Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1852

Chronique n° 491
30 septembre 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


30 septembre 1852.

De quoi parlerait-on aujourd’hui qui ne ramenât de près ou de loin au voyage du prince-président dans nos provinces du midi, et de ce voyage aux mille symptômes qui éclatent de toutes parts, aux dispositions publiques qui se trahissent, à tout ce qui explique ou caractérise la situation actuelle de la France et même de l’Europe ? Il faut suivre ce mouvement, le scruter sans cesse, pour ne point rester étranger au sens des choses contemporaines, pour voir comment les événemens s’enchaînent, comment tout se modifie, se renouvelle et revit. Certes, s’il fut jamais un spectacle instructif et saisissant, c’est celui d’une si complète transformation opérée en si peu de temps dans la vie politique et morale du continent. Voyez où en étaient la France et l’Europe il y a quelques années à peine ! voyez dans quelles voies elles marchent aujourd’hui ! Par combien de phases n’ont-elles point passé ! La direction des opinions a changé ; les peuples oublient, pour le moment du moins, les instincts qui semblaient leur tenir le plus au cœur ; l’esprit public obéit à d’autres impulsions ; l’axe de la politique s’est en quelque sorte déplacée, et les événemens se combinent dans un but inconnu. On ne saurait imaginer une plus entière métamorphose. Qui eût dit aux gouvernemens européens, compris le nôtre, dans la sécurité trompeuse où ils vivaient à la veille de 1848, qu’ils touchaient à une catastrophe d’où allaient sortir une république nouvelle et un nouvel empire, et qu’à cinq ans de date le prince alors prisonnier à Ham parcourrait une portion de la France, recevant les honneurs d’un souverain, et au milieu des acclamations populaires ? N’est-ce point l’éternelle vérification du mot fameux : « L’homme s’agite et Dieu le mène ? »

Ce n’est point que tout cela ne s’explique. Quand la révolution de février est venue fondre sur la France, il n’a pu échapper aux esprits quelque peu clairvoyans que c’était là une ère nouvelle qui s’ouvrait, suscitant de nouvelles influences et de nouveaux moyens d’action, bouleversant tout pour le moment, confondant tout et rendant tout possible. Au lieu des idées d’équilibre constitutionnel de la veille, à la place du jeu savant des pouvoirs pondérés, de l’antagonisme des partis, des luttes de systèmes politiques, il n’y a plus eu que deux choses en présence pour la société : le danger de mourir à chaque instant de mort violente et le droit de vivre à tout prix, l’effroyable anarchie révolutionnaire et ce sentiment de conservation qui renaît de lui-même dans un pays profondément ébranlé, cet instinct ardent de l’autorité que la puissance des catastrophes réveille subitement comme une sauvegarde morale. Laquelle de ces deux tendances devait l’emporter ? C’est ce qui constitue le drame de l’année 1848 ; là est le secret des combats terribles de cette période si cruellement longue dans sa brièveté. Sous quelle forme d’ailleurs le sentiment de conservation pouvait-il vaincre, en supposant qu’il sortît vainqueur de la lutte ? Là encore était le problème. Quelques mois n’étaient point écoulés, que l’instinct conservateur, dans un suprême effort, était allé chercher sa personnification et son symbole dans un nom auquel se rattachait le souvenir du 18 brumaire. C’est la fortune du nom de Napoléon d’avoir, deux fois en un demi-siècle et à des titres différens, représenté les mêmes choses : l’ordre matériel retrouvé, la paix sociale garantie, la sécurité rendue aux intérêts. Nous connaissons bien des esprits qui ont discuté très compendieusement la question de savoir si le peuple français avait élu en 1848 un président selon la constitution ou un empereur. Ce sont des subtilités un peu raffinées quand il s’agit de la masse d’un pays. La réalité est que cette masse jetait comme une conjuration à l’anarchie le nom qu’elle pensait être le plus redoutable pour elle, et que l’élection du 10 décembre 1848 était l’acte le plus significatif, le plus formel d’adhésion à la reconstitution d’une autorité puissante et protectrice. La lutte n’était point finie pour cela : elle était dans les institutions mêmes ; mais l’instinct conservateur s’était concentré, personnifié et armé. Le nom impérial était surtout rentré dans notre histoire entouré de l’éclat des souvenirs et du prestige d’une manifestation populaire toute nouvelle. Il était dès ce moment avéré que les deux seules forces capables de dominer les événemens étaient la force révolutionnaire et la force de ce pouvoir nouveau créé dans un inexprimable besoin d’ordre et de stabilité. On a pu se méprendre et se faire illusion ; les diversions des partis ont pu obscurcir le problème qui s’agitait dans ces années d’incertitude que nous venons de traverser. En réalité, entre un dénoûment révolutionnaire et le dénoûment qui a eu lieu, où donc était la troisième issue possible, dans les conditions faites malheureusement au pays ? S’il en était autrement, comment s’expliquerait tout ce que nous avons vu ? Cette situation une fois donnée au contraire, tout se coordonne et s’explique, — et les tendances permanentes de la dernière présidence, et l’impuissance des partis, et le 2 décembre, et le voyage d’aujourd’hui, et l’empire de demain. Les faits se succèdent et se déroulent dans un enchaînement invincible. Le 24 février contient le 2 décembre, et, du 2 décembre à l’empire, il n’y a pas loin assurément. Au milieu de tout cela, il nous est assez difficile, on le comprend, de donner de bonnes et exactes informations sur ce que devient la république. Très probablement, le meilleur moyen pour elle de ne point mourir eût été de ne point naître, — si tant est que ce ne fût pas le seul.

