne jamais les employer contre nous. Tout cela est bizarre. Mais enfin, nous pouvons dire que nous n’avons pas à prendre parti entre les deux sultans, que c’est à eux à se débrouiller, que nous n’avons aucune autorité à exercer à Mazagan, que si le vrai sultan n’en a pas lui-même assez pour s’emparer des armes qui lui appartiennent, c’est tant pis pour lui, et que c’est tant mieux pour l’autre, s’il en a assez pour se les faire livrer. Mais, nous le répétons, tout cela est singulier, et l’espèce de négociation qui a eu lieu entre nous et les agens de Moulaï-Hafid l’est peut-être encore plus que tout le reste.

Si nous tournons les yeux du côté de l’Europe, et notamment de l’Allemagne, les dispositions à notre égard nous y apparaissent dans le fond aussi correctes que le sont nos propres démarches ; mais nous ne pouvons pas dire qu’elles se manifestent toujours sous une forme très obligeante. La réponse du gouvernement allemand au memorandum que nous lui avons remis n’a certainement pas ce caractère. Elle nous reconnaît le droit de nous mouvoir dans les limites de l’Acte d’Algésiras, et elle ne dit pas que nous en soyons sortis. Le gouvernement impérial n’entend mettre aucune entrave à notre action. Toutefois, les désirs qu’il exprime pour l’avenir et les conseils qu’il donne ressemblent un peu à une critique du passé, critique qui paraît assez déplacée dans un document de ce genre. L’Allemagne d’autrefois n’a pas été aussi sévère pour l’Angleterre après le bombardement d’Alexandrie. Les opérations de ce genre, surtout lorsqu’elles sont brusquement imposées par les événemens, ne peuvent pas être réglées d’avance dans tous leurs détails, de manière que personne n’en souffre. Mais n’insistons pas. Le ton de la note allemande montre que le gouvernement impérial se croit obligé, tout comme un autre, de tenir compte de l’opinion de ses journaux, de ses coloniaux, de ses commerçans et de ses financiers. La question des indemnités dues aux commerçans allemands qui ont souffert du bombardement de Casablanca ou de ses suites est celle que les journaux traitent le plus volontiers : ils laissent entendre, sans le dire tout à fait, que ces indemnités doivent être payées par nous. Nous ne pensons pas qu’il y ait en Europe un gouvernement assez imprévoyant de ce qui peut, dans l’avenir, lui arriver à lui-même pour adopter une pareille thèse : elle serait, en tout cas, contraire à tous les précédons, et en particulier à ceux de l’Egypte après le bombardement d’Alexandrie dont nous avons parlé plus haut, et de la Chine après la répression du soulèvement xénophobe qui a mis en péril la sécurité de nos légations. Des indemnités ont été accordées aux étrangers lésés ; elles leur ont été versées, comme de juste, par le gouvernement égyptien et par le gouvernement chinois qui n’avaient pas eu la fermeté nécessaire pour empêcher les troubles. À Casablanca, le gouvernement marocain est seul responsable, pécuniairement aussi bien que politiquement, et tout ce que nous pouvons faire est de lui faciliter l’acquittement plus rapide de sa dette. Mais le principe est hors de doute : cette dette est la sienne, et non pas la nôtre. Quel que soit l’intérêt qu’il porte à ses négocians à Casablanca, le gouvernement allemand ne saurait méconnaître une règle qui est passée dans le droit des gens, et qu’il n’a pas moins d’intérêt que nous à respecter.

Ce ne sont là que de très légers nuages. La situation internationale continue de nous être favorable, et nous espérons bien qu’elle le demeurera jusqu’à la fin. Nous travaillons pour la civilisation, c’est-à-dire pour tout le monde. Quelques-uns de nos journaux se demandent même si, en cela, nous ne jouons pas un jeu de dupes, puisque nous prenons à notre charge la totalité d’un effort dont les autres profiteront autant que nous. L’observation serait judicieuse et vraie, si un autre effort, poursuivi depuis près de quatre-vingts ans, ne nous avait pas donné au nord de l’Afrique une situation d’où résultent pour nous des droits et des devoirs spéciaux. Nul n’est partisan plus sincère que nous de la souveraineté du sultan, quel que soit son nom. Nous ne pouvons pas substituer notre souveraineté à la sienne, et nous n’avons pas d’ailleurs le moindre intérêt à le faire. D’autre part, l’internationalisation du Maroc, qui pourrait convenir à tous les autres, serait pour nous seuls le pire des dangers.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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