Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1852

Chronique n° 490
14 septembre 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 septembre 1852.

Avez-vous pu jamais observer de près un homme dont la vie aurait été long-temps affairée, absorbée par un certain genre d’occupations et d’habitudes, livrée à toute sorte de diversions actives, et qui se trouverait tout à coup jeté à l’improviste dans le repos par une crise, une révolution, une circonstance quelconque ? Le plus difficile pour cet homme étonné est de ce rendre compte de sa situation nouvelle ; il la sent plus encore qu’il n’en a une pleine connaissance. Il flotte entre les souvenirs de son activité de la veille, et le repos du présent. Combien de fois dans le jour ne se surprend-il pas mêlant ses habitudes du passé à son existence actuelle ! Si c’était un avocat, il plaide encore involontairement en parlant ; si c’était un orateur politique, il lui semble qu’il remue toujours le monde de sa parole, et il garde le geste du tribun ; si c’était un employé, il prend le matin sans s’en douter, le chemin de son bureau, et cependant il n’a plus ni prétoire, ni tribune, ni officine administrative à occuper : la réalité pour lui, c’est l’inaction, la suspension du mouvement qui l’entraînait ; c’est le repos, le repos toujours si ardemment souhaité quand on ne l’a pas, et qui surprend, dont on est même quelquefois tenté de médire quand on l’a, coin comme pour laisser tous ses droits à l’éternelle contradiction de l’ame humaine !

N’est-ce point là un peu, à un point de vue plus général, l’image de notre situation avec ses surprises, ses élémens complexes et sa stagnation politique ? Nous sommes passés, nous aussi, de l’action tumultueuse au calme profond. Combien d’habitudes interrompues ! combien de choses mises en disponibilité, si l’on nous passe ce terme ! Parmi toutes ces choses, s’il en est à l’abri desquelles la France a vécu non sans honneur, qui ont pu laisser des traces plus durables qu’elles-mêmes, il en est aussi, à coup sûr, dont il ne coûte guère à un pays de faire un entier abandon, pour peu qu’il y soit aidé. Par exemple, on n’a point de peine à se désaccoutumer du spectacle quotidien des clubs, des processions patriotiques, des exhibitions factieuses. Avec un peu de bonne volonté, il n’est pas difficile, sauf à ne le point avouer peut-être, de se résigner à n’avoir plus chaque matin à interroger le sphinx révolutionnaire pour savoir ce qu’il lui plaira de faire de vous, de votre industrie, de votre travail, de votre fortune, de la paix de votre foyer. Aussi bien, tout cela n’était point l’activité saine et régulière ; c’était la fièvre, et on accepte très bien d’être délivré de la fièvre. Seulement, l’accès furieux passé, il reste cette espèce de lassitude indéfinissable qui se traduit dans la vie d’un pays par l’absence d’un mouvement prononcé et organisé en dehors du cercle où agissent les pouvoirs publics.

Les événemens deviennent de plus en plus rares, ou passent inaperçus. Il semble que les incidens mêmes qui se produisent n’excitent aucun intérêt. Des élections vont avoir lieu dans peu de jours pour remplacer les députés au corps législatif démissionnaires pour refus de serment ou morts ; les successeurs de M. le général Cavaignac et de M. Carnot notamment sont à élire à Paris : qui s’en occupe ? Quel mouvement d’opinion se manifeste ? C’est une sorte de stagnation en tout ce qui est purement politique, — stagnation que vient favoriser ou aggraver la saison elle-même, en achevant de disperser le reste de société que l’été a pu laisser parmi nous. Et de ce calme universel, du sein de ce pays las de se mouvoir et de se heurter à tout, quel est le seul mot qui s’échappe ? C’est celui de stabilité, passant alternativement du pouvoir aux populations et des populations au pouvoir. Sans doute, parmi tout ceux qui se servent de ce mot, et qui s’en servent depuis long-temps, chacun a sa manière de le comprendre et de l’interpréter ; chacun a son système particulier de stabilité et sa recette infaillible pour le réaliser en institutions politiques ; le malheur en ceci, c’est que posséder trop de recettes peut équivaloir à n’en point avoir du tout. Il y a cependant une nature de stabilité sur laquelle tout le monde est d’accord, c’est celle des principes immuables sur lesquels repose la vie sociale tout entière ; il faut croire à ces principes d’une foi ardente, ne fût-ce que pour relever et ennoblir aux yeux des peuples les épreuves qu’ils subissent. Dans tous les cas, cette aspiration universelle est une significative réponse à ceux qui font de l’agitation permanente leur idéal politique. L’agitation permanente ! C’est la route qui mène infailliblement au repos absolu. N’est-ce point là une histoire vieille comme le monde, vieille comme l’expérience humaine, et que chaque génération ne vient pas moins enrichir d’un nouveau témoignage d’orgueil et d’incurie ?

On a vu déjà que les conseils-généraux, pour leur part, ont eu à se prononcer sur cette question de stabilité politique. Un seul parait avoir exprimé la pensée que le pouvoir actuel était suffisamment fort pour garantir les libertés publiques, selon son langage. Un certain nombre ont fait simplement, acte d’adhésion et de concours au gouvernement en applaudissant à son initiative contre l’anarchie. Soixante environ, dans une mesure différente, ont émis des vœux en faveur de la stabilité et de la consolidation du pouvoir, soit entre les mains du prince Louis-Napoléon, soit d’une manière générale. Dans ce dernier nombre sont compris ceux qui ont demandé le rétablissement de l’empire en termes formels. Sur ce point, au reste, la reproduction en quelque sorte officielle d’un article du Morning-Post de Londres en dit autant que l’on en peut souhaiter. Toutes les chances y sont pesées, toutes les éventualités prévues. L’une de ces éventualités est à noter : c’est qu’une transformation nouvelle du pouvoir en France serait sans doute un sujet de froissement pour quelques puissances, mais que la paix du continent ne serait point troublée tant que les traités sur lesquels repose la constitution actuelle de l’Europe seraient respectés. Nous n’avons point, cela se conçoit, le secret des chancelleries, mais nous tenons la chose pour fort probable. Quel intérêt, en effet, auraient les gouvernemens européens à rallumer des guerres de principes ? N’ont-ils pas sur leur propre sol bien des difficultés à vaincre, bien des élémens en fermentation à contenir ? Les révolutions de 1848 ont-elles donc laissé intacte leur liberté d’action, et seraient-ils sûrs de mener sur le champ de bataille des peuples bien unis et bien soumis à leur pensée ? Et, de son côté, quel avantage trouverait la France, pour sa part, à aller au-devant de ces grandes et sanglantes collisions nationales ? La modération, au contraire, ne peut-elle pas doubler l’autorité de sa parole et lui créer, dans des conditions pacifiques, un ascendant que la guerre rend souvent précaire, que la bonne politique seule assure et étend ? La guerre a sans doute ses grandeurs et ses enivremens ; elle peut souvent servir à la civilisation, témoin celle que nous continuons encore en Afrique ; mais, entre puissances continentales, la paix n’offre-t-elle pas aujourd’hui comme une carrière nouvelle et une gloire d’un autre genre à poursuivre ? N’y a-t-il pas pour les peuples européens une foule de problèmes à résoudre en commun, — problèmes de développement moral, d’amélioration pratique, de commerce, d’industrie, et jusqu’à cette terrible question du paupérisme, dont les gouvernemens du moins pourraient tempérer la gravité en s’entendant pour favoriser les émigrations et étendre au loin sur elles une commune protection ? Voilà bien de quoi alimenter suffisamment l’activité publique. Quand même il serait possible aujourd’hui de renouveler les merveilles guerrières de l’empire, on ne voudrait pas les acheter au prix des mêmes déceptions. Ces frontières resserrées par les revers de la guerre, c’est aux travaux de la paix, à l’influence morale et à l’initiative intellectuelle, si nous le pouvons, de les élargir sans cesse et de les effacer, en quelque sorte. L’entreprise est assez sérieuse pour se passer du concours de M. Elihu Burrit, qui est récemment arrivé de Londres, tout effaré et muni d’innombrables adresses, pour empêcher d’en venir aux mains l’Angleterre et la France, sur le point d’être brouillées par les intempérances du Times. Qu’est-ce donc, direz-vous, que M. Elihu Barrit ? C’est, à ce qu’il parait, un débris héroïque du congrès de la paix. Le congrès de la paix, autre création de 1848 mise au rebut, et qui, durant ces années étranges, porta son existence ambulatoire de Paris à Francfort, de Francfort à Londres, pour fonder la concorde universelle et humanitaire, et pour régénérer l’éducation publique en empêchant les enfans de jouer au soldat, — comme le voulait M. Cobden ! le congrès de la paix nous manque aujourd’hui ; en retour, nous avons M. Elihu Barrit, qui en résume l’esprit et qui s’interpose courageusement comme un paratonnerre pour amortir les foudres du Times. Acte méritoire, après lequel il ne reste plus qu’à revenir aux choses sérieuses !