Il faut rendre cette justice au prince Louis-Napoléon, que, par un de ces instincts infaillibles des esprits qui ont vécu long-temps sous l’empire d’une même idée, seul peut-être il ne s’est point mépris sur les destinées nouvelles faites à son nom par la révolution de 1848. Il n’en doutait pas lorsque, dès le 25 février, il faisait acte de présence à Paris, dans ce foyer encore incandescent. Il en doutait moins encore lorsque, trois mois plus tard, il écrivait ces lettres dont on se souvient, où il disait que, si le peuple lui imposait des devoirs, il saurait les remplir. Les fortes têtes républicaines hésitaient sur le point de savoir s’il fallait rire ou se fâcher, d’autres traitaient la chose de peu d’importance ; ni les uns ni les autres ne voulaient voir que la France était un pays en peine qui cherchait une force, un appui, un nom, un levier en un mot pour se tirer du gouffre. Le prince Louis-Napoléon a eu deux souverains mérites dans une époque comme la nôtre : il a eu foi en lui, et il a voulu. Il a voulu, — dans un temps où la volonté des hommes flotte entre tous les objets sans parvenir à se fixer ; il a fait bien plus : il a agi, — dans un pays qui ne hait rien tant que de se sauver lui-même. C’est tout cela qui explique la marche ascendante qu’a suivie la fortune du prince Louis-Napoléon ; c’est tout cela qui explique encore les manifestations dont il est l’objet aujourd’hui dans son voyage à travers les départemens du midi. Que voient les populations dans le chef actuel de l’état ? Elles voient en lui l’ordre, la paix intérieure, le raffermissement des intérêts, la sauvegarde de leur foyer et de leur travail. À chaque pas qu’il a fait, on a pu le remarquer, le prince Louis-Napoléon n’a point négUgé ces communications avec la masse du pays. Il en est de même aujourd’hui, à la veille peut-être d’une transformation nouvelle du pouvoir qu’il est facile de pressentir sans avoir le don de prophétie. Tel est le sens évident du voyage que fait en ce moment le chef de l’état. « Lorsqu’il s’agit de l’intérêt général, disait récemment le prince-président à Nevers, je m’efforce toujours de devancer l’opinion publique ; mais je la suis lorsqu’il s’agit d’un intérêt qui peut sembler personnel. » Quelques jours plus tard, il ajoutait à Lyon : « La prudence et le patriotisme exigent que, dans de semblables momens, la nation se recueille avant de fixer ses destinées, et il est encore pour moi difficile de savoir sous quel nom je puis rendre les plus grands services. » Le discours prononcé à Lyon par le prince Louis-Napoléon est certainement une des expressions les plus nettes et les plus fortes de la situation actuelle : il reporte sans effort au consulat. Comment se fait-il que d’odieuses passions viennent ajouter encore à la ressemblance des deux époques par la préméditation des mêmes attentats ? Nous voulons parler, on le conçoit, de cette découverte qui vient d’être faite d’une machine infernale, — jeu sanglant du crime que nous avons vu se produire si souvent depuis 1830, et qui laisse voir à de tristes profondeurs, à travers l’éclat des fêtes, le ravage des propagandes révolutionnaires ! Le prince Louis-Napoléon n’en continue pas moins son excursion : il est en ce moment à Toulon ; dans quelques jours, il sera à Toulouse et à Bordeaux. Ce sont partout les mêmes réceptions, où ne se laisse désormais distinguer qu’un seul cri d’une signification de plus en plus nette. Les faits, on le voit, ont une puissance irrésistible. Chaque jour nous rapproche maintenant davantage d’une transformation définitive des choses. C’est aux populations de répondre à la question qui leur est posée par la présence même du prince-président de la république au milieu d’elles. Cette réponse, à coup sûr, n’est plus douteuse aujourd’hui. Le voyage du prince Louis-Napoléon avec ses incidens et ses conséquences, telle est donc l’unique préoccupation du moment. L’Europe a l’œil tourné vers le midi, comme la France, car, en dépit de ses désastres, c’est là un privilège qui reste toujours à notre pays : son histoire est celle du monde. Les grandes affaires de la civilisation sont celles où la France a la main. Les hommes qui acquièrent une notoriété universelle sont ceux qui l’obtiennent par nous, souvent à notre détriment. Dans ce va-et-vient des révolutions contemporaines, si la France change, l’Europe reste-t-elle donc la même ? Ne se transforme-t-elle pas, elle aussi ? ne voit-elle pas s’épuiser ses vieilles générations d’autrefois ? Tandis que se manifeste de nouveau parmi nous le signe des résurrections impériales, tandis que nous allons renouer les traditions de 1804, voici que la mort vient saisir un des plus grands antagonistes du premier empire, — le duc de Wellington disparaissant plein de jours et de renommée.

C’était le dernier survivant peut-être de cette féconde année 1769, qui a produit Napoléon, le maréchal Soult, Chateaubriand, Walter Scott, Talleyrand. Par un côté de sa vie et de son caractère, le duc de Wellington était un personnage purement anglais ; par un autre côté, par le rôle qu’il a joué, c’était un personnage européen. Nul homme n’a pesé plus que lui du conseil et de l’épée dans la balance des affaires du continent. Quel intérêt pourrait-il y avoir pour nous à diminuer cette grande gloire, à montrer que nos armées n’ont eu à se mesurer qu’avec un antagoniste vulgaire ? Et en même temps, nous nous demandons ce qu’il peut y avoir d’utilité et de vérité historique à mettre en parallèle les noms de Napoléon et de Wellington. Quand ces deux hommes se sont trouvés en présence, ce n’était point à coup sûr une lutte de génie à génie ; c’étaient, si l’on nous passe le terme, deux situations qui s’entrechoquaient. Ce qu’on peut dire de plus vrai, c’est que le duc de Wellington a été à la hauteur de celle où sa fortune le plaçait. Arthur Wellesley avait fait sa première éducation militaire dans une école française, à Angers, bien avant la révolution. Trente ans plus tard, il se trouvait sur notre sol en général victorieux ; mais dans l’intervalle il avait fait la guerre dans l’Inde, et on dit même que le général Harris augurait peu favorablement de son avenir, après un engagement où il avait figuré. La grande carrière militaire de lord Wellington ne commence qu’au moment où il se jette en Espagne à la tête d’un corps peu nombreux et difficile à faire vivre au milieu des privations. La tâche ne devint pas plus aisée, lorsqu’il fut mis plus tard à la tête des armées alliées d’Espagne et de Portugal, et qu’il eut à maintenir la discipline parmi ces bandes peu faites à supporter un joug. Il faut lire la volumineuse et instructive collection des dépêches[1] du duc de Wellington pendant cette guerre, pour voir ce que c’était que cette nature forte et positive, inaccessible à l’enthousiasme et au découragement : ce n’était point un héros selon notre idéal, c’était un héros anglais ; il n’avait pas l’éclat du génie, la fécondité des conceptions ; il avait toutes les mâles qualités d’une raison solide et inflexible. Ses dépêches ne contiennent pas une seule fois le mot de gloire, a-t-on dit : le mot de devoir est plutôt le sien. Lord Wellington a réalisé probablement tout ce qu’on peut attendre d’un général aux ordres d’un gouvernement constitutionnel. Forcé plus d’une fois d’agir contre ses propres vues ou sans ressources suffisantes, il ne murmurait pas, il s’employait à réparer les fautes qu’on lui faisait commettre ou à suppléer aux moyens qu’on lui refusait. Quant au genre d’héroïsme du duc de Wellington, on peut le voir tout entier à Waterloo ; il avait fixé la place où il devait mourir, lui et son armée jusqu’au dernier homme. Dans la journée, en effet, il avait perdu huit généraux, huit aides-de-camp ; sept chevaux étaient tombés sous lui, et la résistance durait encore. C’était l’héroïsme de la ténacité et de l’inflexibilité. Toutes ces qualités mâles et fortes, lord Wellington les avait portées dans la politique, où il a exercé jusqu’à son dernier jour un ascendant que nul ne songeait à contester.

