Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1904

Chronique n° 1740
14 octobre 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre.


L’arrangement que nous venons de conclure avec l’Espagne, à propos du Maroc, comprend deux parties, dont l’une est publique et l’autre secrète : il nous est donc impossible d’émettre un jugement sur l’ensemble. Lorsque nous parlerons de la partie secrète, nous ne pourrons le faire que d’après les bruits qui courent ; mais, comme ces bruits sont confus et quelquefois même contradictoires, et comme, au surplus, il y aurait peut-être des inconvéniens à essayer de les trop préciser, nos observations conserveront nécessairement un caractère hypothétique. Nous avons entendu émettre l’avis que, sous un gouvernement d’opinion comme la République, il était difficile d’admettre que la connaissance d’engagemens aussi importans, et peut-être aussi graves, fût soustraite aux Chambres. On ne saurait nier que toute cette affaire du Maroc n’ait été conduite avec beaucoup de mystère. C’est à peine si, dans les discussions parlementaires, il y a été fait quelques allusions plus ou moins directes. En réalité, les Chambres ont laissé au gouvernement pleine liberté d’agir, sans pouvoir toutefois lui laisser en même temps toute la responsabilité. Le Parlement n’a éprouvé aucun désir que le gouvernement s’en expliquât au préalable avec lui, et, lorsque les résultats acquis ont été partiellement connus, l’opinion et le Parlement s’en sont montrés satisfaits. M. le ministre des Affaires étrangères a poursuivi sa tâche avec une grande fixité dans les vues et une ténacité encore plus grande dans la volonté. Il est arrivé jusqu’ici à ses fins, qui consistaient tout d’abord à dégager, à débarrasser pour nous la question marocaine des compétitions des autres puissances. Il reste maintenant à aborder la question en elle-même. Quant au secret qui plane sur nos engagemens, la Constitution l’autorise. L’article 9 de la loi du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics énumère les traités qui ne deviennent définitifs qu’après avoir été votés par les deux Chambres, et celui dont il s’agit en ce moment ne rentre pas dans cette catégorie : il rentre dans celle des traités dont le Président de la République « donne connaissance aux Chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’État le permettent. » Et qui est juge de cette opportunité ? Le gouvernement soûl. Entre le gouvernement et les Chambres, c’est affaire de confiance.

Le ministère était donc dans son droit strict en concluant avec l’Espagne une convention secrète. Il n’en était pas de même de notre arrangement avec l’Angleterre, ou du moins de certaines de ses parties, notamment de celles qui se rapportent à Terre-Neuve et à des modifications territoriales en Afrique : aussi l’arrangement anglo-français, qui a déjà été soumis au Parlement britannique, devra-t-il l’être au nôtre, et le plus tôt sera le mieux. On n’a pas oublié qu’il y était fait mention expresse de celui que nous devions conclure ultérieurement avec l’Espagne. L’Angleterre, en se mettant d’accord avec nous sur le Maroc, tenait à témoigner une dernière fois à l’Espagne l’intérêt qu’elle prenait à ses intérêts : mais, quand bien même l’Angleterre n’aurait pas conservé ces sentimens à l’Espagne, nos dispositions à l’égard de celle-ci auraient été exactement les mêmes. Voilà de longues années que nous considérons l’Espagne comme une amie. Nous avons été pour elle de bons voisins en Europe, et, partout ailleurs, nous lui avons rendu cordialement service chaque fois que l’occasion s’en est présentée. Il ne pouvait donc entrer dans notre esprit de méconnaître ses intérêts au Maroc ; mais, au moment où nous entamions une politique plus active au Maroc, il était naturel et légitime de sa part qu’elle désirât s’en expliquer avec nous. Elle possède quelques petits territoires sur la côte méditerranéenne du Maroc ; un nombre relativement considérable de ses nationaux habitent ce pays où ils apportent du travail ; enfin, il faut bien le dire, à côté des intérêts concrets qu’elle y a réellement, une longue tradition historique l’a habituée à considérer certains territoires marocains comme plus spécialement dévolus à son influence, dans un avenir qui restait d’ailleurs indéterminé. Ce sont là des faits dont nous devions tenir compte. Notre amitié sincère pour l’Espagne nous y inclinait spontanément, et l’idée de la voir associée un jour à notre tâche civilisatrice n’avait rien en soi qui pût nous déplaire. Notre arrangement avec elle s’inspire de ces sentimens.