C’est aujourd’hui même que le prince-président commence son excursion nouvelle dans une portion de la France. Il va parcourir le midi, de Lyon et de Marseille à Bordeaux. Le voyage du prince Louis-Napoléon n’est point sans doute totalement étranger à cette question de stabilité dont nous parlions, et qui, à vrai dire, domine toutes les autres. En dehors de cette question, où donc est la politique pour le moment ? Elle est partout et nulle part. Ce n’est point dans les luttes oratoires, dans l’antagonisme des partis, dans le choc des opinions, dans les polémiques de la presse, qu’il faut l’aller chercher ; elle est tout entière dans l’action journalière du gouvernement, dans les mesures administratives, dans les questions d’industrie, de commerce ou de finances, en un mot dans ces mille détails qui touchent au mouvement pratique, et qui reprennent le premier rang dans le silence des discussions générales et abstraites. Où est la politique aujourd’hui ? Elle est dans l’inauguration de la banque de crédit foncier, qui vient de commencer ses opérations en se constituant définitivement à Paris, et dans la concession récente d’un privilège pour la construction d’un palais des beaux-arts et de l’industrie dans le grand carré des Champs-Elysées : palais destiné aux expositions annuelles, à toutes les fêtes civiles et militaires, aux spectacles grandioses qu’il plaira à l’imagination parisienne d’enfanter. La politique est dans l’institution d’un mont-de-piété à Alger, — secourable et triste bienfait de la civilisation ! — et dans l’étude, prescrite par le ministre de la police, des moyens les plus propres pour détruire les bandits de la Corse, pour vaincre ce fléau du vagabondage criminel et meurtrier par le travail, par une sorte de, prise de possession nouvelle du sol. Elle est encore et surtout dans les vœux contradictoires de divers conseils-généraux demandant, ceux-ci la liberté du commerce, ceux-là le maintien de la protection commerciale, ce qui est tout simple, chaque département commençant par consulter ses intérêts. Voulons-nous aller plus loin et étendre le regard hors de ce cercle officiel ? La politique est peut-être aussi dans le discours prononcé un de ces derniers jours par M. Dupin devant le comice agricole de Clamecy. S’il ne parle plus en président de l’assemblée nationale ou en chef de parquet de la cour de cassation, M. Dupin n’en resta pas moins un des types très originaux de notre temps, — type de bon sens net et pratique, aussi peu quintessencié que possible, et qui aime à s’aller retremper tous les ans dans les campagnes du Nivernais. M. Dupin a, dans son genre, quelque chose du langage familier de l’illustre maréchal Bugeaud ; il rappelle aux populations qui l’écoutent leurs traditions de probité comme le meilleur antidote contre les séductions révolutionnaires ; il atteint à une véritable éloquence quand il peint ces populations, au lendemain de la grêle, allant demander des prières à leur pasteur, comme si elles se sentaient coupables et justement frappées. M. Dupin plaide aussi pour les bois du Morvan, menacés de dépréciation par l’invasion des houilles belges, et voici la question de la liberté commerciale et de la protection qui trouve ici sa place encore. C’est ainsi que peut s’animer utilement la séance d’un simple comice agricole. On ne sait point assez quelle heureuse influence pourraient exercer ces réunions libres et locales. Ce qui manque malheureusement en France, c’est l’instinct de l’association appliquée aux choses pratiques ; c’est ce qui fait que la vie politique est si instable et si peu sûre ; elle n’a point de racines dans la réalité ; elle ne s’appuie pas sur des intérêts volontairement groupés, accoutumés à se secourir, à s’éclairer et à se stimuler mutuellement. Ah ! S’il s’agit d’étendre sur le pays des ramifications occultes, de former des centuries et des décuries, de tenir sans cesse en éveil des contingens d’insurrection, quel zèle, quelle intelligence des ressources de l’association ne déploie-t-on pas ? Voilà pourquoi, dans les heures de crise, il ne reste plus en présence que ces terribles armées secrètes et le gouvernement, — seule barrière ; efficace, seul moyen de défense contre l’invasion de l’anarchie organisée.

Où est encore la politique aujourd’hui ? demanderez-vous. Elle est dans cette publication volumineuse et récente de l’administration des douanes, où est exprimé en chiffres tout le mouvement commercial de la France en 1851. Les chiffres, sans doute, sont peu attrayans de leur nature ; la statistique est peu romanesque, elle n’a point le charme des lectures qui enflamment l’imagination. Ces documens sont précieux cependant, ils constituent peut-être le premier livre où puisse s’instruire le véritable homme d’état qui veut fonder la politique sur l’observation des intérêts pratiques. On raconte de lord Bentinch, qui avait été toute sa vie un héros des courses et de l’élégance anglaise ; que, lorsqu’il voulut, peu d’années avant sa mort, se lever comme le champion de la protection en face de Robert Peel, il commença par se livrer à une vaste enquête sur tous les intérêts agricoles et industriels, par éplucher les tarifs, accumuler les renseignemens, s’assimiler les résultats du commerce de son pays, et, ce travail obstinément poursuivi et accompli, l’homme du turf, transformé en leader des communes, savait plus que des chiffres il connaissait les secrets ressorts de la puissante Angleterre. Lord Bentinck agissait en homme d’état anglais. Ouvrez aujourd’hui ces immenses et méthodiques tableaux du commerce : en réalité, à travers les chiffres, ce que vous découvrirez, c’est la vie même du pays se résumant en quelques questions précises. — Quelles ressources diminuent ou se développent ? Quels intérêts sont en souffrance ? Vers quel point du monde l’influence de la France tend-elle à s’agrandir ? Quels sont les rapports exacts entre les événemens politiques et le mouvement commercial ? Mettez le chiffre de ce déficit commercial de plus de 600 millions en regard de l’année 1848 : quel commentaire plus éloquent d’une révolution ! On semblait récemment en Belgique montrer assez de dédain pour le traité de 1845 : or quels ont été les résultats de ce traité ? Un accroissement de 46 pour 100 dans le commerce international de 1846 à 1851. Le mouvement d’échanges entre les deux pays est monté de 184 millions à 317. La Belgique est passée du cinquième rang au troisième dans nos relations ; elle n’est primée que par l’Angleterre et les États-Unis, et, dans cet accroissement elle a la part la plus grande (181 millions). L’Angleterre compte dans nos rapports commerciaux pour 163 millions, les États-Unis pour 366. Un des pays le plus en progrès peut-être dans ses relations avec nous, c’est le Brésil. Nos échanges avec le Brésil se sont élevés, entre 1846 et 1851, de 47 millions à 73. Avec toute l’Amérique du Sud, le commerce de la France est monté dans le même intervalle de 93 millions à 171. En somme, le chiffre général du commerce de la France en 1851 est de 2,787 millions, — 1,158 millions à l’importation, 1,629, à l’exportation. L’augmentation le notre commerce extérieur en 1851 a été de 82 millions seulement ; elle avait été de 140 millions en 1850 et de 550 en 1849, et ce qu’il y a à remarquer, c’est que la baisse a porté sur l’importation principalement. N’est-ce point le signe du ralentissement d’affaires qui se manifestait déjà en présence de perspectives de 1852 ? On ne saurait méconnaître, d’un autre côté, d’après les publications partielles faîtes depuis le commencement de l’armée, que le chiffre de nos échanges tend singulièrement à s’accroître aujourd’hui. Que si on veut prendre une idée du développement du commerce de la France dans un intervalle assez long, on n’a qu’à jeter les yeux sur les résultats des deux ou trois dernières périodes quinquennales En 1837, le commerce général de la France était de 1,566 millions ; il était arrivé à 2 milliards en 1840 ; il est aujourd’hui, comme on l’a vu, de près de 3 milliards. Par malheur, le chiffre de notre mouvement maritime n’est point en rapport avec ce progrès ; la part du pavillon de la France dans cet ensemble commercial n’est guère que de 41 pour 100. La proportion était même en décroissance, depuis 1850, avec un certain nombre de pays, tels que l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis. N’y a-t-il pas là un sérieux sujet d’attention pour notre commerce et pour le gouvernement, surtout en présence des progrès de la marine des autres nations ? Il jaillit donc des lumières de plus d’un genre de ce grand tableau annuel du mouvement de nos échanges. La signification politique ne manque point à ce livre. Quand on pose aujourd’hui ces graves problèmes de la liberté commerciale ou de la protection, c’est cette publication à la main qu’on peut le mieux les résoudre ; afin de ne point déserter le côté pratique des réformes de cette nature. Ce que nous disons du commerce dans son rapport avec la politique, nous pourrions le dire aussi des finances indubitablement. Les finances sont encore de la politique, la plus grave peut-être et la plus délicate. Il n’est pas une opération financière, pas un mouvement du crédit qui n’ait une sérieuse portée, ou qui ne soit l’expression en chiffres de quelque chose de plus profond. Le mot de l’abbé Louis est toujours vrai : les bonnes finances sont filles de la bonne politique. — Le gouvernement a pris, depuis quelques jours, diverses mesures qui dénotent du moins de sa part une certaine assurance dans le maniement de ces grands intérêts. D’abord il vient de restituer à la Banque de France 25 millions ; il avait rendu au même établissement une pareille somme au mois de juillet. Il se trouve aujourd’hui libéré du prêt de 50 millions fait à l’état par la Banque au mois de mars 1848. — Voilà donc un nouveau legs de cette néfaste année acquitté. Comment le gouvernement a-t-il opéré ce remboursement ? Sans doute avec l’argent qui lui arrive de toutes part sous les formes diverses de la dette flottante. Cette affluence de l’argent paraît être considérable, puisque, pour l’arrêter, M. le ministre des finances réduisait en même temps l’intérêt des bons du trésor. Cet intérêt se de trouve aujourd’hui ainsi fixé : 1 et demi pour 100 par an pour les bons de quatre à cinq mois d’échéance ; 2 pour 100 par an pour le bons de cinq à onze mois ; 3 pour 100 pour les bons à un an. Cette abondance du numéraire est sans doute un signe de confiance envers l’état ; mais n’est-ce point aussi l’indice de la timidité des capitaux à se jeter dans les grandes opérations de l’industrie et du commerce Le gouvernement d’ailleurs, assure-t-on, serait dans l’intention d’aller plus loin qu’il n’est allé jusqu’ici dans la voie de réduction de l’intérêt de l’argent. Selon les bruits répandus, il se proposerait de convertir toute la rente au taux uniforme de 3 pour 100. Le décret primitif de conversion du 5 pour 100 garantit, il est vrai, pour dix ans, l’intégrité du nouveau 4 et demi ; mais le gouvernement, en remettant aux porteurs leur titre renouvelé, leur délivrerait en même temps un coupon à part équivalent au surplus de l’intérêt qu’ils auraient touché pendant les dix années, et payable par semestre en vingt échéances. Il n’y aurait ainsi aucune différence pour le porteur, et la conversion serait dès ce moment consommée. On comprend, au surplus, que nous ne nous faisons point garans de ces bruits ; nous les citons parce qu’ils semblent être une des préoccupations du monde financier. Toutes ces mesures sont assurément hardies. Si elles avaient pour conséquence de faire refluer les capitaux vers l’agriculture, vers les travaux de l’industrie sérieuse, ce serait un grand et utile résultat ; ce serait contribuer singulièrement au développement naturel et progressif de la richesse nationale, en la fondant sur une base plus solide, sur le sol lui-même amélioré, transformé et fécondé.