C’est assurément un de ses plus illustres enfans que l’Angleterre vient de perdre et auquel elle prépare des funérailles dignes d’elle, dignes de l’émule de Nelson. Par une coïncidence étrange, au même instant, mourait en Espagne un autre homme de guerre mêlé, comme lord Wellington, aux événemens du commencement de ce siècle : c’est le général Castanos, duc de Bailen. Ce nom de Bailen est d’un souvenir fâcheux, presque sinistre pour nous. Celui qui le portait cependant était un spirituel et aimable vieillard arrivé aux dernières limites de la vie, il avait près de quatre-vingt-quinze ans, et il faut admirer comment ces natures, durcies par la guerre, atteignent facilement l’âge le plus extrême. Castanos était encore, à sa mort, commandant en chef des hallebardiers de la reine. La causticité et la bonne humeur de ce vieux soldat étaient bien connues en Espagne ; on sait de lui force traits piquans. Un jour, pendant les guerres de l’empire, un jeune moine se présenta à lui, se prétendant en possession d’un secret infaillible pour faire toutes les troupes françaises prisonnières. Pour cela, le général espagnol et ses soldats n’avaient tout simplement qu’à se confesser, à communier, — après quoi faire mettre bas les armes aux Français était la moindre des choses. « Eh bien ! soit, répondit gravement Castanos à ce jeune fanatique ; moi et mes soldats nous allons nous confesser, communier ; — puis vous vous chargez du reste. » Un autre jour, assure-t-on, le duc de Bailen se présenta au palais, dans le cœur de l’hiver, en costume d’été. Le roi Ferdinand VII, qui l’avait en grande amitié, se prit à rire en le questionnant sur ce qui avait pu le porter à se vêtir si légèrement. « Quoi donc ! reprit Castanos, ne sommes-nous pas au mois d’août, sire ? J’en étais persuadé, n’ayant pas touché ma solde depuis ce temps. » On pourrait recueillir bien d’autres saillies de ce vieux soldat, qui joignait d’ailleurs à cette causticité d’esprit de plus solides mérites militaires. Réfléchissez un moment cependant : Wellington, Castanos, voilà des hommes dont le nom, illustré dans les luttes de leur patrie, est resté jusqu’au bout l’objet du respect universel. Quand, en Angleterre, on parlait de lord Wellington, on rappelait le duc, et cela suffisait ; chacun savait qu’il s’agissait du premier Anglais après le chef couronné : on lui a érigé, de son vivant, des statues. Lord Wellington a offert ce rare spectacle d’un homme jouissant pendant quarante années, dans son pays, d’une gloire qui n’a jamais décru, et que les passions politiques n’ont jamais essayé de mordre. Si cela fait honneur à l’homme, disons-le, cela fait aussi honneur au peuple qui sait avoir une telle religion de ses illustrations. Quant à nous, que faisons-nous souvent des hommes qui sont la force et l’éclat de notre patrie ? Souvenez-vous de cette comédie de l’esprit de parti qui faisait alternativement gagner ou perdre la bataille de Toulouse par le maréchal Soult, suivant que le vieux capitaine était au ministère ou hors du pouvoir ! Quelle gloire vivante est sûre de rester intacte quarante ans ? Il semble que ce soit un besoin pour nous de briser périodiquement nos admirations, et que nous ne puissions trouver un milieu raisonnable, juste et patriotique entre le fanatisme et l’oubli ou l’injure ; et, si ces inconstances, si ces caprices du patriotisme sont si fréquens, n’en faut-il point encore rejeter la faute sur l’action corruptrice des révolutions ?

Ce sont là au surplus des faits et des impressions qui dominent le cours ordinaire de notre vie publique actuelle. Pour le moment, nous le disions, le voyage du prince-président est l’unique préoccupation de tous les jours. Les incidens d’une autre nature auraient peu de prix, s’il n’y avait quelques mesures qui touchent à l’enseignement dans ses branches diverses. Disons un mot de l’institut agronomique de Versailles. Cette création, due à l’année 1848, était-elle réellement féconde, comme l’ont pensé et le pensent encore quelques esprits ? était-ce une institution inutile ? Il y a aujourd’hui en faveur de cette dernière opinion la décision du gouvernement, qui vient de supprimer l’institut de Versailles. Ce qu’on peut dire de mieux, c’est que c’était un établissement formé avec soin, qui réunissait de savans et habiles professeurs. Par malheur, en France, qu’il s’agisse de commerce ou de science, de littérature ou de travail agricole, la première chose dont nous nous occupons instantanément, c’est d’ouvrir des écoles et de distribuer des diplômes. Le plus essentiel n’est point là pourtant. En fait d’agriculture surtout, il y a un grand maître, qui est la pratique ; c’est ce maître qu’il faut toujours écouter et consulter. Il y a sans doute des connaissances qu’il est utile de multiplier et de propager ; mais, dans son essence, l’agriculture n’est point une science qui puisse avoir ses bacheliers et ses docteurs, et dèsrlors pourquoi une faculté ? Le gouvernement, il nous semble, a un moyen plus assuré de stimuler et de favoriser le développement du travail agricole : c’est de lui donner l’ordre et la paix, d’étendre les relations du pays, de compléter les voies de communication, d’adoucir les charges qui pèsent sur la terre et de laisser à l’intelligence individuelle le soin de faire son œuvre au sein de ces conditions plus faciles.