Nous avons, — probablement, car ici nous entrons dans la partie réservée de la convention, — nous avons fixé les limites de la région où ces intérêts ont un caractère réel. Et enfin, cet avenir qui était jusqu’ici indéterminé, on assure que nous en avons déterminé l’échéance, en la reportant à un certain nombre d’années. Si tout cela est exact, il faut convenir que l’Espagne n’a pas à se plaindre de nous, puisqu’elle est appelée à recueillir un jour les bénéfices d’une politique dont nous gardons, en attendant, toutes les charges. Dans la période qui s’ouvre, notre influence doit, en effet, rester prépondérante sur le Maghzen, et on comprend ce que cela signifie : cette prépondérance ne peut être efficace que si elle s’exerce seule. L’Angleterre l’a reconnu ; l’Espagne le reconnaît à son tour. Elle adhère en termes formels, et, cette fois, en termes publics, à la Déclaration franco-anglaise du 8 avril dernier, dont l’article 2 est ainsi conçu : « Le gouvernement de Sa Majesté britannique reconnaît qu’il appartient à la France, notamment comme puissance limitrophe du Maroc sur une vaste étendue, de veiller à la tranquillité de ce pays, et de lui prêter son assistance pour toutes les réformes administratives, économiques, financières et militaires dont il a besoin.. » Rien n’est plus clair : la situation privilégiée de la France au Maroc, consacrée d’abord par l’Angleterre, l’est aujourd’hui par l’Espagne. Et il ne peut s’agir ici d’un condominium : nous assumons la totalité de la besogne dans la totalité du territoire. Au reste, ce qui s’est passé à propos du dernier emprunt marocain prouve évidemment que tout le monde l’a entendu ainsi. Cet emprunt n’a pas seulement pour objet de pourvoir aux besoins immédiats du Maroc, mais encore de convertir toute sa dette antérieure, afin de la mettre entièrement entre des mains françaises. Les douanes marocaines devant servir de gage à ce dernier emprunt qui prend la place de tous les autres, nous les avons réorganisées, et, en le faisant, nous avons accompli seuls une tâche, dont tout le monde est d’ailleurs appelé à profiter. Toutes les puissances qui font du commerce avec le Maroc ont effectivement le même intérêt à ce que les douanes soient placées sous le contrôle d’une puissance européenne. Dans cette première application de notre politique marocaine, on voit déjà apparaître le caractère qu’elle ne cessera pas de manifester par la suite. Nous avons l’initiative, la responsabilité, l’action enfin exclusive de toute autre ; mais le bénéfice n’est pas seulement pour nous, il est pour tous.

Avons-nous besoin de dire qu’il est surtout pour le Maroc ? Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire la Déclaration qui vient d’être signée par les gouvernemens espagnol et français. Nous aurions peut-être dû la reproduire en commençant, car elle est courte et c’est la seule partie de l’arrangement qui nous soit connue ; mais elle sera mieux comprise maintenant. En voici le texte : « Le gouvernement de la République française et le gouvernement de Sa Majesté le roi d’Espagne, s’étant mis d’accord pour fixer l’étendue des droits et la garantie des intérêts qui résultent, pour la France, de ses possessions algériennes, et, pour l’Espagne, de ses possessions sur la côte du Maroc, et le gouvernement du roi d’Espagne ayant, en conséquence, donné son adhésion à la Déclaration franco-anglaise du 8 avril 1904, relative au Maroc et à l’Égypte, dont communication lui avait été faite par le gouvernement de la République française, déclarent qu’ils demeurent fortement attachés à l’intégrité de l’Empire marocain sous la souveraineté du Sultan. » Cette Déclaration est parfaite ; il n’y a pas un mot à y reprendre. Nous souhaitons qu’il en soit de même de la seconde partie de l’arrangement, celle qui est secrète et qui, vraisemblablement, détermine l’étendue des droits et la garantie des intérêts que les deux pays se reconnaissent réciproquement. Mais, quels que soient ces droits et ces intérêts, il n’en résultera jamais atteinte à l’intégrité du Maroc ni à la souveraineté du Sultan. Qu’est-ce à dire ? D’abord qu’il ne peut s’agir d’un partage de territoire ; ensuite que notre prépondérance actuelle, pas plus que celle de l’Espagne, ultérieure et éventuelle, dans certaines régions marocaines, ne peut et ne pourra s’exercer que par l’autorité du Sultan qui reste et restera le souverain respecté du pays tout entier. C’est dans sa personne que se réalisera toujours l’unité du Maroc. Le but que nous nous proposons avait déjà été fort bien défini dans l’arrangement anglo-français du 8 avril. Le Maroc est un pays qui a été autrefois riche, prospère, puissant et qui peut le redevenir ; malheureusement il souffre, depuis de longues années, d’un mal auquel rien ne résiste, la désorganisation administrative qui a amené l’anarchie politique. Cette autorité du Sultan, que nous invoquons, il faut d’abord la restaurer, car sur bien des points du Maroc elle est purement nominale. L’expérience a prouvé que le Maroc est incapable de se réformer à lui seul. Sur ce tronc redevenu sauvage, il est indispensable d’attacher une greffe européenne. Pour cela, nous mettrons à la disposition du Sultan des administrateurs, des financiers, des militaires qui rendront peu à peu au Maroc la vitalité qu’il a perdue. Mais ces éducateurs que nous offrons, le Sultan doit les accepter librement, et cette partie toute diplomatique de notre tâche n’est pas la moins délicate. Nous avons à convaincre le Sultan de la parfaite loyauté de nos intentions à son égard, et que nous entendons n’être ni ses maîtres, ni même, à proprement parler, ses tuteurs, mais bien ses collaborateurs dévoués. Dirons-nous aussi désintéressés ? Non, car nous avons intérêt à ce que le Maroc entre dans les voies de la civilisation, et à ce que ces voies lui soient ouvertes par nos soins. Mais, comme l’a dit un jour M. Thiers, on ne peut pas exiger d’une nation, pas plus que d’un individu, qu’elle renonce à son intérêt particulier : tout ce qu’on peut lui demander, c’est de le bien placer, et où pourrait-il être mieux placé que dans l’intérêt général ?