Mouvement du commerce, mesures de finances, progrès agricole ou industriel, tout cela a sa place dans la vie du pays sans nul doute ; mais n’y a-t-il point autre chose encore ? N’y a-t-il point aussi un intérêt politique d’un caractère particulier, de l’ordre le plus élevé, là où intervient l’intelligence, là où s’agitent tous ces problèmes d’éducation publique qui ont traversé tant de phases depuis quelques années, et qui ont pris un tour si nouveau, si imprévu dans ces derniers temps ? La question des classiques anciens continue d’alimenter les discussions et les polémiques. Les livres et les manifestations se succèdent. Au fond, cependant, la question n’est-elle point jugée souverainement ? Elle est jugée à coup sûr au point de vue du goût, de l’esprit, du développement intellectuel, et elle l’est aussi au point de vue religieux lui-même : il n’en faudrait pour preuve que le sentiment si net et si formel que tant de membres éminens de l’épiscopat français ont eu l’occasion d’exprimer depuis trois mois. Mgr l’évêque de Chartres, malgré son grand âge, a retrouvé sa verdeur habituelle en faveur de l’antiquité classique. Récemment encore le cardinal, archevêque de Besançon se prononçait dans le même sens avec une très remarquable précision. Faut-il donc croire que tous ces prélats travaillent à leur insu à la restauration du paganisme ? Leur pensée est bien simple : à leurs yeux, la question des auteurs employés dans l’instruction publique s’efface devant la question même du maître qui enseigne ; l’intérêt supérieur qui réside dans l’éducation chrétienne de la jeunesse ne saurait être incompatible avec l’étude d’Homère et de Virgile, avec l’enseignement de ces langues immortelles, mères des nôtres, et c’est là justement ce que nous avons dit pour notre part. Au milieu des publications que ces polémiques ont fait naître, une des plus récentes et des plus distinguées est un écrit de M. l’abbé Charles Martin sur l’Usage des auteurs profanes dans l’enseignement chrétien. Le livre de M. l’abbé Martin, inspiré par l’esprit le plus éclairé et le plus sage, est la concluante réfutation de ceux de M. l’abbé Gaume ; il démontre ce qu’a de parfaitement révolutionnaire, au point de vue des traditions de l’église, le système qui tend à supprimer l’étude de l’antiquité dans l’enseignement. Chose étrange assurément, qu’on soit obligé de prouver que l’église, depuis son origine, ne travaille point à la destruction de son propre dogme par la protection constante dont elle a entouré l’étude des lettres antiques ! Il y a mieux : l’auteur du Ver rongeur n’a pas l’air de se douter qu’il défend une thèse soutenue par le protestantisme à sa naissance. Le protestantisme, lui, a commencé par condamner le culte de l’antiquité, tandis que l’église catholique l’entretenait et le propageait, ce dont il faut lui faire honneur, comme de tout ce qu’elle a fait dans l’intérêt des lettres et du progrès intellectuel. Au fond, qu’on nous permette d’ailleurs une dernière observation : plus nous suivons cette discussion, plus elle nous paraît changer de face. La plume la plus habile au service de cette cause ne nous semble guère s’employer qu’à couvrir avec talent une retraite véritable. Il ne s’agit plus aujourd’hui de supprimer l’étude des classiques anciens. Qui donc, ajoute-t-on, a pu avoir cette pensée ? — Qui, demanderez-vous ? Mais c’est l’inaugurateur même de ces polémiques, M. l’abbé Gaume. Ses livres n’ont point de sens, ou ils ont cette signification. S’agissait-il de dire simplement, comme tout le monde, qu’une pensée morale, chrétienne, doit être le ressort de l’éducation publique ? En vérité, nous demanderions alors à quoi bon tant de bruit et tant d’éloquence pour démontrer la supériorité du latin du moyen-âge sur le latin de Virgile et de Cicéron ?

De ces étranges polémiques, il faut bien cependant qu’il résulte quelques enseignemens. Le premier de tous, à coup sûr, c’est le danger des thèses absolues quand il s’agit de résoudre des questions d’une nature si complexe. Le second, c’est que malgré tout, sans qu’on puisse l’imputer à l’étude des auteurs anciens plus qu’à autre chose, il existe un mal réel auquel il faut trouver le remède. Il règne depuis longues années une véritable débilitation morale qui est allée en croissant et s’est manifestée sous des traits particulièrement saisissans dans la jeunesse. — Ce mal de la jeunesse contemporaine, voulez-vous le voir décrit d’une plume vive, spirituelle et mordante ? Lisez un morceau écrit par M. Töpffer en 1834, sous le titre des Adolescens de notre époque envisagés comme gros d’avenir. M. Töpffer peint les faiblesses, les impuissances, les ambitions, les ridicules de ces générations hâtives ; ces générations, il les représente sous la forme d’un jeune arbre frêle et maladif, qui croit dans un terrain desséché, où il y avait autrefois des eaux vives et où il n’y en a plus. Ces eaux vives, c’étaient les croyances, les principes, les opinions traditionnelles, les sentimens généreux et enthousiastes. Quel sera le moyen de faire de nouveau jaillir cette source tarie ? Étrange idée de prétendre le trouver dans la suppression de l’enseignement d’Homère ou de Virgile ! Dans ce volume de Mélanges qui vient de paraître et où est ce fragment des Adolescens de notre époque, il y a quelques autres chapitres pleins d’ironie humoristique, de vérité et de paradoxe : par exemple, les fragmens sur le progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois et avec les maîtres d’école, sur le moine Planude et la mauvaise presse considérée comme excellente, sur Joseph Homo et quelques fabricans de drames modernes. Mais par quelle bizarrerie ce volume va-t-il finir par des pensées de sectaire et des boutades contre la théologie où se fait sentir l’humeur protestante ? En pleines pages humoristiques, nous retrouvons quelque chose des querelles de Bossuet et de Jurieu. Et, à vrai dire, serait-il bien utile, même sous une forme sérieuse, de réveiller ces querelles ?

Il n’y a qu’un moyen de rendre à ces controverses religieuses leur intérêt : c’est de les rajeunir en les proportionnant aux conditions nouvelles de notre temps. M. Auguste Nicolas l’essaie aujourd’hui dans un livre sur le Protestantisme. M. Nicolas, on s’en souvient peut-être, est l’auteur d’un ouvrage d’apologétique chrétienne, — les Études sur le Christianisme, dont une habile plume a parlé près de nous. Autant qu’on en puisse juger, c’est un esprit honnête, convaincu, savant d’ailleurs dans les matières qu’il traite ; peut-être seulement manque-t-il à son livre un certain art de composition et une certaine sobriété qui rend la controverse plus nette et plus saisissante. L’origine de ce travail nouveau se rattache à une publication de M. Guizot où l’historien reprenait la pensée de Bossuet et de Leibnitz, tendant à établir une sorte de concordat entre le catholicisme et le protestantisme, ou plutôt à réunir les deux églises ; en un mot, M. Guizot proposait la fusion religieuse. L. Auguste Nicolas n’a point de peine à démontrer que la fusion religieuse a au moins autant de chances que la fusions politique, ce qui n’est pas dire beaucoup. Au fond, en pareil cas, ce mot de fusion ne peut signifier autre chose que soumission. Entre l’autorité et liberté en matière religieuse, quelle conciliation est possible ? Qu’on le remarque bien : le principe du libre examen en matière religieuse une fois posé, rien n’est plus difficile que de s’arrêter, et, si on s’arrête sans revenir simplement à l’autorité, on risque de n’être plus que sceptique, sauf à faire de ce scepticisme un piédestal du haut duquel on propose aux deux principes contraires de se tendre la main. C’est le principe du libre examen que M. Auguste Nicolas prend dans le protestantisme pour en déduire ce qu’il nomme le philosophisme, le panthéisme de l’Allemagne et le socialisme contemporain. Or il s’élève ici, une objection grave que l’auteur ne s’est point posée : voici un peuple essentiellement protestant, le peuple anglais, qui est en même temps le plus anti-socialiste du monde. Peut-être une telle question eût-elle soulevé plus d’intérêt qu’une discussion purement dogmatique. Cela peut prouver tout au moins que le socialisme ne vient pas d’une source unique : il vient d’un peu partout, parce qu’il est le résumé de toutes les passions, de tous les mauvais instincts, de toutes les convoitises qui fermentent dans la nature humaine à toutes les époques et sous l’empire de tous les dogmes religieux. Ce sont là, dans tous les cas, de graves problèmes qui font oublier un moment l’intérêt de choses plus littéraires.

