Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1907

Chronique n° 1812
14 octobre 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les Chambres se réuniront le 22 octobre : quelle sera, à ce moment, la situation du ministère et des partis ? Il y aurait quelque imprudence à vouloir le prédire d’une manière trop précise, car l’événement pourrait démentir les prophéties : cependant, les apparences sont bonnes pour le ministère, et tout porte à croire qu’il aura, au moins au début, la vie assez facile. Quelques semaines avant les vacances, la situation parlementaire de M. Clemenceau était des plus fragiles. Les émeutes du Midi l’ont subitement consolidée : on n’a pas voulu renverser le ministère à l’heure même où il y faisait face. Les vacances ont commencé, et le Midi s’est calmé. M. Clemenceau a pu s’attribuer le mérite de ce dénouement, et il est parti pour Carlsbad. Il n’y était pas encore arrivé lorsqu’ont eu lieu les massacres de Casablanca, qui étaient, sans qu’on pût s’y méprendre, le commencement d’une grosse affaire. Cette affaire est fort loin d’être terminée, mais elle ne s’est pas aggravée, ce qui est beaucoup dans un temps où on a pris l’habitude de vivre au jour le jour. M. Clemenceau ne manquera pas de dire que, pendant les trois mois de vacances, les affaires du pays n’ont pas périclité entre ses mains, et la Chambre le croira peut-être sans y regarder de plus près.

Toutefois, ce qui contribuera le plus à lui rendre la majorité favorable c’est l’attitude qu’il a prise à l’égard de l’antimilitarisme, et contre M. Jaurès. Dès le premier jour où il est entré au ministère, M. Clemenceau a porté devant la Chambre le duel qu’il avait déjà entamé dans la presse contre le leader du socialisme unifié, auquel il a asséné tout de suite des coups retentissans. La Chambre l’a applaudi, car elle répugne au socialisme qui effraie le pays, et il suffisait de lui donner un peu de courage pour l’amener à exprimer son sentiment. M. Clemenceau le lui a donné en prenant hardiment l’offensive contre M. Jaurès, le tribun devant lequel on avait longtemps tremblé et qu’on a été bien aise de voir enfin secoué par une main énergique et rude. « Bats-le d’abord comme plâtre, dit Caliban à Stéphano, en parlant de Prospéro dans la Tempête, — ce n’est pas M. Jaurès qui se plaindra de la comparaison, — et puis, un peu après, je le battrai moi aussi. » La Chambre est maintenant prête à battre M. Jaurès ; mais il faut convenir que celui-ci y a singulièrement aidé, et qu’il s’est fait plus de mal à lui-même que n’aurait jamais pu lui en faire la rhétorique de M. Clemenceau. Cette rhétorique s’est manifestée, il y a quelques jours, avec quelque éclat à Amiens, où la municipalité élevait un monument à l’honnête et courageux M. Goblet. Un journal radical a comparé à cette occasion M. Clemenceau à Démosthènes, et il est vrai que jamais son éloquence n’avait autant senti l’huile, que jamais il ne s’était aussi appliqué, que jamais il n’avait fait plus de littérature. Mais enfin le morceau est bien venu, et il contient contre les anti-militaristes un certain nombre d’imprécations d’une assez belle et ferme allure. « Messieurs, s’est écrié M. Clemenceau, nous en prenons nos aïeux et nos fils à témoin, il ne sera pas toléré que cette grande et noble France, dont le sort nous fut remis en des heures terribles, subisse de mains scélérates une irréparable atteinte. Nous la préserverons, nous la garderons, nous l’aimerons, nous efforçant de la laisser plus grande, plus haute, plus belle encore aux générations dont la charge ; sera de l’accroître toujours en beauté. » Et pour l’accroître en beauté, M. Clemenceau ne dissimule pas qu’il faut commencer par l’accroître en force. « Gardons-nous d’oublier, a-t-il dit, qu’il faut vivre d’abord, nous maintenir dans notre force et dans notre volonté contre toute entreprise des brutalités survenantes : sans quoi, nos trop faciles ambitions ne seraient qu’une rêverie d’impuissance. » Et M. Clemenceau a cité la Grèce antique, à laquelle il a dédié le morceau le mieux ouvragé de son discours, la Grèce dont le « miracle » d’art a émerveillé et continue d’éclairer le monde, mais qui a péri parce qu’il a manqué à ses enfans « le sens supérieur de la patrie hellénique. » Pourquoi, se demande-t-il, n’a-t-elle « apparu dans l’histoire que pour disparaître aussitôt, comme un éclair entre les deux nuits de l’Asie dégénérée et de l’occident non encore ouvert ? » Pourquoi ? « C’est que les Grecs, capables d’arrêter l’Asie à Marathon et à Salamine par deux incompréhensibles faits d’armes, les luttes intestines devaient les livrer d’épuisement au Macédonien ; c’est enfin que, déchus de leurs vertus d’action, ils s’abandonnèrent désespérément à ces redoutables maladies de l’idéalisme, qui entraînent l’esprit fatigué aux délires d’une sophistique à outrance où s’énervent les plus puissans ressorts de la plus belle énergie. Ainsi tout périt à la fois, la patrie méconnue de ses enfans, déchirée de leurs mains cruelles, et l’esprit même d’une race prodigieusement douée, désormais sans support, sans cadre de vie. »