Il n’en est pas, on le comprend, de l’enseignement appliqué à l’agriculture comme de l’enseignement littéraire. Ici l’organisation, les soins attentifs, les leçons permanentes, l’ordre des études ne sauraient être de trop. Ce ne sont plus des hommes spéciaux qu’il s’agit de former, ce sont des hommes dans toute l’étendue et l’excellence du mot. On sait à quel point on se préoccupe aujourd’hui de toutes ces matières d’éducation publique. Cette sollicitude s’explique par le besoin de recomposer en quelque sorte des générations meilleures, plus assurées dans leur foi et dans le sentiment des grandes lois de la vie humaine. Toutes les tentatives, toutes les réformes jetées dans la discussion n’ont point d’autre but ; la question est de savoir si elles l’atteignent toujours, M. le ministre de l’instruction publique multiplie les actes depuis quelque temps dans ce domaine intellectuel et moral ; il s’emploie avec zèle à l’administration de ces grands intérêts. Avant ce qui touche à l’enseignement même dans l’ensemble de ces mesures, qu’on nous permette de placer l’heureuse et louable pensée d’un décret en vertu duquel doit être publié un recueil général des poésies populaires de la France. Il sied en effet à un pays de recueillir et d’honorer ses traditions, de rassembler tous ces fragmens épars du génie populaire, où revit le sentiment religieux, moral ou patriotique du passé. Mais ne voilà-t-il pas qu’il a pu entrer dans l’esprit de quelques personnes d’étendre la pensée du décret du gouvernement au point de comprendre dans ce recueil le Dieu des bonnes gens, — sans doute comme le credo de notre temps ! L’idée est bizarre à coup sûr, et, en entrant dans cette voie, le choix des poésies populaires pourrait devenir volumineux. Ce doute même qui s’est élevé prouve avec quel soin et quelle réserve doit être faite une collection de ce genre, où il y a toujours quelque chose de plus qu’un intérêt littéraire.

Dans l’ensemble des mesures récentes prises par M. le ministre de l’instruction publique, concernant l’enseignement proprement dit, la plus importante, la plus sérieuse certainement est l’arrêté qui règle l’enseignement religieux dans les lycées. Oui, il faut bien l’avouer aujourd’hui, après tant d’efforts inutiles et de déceptions, le sentiment religieux est la première base de toute éducation saine et forte. Le mot de Bacon garde toujours sa vérité : « La religion est un arôme qui empêche la science de se corrompre. » Qu’estce donc lorsqu’il s’agit de graver dans de jeunes esprits les immortelles notions du bien et du vrai, et de les armer contre toutes les séductions qui les environnent ? Les révolutions ont du moins ce merveilleux effet de raviver le sentiment de ces nécessités religieuses et morales, et le règlement récent est encore un heureux fruit de la réaction contemporaine. Quant aux divers programmes d’études qui viennent d’être promulgués, ils sont le résultat des délibérations du conseil supérieur de l’instruction publique et l’application du décret du 10 avril, qui a modifié, comme on sait, l’ordre de l’enseignement, en créant deux divisions distinctes, l’une pour les sciences, l’autre pour les lettres. Nous touchons maintenant au moment où le système nouveau va trouver dans tous les lycées de la France sa complète réalisation. C’est l’expérience seule qui peut en démontrer l’efficacité ou les vices, désarmer les défiances ou confirmer les craintes. Nous n’avons point de peine à reconnaître d’ailleurs que M. le ministre de l’instruction publique a fait une large place dans ces programmes aux études classiques.

Une question qui ne manquerait point de quelque intérêt serait de se demander si ces études ont gagné ou perdu dans les discussions et les polémiques dont elles ont été l’objet depuis quelque temps. À notre avis, leur utilité est sortie intacte et plus évidente de cette tempête passagère. Elles viennent de trouver un nouveau défenseur dans un membre éclairé de la compagnie de Jésus, le père Cahour, auteur d’un livre substantiel et instructif sur les Études classiques et les Études professionnelles. Par où l’enseignement classique s’est-il vu menacé ? Il a eu à lutter contre l’envahissement des études spéciales, scientifiques, professionnelles d’un côté, et de l’autre, il a eu à se défendre contre l’étrange thèse de M. l’abbé Gaume. C’est à ce double point de vue que le père Cahour s’est placé dans son essai, faisant la part nécessaire à l’étude des sciences, en tant qu’elle n’altère point l’enseignement classique, et posant naturellement le principe de l’influence chrétienne dans l’éducation, mais repoussant absolument le système de l’auteur du Ver rongeur. Il est facile de distinguer, dans cet exposé nouveau de la question, un esprit habile, instruit et accoutumé à traiter de ces choses de l’éducation publique. Seulement, après avoir lu ce livre, nous nous demandons ce qui peut rester du système de M. l’abbé Gaume. Tout ce que celui-ci soutient, le père Cahour le détruit pas à pas, substituant aux assertions légères ou paradoxales une interprétation plus saine des faits. Ce qui effraie avec beaucoup de raison le savant jésuite, ce n’est point le développement immodéré des études classiques, c’est leur affaiblissement au contraire, c’est la diminution sensible de cette science d’autrefois qui allait droit aux sources et vivait en communication directe avec les grands auteurs de l’antiquité, tandis qu’aujourd’hui on les lit dans des traductions, et ce qui n’est point traduit, on ne le lit pas. Par une remarquable vue, dans ces attaques peu intelligentes dont l’enseignement des classiques latins est l’objet, le père Cahour montre l’atteinte qu’on porte au catholicisme lui-même en affaiblissant l’autorité de la langue dans laquelle il n’a cessé et ne cesse encore de parler au monde, et cela n’est pas vrai seulement au point de vue religieux : n’est-il point sensible que la France en particulier peut se trouver également atteinte dans son génie, à mesure qu’elle sera détournée de l’étude de ses origines, de ses traditions latines, de la langue qui a donné naissance à la sienne ? Le livre du père Cahour a cela de bon, qu’il rectifie bien des erreurs, qu’il remet à leur place bien des vérités simples et pratiques, qu’il dissipe bien des confusions. Or la confusion, c’est justement une des maladies les plus invétérées de notre temps ; elle est dans les esprits, dans les idées, dans les cœurs. Il semble que le sens net et clair des choses nous échappe.