Où en est cependant ce domaine des choses littéraires ? quels symptômes s’y révèlent ? quelle impulsion se fait sentir ? quelles œuvre nouvelle apparaît dans la poésie, dans l’histoire, dans le roman, au théâtre ? En fait de littérature dramatique, le seul produit récent est un petit drame de Mme Sand que nous pourrions appeler un vaudeville, ou un vaudeville que nous pourrions appeler un drame. Drame ou vaudeville, c’est le Démon du Foyer. Mme Sand, à ce qu’il semble, a élu domicile dans ce petit et gracieux théâtre du Gymnase où elle ne réussit pas toujours. Si on se souvient de tout ce que l’auteur a écrit sur la vie des artistes, des peintures qu’il en a faites, des types que son imagination a créés, on connaît à peu près le Démon du foyer. : Un certain reflet de toute cette poésie des anciens récits de Mme Sand se retrouve ici : on y peut saluer ses souvenirs et ses connaissances ; seulement s’est en toute proportion avec la scène ; action, caractères, passions, détails poétiques sont en harmonie avec le théâtre. Mais quoi ? le Démon du foyer n’a-t-il pas failli soulever une émeute, — émeute littéraire, hier entendu, faute d’autre, émeute du feuilleton qui aura été provoquée, par quelque mot imprudent ! C’en est fait, la guerre est déclarée, et nous sommes menacés encore d’une tempête dans un verre d’eau. Maintenant, est-ce donc là aujourd’hui toute la nouveauté ? Ce serait pourtant bien le moment pour l’intelligence, pour la littérature, de se remettre à l’œuvre, de reprendre quelque vigueur, de se relever par un courageux effort. La politique ne lui dispute plus l’attention ; les discussions parlementaires n’étouffent plus sa voix ; le drame de la rue ne fait plus pâlir le drame du théâtre. La presse peut donner asile aux œuvres sérieuses et méditées ; l’instant est opportun. Or, voici tout ce que nous pouvons trouver pour rendre à la France le charme de ses plaisirs intellectuels : une course au clocher du bon marché et un regain du roman-feuilleton ! M. Alexandre Dumas va découvrir les catacombes de Rome ! Et nous disons que nous sommes un peuple lettré ! Nous le sommes bien en effet ; nous avons mis de la littérature un peu partout, même dans notre politique ; seulement nous l’y avons laissée ; elle est là sous les décombres : comment, à travers ces ruines intellectuelles amoncelées, se dégagera la fleur nouvelle de l’inspiration rajeunie ?

Quand nous montrons cette stagnation en politique, en littérature, parmi nous, il n’y a rien là qui soit particulier à la France. Etendez votre regard, franchissez les frontières, partout les mêmes symptômes éclatent : la passion des peuples s’émousse, les gouvernemens retrouvent leur ascendant. Nul événement grave ne vient troubler cette uniformité. Les grandes questions du moins semblent épuisées, et là même où les passions révolutionnaires sont loin d’être éteintes, elles sentent peser sur elles le poids d’une compression dont on peut secrètement gémir parfois, dont on ne songe point à médire. L’Europe se ressent donc aussi dans sa vie politique des agitations qu’elle a eu à traverser, et la saison n’est point faite pour réveiller l’animation et multiplier les incidens. Il y a plus de bruits et de rumeurs que d’évènemens, plus d’échanges de courriers et de notes diplomatiques que de grandes péripéties. En Belgique, après la solution des difficultés soulevées par la négociation des récens arrangemens commerciaux, il restait à dénouer la crise ministérielle. Elle n’est point dénouée encore aujourd’hui. Il se passe même à cette occasion une scène assez étrange vraiment. On a vu quel rôle singulier s’est attribué M. Frère-Orban dans toute cette affaire ; il s’est tenu à l’écart des négociations avec la France et les a même blâmées. La démission qu’il avait donnée, il n’entend point la retirer, et alors la chose vous semblerait bien facile sans doute. Mais c’est ici que commence la complication bizarre : M. Frère-Orban n’entend pas davantage que ses collègues retirent leur démission, s’ils en ont envie ; il prétend leur imposer la retraite, à quoi plus d’un n’est pas prêt à souscrire de bonne grace, surtout après le très sérieux résultat obtenu par la convention de commerce avec la France, Au reste, de quelque manière que se dénoue cette crise, il ne semble guère probable qu’un ministère se constitue dans des conditions définitives et assurées avant que l’esprit des chambres nouvelles ; se soit manifesté sur quelques-uns des points les plus importans de la politique actuelle.

La Belgique a eu la bonne fortune d’échapper aux tourmentes récentes, de l’Europe, et n’a point trop à en supporter les conséquences. Il n’en est pas de même de l’Italie : d’un bout de la péninsule à l’autre, c’est aujourd’hui un mélange de silence et d’abattement où on sent bien des impossibilités secrètes. Rien ne s’y fait, rien n’y aboutit ; l’anarchie est tenue l’épée à la gorge, et la paix véritable, l’ordre politique semble ne point faire de progrès. Les influences révolutionnaires sont là encore présentes, agissant sur les populations par la terreur ou par la séduction. Les émissaires de M. Mazzini échappent à toute surveillance et vont placer l’emprunt, le fameux emprunt que vous savez, destiné à suffire aux opérations de la démagogie. Rien n’est plus curieux que de voir cette démagogie dictant ses lois et ses décrets dans l’ombre, et renouvelant la carte politique de l’Italie. Quant aux événemens qui se passent autour d’elle, que lui importe ? Elle décrète solennellement la réunion de la Toscane et des États Romains comme en pleine année 1848, et cela par un bulletin de l’Association nationale italienne du 20 août 1852 ! « Cette année est solennelle, dit le décret sous le no 108 ; elle fortifie ceux qui aiment et désirent l’unité républicaine, elle dissipe plus que jamais les illusions des fédéralistes, elle frappe au cœur les partisans des monarchies constitutionnelles et tombe comme un poids mortel sur les tyrans… » Voilà donc l’union des États Romains et de la Toscane bel et bien accomplie moralement, comme le dit avec la confiance du triumvir l’Italia e Popolo ; voilà quels rêves humanitaires font ces Épiménides désastreux ! Et pendant ce temps la réalité suit son cours. Ces folies vont faire des victimes, et se paient de la vie ou de la liberté de quelques malheureux. Dans la Lombardie, les condamnations rigoureuses se succèdent, et ne sont tempérées que par la prudence du maréchal Radetzki. En Toscane, les suites de la révolution de ’1848 se déroulent aussi : Guerrazzi passe devant une cour de justice après trois ans de captivité. On peut se souvenir des procès de même nature jugés à Naples. Dans les États Romains, la paix n’est maintenue que par la présence de nos troupes. Le bruit s’est répandu un moment de la prochaine évacuation des états pontificaux par l’armée française : ce bruit a été démenti par le Moniteur, et ce qui le dément encore plus, c’est la nature des choses, c’est la situation de Rome. Le général de Cotte, envoyé en Italie, et qui a toutes sortes de titres pour exercer utilement un commandement à Rome, a sans doute pour mission d’observer cette situation. Les forces françaises venant à manquer, il est fort à craindre que la révolution ne se déchaînât de nouveau. À cela, vous répondrez que l’armée autrichienne serait là, et c’est justement pourquoi l’armée de la France n’évacuera pas le territoire pontifical de si tôt. Nous ne croyons pas que le gouvernement romain s’y méprenne, et soit nullement disposé à réclamer cette évacuation. Il y a cependant pour lui, dans le rétablissement d’une paix solide à Rome, un grand rôle à remplir : ce rôle réside dans l’initiative de toutes les mesures justes, des améliorations pratiques, des réformes qui ne touchent point à la constitution même de l’église. Et, dans tous les cas, n’est-ce point un triste spectacle que cette stérilité dont la révolution est venue frapper les intentions généreuses de ce grand et doux pontife qui semblait ouvrir à son avènement une ère nouvelle pour Rome et pour l’Italie entière ?

Tournez-vous vos regards vers l’autre péninsule méridionale, vers l’Espagne et le Portugal ? Ici la vie politique revêt un autre caractère. L’Espagne continue de s’absorber dans les travaux matériels : chaque jour voit se produire quelque concession nouvelle de chemins de fer, et le gouvernement s’occupe en même temps d’une question grave, qui n’est autre que la suppression de la régie des tabacs et des sels. Dans le royaume voisin, c’est différent ; le Portugal, lui aussi, a à se débattre dans une de ces situations fausses que créent les révolutions. Le maréchal Saldanha, on le sait, est arrivé l’an dernier au pouvoir par une insurrection militaire principalement dirigée contre le comte de Thomar, — et où il s’est aidé du concours du parti exalté, des septembristes. Le difficile pour lui maintenant est de se défaire des septembristes, et de chercher dans le parti conservateur une force qui ne tourne pas au profit du comte de Thomar. Le vieux maréchal est là, occupé à résoudre des problèmes d’équilibre qui nous semblent au-dessus de ses habitudes et de ses facultés constitutionnelles. De là une série de mouvemens contradictoires ; de là aussi la crise ministérielle qui vient d’avoir lieu à Lisbonne, et qui a évincé du cabinet portugais l’élément libéral, représenté par le ministre des affaires étrangères, M. Almeida-Garrett, et le ministre de la justice, M. Seabra. Cette cause nous semble beaucoup plus vraie que l’histoire d’un traité secret avec la France. Dès-lors un rapprochement devenait donc possible avec le parti conservateur, et ce rapprochement était d’autant plus nécessaire avant le renouvellement des cortès récemment dissoutes. Des négociations paraissent avoir été suivies ; elles n’ont point eu de résultat, puisque le comte de Thomar vient de publier une sorte de manifeste où il engane ses partisans à s’abstenir dans le mouvement électoral qui devra avoir lieu prochainement. Que fera Saldanha ? Sur quelle force peut-il compter, n’ayant plus l’appui des septembristes, qui le déclarent traître, lui et ses collègues, et n’ayant pas celui du parti conservateur, dont le comte de Thomar est l’organe ? Il fera sans doute comme il a fait jusqu’ici : il gouvernera en se souciant peu des chambres, autorisant par décrets la perception de l’impôt, faisant de sa propre autorité ce qu’il appelle des choses utiles, et amenant probablement aussi le Portugal au bord d’une révolution nouvelle. Au milieu de ces crises confuses, ce qu’il y a de plus significatif, c’est l’apparition de l’escadre anglaise dans les eaux du Tage. L’Angleterre ne perd point de vue le Portugal, et au moment voulu sa flotte apparaît pour attendre les événemens et les faire tourner à son profit.