Tout cela est pour nous faire entendre que M. Jaurès est un sophiste, un détestable sophiste, et nous en convenons volontiers ; mais M. Clemenceau lui-même ne serait-il pas un rhéteur ? Les rhéteurs ont perdu la Grèce, tout autant que les sophistes. C’étaient des hommes qui parlaient fort bien, et fort longtemps, mais qui agissaient fort mal et le plus souvent à tort et à travers, suivant l’impulsion du moment. De là vient que la Grèce, si elle a réalisé un « miracle » en élevant dans le domaine de l’art, de la philosophie, de l’histoire, des monumens si délicats, si hardis, si brillans, si solides, a donné en politique le plus pitoyable spectacle, a multiplié, accumulé les fautes, et a laissé pour leçon à la postérité le conseil de ne pas l’imiter. Après la rentrée des Chambres, nous assisterons sans doute à de grandes joutes oratoires entre M. Clemenceau et M. Jaurès ; mais qu’en résultera-t-il d’effectif et de pratique dans le monde des réalités ? M. Clemenceau écrasera facilement son adversaire sous le poids de son antipatriotisme, et provoquera contre lui des manifestations parlementaires d’autant plus éclatantes qu’elles seront vraisemblablement unanimes. Et ce sera fort bien. Mais ces manifestations auront-elles ; un lendemain ? Le discours d’Amiens lui-même nous oblige à en douter, car si M. Clemenceau a bien parlé, nous nous demandons ce qu’il a fait conformément à ses paroles, et la vérité nous oblige à répondre : rien ! Il est ministre pourtant, il est président du Conseil. Lorsqu’il était simple orateur ou journaliste d’opposition, il pouvait lui suffire de prononcer des discours pleins de verve ou d’écrire des articles incisifs. Mais aujourd’hui il a le pouvoir dans les mains : qu’en fait-il ? Il devrait agir, il continue de parler.