Il est facile de pressentir ce qui peut résulter de cette confusion dans la sphère littéraire. Il y a des conditions de l’art qui cessent d’être la règle dominante des intelligences, il y a des lois de la pensée et de l’invention qui s’obscurcissent, il y a comme un ressort secret de l’esprit et de l’imagination qui fonctionne à vide et au hasard. Qu’on ait jeté aux orties le froc classique, qu’on secoue le joug des règles des rhétoriques anciennes, là n’est point la question ; mais la peinture d’un caractère, l’analyse d’une passion, l’expression d’un sentiment, la reproduction de l’histoire, — c’est tout cela qui a ses conditions propres. L’embarras aujourd’hui est de saisir le caractère de telle ou telle œuvre qui passe sous vos yeux, d’en apercevoir l’inspiration et le but, de savoir d’où elle vient et où elle va. Sous quelle zone morale et littéraire, par exemple, a pu naître la comédie de Stella, que donnait récemment le Théâtre-Français ? Il est difficile de s’en rendre compte. Stella, le principal personnage, est encore un des types de la grande artiste suivant l’invention moderne ; elle est née de quelque adultère presque illustre, elle a vécu à la grace de Dieu, et elle a, bien entendu, du génie sur le piano. Quant à ses aventures, elles sont assez vulgairement invraisemblables. Au milieu de cet imbroglio, il y avait cependant une idée comique dans un personnage de banqueroutier qui veut passer pour honnête homme, même aux yeux de ceux qu’il a dupés, et qui a du goût pour les arts ; mais l’idée n’a pas suffisamment pris corps. Stella atteint à un degré d’imprévu extrêmement rare : d’une scène à l’autre, le fil échappe, on ne comprend plus, et on arrive ainsi jusqu’au bout, où on ne comprend pas davantage. Intrigue et caractères sans réalité, scènes sans vraisemblance et sans lien, telle est donc l’œuvre nouvelle. On disait plaisamment que l’auteur avait retrouvé la grande comédie ennuyeuse ; c’était une spirituelle calomnie, au moins en un point : Stella n’est ni une grande ni une petite comédie. Ce n’est un succès ni pour le Théâtre-Français, qui semble trop s’accoutumer aux tentatives de ce genre, ni pour l’auteur, qui peut à coup sûr employer plus heureusement un talent quelquefois mieux inspiré. Comme il est bien vrai cependant que chaque œuvre nouvelle produite à nos yeux démontre de plus en plus la nécessité pour les esprits de se replonger dans l’étude, de s’épurer au contact des immortels modèles, de retrouver le secret des justes inventions, des combinaisons simples, des peintures fidèles de la vie humaine, et d’un langage plus conforme à notre génie littéraire ! Certes ces symptômes intellectuels ne sont pas sans importance ; ils sont au moins aussi sérieux que les symptômes politiques, qui nous ramènent au courant des affaires contemporaines de la France et de l’Europe.

Nous avons dit où en était la France dans son mouvement intérieur. Maintenant voici les complications qui renaissent au sujet de la Belgique. Un moment, on a pu croire que toutes les difficultés étaient apaisées. Il n’en était rien ; ces difficultés, au contraire, entrent dans une phase nouvelle déterminée par un récent décret du gouvernement français, qui élève le droit sur les houilles et les fontes de nos voisins, et il vient s’y joindre aujourd’hui, pour la Belgique, une crise ministérielle qui, cette fois, doit entraîner définitivement la chute du cabinet dont M. Rogier était le chef. Fixons rapidement à ce double point de vue la nature des complications actuelles. Qu’avaient fait les conventions du 22 août dont nous avons parlé ? Elles réglaient un intérêt précis, déterminé. L’une de ces conventions stipulait la garantie de la propriété littéraire, l’abolition de la contrefaçon, et en échange de cette concession long-temps poursuivie auprès du gouvernement belge, la France, par une seconde convention, consentait à une réduction assez considérable de ses tarifs sur certains produits de la Belgique, tels que les papiers, houblons, cotonnettes, bestiaux, etc. Mais, en dehors de cet intérêt d’une nature spéciale, il restait toujours à régler l’ensemble des rapports commerciaux des deux pays, par suite de l’expiration du traité de 1845. Qu’on le remarque bien : les faveurs que se font réciproquement les nations dans leurs rapports commerciaux, quand même elles ne seraient point inscrites dans les mêmes transactions, sont toujours corrélatives. Il est évident, par exemple, que nos tarifs de faveur sur les houilles belges correspondaient au traitement également favorable que trouvaient en Belgique certains objets de notre commerce. Or qu’est-il arrivé ? D’une part, le traité de 1845 expirant, nos vins et nos soieries notamment cessaient de jouir des faveurs qui leur étaient garanties par ce traité, faveurs dont la Belgique d’ailleurs avait accordé le bénéfice à l’Allemagne, — et d’un autre côté les houilles et les fontes belges continuaient à jouir des mêmes avantages que par le passé, le traitement dont elles étaient l’objet résultant de tarifs librement fixés par la France et toujours en vigueur. Le gouvernement français s’est préoccupé, et non sans raison, de cette inégalité. Il a demandé au cabinet belge la remise en vigueur temporaire du traité de 1845, sauf à travailler dans des négociations nouvelles à un arrangement définitif. Le gouvernement belge n’a point cru devoir consentir à accepter ces bases, et c’est alors qu’est intervenu le décret du 14 septembre, qui élève, de 15 à 30 cent. les 100 kilos, le droit sur les houilles de la Belgique, et de 4 à 5 fr. le droit sur les fontes. Le gouvernement français était d’autant plus fondé dans cette mesure, que certains objets de provenance allemande trouvaient en Belgique un traitement dont nos produits commerciaux identiques ne jouissaient plus. Comment donc s’expliquer la surprise qui a semblé éclater en Belgique ? Au fond peut-être, le gouvernement belge a-t-il trop compté que les conventions du 22 août pouvaient suppléer à tout. Il y a des momens où il ne faut pas trop se fier à l’habileté, où il vaut mieux un peu de bon sens pour reconnaître les situations et quelque prévoyance pour empêcher les complications de surgir. Quoi qu’il en soit, le gouvernement belge a été étonné, — et c’est sous le coup de la publication du décret du 14 septembre que les chambres se sont ouvertes à Bruxelles. Si on s’en souvient, c’est pour la première fois que le parlement, renouvelé au mois de juin, se trouvait en fonctions. Son premier vote a été un coup de mort pour le ministère belge. Le cabinet avait choisi pour son candidat à la présidence de la chambre M. Verhaegen ; il n’a eu que 46 voix, tandis que M Delehaye en a obtenu 54. Malgré le refus de celui-ci, le coup n’en étciit pas moins porté, et M. Rogier, ainsi que ses collègues, ont déposé leur démission entre les mains du roi. Maintenant, quelle peut être l’issue de cette crise nouvelle ? Ce qui en ressort le plus clairement, c’est que M. Delehaye sera sans doute chargé de la formation d’un cabinet dont la principale mission sera de renouer les négociations avec la France pour la conclusion d’un traité de commerce. M. Delehaye est un député de Gand, ancien vice-président de la chambre, et qui, mieux que tout autre par ses tendances, peut amener une solution conforme aux intérêts des deux pays. Il ne fera d’ailleurs, en cela, que répondre au vœu de l’industrie en Belgique, car en ce moment même les fabricans de Gand viennent d’adresser un mémoire au gouvernement, demandant un renouvellement du traité de 1845. C’est ce qui nous fait croire à une reprise prochaine des négociations, qui cette fois, nous l’espérons, aboutiront à un résultat favorable et définitif.