La grande préoccupation de l’Allemagne est toujours la question du Zollverein. Il est d’usage au-delà du Rhin de raisonner beaucoup avant de rien résoudre. Les affaires ne seraient point tenues pour bien faites, si l’on n’avait employé, à les élaborer, toutes les ressources de la dialectique. Il y a eu le 7 de ce mois juste une année que la Prusse a conclu avec le Hanovre la convention qui a déterminé la crise présente. Plusieurs congrès ont débattu, à Vienne, à Darimstadt, à Berlin, la question de savoir si l’ancienne union douanière serait modifiée d’après les vues de la Prusse ou d’après celles de l’Autriche. Le débat cependant n’est point encore épuisé ; c’est à peine si l’on peut dire qu’il ait fait quelques pas. Tous les raffinemens de la logique ont été, disons-nous, employés tour à tour par les deux intérêts qui sont aux prises. Ainsi, dès l’origine, la Prusse déclare qu’elle vise à se rapprocher le plus possible du but des divers états allemands, c’est-à-dire d’une union douanière de tous les pays de la confédération. Oui, la Prusse l’a dit dès cette époque, elle ne s’en défend point elle veut se rapprocher du but autant que possible ; mais entendons-nous. Dieu la garde de vouloir y atteindre ! C’est là, au contraire, par-dessus tout ce qu’elle ne veut point, car l’union de tous les états fédérés sous un même régime douanier, ce ne serait pas moins que l’abdication commerciale du cabinet de Berlin faisant suite à son abdication politique de 1850. L’Autriche n’est point en reste avec sa rivale dans cette lutte de demi-mots, de sous-entendus ; de réserves de toute nature. Écoutez le cabinet de Vienne : il n’a point la pensée de disputer à la Prusse la direction commerciale de l’Allemagne. Quoique présidant la diète germanique en vertu d’un privilège fédéral et plus forte à elle seule que tous les états de la confédération ensemble, l’Autriche n’aspirerait point à partages avec la Prusse la présidence de l’union douanière en s’y incorporant. Elle le promet. D’ailleurs, demande-t-elle une union immédiate ? Non, mais un simple traité de commerce qui mette le Zollverein en mesure d’apprécier ce qu’il peut gagner en s’annexant l’Autriche, sauf à conclure une union définitive après quelques années d’expérience. Seulement le cabinet de Vienne entend que le principe de cette union soit dès maintenant introduit parmi les stipulations fondamentales du nouveau Zollverein prussien. Chacun de ces points a donné lieu de part et d’autre aux notes les plus savantes, aux contre-notes, aux offices les plus ingénieux, à des protocoles, à des ultimatums répétés, en un mot à tous les moyens d’action dont la diplomatie dispose. À vrai dire, la Prusse, dont la cause semblait compromise il y a six mois, a gagné depuis quelque terrain. L’Autriche ne soutient plus sa thèse avec une vigueur aussi entière ; elle ne reçoit plus les mêmes encouragemens de la part des états du midi, ses alliés d’abord intrépides et aujourd’hui chancelans. La Prusse consent bien à promettre de négocier un traité avec l’Autriche, quand le Zollverein aura été reconstitué ; mais elle ne veut contracter aucun engagement précis de nature à gêner les résolutions qu’elle pourra prendre dans l’avenir. Cette fermeté de la Prusse a causé d’autant plus d’effet, que l’on n’y était plus habitué en Allemagne. L’attitude agressive des états du midi venait surtout de l’opinion qu’ils avaient de sa faiblesse. Ils ont reculé devant la menace d’une dissolution du Zollverein, et ils tendent de plus en plus à se rapprocher du cabinet de Berlin, s’il le faut, pour sauvegarder cette institution, éprouvée par tant de services rendus au commerce allemand. Au fond, nous l’avons dit dès l’origine, il s’agit ici beaucoup moins pour la Prusse et pour l’Autriche d’une rivalité commerciale que d’une question d’influence politique. Aux yeux de l’Autriche, le Zollverein, c’est l’union restreinte réalisée dans l’ordre matériel et toujours près de s’accomplir dans l’ordre politique ; c’est l’empire tenu commercialement en dehors de la confédération et menacé de s’en voir banni politiquement, comme il failli l’être en 1848.

La Russie s’est tracé, en présence de cette phase nouvelle de la crise fédérale de l’Allemagne, une ligne de conduite qu’il est bon de noter. En 1850, au plus fort de la rivalité des deux grandes puissances germaniques, le tsar a été plusieurs fois consulté à Varsovie par les princes de la famille prussienne, par l’empereur d’Autriche en personne et par les ministres des deux cours ; il n’a point refusé ses avis ; il a parlé, il a été écouté, et en définitive les conseils pacifiques qu’il a donnés, dans la préoccupation d’éviter tout ébranlement européen, ont été suivis. Depuis lors, il a échangé de nouvelles politesses avec son beau-frère Frédéric-Guillaume et avec l’empereur d’Autriche ; enfin il est venu lui-même, au mois de mai 1852, en Autriche et en Prusse, exposer à ses alliés sa manière de voir sur la situation faite à l’Europe par les évènemens de décembre et leur donner le mot d’ordre dans la perspective d’éventualités qui remettraient en question les traités de 1815. Sans nul doute, au moment des combinaisons chimériques de la Prusse en 1850, les préférences de la Russie étaient pour la politique de l’Autriche, et aujourd’hui encore le cabinet russe n’est point hostile à celui de Vienne. Cependant le tsar n’a plus : les mêmes raisons de se défier de la Prusse. Depuis la convention d’Olmütz, le cabinet de Berlin, suivant l’expression de M. de Manteuffel, a rompu avec la révolution au-dedans et au-dehors ; c’est sur son initiative que la diète de Francfort a été rétablie, et que la révolution a reçu le coup de grace en Allemagne. Le tsar a été touché de ce changement de politique ; aussi a-t-il refusé de servir plus long-temps le ressentiment de l’Autriche envers la Prusse. Cette attitude de l’empereur de Russie paraîtra plus remarquable encore, si l’on se rappelle que le comte de Nesselrode, l’un des principaux auteurs de l’intervention armée en Hongrie ; le représentait la politique allemande dans le cabinet russe, manifestait des tendances prononcées en faveur de l’Autriche. M. de Manteuffel a eu gain de cause. Le tsar a fait répondre à la diplomatie autrichienne qu’il ignorait la question du Zollverein et qu’il n’avait aucune envie de l’étudier, laissant voir d’ailleurs qu’à son avis l’Autriche pouvait commercialement se suffire à elle-même, et que ses intérêts ne lui commandaient point impérieusement de s’incorporer au Zollevein.

La Russie, on le voit, ne cesse point de jouer en Allemagne un rôle de médiatrice auquel les gouvernemens germaniques semblent eux-mêmes la convier. Il y a quelques mois seulement que l’empereur Nicolas a passé en revue les troupes de l’Autriche et celles de la Prusse, et déjà l’on renouvelle en Hongrie de grandes manœuvres auxquelles le tsar se fait officiellement représenter. Il y a long-temps que les souverains du Nord n’ont donné autant de fêtes militaires qu’en cette année pacifique et calme. On dirait en vérité qu’ils m’ont d’autre préoccupation que de compter leurs soldats. Ces démonstrations, qui se répètent si fréquemment aujourd’hui en Prusse et en Autriche, et auxquelles le tsar semble, donner l’impulsion, ne nous inquiètent point pour l’avenir. Les flics militaires de l’Allemagne, répondent aux fêtes militaires de la France. C’est la seule guerre que l’on soit de part et d’autre, disposé à se faire, nous le croyons : guerre inoffensive qui entretient dans chaque pays le sentiment de sa force, et qui ne fait verser de larmes à personne. Les grandes puissances de l’Europe ne sont plus aujourd’hui en état d’hostilité qu’avec quelques populations barbares de l’Afrique et de l’Asie. Pendant que la France échange encore de temps à autre quelques coups de fusil avec les Arabes, et que l’Angleterre reste aux prises, d’un côté avec les Cafres, de l’autre avec les Birmans, la Russie poursuit sa lutte sans trêve contre les populations de la Circassie. Les renseignemens qui pourraient jeter quelque lumière sur la situation de l’armée russe dans le Caucase sont rares et viennent pour la plupart de la même source. Trop succincts généralement pour satisfaire la curiosité, ils ont aussi l’inconvénient de ne point être faciles à contrôler : c’est à peine si l’on peut suivre les opérations qu’ils rapportent dans ce labyrinthe de montagnes imparfaitement décrites par les géographes. Cette guerre est soumise à des vicissitudes qui, en plus d’une occasion, rappellent nos campagnes d’Afrique, avant que les grands foyers de résistance eussent été détruits, et les principaux chefs des populations arabes mis hors de combat ou saisis. Aujourd’hui, des tribus pressées par la nécessité se rendent avec toute l’apparence de la sincérité ; demain, elles profiteront de la première occasion qui leur sera offerte pour reprendre les armes. À la fin de la campagne d’été, l’année dernière, un des lieutenans de Schamyl avait fait ainsi sa soumission. On a pu reconnaître depuis qu’il n’avait voulu qu’étudier de plus près la force des Russes, et il a été tué dans une tentative d’évasion. Cette année néanmoins, la campagne d’été a commencé du côté des Russes par quelques succès importans. Bien que les Circassiens aient, comme dans la plupart des cas, pris l’offensive, ils ont été vivement repoussés. Les Russes les ont poursuivis et ont pénétré dans un certain nombre de villages, qu’ils ont rasés ou incendiés. Quelquefois, dans ces rencontres, les Circassiens défendent avec opiniâtreté et pied à pied leurs positions ; plus souvent, lorsqu’ils ne se sentent point en forces, ils se dispersent pour se rallier et tomber ensuite à l’improviste sur d’autres points. La topographie du Caucase se prête admirablement aux surprises : c’est la principale ressource des Circassiens. On conçoit qu’avec un pareil système ils puissent encore prolonger la lutte ; mais comment admettre que l’issue tourne en leur faveur ?