On ne sait même pas bien clairement, lorsqu’on l’écoute, s’il veut nous émouvoir par des révélations inquiétantes, ou nous rassurer par un optimisme propre à justifier son inaction. « Ne nous donnons pas, dit-il, le ridicule de laisser croire que nous avons pu un seul instant redouter sérieusement les effets d’une propagande criminelle qui ne peut exciter chez tout Français digne de ce nom qu’un sentiment d’horreur. » Alors, nous ne comprenons plus. Si M. Jaurès est inoffensif, à quoi bon contre lui cet étalage d’indignation et de flétrissures ? Au risque d’encourir le ridicule dont il parle, nous avouons que M. Clemenceau nous avait fait peur. Il s’est appliqué ensuite à nous rendre son discours indifférent, soit ; nous y avons une tendance naturelle. Mais comment ne pas éprouver une anxiété profonde en relevant ailleurs les symptômes multiples du progrès que fait la démoralisation de notre armée ? Qu’on veuille bien lire, par exemple, l’article que nous publions plus haut sur notre situation militaire ; il est dû à la plume d’un homme dont personne ne contestera la compétence, puisque c’est le général Langlois : il nous émeut, il nous trouble, il nous inquiète beaucoup plus que le discours de M. Clemenceau n’a réussi finalement à nous tranquilliser. On peut dire dès aujourd’hui que la loi du service de deux ans a manqué à ses promesses, puisqu’elle ne nous a pas donné et qu’elle ne nous donnera certainement jamais le nombre de rengagés qui devaient suppléer à l’absence d’une classe dans l’effectif. Ce résultat était acquis, connu, avoué, et il était sans doute impossible d’y porter remède : on pouvait toutefois en atténuer les effets immédiats au moment de la première application de la loi en retenant pendant quelques mois encore deux classes sous les drapeaux. On n’en a rien fait parce que la mesure aurait été impopulaire, et qu’elle aurait pu avoir des conséquences électorales dont le parti au pouvoir aurait souffert. C’est à des considérations de ce genre qu’on sacrifie les plus graves intérêts du pays, et, si nous nous rappelons bien l’histoire ancienne, la Grèce des rhéteurs et des sophistes n’a jamais n’en fait de pire.

Mais est-il vrai que la propagande antimilitariste n’a pénétré, pour le contaminer, ni le civil, ni le militaire ? Nous voudrions le croire : il est malheureusement difficile de le faire lorsque le Journal Officiel lui-même publie les rapports militaires adressés au ministre de la Guerre sur les événemens du Midi, et que nous y lisons ce qui suit sous la plume du général Coupillaud : « Je n’hésite pas à affirmer qu’en l’espèce, la crise viticole fut un prétexte à une explosion d’anti-militarisme, dans un milieu tout préparé, par la faiblesse de ses sentimens militaires et une certaine couardise, à être la proie de hardis meneurs. » Voilà pour la population civile ; voici maintenant pour l’armée. Le colonel Bouyssou nous dit : « Il s’est même trouvé, chose grave, que certains officiers, sortant de leur rôle d’éducateurs, ou le comprenant mal, ont versé dans l’erreur. Un lieutenant chargé du peloton des dispensés, à Agde, commence ainsi une théorie morale : « Je suis antimilitariste… » Il serait douloureux d’insister davantage.

Et le péril scolaire ? Existe-t-il ou n’existe-t-il pas ? On n’en sait trop rien après le discours d’Amiens. Un instituteur courageux, M. Bocquillon, a écrit, pour le dénoncer, un livre dont M. Goblet a fait la préface : et M. Clemenceau adonné à cette préface une approbation sans réserves. Ici, il faut citer, tant le passage est curieux : « Aussitôt que le mal apparut, Goblet, de premier mouvement, prétendit y porter le fer. C’est alors qu’il écrivit une préface fameuse pour rompre hardiment en visière avec quiconque s’embarrasse de distinguo quand l’existence même de la patrie est en cause. Les lignes vengeresses qu’il écrivit de son lit de mort pour rappeler à la raison la troupe infime d’égarés qui prétendaient parler au nom de notre corps enseignant, provoquèrent le sursaut de toutes les consciences françaises. » En lisant cela, on se prend à douter de sa mémoire. Si toutes les consciences françaises, réveillées en sursaut, ont éprouvé le même sentiment à propos de la préface de M. Goblet, il faut exclure les consciences radicales du nombre des consciences françaises. Il y a eu, en effet, dans le monde radical, un tolle furieux contre M. Goblet, lorsqu’il s’est permis de signaler dans le corps enseignant le mal honteux qui commençait à le gangrener. M. Bocquillon, qui a survécu à son acte audacieux, est devenu un paria dans l’Université ; M. Goblet aurait eu le même sort si la mort ne l’avait pas mis à l’abri des excommunications et des insultes. Il faut que le mal soit bien grave pour que le chef du gouvernement vienne déclarer aujourd’hui que c’est M. Goblet, que c’est M. Bocquillon qui avaient raison. Mais, toujours fidèle à la même tactique, qui consiste à vouloir rassurer quand même, après avoir un moment inquiété, il affirme que les égarés ne constituent qu’une « troupe infime ». Cela, hélas ! n’est pas vrai, et les manifestations du Congrès des amicales qui a eu lieu récemment à Clermont-Ferrand, nous en ont apporté une preuve incontestable. Il y a pour le moins un grand trouble moral dans le personnel de notre enseignement primaire. Qu’a-t-on fait pourtant pour y remédier ? Des discours, oh ! beaucoup de discours dont quelques-uns ont été très éloquens ; mais nous attendons encore un acte. Si un instituteur, M. Nègre, a été frappé, c’est pour avoir injurié M. le président du Conseil dans une lettre qui a été rendue publique et même affichée sur les murs de Paris : quant à la propagande antimilitariste dans le corps enseignant, elle n’a été l’objet d’aucune répression directe. La grande différence entre M. Clemenceau et M. Goblet est que ce dernier écrivait lorsqu’il ne pouvait pas agir, mais aimait encore mieux agir que parler : en tout cas, il a toujours mis ses actes d’accord avec ses paroles. On le lui reprochait autrefois ; on s’étonnait qu’il se crût obligé de faire ce qu’il disait, et on l’accusait, à cause de cela, d’avoir mauvais caractère. N’était-il pas plus commode de donner aux hommes des mots, rien que des mots, aussi longtemps qu’ils voulaient bien s’en contenter, et ils s’en contentent longtemps ? Mais M. Goblet, lui, ne s’en contentait pas : il n’en a plus été de même avec ses successeurs.