Cette conception de notre rôle au Maroc est assurément très élevée : elle fait honneur à M. Delcassé. Mais, ici encore, ne connaissant pas les moyens destinés à la réaliser, ou ne les connaissant que très imparfaitement, nous devons faire des réserves. On a beaucoup parlé de pénétration pacifique. Le mot n’est pas nouveau assurément, mais la chose le sera si, comme nous le désirons encore plus que nous ne l’espérons, elle s’exécute jusqu’au bout. Il faudra pour cela, non seulement l’unité d’action que nous avons revendiquée auprès des autres puissances et dont nous avons obtenu de leur part la reconnaissance à peu près complète, mais encore celle que nous aurons à réaliser nous-mêmes, et sur nous-mêmes. Il faudra coordonner tous les élémens de cette action et leur donner une impulsion unique, ce qui a été malaisé dans tous les temps, et ce qui l’est encore davantage avec un gouvernement aussi décousu que le nôtre. La solution du problème marocain n’est pas comprise de la même manière par les militaires, par exemple, et par les diplomates. L’Algérie aussi a ses vues particulières. Il en résulte des tiraillemens qui ont été plus d’une fois sensibles dans ces derniers temps : puissent-ils ne pas se reproduire à l’avenir, c’est-à-dire au moment où nous serons vraiment engagés dans la tâche autour de laquelle nous nous sommes contentés jusqu’à présent de tourner. Qu’elle soit absolument réalisable ou non, la pénétration pacifique doit rester notre principe : nous ne pourrions nous en écarter sans rencontrer des difficultés et bientôt des dangers de toutes sortes. Ces difficultés et ces dangers auraient été immédiats, si nous n’avions pas réussi à nous entendre avec les puissances étrangères le plus directement intéressées aux affaires du Maroc. Nous ne voulons pas dire par-là que ces puissances, inquiètes ou jalouses, se seraient mises directement en travers de nos opérations ; mais, sans prendre une attitude nettement hostile, il leur aurait été facile de nous susciter mille obstacles que nous aurions dû tourner ou briser, et le jour serait venu où nous n’aurions pu y réussir que par la force. À supposer donc que la pénétration pacifique soit réalisable, elle ne pouvait être réalisée que dans les conditions indiquées par M. le ministre des Affaires étrangères. Il fallait, non seulement procéder par ententes directes avec un certain nombre de puissances, mais encore donner à chacune d’elles la pleine confiance que la poursuite de nos intérêts ne nous amènerait pas à sacrifier les siens. Alors seulement nous aurions, qu’on nous passe le mot, nos coudées franches au Maroc. Après l’Italie, nous avons désintéressé l’Angleterre, après l’Angleterre l’Espagne, et nous avons sans doute inspiré à celle-ci le sentiment que c’est encore auprès de la France, en s’adressant amicalement à son amitié, qu’elle trouvera les plus sûres garanties de ses droits. À côté des deux gouvernemens, il est légitime de rendre justice à leurs représentans diplomatiques. Le but n’aurait probablement pas été atteint sans l’esprit toujours conciliant et sensé dont M. le marquis del Muni à Paris, et M. Jules Cambon à Madrid n’ont pas cessé de donner des preuves ; c’est à eux que revient, pour une très grande partie, le mérite du succès.