Le Mexique n’avait-il donc pas assez d’élémens de dissolution ? Battu en brèche de toutes parts par les Américains du Nord, tenu en échec par les soulèvemens des Indiens, il faut qu’une insurrection nouvelle vienne aujourd’hui aggraver encore sa triste situation. Cette tentative de révolution d’un genre particulier n’est du reste qu’un des mille symptômes de cette impossibilité de vivre qui semble travailler cette malheureuse république. Cette fois ce sont les mesures vexatoires, les taxes onéreuses qui ont provoqué le mouvement dans un des états mexicains, à Mazatlan, et ce qui le rend plus grave, c’est que des sujets de divers pays, de la France surtout, ont eu à souffrir des odieux traitemens des autorités mexicaines elles-mêmes. La dernière législature de l’état de Mazatlan a voté des taxes personnelles exorbitantes, à ce qu’il parait ; la population s’est émue naturellement et a multiplié les protestations et les manifestations. Des Français, également atteints par ces taxes, ont déposé leurs réclamations entre les mains de notre vice-consul à Mazatlan. Jusque-là, rien ne dépassait la limite légale, lorsque le gouverneur a redoublé de rigueur dans la perception de l’impôt, a employé la force militaire et a fait emprisonner par surprise un certain nombre de réclamans, parmi lesquels étaient le consul espagnol lui-même et un Français. Sur le refus de ces derniers de payer une amende de 20 ou 25,000 fr., leurs maisons et leurs propriétés étaient pillées. Ce n’est que sur les insistances énergiques du vice-consul de France et des agens consulaires des autres pays, qu’ils ont fini par être mis en liberté, encore en recevant l’ordre de quitter l’état de Mazatlan. C’est sous l’impression de ces faits que la population s’est soulevée. Le 12 Juillet le gouverneur devait partir, le 11, il était attaqué dans le palais du gouvernement ; une partie des troupes se joignait à la population, et, après un combat sanglant, l’insurrection restait maîtresse de la ville, que le gouverneur était obligé de quitter en capitulant devant l’émeute. Depuis, l’insurrection semble s’être propagée et s’être emparée de la ville de Guadalajarra. Quelque grave que soit ce mouvement au point de vue intérieur, ce qu’il y a de plus sérieux, ce sont les traitemens inouis exercés par les autorités mexicaines à l’égard des étrangers. Notre ministre à Mexico a réclamé comme il le devait contre ces violences. Il n’est point permis de croire que le gouvernement mexicain refuse la juste satisfaction due à nos nationaux. Chose étrange, c’est au moment où le Mexique a le plus besoin de l’aide de l’Europe que de tels faits peuvent se passer, c’est au moment où il est intéressé à attirer les populations étrangères qu’on leur réserve ces traitemens ! Des conférences sont ouvertes, assure-t-on, entre les gouvernemens de France et d’Angleterre au sujet de toutes ces complications, qui tendent à faire de l’empire mexicain la proie des États-Unis. Leur intérêt est de soutenir le Mexique comme état indépendant ; mais il y a toujours une condition indispensable : c’est que le Mexique commencera par se soutenir lui-même à l’intérieur, et, dans ses rapports internationaux, respectera le droit et le fera respecter à l’égard des étrangers qui viennent contribuer à sa civilisation par leur travail et leur industrie.

L’histoire de l’Amérique du Sud nous réserve chaque jour bien d’autres épisodes étranges. Les côtes de l’Océan Pacifique viennent d’être le théâtre d’une de ces expéditions aventureuses comme il s’en produit souvent dans ces pays nous voulons parler de la tentative faite par le général Florès pour rentrer dans l’Équateur et y reconquérir l’autorité suprême. L’Amérique du Sud abonde ainsi en généraux déposés du pouvoir, exilés et errant de toutes parts pour enrégimenter des partisans et se rouvrir à main armée les portes de leur patrie. Il s’en faut que quelques-uns de ces généraux, toujours prêts à tenter la fortune, soient sans qualités réelles et sans titres recommandables. Florès, par exemple, est loin d’être un homme vulgaire ; seulement il ne peut oublier qu’il est appelé à commander. Évincé du pouvoir par une révolution en 1845, il n’a cessé, depuis lors, d’organiser des expéditions qui échouaient toujours avant terme ; il a réussi à conduire celle-ci jusque devant Guayaquil et sur le territoire équatorien, et le pire est qu’il est allé se faire battre comme un sous-lieutenant qui s’insurgerait pour passer général. Il faut se rendre compte de la situation du pays pour avoir une idée de la portée de cette expédition. L’Équateur avait, en 1851, un gouvernement conservateur. Or, on sait que les autres états de l’ancienne Colombie sont aujourd’hui au pouvoir de la, démagogie la plus outrée. Le gouvernement de la Nouvelle-Grenade est purement socialiste. Comment se fût-il arrangé du voisinage de la politique conservatrice qui dominait à Quito ? La question des jésuites est venue fort à propos. Les jésuites ont été bannis de la Nouvelle-Grenade ; ils ont été, au contraire, accueillis avec empressement dans l’Équateur. Le gouvernement grenadin a réclamé contre cet accueil hospitalier ; il a demandé l’expulsion des jésuites de l’Équateur, et sur le refus qu’il a essuyé, il a préparé des armemens et a déclaré la guerre à la république équatorienne. Mais alors il s’est trouvé un général dans l’Equateur, le général Urbina, qui a fait une révolution dans le sens démocratique, s’est emparé du président légal et s’est institué lui-même chef suprême de l’état. Les hostilités avec la Nouvelle-Grenade ont cessé, et la démagogie a fait un pas de plus dans l’Amérique du Sud en allant s’installer à Quito, où elle règne aujourd’hui, se combinant, selon l’habitude, avec une remarquable dose de despotisme militaire. C’est dans ces conditions que le général Florès a cru le moment opportun pour agir. Il a rassemblé une foule d’aventuriers de tous le pays, Américains du Nord, Chiliens, Péruviens, au nombre de cinq cents environ. Il est parvenu à former une petite escadre, et c’est à la tête de cette escadrille qu’il se présentait devant Guayaquil au mois de juin dernier. Trop de temps s’est passé à attendre du renfort, à combiner des attaques. Finalement, Florès a voulu opérer un débarquement ; mais alors les Chiliens l’ont trahi, sous le prétexte spécieux qu’il leur était dû trois mois de solde, et Florès a été trop heureux de faire soixante lieues en trois jours pour gagner la frontière péruvienne, laissant son armée dispersée un peu de tous les côtés. S’il ne s’agissait que de l’ambition d’un homme, ce ne serait point certes d’un grand intérêt ; mais au fond l’expédition du général Florès avait un tout autre sens. À cette tentative hasardeuse se rattachait la plus brave question : celle de savoir si influences démagogiques qui ravagent une portion de l’Amérique du Sud s’avanceront encore dans le continent. Florès victorieux, ces influences étaient refoulées dans la Nouvelle-Grenade sa défaite les relève et leur ouvre une carrière nouvelle ; elles touchent au Pérou, et c’est ce dernier pays que le gouvernement grenadin menace aujourd’hui de ses hostilités, en l’accusant d’avoir favorisé l’expédition du général Florès. Comme on voit, la triste issue de cette aventure laisse pendante plus d’une question à laquelle est intéressé l’avenir même de l’Amérique du Sud.

CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.

La saison musicale, qui a déjà commencé à Paris, ne s’annonce pas d’une manière très brillante et semble devoir être presque aussi stérile en nouveautés piquantes que l’été assez triste qui vient de s’écouler. À l’Opéra, il n’y a rien de nouveau, si ce n’est que l’exécution des ouvrages connus et depuis si long-temps au répertoire, loin de s’améliorer, devient plus faible. On a eu la singulière idée de reprendre la Jérusalem, de M. Verdi, ce pastiche que le public parisien avait eu le bon esprit de repousser il y a cinq ou six ans, alors qu’il lui fut présenté pour la première fois. Certes M. Verdi est un compositeur de mérite, qui ne manque pas d’idées ni d’accent dramatique ; mais son style grossier et de courte haleine décèle une mauvaise éducation et un goût très contestable. M. Verdi ne sait pas traiter un thème, il hésite devant la première mélodie que l’inspiration lui livre, et, comme il n’est pas très abondant ni varié, il a vite recours aux moyens extrêmes pour produire l’effet qu’il désire Son instrumentation, à la fois pauvre et bruyante, manque de solidité et de distinction. On dirait d’un écolier qui tâtonne et qui met la main sur les plus grosses couleurs sans nuances intermédiaires et sans progression. Aussi, quand on a entendit un opéra de M. Verdi, on les a entendus à peu près tous. On assure que ce compositeur, dont s’est affolée l’Italie contemporaine, a essayé depuis quelques années, de modifier sa manière, et que, dans ses deniers ouvrages, il est moins bruyant, plus varié et qu’il respecte davantage la délicatesse de la voix humaine. Nous serons bientôt mis à même d’apprécier l’importance de cette réforme, puisque M. Verdi compose un ouvrage en cinq actes pour l’Opéra de Paris. Quoi qu’il en soit, la reprise de Jérusalem, mutilée et appauvrie dans les détails les plus importans de la mise en scène, a présenté un spectacle peu digne de l’Opéra. Mlle Poinsot a chanté le rôle d’Hélène comme elle chante tout ce qui lui est confié, d’une voix fausse et pointue et avec un goût à l’avenant. Le seul intérêt qu’ait offert cette représentation, c’est M. Chapuis, un jeune élève du Conservatoire dont la belle voix de ténor, peu étendue dans le registre supérieur, commence à s’assouplir, il a fort bien dit la très jolie romance du second acte.