Au moment où nous écrivons, le parti radical et radical-socialiste tient à Nancy un congrès qui paraît devoir être assez différent de celui que les socialistes y ont tenu il y a quelques semaines, avant d’aller à Stuttgart. Ce n’est pas sans intention que Nancy a été choisi comme lieu de réunion : là a eu lieu l’affirmation antipatriotique, là doit avoir bleu la protestation contraire. Car le parti radical éprouve le besoin d’en faire une : il y va de son existence électorale de déclarer très haut qu’il n’a rien de commun avec des théories néfastes, et qu’il ne veut plus avoir d’alliance proprement dite avec les hommes qui les professent. Une motion dans ce sens a été rédigée par M. Louis Bonnet, secrétaire général du parti : tout porte à croire que, soit le texte de M. Bonnet, soit un autre plus adouci, mais conçu dans le même sens, réunira une majorité considérable. Est-ce à dire que les radicaux aient éprouvé une indignation bien sincère lorsqu’ils ont vu M. Jaurès et M. Hervé partir pour Stuttgart la main dans la main ? En tout cas, ce sentiment été chez eux bien tardif. Depuis assez longtemps déjà, M. Jaurès inclinait, obliquait du côté de M. Hervé, sans que les radicaux eussent l’air de s’en apercevoir, et le congrès de Limoges avait émis les mêmes votes que celui de Nancy, un an avant ce dernier, sans qu’ils en aient manifesté alors aucune émotion. Mais il y a certaines choses déshonorantes qui le deviennent encore davantage lorsqu’on les étale aux yeux de l’étranger ; le scandale qu’elles causent est alors beaucoup plus grand ; et c’est sans doute à cette circonstance qu’est due l’explosion que les radicaux se sont crus obligés de faire.