La vie parlementaire renaît également en Hollande ; il est vrai qu’elle a été à peine interrompue. La session dernière se terminait le 18 septembre ; le 20, une session nouvelle s’ouvrait, et était inaugurée par le souverain lui-même. Le discours royal, en touchant aux principaux intérêts de la Hollande, à l’état de l’Inde, aux finances, aux projets de règlement d’une portion de la dette de l’état, est néanmoins relativement bref et sobre de promesses, ce qui s’explique, assure-t-on, par un dissentiment survenu à la dernière heure entre le roi et son cabinet sur la rédaction même du discours. Quoi qu’il en soit, la situation de la Hollande semble aujourd’hui prospère. Au point de vue politique, dès l’ouverture des états-généraux, l’antagonisme des partis n’a point tardé à se dessiner. La lutte a éclaté à l’occasion de la formation de la liste à présenter au choix du roi pour la nomination du président de la seconde chambre. Le candidat avoué et déclaré du ministère était M. Dullert, l’opposition conservatrice avait choisi l’ancien président, M. Boreel van Hogelanden ; c’est le premier qui a été porté au premier rang par 30 voix contre 28, et pour éviter même que le roi ne pût choisir le candidat conservateur, bien que porté au deuxième ou troisième rang, M. Boreel a été complètement éliminé de la liste. Il ne restait plus au roi qu’à choisir entre trois amis dévoués de M. Thorbecke, et c’est M. Dullert qui a été nommé. Le ministère semble donc assuré. Il ne faudrait pas cependant trop augurer de ce dernier succès. En réalité, dans la majorité ministérielle, compte la fraction catholique, qui n’appuie le cabinet actuel qu’en comptant recevoir de lui une satisfaction sur la question de l’enseignement. C’est cette fraction qui, au fond, est maîtresse de la majorité. L’existence du cabinet semblerait donc à la merci d’un simple déplacement de voix que la première circonstance peut entraîner. Le ministère hollandais a, du reste, maintenant à se compléter. La retraite du ministre des affaires étrangères est devenue définitive. M. van Sonsbeeke l’a officiellement déclaré dans la première chambre des états-généraux à l’occasion de la discussion du projet de règlement de la dette russe, qui avait été une des causes premières des difficultés politiques qu’il avait rencontrées. Par qui sera remplacé M. van Sonsbeeke ? Divers candidats sont désignés. Le plus important de tous est M. Rochussen, ancien gouverneur-général des Indes orientales, homme d’une intelligence remarquable ; mais on peut se demander si M. Rochussen consentira à entrer dans un cabinet à un titre jusqu’à un certain point secondaire, ayant en d’autres termes pour chef M. Thorbecke. Là est la difficulté, et si M. Rochussen entre au ministère, est-il bien sûr que M. Thorbecke ne finisse pas par en sortir ?

Une des causes de la retraite de M. van Sonsbeeke, au dernier moment, a été, on le sait, le rejet de la convention signée avec la France sur la propriété littéraire. Or ce rejet a produit dans le pays un effet tout contraire à celui qu’on en attendait. La société de la librairie hollandaise a adressé au gouvernement une pétition dans laquelle elle se déclare entièrement opposée à la contrefaçon. Bien qu’elle aspire à des équivalens, elle n’est point du tout opposée à la conclusion d’un traité avec la France. La retraite de M. van Sonsbeeke laisse aujourd’hui le terrain libre de toute comphcation personnelle, et il n’est point douteux que des négociations ne puissent amener promptement la signature d’un nouveau traité dont le principe est d’ailleurs si bien d’accord avec le vieil esprit de probité hollandaise.