Agirons-nous un Théâtre-Italien cet hiver à Paris ? La question est encore douteuse. On assure cependant que M. Lumley, qui est toujours en possession du privilège, loin d’abandonner la partie, tient plus que jamais à divertir les Parisiens avec de la musique prétendue italienne, chantée par des Anglais et accompagnée par des Allemands. Il y a tout lieu de croire que l’administration supérieure s’empressera de seconder de si louables efforts. En attendant la solutions de cette haute difficulté administrative, nous avons, pour nous consoler, un troisième théâtre lyrique qui vient de faire sa réouverture par un opéra en trois actes de M. Ad. Adam, intitulé : Si j’étais roi ! N y a-t-il pas lieu de se demander tout d’abord si le troisième théâtre lyrique, dont l’origine ne se perd pas dans la nuit des temps, a été institué pour le plus grand avantage des membres de l’Institut, pour les compositeurs déjà connus et même trop connus ? De quoi se plaint-on depuis un temps immémorial Que les jeunes compositeurs français, après avoir consacré les plus belles années de la vie à étudier un art très difficile, après avoir été couronnés de lauriers par l’Institut et fait le grand voyage de la ville éternelle, reviennent à Paris se morfondre dans l’antichambre de MM. les directeurs de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, où ils passent leur jeunesse à attendre un mauvais poème. Ce poème obtenu enfin, ils se hâtent de le mettre en musique avec fureur, avec rage, avec une passion et une verve d’autant plus vives qu’elles ont été plus long-temps comprimées, et, à propos de je ne sais plus quelle histoire de garde champêtre, ils développent le style grandiose, qui conviendrait à un drame héroïque, bien heureux encore quand ils arrivent à ce résultat et qu’ils peuvent se dire dans leur vieillesse, au fond d’une boutique ou dans les bureaux d’une administration : J’ai entendu chanter ma musique une fois dans ma vie ! car la statistique nous apprend que, sur dix grands prix de Rome, il y en a, au moins huit qui se vouent au silence sans pouvoir dire quelle était la voix de leur muse. C’est pour remédier à une partie de ces inconvéniens qu’on a eu la pensée de créer à Paris un troisième théâtre où les jeunes compositeurs, pourraient s’essayer avant d’aborder l’une des deux grandes scènes destinées aux musiciens qui ont fait leurs preuves. Or, si telle est la destination du théâtre qui prend le titre de national, on a eu tort, ce nous semble, de l’inaugurer par un opéra en trois actes de M. Adolphe Adam, qui n’a nullement besoin de se faire connaître.

Le sujet de l’opéra de M. Adolphe Adam est tiré des Mille et une Nuits, et la scène se passe naturellement dans l’Inde. Il s’agit d’un pauvre pêcheur nommé Zéphoris, qui a eu le bonheur de sauver une femme dont il ignore le nom, mais qu’il aime éperdument et sans espoir, depuis qu’on lui a dit que c’était une noble et très belle princesse. Il ne rêve plus qu’à sa belle et puissante inconnue, et, en s’endormant aux bords de la mer, il trace sur le sable ces mots qui remplissent son cœur : Ah ! si j’étais roi ! Que ferait-il s’il était roi ? dit le véritable roi de l’Inde, qui, en se promenant avec sa cousine Nemea, lit ces mots tracés sur le sable à côté de Zéphoris endormi. Aussitôt le roi, qui est assez bon prince et d’humeur joyeuse, conçoit l’heureuse idée de réaliser au moins pendant un jour le rêve inespéré du pauvre pêcheur. Il ordonne à son médecin de lui administrer un narcotique qui prolonge son sommeil et le fait transporter dans sa résidence royale. Zéphoris se réveille au second acte dans un palais enchanté rempli d’esclaves et de grands seigneurs, et où tout le monde s’efforce de lui faire accroire qu’il est le maître tout-puissant. Il hésite bien un peu au commencement, puis il finit par prendre au sérieux la comédie qui se joue autour de lui et ne s’acquitta pas trop mal de sa courte royauté. Après un réveil douloureux, le pécheur Zéphoris épouse enfin la belle princesse Nemea à qui il a sauvé la vie, et qui n’est rien moins que la propre cousine du roi. Ce canevas dramatique ne manquerait pas d’intérêt, si le premier et le troisième actes ressemblaient au second, dont la mise en scène est piquante. La nouvelle partition en trois actes que M. Adam a laissé tomber de sa plume trop facile ajoutera-t-elle beaucoup à la renommée que s’est acquise depuis long-temps ce spirituel compositeur ? Nous ne le croyons pas. Que M. Adam nous permette de lui dire qu’il est dans une fausse route, et que, malgré son esprit et sa dextérité de main, on n’improvise pas une œuvre durable comme on improvise un feuilleton, si tant est qu’on puisse improviser un bon feuilleton, qui renferme quelques vérités utiles. Si nous avions besoin de choisir un fait entre mille qui prouve l’altération des mœurs et l’oubli des plus simples convenances qui caractérise notre temps, nous signalerions l’exemple d’un compositeur distingué, d’un grave professeur du Conservatoire, d’un membre de l’Institut, qui descend chaque jour dans l’arène pour discuter des intérêts où il est juge et partie. La critique impartiale et élevée, qui applique les lois immuables de l’esprit humain aux œuvres contemporaines, est incompatible avec le rôle actif d’un peintre, d’un musicien, d’un artiste quelconque qui a besoin de conquérir les suffrages du public. De deux choses l’une : ou vous êtes condamné à parler contre vos convictions les plus intimes, ou vous serez obligé de louer des œuvres qui excitent l’admiration des vrais connaisseurs, et alors on peut vous dire : Pourquoi donc n’ajoutez-vous pas l’exemple au précepte ? Non, la critique doit être impersonnelle et n’avoir rien à démêler avec les intérêts de ceux qui ressortent de sa juridiction ; et, si elle n’est pas la manifestation des principes vrais dans tous les temps et dans tous les lieux, elle ne mérite que le dédain des bons esprits. Nous nous garderons bien d’analyser le nouvel opéra de M. Adam ; il nous suffira de faire remarquer que le petit air que chante le pêcheur Zéphoris au premier acte est la reproduction exacte d’une mélodie très connue qu’on appelle l’Ange déchu de M. Vogel ; que la seconde romance que chante ce même Zéphoris appartient depuis long-temps à M. Reber, qui l’a publiée sous le nom de l’Échange enfin que la romance que chante le roi, toujours au premier acte, est une imitation très fidèle d’une romance de M. Abadie, qui a couru les rues de Paris sous le nom des Feuilles mortes. Qu’on dise après cela que le nouvel opéra de M. Adam est destiné à devenir promptement populaire, nous n’avons pas de peine à le croire. L’exécution n’est pas trop mauvaise pour un théâtre nouveau. Parmi les artistes qui se sont produits cette année, nous avons remarqué Mme Colson, dont la voix a du timbre et de l’éclat, et surtout M. Laurent, qui possède une voix de baryton très agréable et qu’il dirige avec goût. Les choeurs, et particulièrement l’orchestre, ont fait de notables progrès depuis l’année dernière.

On ne peut s’empêcher de louer la grande activité du théâtre de l’Opéra-Comique, où les ouvrages nouveaux se succèdent avec une rapidité étonnante. Après la Croix de Marie, on a donné les Deux Jaket, petit ouvrage en un acte, dont la musique facile et agréable est de M. J. Cadeaux, qui s’était déjà fait connaître par les Deux Gentilshommes, opéra également en un acte, qui est resté long-temps au répertoire. Voici maintenant un ouvrage bien autrement important que les Deux Jaket : c’est un opéra en trois actes de M. H. Reber, le Père Gaillard. Le père Gaillard est l’un de ces fins cabaretiers du XVIIe siècle qui mêlaient volontiers un grain de poésie à l’excellent vin qu’ils débitaient. Tout va pour le mieux dans le meilleur des cabarets possible : le père Gaillard est ravi de sa femme, Mme Gaillard est folle de son mari, Marotte leur fille aime le jeune orphelin Gervais, qui la paie tendrement de retour, et chacun chante à pleine voix son bonheur, plus qu’il ne convient peut-être, à des gens vraiment heureux, car, comme l’a très bien observé un grave philosophe, le vrai bonheur est discret et parle peu. Quoi qu’il en soit de la vérité de cette observation, il n’en est pas moins certain que le père Gaillard était le plus heureux des hommes avant qu’on eût ouvert le testament d’un académicien de ses amis qui n’est autre que le grave Mézeray, historiographe de France et de Navarre avant que Boileau et Racine eussent été revêtus de cette charge importante de la monarchie française. Il parait que Mézeray fréquentait volontiers le cabaret du père Gaillard, dont il avait su apprécier l’excellent caractère, et, en mourant, l’académicien voulut laisser à son ami un témoignage d’estime en l’instituant son légataire universel. La lecture de ce testament accroît encore, si c’est possible, la joie et le bonheur du père Gaillard, lorsque deux parens du défunt, indignés de se voir ainsi frustrés de l’héritage qui devait leur appartenir, jettent a la sordina des soupçons de méfiance dans l’esprit du joyeux cabaretier. Mme Gaillard n’a-t-elle pas connu M. Mézeray, dont elle possédait toute la confiance…, et l’héritage ne serait-il pas la récompense de coupables faiblesses ? À ces perfides insinuations, le père Gaillard se trouble, il perd son aplomb et sa gaieté. Tout le monde est frappé du changement qui s’est opéré dans son caractère. Enfin, après quelques scènes orageuses, tout s’explique : les soupçons du père Gaillard se dissipent encore plus vite qu’ils n’étaient venus, quand il apprend, par un codicille qui a été confié aux mains discrètes de Mme Gaillard, que le petit Gervais est le propre fils naturel de l’académicien Mézeray et d’une noble dame qui ne peut reconnaître cet enfant d’un amour clandestin. Le père Gaillard retrouve sa joie, et son bonheur est porté au comble par le mariage du jeune et riche Gervais avec sa fille Marotte.