Elle s’est produite au premier moment avec une énergie qui semblait devoir être durable. De tous les côtés de la France des voix radicales s’élevaient pour dire qu’il ne pouvait plus y avoir et qu’il n’y aurait plus aucun rapport, aucune entente, ni parlementaire, ni électorale, entre les socialistes unifiés et les radicaux. On a eu le spectacle inopiné de quelques-uns de ces derniers, et non des moindres, se tournant du côté des progressistes avec un air embarrassé, mais qui s’efforçait d’être gracieux. Toutefois, après la quasi unanimité du premier jour, quelques divergences, puis quelques dissidences se sont produites. Des hommes importans du parti radical ont commencé à se demander — tout haut — s’ils pouvaient vraiment se passer des socialistes sur le terrain électoral, et quelques-uns ont avoué ingénument qu’ils n’auraient jamais été élus sans l’appoint indispensable qu’ils en avaient reçu. Alors le problème s’est compliqué et est devenu angoissant. Il s’agissait de savoir dans quel système de conduite on perdrait davantage, soit en restant, soit en rompant avec les unifiés. Cruelle énigme ! Quant à la patrie elle-même, elle occupait une place secondaire dans les préoccupations des radicaux dont nous parlons. Peu à peu ils ont commencé à se demander s’ils ne pourraient pas désavouer les théories antipatriotiques tout en restant bons amis avec ceux qui en faisaient profession, et ce compromis leur a paru habile. Il donnerait satisfaction à tout le monde, au pays que l’antipatriotisme présenté trop crûment avait effarouché, et au bloc, au vieux bloc dont on ne saurait se passer. M. Combes a été consulté : sa réponse était à prévoir. Il a vécu de l’union des gauches, il ne conçoit pas d’autre groupement de majorité, il n’admet pas d’autre système de gouvernement. Quelle ingratitude de rompre l’union et surtout quelle imprudence ! En politique, quand le vieux est trop vieux, il faut le raccommoder et le retaper plusieurs fois avant d’y renoncer.

D’autres ont déclaré qu’ils voulaient bien n’avoir plus rien de commun avec les socialistes unifiés, mais à la condition de n’avoir rien de commun non plus avec les progressistes. Mais alors la question s’est posée de savoir si on aurait une majorité sans ceux-ci et sans ceux-là. Les uns ont dit oui, très hardiment ; les autres ont dit non, et beaucoup d’esprits sont restés perplexes. Les vrais radicaux, les anciens, les purs, nous ont révélé un fait dont nous avions bien quelque intuition, mais que nous n’aurions pas osé affirmer s’ils ne l’avaient pas fait avant nous : c’est qu’il y a un grand nombre de néo-radicaux, et même de radicaux-socialistes, qui ne le sont qu’occasionnellement et à contre cœur. Au fond de l’âme, ils sont de bons bourgeois conservateurs ; mais ils n’osent pas le dire et jusqu’ici ils ne l’ont pas pu. S’ils le peuvent demain, ou s’ils croient le pouvoir, que feront-ils ? Briseront-ils une servitude qui leur pèse ? Reprendront-ils une liberté qu’ils regrettent ? Les vieux radicaux se le demandent, et ils n’ont pas plus de confiance que nous n’en avons nous-même dans ce qui peut en arriver : nul ne sait. Laissons la parole à l’un d’entre eux, pour qu’on ne nous accuse pas d’exagérer. M. Camille Pelletan dénonçait récemment dans un journal l’évolution vers le centre qu’on voulait faire faire au parti radical-socialiste, et il constatait avec mélancolie que beaucoup y inclinaient. « Parmi ceux-là, disait-il, la plupart sont des radicaux de date récente qui nous traitaient de la belle façon dans les temps de lutte, mais qui sont venus à nous quand la victoire s’est dessinée, et qui ne seraient pas fâchés, en revenant à leurs anciennes amours, de les couvrir de leur nouvelle étiquette. D’autres sont d’anciens radicaux, éprouvés aux heures difficiles, mais qui ont déteint, comme cela est arrivé souvent. Il y a plus d’un an que nous résistons à leurs efforts pour rejeter le parti vers le centre. Les maladroits avouent naïvement leur intention de chercher, dans le voisinage de M. Ribot, des alliances pour remplacer celle des socialistes. Les malins n’ont garde d’avouer de telles arrière-pensées. A quoi bon ? Une fois la rupture consommée, et quand on sera devant le suffrage universel, il faudra bien, ou se condamner à disparaître, ou chercher ses appoints du second tour, soit adroite, soit à gauche ; et si on ne les cherche pas à gauche, on aura mauvaise grâce à arborer un programme de réformes odieux à ces nouveaux aidés. » M. Pelletan préside le Congrès de Nancy : que conseillera-t-il à ses amis ? Une oscillation dans un sens, une oscillation dans l’autre : après quoi le parti, ayant satisfait à toutes les convenances, reprendra son vieil équilibre. Il l’essaiera du moins.