L’Allemagne est aujourd’hui plus divisée que jamais au sujet de la réorganisation du Zollverein ; peut-être les affaires ont-elles reculé plutôt qu’avancé depuis quinze jours. Un nouveau congrès des alliés de l’Autriche a eu lieu à Munich, au centre même de la lutte engagée par l’Allemagne du midi contre la Prusse. Le congrès de Munich, tout en consentant à la reconstitution préalable du Zollverein, continue d’exiger qu’un traité soit subséquemment signé entre le Zollverein et l’Autriche, et que l’union, pour un avenir rapproché, soit implicitement stipulée. D’autre part, le voyage entrepris en ce moment par le roi de Prusse dans le Hanovre et le duché d’Oldenbourg semble avoir pour objet de resserrer l’union des états du nord. Quelques esprits vont jusqu’à y voir le symptôme d’une résolution arrêtée à Berlin de rompre les négociations avec les états du midi et de reconstituer le Zollverein sans eux. La polémique de la presse dans les deux camps présente la physionomie la plus animée. Toutes les passions sont en jeu ; les préjugés du midi contre le nord les ressentimens du nord contre le midi se donnent libre carrière. Il n’est pas jusqu’aux intérêts religieux qui ne se mêlent à ces débats de plus en plus sérieux. Les catholiques du moins croient reconnaître, dans les mesures sévères dont ils sont depuis quelque temps l’objet en Prusse, le désir de flatter le protestantisme des petits états, afin de les mieux rattacher à la cause prussienne. L’Autriche, de son côté, déploie la plus grande activité pour conserver le dévouement de ses alliés. La Prusse, dans ces derniers temps, se plaisait à railler les embarras financiers de sa rivale et à y puiser des argumens contre l’union austro-allemande, dont les recettes, suivant le parti prussien, seraient compromises par la dépréciation du papier-monnaie de l’Autriche. Le cabinet de Vienne travaille avec autant de succès que d’ardeur à remettre ses finances dans leurs conditions normales. On sait que, durant la grande crise qui a commencé en 1848 et n’a fini qu’avec l’année 1850, la banque de Vienne est venue au secours de l’état par tous les moyens que lui permettaient ses ressources et son crédit. Tout en se proposant de donner une impulsion nouvelle aux magnifiques voies de communication qui couvrent déjà en partie les provinces occidentales de l’empire, le gouvernement tient à se libérer des dettes qu’il a contractées envers la banque. De là le nouvel emprunt de 80 millions qui vient d’être ouvert à Vienne. La promptitude avec laquelle les capitalistes autrichiens ont répondu à l’appel qui leur était fait, le surplus de 30 millions qui s’est trouvé souscrit dans cet élan de confiance, témoignent assez de l’amélioration qui s’est opérée dans l’état matériel de l’empire et de la vigueur avec laquelle il se relève. Dans la sollicitude qu’il montre pour ses finances, le gouvernement autrichien est loin pourtant de négliger ses forces militaires. Il ne veut point que l’on oublie de quel effectif il dispose et combien ses troupes sont instruites et disciplinées. Entre le voyage qu’il a accompli en Hongrie avec tant de bonheur et celui qu’il se propose de faire dans quelques jours en Croatie, au milieu de populations non moins dévouées, le jeune empereur a résolu de se donner le spectacle d’un camp et de renouveler, dans les célèbres plaines des environs de Pesth, les grandes manœuvres qui ont eu lieu si souvent depuis quelques mois sur divers points de l’empire. Les armées de la plupart des états de l’Europe y sont représentées par des officiers-généraux ; mais les principaux honneurs de ces fêtes sont naturellement pour le fils du tsar, le grand-duc héritier. C’est l’hymne national de la Russie que les musiques militaires jouent de préférence au défilé. Bien que le tsar ne paraisse point approuver les ambitions commerciales de l’Autriche, l’alliance austro-russe, qui s’était refroidie dans les derniers temps de l’administration du prince Schwarzenberg, paraît donc se raffermir et se resserrer. Les deux gouvernemens ne cessent du moins d’échanger les témoignages d’une sincère amitié.

La Russie vient d’être témoin d’un événement bien rare dans un pays où le principe de la stabilité est le dogme fondamental de l’état : le personnel du conseil des ministres s’est renouvelé, du moins partiellement. C’est une des conséquences de la monarchie illimitée, que les chefs des départemens ministériels ne soient point responsables des actes du cabinet tout entier ; ils ne connaissent point ce lien de solidarité qui, sous le régime constitutionnel, entraîne souvent la chute de tous par suite de la retraite d’un seul. Dans les pays ainsi constitués, c’est à peine si un changement de règne détermine un changement de ministère, et plus rarement encore voit-on le souverain se séparer de tous ses ministres à la fois. Les modifications qui viennent de se produire dans le cabinet russe ne sont nullement le résultat de quelque difficulté politique. En même temps que le prince Volkonski, ministre de la maison de l’empereur, terminait une carrière qui comptait près de cinquante-deux ans de services, le prince Tchernichef, ministre de la guerre, était forcé, par son grand âge, de se démettre des laborieuses fonctions de ministre de la guerre, qu’il cumulait avec la double présidence du conseil des ministres et du conseil de l’empire. Le prince Tchernichef s’est déchargé de ce fardeau après avoir lui-même accompli cinquante ans de services. Les preuves de bienveillance que l’empereur lui a données à cette occasion prouveraient suffisamment que sa situation nouvelle n’est point une disgrâce, lors mêin qu’il ne conserverait point la présidence du conseil de l’empire. Le prince Tchernichef a pour successeur au ministère de la guerre le prince Dolgorouki I, qui administrait ce département en qualité d’adjoint. Le prince Volkonski est remplacé par le général d’Adlerberg, précédemment chef du département des postes. Pour remplir avec succès les hautes fonctions dont il est chargé, le nouveau ministre de la maison impériale n’a qu’à marcher sur les traces de son prédécesseur. Le maréchal Volkonski était en Russie le type même du dévouement politique, et il portait dans ce rôle une probité et une gravité qui en rehaussaient encore l’éclat. C’est ainsi qu’il a pu être honoré successivement de la faveur et des confidences d’Alexandre et de Nicolas, dans la carrière des armes comme dans les dignités de la cour. Les regrets que laisse le maréchal Volkonski sont la seule émotion publique qui ait accompagné les récentes modifications ministérielles.