M. H. Reber, donc nous avons eu occasion de parler dans cette Revue, est un musicien de mérite, beaucoup moins connu du public que des artistes et des amateurs de goût. Né à Mulhouse en 1807, il est venu à Paris il a cela vingt-cinq ans, et a fait ses études musicales sous la direction de Reicha et de ses répétiteur. Jehnsperger et Seuriot. M. Reber, qui tient à l’Allemagne par les traditions de sa jeunesse et par la consanguinité de race, s’est d’abord essayé dans la musique instrumentale il a composé des sonates, des trios, des quatuors et des symphonies qui sont incontestablement les meilleures productions qui ait été publiées en France dans ce genre difficile qu’ont illustré les Hayn, les Mozart, les Beethoven et les Mendelssohn, M. Reber a composé aussi de charmantes mélodies qui ont été beaucoup chantées dans les salons, sans que jamais aucune ait pu franchir le cercle de cette publicité restreinte. Ces mélodies simples, d’un accent naïf qui se rapproche beaucoup de la vieille romance française, donnent la mesure de son goût réservé et de son accent de poète élégiaque. Poussé, excité par des amis dévoués bien plus que par sa propre ambition, M. Reber se décida enfin à aborder le théâtre, qui est en France la seule carrière où les compositeurs puissent acquérir de la fortune et de la célébrité. Après avoir écrit la musique d’un acte de ballet qui fut remarqué des artistes, M. Reber fit représenter à l’Opéra-Comique, la Nuit de Noël, ouvrage en trois actes dont le succès d’estime ne put franchir la rampe, comme on dit vulgairement, malgré deux ou trois morceaux distingués qui sont restés dans la mémoire des amateurs. La révolution de février ayant éclaté peu de temps après la première représentation de la Nuit de Noël, cet opéra, où Mlle Darcier était charmante, disparut brusquement du répertoire, et n’a pas été repris depuis lors. Nous oserions presque affirmer que la Nuit de Noël n’aurait pas un meilleur sort aujourd’hui que dans l’origine. M. Reber, sans se décourager d’un évènement qui, après tout, avait élargi le cercle de sa renommée, se remit à la musique instrumentale ; il composa une nouvelle symphonie et quelques morceaux d’ensemble qui ont été exécutés par la société de Sainte-Cécile. Tels sont les antécédens de M. Reber avant l’opéra du Père Gaillard, dont il nous reste à juger la musique.

L’ouverture, sans avoir rien de bien remarquable, est un morceau de symphonie finement traité. Après un andante un peu court, rempli par un solo de clarinette, viennent deux thèmes d’un mouvement rapide qui sont rattachés l’un à l’autre par des modulations élégantes et naturelles, et qui forment un ensemble plein de goût. Au début du premier acte, la scène est occupée par Jacques, garçon de cabaret, qui chante en bouchant des bouteilles, par Marotte, la fille du père Gaillard, et par le jeune Gervais, qui tient un luth à la main, sur lequel il compose de très agréables chansons, car il est musicien et prend des leçons d’un organiste auquel il prétend succéder. Chacun de ces trois personnages chante tour à tour un fragment de mélodie approprié à son caractère tous ces fragmens sont ensuite réunis ensemble d’une main délicate, et constituent un trio qui est un petit chef-d’œuvre. — Le solo que chante Gervais est surtout remarquable, et rappelle l’accent d’une mélodie de Schubert. Ce trio, qu’on dirait écrit par Monsigny ou par Philidor, mais avec un coloris plus moderne, nous paraît supérieur à celui qui vient après, et qui chantent le père Gaillard avec sa femme et sa fille. Ce dernier morceau, d’un accent ému et un peu suranné, ne diffère pas suffisamment de celui qui précède. L’air du père Gaillard : Travailler, c’est la loi, etc. Est d’une mélodie franche et fort bien accfompagnée ; nous lui préférons pourtant le petit duo qui vient après entre le père Gaillard et sa femme, morceau un peu court, mais tout-à-faiit charmant. Nous n’en dirons pas autant de l’air que chante Mme Gaillard en proclament son bonheur avec une emphase voisine du ridicule. Le récitatif mesuré que M. Reber a mis dans la bouche d’une simple bourgeoise est d’un style trop élevé pour le caractère et la situation du personnage, et Mlle Favel, qui est chargée du rôle de Mme Gaillard, ajoute encore à ce défaut par l’exagération de sa déclamation, qui conviendrait tout au plus à une princesse de mélodrame. Le sextuor qui termine le premier acte est un morceau d’ensemble fort bien écrit, mais d’une gaieté un peu équivoque, bien qu’il rappelle dans certains passages le beau sextuor de la Cenerentola.

La ronde qui ouvre le second acte est d’un beau caractère, et le chœur qui en forme la conclusion produit un effet doux et charmant ; il est d’ailleurs finement instrumenté comme toute la partition. Le trio pour trois voix de femmes, entre Mme Gaillard, Mme Horsen, la véritable mère, et le jeune Gervais, est suave et tendre, et rappelle encore une tournure mélodique de Schubert. Le trio qui succède entre le père Gaillard, sa femme et le jeune Gervais, est une sorte de prière d’un style encore trop élevé pour des personnages si vulgaires. Ce défaut de propriété dans la couleur musicale se remarque encore dans l’espèce de mélopée que chante le père Gaillard en invoquant la mémoire de son ami et de son bienfaiteur :

Du dernier asile
Où la mort l’exile.


Le septuor qui forme le finale du second acte est certainement un morceau d’ensemble très habilement traité. Le petit chœur de voix d’hommes et la réponse du chœur de femmes qui lui fait opposition produisent un heureux contraste ; toutefois on ne trouve pas dans ce finale, rempli de détails si fins, ce point lumineux qui fixe l’attention et autour duquel doivent converger toutes les parties de l’ensemble. Il n’y a pas d’unité en musique sans une idée principale qu’on développe successivement et qui se déroule comme un drame renfermé dans un autre drame, et cette idée nécessaire, qui se trouve si admirablement traitée dans le finale de Don Juan, dans le second finale du Mariage de Figaro, dans Otello, dans Sémiramide et même dans la Lucia de Donizetti, manque tout-à-fait au septuor d’ailleurs distingué de M. Reber. Le duo qui commence le troisième acte entre le père Gaillard et sa femme, qui ne sait à quoi attribuer le changement d’humeur qu’elle remarque un peu tard dans son mari, ce duo, disons-nous, est entaché, dans la première partie, du même défaut d’exagération que nous avons déjà relevé. Le second mouvement de ce duo : — O le nigaud, le pauvre sot ! — ayant pour objet d’exprimer le revirement très invraisemblable qui s’opère tout à coup dans l’esprit du crédule cabaretier, est fort joli, et Mme Darcier aurait rendu à merveille le fou rire qui prend Mme Gaillard, et qui a été traduit par un fragment de gamme diatonique descendante de l’effet le plus ingénieux. L’air du père Gaillard : — J’ai perdu mon bonheur, — est touchant, et M. Bataille le chante fort bien ; mais la seconde partie de ce même air : — Tais-toi, mon cœur, — dépasse évidemment par l’élévation du style le caractère du personnage. Le petit air syllabique que débite avec tant de succès Marotte, la fille du père Gaillard, est sans doute fort agréable et très bien adapté à la situation ; mais mérite-t-il réellement l’enthousiasme qu’il excite dans la salle ? Ce genre extrêmement facile, dans lequel l’auteur de Fra Diavolo et du Maçon a réussi plusieurs fois, nous paraît être une des infirmités de l’opéra-comique français. Ce n’est, après tout, qu’une combinaison de rhythmes dont tout le mérite doit consister dans l’accompagnement, et il est vrai de dire que celui de M. Reber est d’une coquetterie pleine d’élégance.

Ce qui distingue la partition que nous venons d’analyser, c’est la distinction de la forme et la sincérité de l’inspiration. M. Reber est un esprit élevé, un véritable artiste, qui va droit au but où il aspire et qui ne fait que peu de concessions au goût du public vulgaire, peut-être même ne lui en fait-il pas assez, car il faut souvent traiter le public comme un enfant et mettre un peu de miel sur les bords du vase qui renferme le breuvage salutaire. Deux influences différentes se font sentir dans le talent de M. Reber, qui est beaucoup plus un musicien élégiaque qu’un compositeur vraiment dramatique ; il procède d’Haydn et de Schubert, en passant par-dessus Mozart et Beethoven, et puis il se réclame directement des vieux maîtres français, de Monsigny surtout, de Philidor et de Grétry. Il y a tel morceau du nouvel opéra de M. Reber, le trio de l’introduction par exemple, et celui en forme de prière, entre le joyeux cabaretier, sa femme et Gervais, qu’on dirait inspiré directement par l’auteur du Déserteur. C’est la même finesse, la même émotion discrète, traversée par un doux et charmant sourire. Schubert aussi a laissé dans l’imagination de M. Henri Reber plus d’une tournure mélodique, quelques-unes de ces phrases courtes et profondes qui caractérisent l’admirable mélodiste allemand, et ce rapprochement est tout naturel entre deux musiciens qui ont moins de variété dans le style que d’émotion, et qui chantent, comme les poètes lyriques, l’hymne éternel de leur ame solitaire. Ce n’est pas que M. Reber n’ait essayé, dans son nouvel ouvrage, de rompre la monotonie de sa forme et de l’approprier aux différens caractères qu’il avait à peindre ; mais, tout en reconnaissant l’effort et l’intention de l’habile compositeur, nous sommes forcé de convenir qu’il n’a pas atteint complètement le but qu’il se proposait. Il règne dans sa partition une sorte d’uniformité sentimentale qui se prolonge et finit par émousser la sensibilité de l’auditeur. Sa gaieté manque d’entrain et de ce brio de la jeunesse qui éclate comme une étincelle électrique. Cette part de la critique réservée, hâtons-nous d’ajouter que, par l’élévation et la vérité des idées mélodiques, par la distinction et la sobriété des accompagnemens, par la clarté de l’harmonie et la fraîcheur des modulations, l’opéra du Père Gaillard est une heureuse tentative, et qu’il donne le droit à M. Reber de poser sa candidature à la première place vacante qu’il y aura à l’Institut.

P. SCUDO.