Telle est la situation du gouvernement, telle est celle des principaux partis à la veille de la rentrée parlementaire : elle est confuse, et il faudra quelque temps pour qu’elle s’éclaircisse. Une seule chose est certaine : M. Clemenceau a exposé à Amiens une politique qui n’est pas celle qu’il fait, et il lui est impossible de faire celle qu’il présente pourtant comme nécessaire. Quant au parti radical-socialiste, il est arrivé à un de ces momens où il faut prendre un parti difficile, et il s’aperçoit aussitôt que son unité n’est qu’apparente, que des divergences sérieuses existent parmi ses membres. Les progressistes, eux, n’ont qu’à rester eux-mêmes et à attendre. C’est le seul parti dont on puisse dire que sa situation s’est améliorée. Sa fidélité à ses principes est son honneur et sa force. Il les perdrait s’il sacrifiait aux radicaux une partie de son programme, alors surtout qu’un si grand nombre d’entre eux tiennent si peu au leur.


Nous disions, il y a quinze jours, en annonçant son arrivée à Rabat, que le Sultan du Maroc ne pouvait rien faire de plus sage que de nous témoigner de la confiance, de nous demander notre concours, de contribuer dans la mesure de ses forces, qui n’est pas bien grande, à l’apaisement autour de Casablanca, et ultérieurement à la réalisation des réformes indispensables pour assurer dans son empire quelque sécurité aux étrangers. Rien non plus ne serait plus conforme au programme d’Algésiras, qui doit être sa loi comme elle est la nôtre, puisqu’il y a donné son adhésion et mis sa signature. Il semble bien que le Sultan en ait conscience, et il faudrait d’ailleurs pour qu’il ne l’eût pas que son esprit fût absolument fermé aux brutales leçons de choses que les événemens viennent de lui donner. La première démarche qu’il a faite en arrivant à Rabat a été de demander à voir notre ministre accrédité auprès de lui. M. Regnault. Nous ne pouvions qu’accéder à ce désir. L’occasion était bonne pour M. Regnault de remettre ses lettres de créance sans être obligé de remplir la longue formalité d’un voyage à Fez, et, au surplus, il est difficile de prévoir quand ce voyage serait devenu possible. M. Regnault est donc allé à Rabat, accompagné du général Lyautey ; il a trouvé, en y arrivant, l’amiral Philibert qui l’attendait dans la rade, et il a pu paraître devant le Sultan entouré des représentans de nos forces militaires et maritimes. Tout s’est bien passé, comme il fallait s’y attendre ; les discours prononcés de part et d’autre ont été ce qu’ils devaient être, et on peut espérer, quoique encore assez vaguement, que nous allons entrer dans une période nouvelle, où notre voix sera mieux écoutée et où, dès lors, notre action n’aura plus à se produire sous la forme qu’elle a dû prendre, malgré nous, à Oudjda et à Casablanca.