Le calme dont la Russie a joui au milieu des plus grandes agitations de l’Europe ne peut que se consolider sous l’empire de la situation nouvelle. Rarement l’opinion sort de ce calme dont rien ne la distrait. Une question intéressante occupe toutefois en ce moment les principaux membres du clergé russe. Un incident théologique a suscité dans l’église grecque de Turquie une controverse qui a ému le métropolitain de Moscou, et à laquelle il a voulu prendre part. Il ne s’agit de rien moins que de déterminer sous quelle forme le baptême doit être administré, problème obscur, et qui a reçu en Russie même, à différentes époques, des solutions diverses. Le patriarche de Constantinople et celui de Jérusalem affirment sans hésiter qu’ils ne reconnaissent point d’autre baptême que celui qui est donné par immersion. Le catéchisme officiel de l’église d’Orient, publié avec l’approbation du saintsynode de Russie, déclare de son côté que « la triple immersion dans l’eau baptismale au nom des trois personnes de la Trinité est l’acte le plus important de la cérémonie du baptême. » Néanmoins l’église russe est très loin de porter dans cette doctrine des sentimens aussi arrêtés que paraissent l’être ceux de l’église de Constantinople. En principe, l’église russe reconnaît la validité du baptême par affusion, et dans la pratique elle a toujours montré la plus parfaite tolérance. Ainsi, par exemple, elle ne rebaptise point les chrétiens des autres communions qui entrent dans son sein ; elle se borne à recevoir leur profession de foi et à leur administrer sans retard la confirmation. Provoqué par la déclaration du synode de Constantinople, qui condamne formellement le baptême par affusion, et qui ordonne de rebaptiser les affusionnés qui se convertissent, le métropolitain de Moscou, le vénérable Philarète, a adressé d’abord une demande d’explication à Constantinople. Récemment enfin, il a fait parvenir au patriarche un ensemble de documens extraits des archives de Saint-Pétersbourg, qui témoignent hautement en faveur des doctrines et des pratiques de l’église russe. Des catholiques zélés ont cru voir dans cette controverse, jusqu’à ce jour d’ailleurs très pacifique, le prélude d’une vaste discussion qui pourrait amener au sein de l’église russe une crise pareille à celle qui déchire, depuis quelques années, l’église anglicane. Le débat n’a pas ce caractère. Il ne peut avoir pour effet que de mettre mieux en lumière la supériorité dogmatique et pratique des théologiens russes sur ceux de Constantinople, et de faire prévaloir les doctrines et les usages si tolérans des uns contre les théories et les habitudes exclusives des autres. Quant à supposer à l’église russe un désir quelconque de renouer avec l’église latine les liens brisés par le schisme, il faudrait, pour se permettre une telle hypothèse, ignorer profondément la situation intellectuelle et politique des peuples de l’Europe orientale ; il faudrait ne plus se rappeler que l’une des principales raisons de l’isolement actuel des Polonais au milieu de ces peuples, c’est leur latinisme, qui les a rendus suspects à tous ; il faudrait, en un mot, oublier que la force principale de la nation russe, au-dedans et au-dehors, dérive de sa foi religieuse, et que son influence dans le présent, son rôle encore plus grand dans l’avenir, en dépendent.

Nous parlions récemment des complications nouvelles qui se sont élevées sur les bords de la Plata. Comme on sait, un congrès général était sur le point de se réunir, et des décisions de ce congrès devait sortir une organisation nouvelle de la République Argentine. Pendant que ces efforts se poursuivent pour organiser enfin ce pays en révolution, il vient de paraître en Amérique un essai remarquable qui a trait à ces questions, et qui a pour titre : Bases de l’organisation politique de la République Argentine. L’auteur, M. Alberdi, est un Argentin distingué, depuis long-temps réfugié au Chili, où il jouit d’une sérieuse estime comme publiciste et comme jurisconsulte. Le livre de M. Alberdi est une analyse intelligente et instructive des élémens confus de la vie américaine, des mœurs, des tendances, des essais constitutionnels des diverses républiques espagnoles. L’auteur cherche les points d’appui possibles pour un gouvernement durable, et ces bases, il ne les trouve naturellement que dans le développement des intérêts, dans tout ce qui peut créer une vie réelle à la place de l’agitation stérile qui se produit à la surface de ces pays. Attirer les émigrations, favoriser l’industrie intérieure, stimuler l’essor du commerce, protéger le travail, c’est là la politique vraie et féconde pour l’Amérique du Sud. Le livre de M. Alberdi abonde en vues pratiques sur ces matières et en conseils utiles. Il est seulement une chose qu’il ne faut point oublier, c’est qu’à côté de la civilisation matérielle, il y a la civilisation morale à propager et à former dans toutes ces contrées de l’Amérique du Sud, où il semble souvent qu’il n’y ait point de milieu entre la vie sauvage et l’anarchie révolutionnaire.
ch. de mazade.


Bladen otek japan (feuilles sur le japon), réunies par M. J.-H. Levyssohn, ancien chef de la factorerie hollandaise au Japon[2]. — Sous ce titre parait un recueil utile de pièces éparses, éclairées par des observations de l’auteur, qui pendant cinq années a rempli les fonctions de chef de la factorerie hollandaise à la petite île de Décima, jetée en avant de Nangasaki, une des grandes villes du Japon. M. Levyssohn nous donne un exposé chronologique des affaires de l’empire japonais, depuis le commencement de ses relations commerciales avec la Hollande, et il cite la lettre écrite par l’empereur du Japon au prince Maurice dans le courant du xviie siècle. L’état politique du Japon est ensuite esquissé, d’après l’Annuaire des Deux Mondes pour 1850. M. Levyssohn enregistre dans cette partie de son livre les faits les plus mémorables survenus pendant sa direction : l’arrivée de l’escadre française sous le commandement de l’amiral Cécille, celle de l’escadre américaine, le débarquement de naufragés au Japon, que le gouvernement impérial entoura de tous les soins possibles, mais que les lois du pays obligèrent de quitter ces plages. C’est M. Levyssohn et le docteur Mohnike qui ont réussi à introduire la vaccine au Japon, service éminent rendu à ce pays, où la petite vérole a sévi maintes fois et décimé les populations. L’introduction de la vaccine, en combattant un fléau destructeur, fera, selon M. Levyssohn, accroître dorénavant, dans des proportions considérables, la population du Japon, et déterminera parmi elle le même mouvement d’émigration qu’on a vu se produire dans les populations agglomérées de la Chine et d’autres pays de l’Orient. Ce sera ainsi que la loi de la nature dominera celle d’un pays qui pendant deux siècles s’est interdit à peu près tout contact avec le reste du monde. M. Levyssohn, dans une troisième partie de son ouvrage, réunit les rapports adressés au congrès américain au sujet des relations que les États-Unis voudraient ouvrir avec le Japon, les instructions du gouvernement américain relatives à l’expédition dirigée vers ces parages, les opinions des publicistes dans les deux hémisphères concernant cette expédition, qui, en définitive, paraît avoir un but tout pacifique. Nous avons remarqué dans le livre de M. Levyssohn quelques considérations sur les libérales tentatives faites par le gouvernement hollandais pour amener l’ouverture du Japon au commerce étranger ; d’accord sur ce point avec M. Dubois de Jancigny, l’auteur croit une politique prudente et humaine préférable à une politique de violence. Dans quelques notes qui terminent son ouvrage, il constate la tendance de plus en plus marquée des Japonais à s’enquérir du développement intellectuel de l’Europe, et il complète ces derniers aperçus par des documens bibliographiques d’un haut intérêt pour tous ceux qui voudraient s’initier aux affaires, à l’histoire, à la description physique et à la littérature du Japon.
v. de mars.



  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1839, où ces dépêches sont appréciées et analysées dans un beau travail de l’un de nos anciens collaborateurs.
  2. La Haye, Belinfante frères, 1852.