Le fait seul que M. Regnault se rendait à Rabat et y présentait ses lettres de créance à Abd-el-Aziz avait une importance considérable pour ce dernier. C’était en sa faveur une démonstration à laquelle, dans les circonstances présentes, il tenait certainement beaucoup : elle signifiait qu’en dépit de la proclamation d’un autre Sultan dans le Sud, la France le reconnaissait toujours et ne reconnaissait que lui comme souverain du Maroc. Les autres puissances feront certainement de même, ce qui lui donnera une force morale appréciable. Nous aurions pu être tentés de suivre une autre conduite, qui n’aurait pas été sans excuses, étant donnée celle que le Sultan avait lui-même tenue à notre égard, et, sans aller jusqu’à reconnaître Moulaï-Hafid, nous aurions pu rester neutres entre les deux frères jusqu’à ce que le sort eût tranché leur querelle. C’est ce que Moulaï-Hafid désirait, et ce qu’il nous faisait demander par des voies indirectes. Il y a lieu de remarquer en effet que, quelque différente que fût la situation des deux sultans, ils estimaient avoir un égal besoin de nous et se montraient prêts l’un et l’autre à nous faire des avances. On s’est demandé d’abord si Moulaï-Hafid ne proclamerait pas la guerre sainte et ne marcherait pas sur Casablanca. Ce qu’on savait de son caractère devait détourner de cette supposition ; mais n’aurait-il pas la main forcée par les circonstances, et pouvait-il se soutenir sans exploiter, en la satisfaisant, la haine des Marocains contre l’étranger ? Situation délicate, à coup sûr, et embarrassante ; Moulaï-Hafid devait être le représentant du pire fanatisme, et il sentait en même temps l’obligation de nous ménager. Cette situation complexe devait donner à ses allures et à son langage un caractère équivoque : il était impossible de savoir en fin de compte qui il trompait, ou qui il tromperait définitivement, de ses nouveaux sujets ou de la France. Il aurait probablement voulu tout concilier, mais comment faire ? Nous ne pouvions donc pas hésiter entre lui et Abd-el-Aziz. Ce dernier avait été reconnu par les puissances ; toutes avaient négocié avec lui. La simple correction politique devait donc nous incliner de son côté. Nous n’aurions d’ailleurs pas pu faire autrement, à moins d’établir un accord préalable avec l’Europe, ou de nous exposer à y provoquer des divisions funestes. Mais il y a des manières très différentes de faire les mêmes choses, et l’empressement que nous avons mis à nous rendre à Rabat, conformément au désir exprimé par lui, prouve qu’au lieu de créer des embarras à Abd-el-Aziz, nous sommes prêts à les lui épargner ou à l’aider à en sortir, pourvu qu’il nous rende la pareille et se montre dorénavant aussi bien disposé pour nous qu’il l’a été mal dans le passé. Nous aurions pu, en somme, trouver quelque profit à ne pas nous engager aussi vite avec l’un des deux frères, au risque’ de provoquer contre nous le mécontentement et peut-être l’hostilité de l’autre. Nous ne l’avons pas fait, mais nous avons le droit d’attendre qu’on nous en sache gré. La première entrevue du Sultan et de M. Regnault a été toute protocolaire : elle sera suivie de négociations portant sur des faits précis. C’est de ces négociations que nous attendons des résultats.

Quant aux opérations militaires, il est difficile de savoir si elles sont terminées, mais elles sont suspendues et, jusqu’à nouvel ordre, le général Drude n’a plus d’ennemis devant lui. Qui sait toutefois si notre attitude à l’égard d’Abd-el-Aziz ne provoquera pas chez Moulaï-Hafid une irritation qui l’amènera à risquer quelque entreprise contre nous ? Il n’est pas probable qu’il le fasse ouvertement, mais il pourrait agir indirectement et sournoisement, ne fût-ce que pour nous faire sentir l’impuissance de son frère, impuissance qui n’est que trop réelle. Les deux sultans sont à même de faire du mal l’un et l’autre, et c’est contre quoi nous devons nous prémunir : il leur est plus difficile de faire beaucoup de bien. Tous les deux manquent d’argent, ce qui est pour eux une grande faiblesse. Nous pouvons sans doute aider Abd-el-Aziz à se procurer les premières ressources dont il a un besoin urgent ; nous ne le ferons, bien entendu, que s’il nous donne des garanties sérieuses de ses dispositions nouvelles, et si nous pouvons désormais avoir quelque confiance en lui. Quoi qu’il en soit, nous ne tirons plus de coups de canon et de fusil au Maroc ; nous causons avec le souverain légitime du pays ; nous négocions avec ses ministres. C’est un premier pas de fait dans un sens où nous finirons, peut-être, par aboutir à quelques résultats.

On a dit autrefois que la question d’Orient était essentiellement une question d’Occident : on peut dire de même que la question marocaine est une question européenne, et les incidens de ces dernières années l’ont bien prouvé. Lorsque nous songeons au Maroc, nous regardons du côté des puissances pour nous assurer qu’elles sont toujours d’accord et qu’aucune difficulté de leur part ne s’ajoutera à celles qui pullulent déjà sur place. Nous sommes heureux de dire que l’entente, pour le moment, paraît se maintenir, et que rien ne semble devoir la troubler. L’équilibre général s’est encore raffermi dans ces derniers temps par la conclusion du traité anglo-russe : encore un traité qui, tout en se rapportant aux affaires d’Asie, si graves pour les deux pays, n’en a pas moins, lui aussi, un intérêt européen. Si nous n’en parlons pas aujourd’hui avec plus de détails, c’est seulement parce que la Revue se propose de lui consacrer une étude d’ensemble dans une prochaine livraison. Ce traité, en faisant disparaître, au moins pour quelque temps, entre l’Angleterre et la Russie, les préoccupations qui les obligeaient à regarder toujours du côté de l’Orient, leur rend une plus grande liberté d’esprit en Occident où rien ne les divise aujourd’hui et où, au contraire, certains intérêts peuvent les rapprocher. Mais c’est là une observation que nous ne présentons qu’en passant, car elle n’a aucun rapport direct avec les affaires du Maroc.

Il en est de même des changemens qui viennent de se produire dans le personnel diplomatique à Berlin. La politique allemande, au sujet du Maroc, parait être aujourd’hui aussi nettement fixée que la nôtre : nous avons tous le même programme qui est l’exécution de l’Acte d’Algésiras, et la France n’a pas, en ce qui la concerne, la moindre velléité d’en sortir. Aussi sommes-nous convaincus que la politique allemande ne ressentira aucun contre-coup de la substitution, à la Wilhemstrasse, de M. de Schœn à M. de Tchirschky. M. de Schœn est un diplomate de carrière, qui a été autrefois secrétaire, puis conseiller à l’ambassade d’Allemagne à Paris, et qui y a laissé les meilleurs souvenirs. Sa marche ascendante a été depuis rapide et brillante. Les deux derniers postes qu’il a occupés sont Copenhague et Saint-Pétersbourg. Dans le premier, il a travaillé d’une manière très efficace à un rapprochement entre le Danemarck et l’Allemagne ; et dans l’autre il a préparé les deux dernières entrevues de l’empereur Guillaume avec l’empereur Nicolas. En un mot, il a bien servi les intérêts de son pays et il a su mériter la confiance de son souverain. Mais, bien que sa nomination au ministère des Affaires étrangères n’ait rien qui, de près ni de loin, puisse nous porter le moindre ombrage, le départ de M. de Tchirschky ne saurait nous être indifférent. M. de Tchirschky a eu une part personnelle dans la politique qui a fini par amener quelque détente dans les rapports de l’Allemagne et de la France. S’il a pratiqué cette politique, c’est assurément parce qu’elle était conforme aux vues de l’Empereur, et c’est pourquoi nous espérons bien qu’elle ne sera pas changée ; mais la netteté de ses idées, la droiture de son caractère, le penchant de son esprit à chercher les solutions conciliantes ont heureusement servi cette politique, en même temps que ces qualités faisaient de lui un négociateur bienveillant. Pourquoi donc a-t-il quitté le ministère des Affaires étrangères ? La raison qu’on en donne est qu’il le désirait lui-même parce qu’il n’était pas orateur et que, s’il était fort à sa place dans le cabinet, il l’était beaucoup moins et même qu’il ne s’y sentait pas du tout à la tribune du Reichstag. Nous ne savions pas que le gouvernement impérial fût un gouvernement aussi parlementaire, surtout en ce qui concerne la politique extérieure ; et il semble bien que la parole du prince de Bülow pouvait couvrir et relever les défaillances qu’on attribue à celle de M. de Tchirschky. Mais chacun sent ses aptitudes et doit désirer les exercer dans les meilleures conditions. M. de Tchirschky a préféré une ambassade à son ministère, et on lui a donné celle de Vienne, qui a une si grande importance pour l’Allemagne. Tout est donc pour le mieux, et nous ne nous arrêterons pas davantage aux commentaires que ce changement de personnes a provoqués dans la presse du monde entier.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.