Maintenant, nous voici au second acte : ce ne sera pas le dernier. On annonce que notre ministre à Tanger, M. Saint-René Taillandier, qui est actuellement à Paris, rejoindra son poste au premier jour et se rendra très prochainement à Fez où sa présence est désirée. M. Saint-René Taillandier a déjà réussi à dissiper les premières préventions qui s’étaient produites dans l’esprit du Maghzen à la nouvelle de notre arrangement du 8 avril avec l’Angleterre. On s’est demandé à Fez, avec émotion, avec anxiété, ce que cela signifiait. On voyait bien que l’Angleterre donnait carte blanche à la France ; mais quels étaient les projets de celle-ci ? quel était son but ? quels procédés comptait-elle employer ? Il fallait rassurer le Sultan sur nos intentions à son égard, et c’est ce qu’il faut encore, et toujours, car, avec un souverain naturellement défiant et un pays qui l’est davantage, le résultat ne peut pas être atteint du premier coup. Il ne s’agit pas d’imposer au Sultan un traité, comme nous l’avons fait ailleurs où nous avions d’autres desseins, mais de lui faire accepter notre collaboration intime et quotidienne. L’attitude des puissances à notre égard est de nature à influer sur la sienne. Il ne peut rien faire sans nous, et nous ne voulons rien faire sans lui : dans ces conditions, on doit s’entendre.

Il ne restera ensuite que les difficultés inhérentes à la réorganisation administrative et militaire du Maroc ; mais, ne nous y trompons pas, elles sont immenses. Jamais peut-être, dans notre politique coloniale, nous n’en avons rencontré de plus lourdes. Si l’affaire était à son début, et si nous avions pleine liberté d’esprit pour en discuter l’actif et le passif éventuels, nous aurions à présenter des observations qui, aujourd’hui, seraient tardives et inopportunes. Défions-nous également de l’optimisme et du pessimisme exagérés : le premier nous ferait commettre des fautes, le second nous empêcherait de rien faire. Tout en laissant la responsabilité première à ceux qui l’ont prise, tout en faisant nos réserves sur les parties de nos arrangemens que nous ne connaissons pas, tout en signalant les écueils qui nous attendent, il faut bien reconnaître qu’après avoir non seulement accepté, mais revendiqué pour nous exclusivement l’entreprise de procéder à l’éducation politique du Maroc, et après avoir conclu pour cela des arrangemens avec trois grandes puissances, nous sommes engagés. Tout ce qui peut nous faciliter notre tâche sera le bienvenu, et il est hors de doute que notre arrangement avec l’Espagne est dans ce cas : qu’il soit donc le bienvenu, et qu’il reste entre les Espagnols et nous le gage d’une confiance mutuelle qu’aucun nuage ne saurait troubler.

Lord Rosebery, M. Balfour, M. Chamberlain, ont prononcé, le premier il y a environ trois semaines, à Lincoln, le second il y a quel-jours, à Edimbourg, et le troisième, le surlendemain, à Luton, des discours à travers lesquels l’opinion cherche à s’orienter. Quelles sont actuellement les opinions économiques de ces trois hommes politiques, et plus particulièrement des deux derniers ? Il est à craindre que leurs paroles n’aient laissé encore quelques obscurités sur la question.

Du discours de lord Rosebery il y aurait beaucoup à dire, car il traite de plus d’un sujet, mais nous nous enfermons pour le moment dans un seul. D’ailleurs, depuis que M. Chamberlain a lancé, l’année dernière, ce qu’on a appelé sa « bombe économique, » l’Angleterre n’a pas sérieusement songé à autre chose. On ne saurait contester à M. Chamberlain le mérite d’être un grand remueur d’idées et un grand excitateur d’intelligences. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, a le privilège de secouer fortement les esprits et de les mettre en mouvement. Il a donné sa démission de ministre tout-puissant des Colonies, pour avoir plus de liberté dans la défense de son nouveau programme : un pareil acte devait assurément frapper les imaginations. On a su, dès ce moment, que M. Chamberlain et M. Balfour n’étaient pas complètement d’accord, car, s’ils l’avaient été, le premier n’aurait pas abandonné son portefeuille ; et pourtant qu’ils l’étaient jusqu’à un certain point, puisque le second n’a pas cessé de le répéter. Mais jusqu’à quel point ? On le savait mal hier ; on ne le sait pas beaucoup mieux aujourd’hui. Pendant quelques mois, M. Chamberlain a organisé autour de ses idées une propagande effrénée. Discours, brochures, démarches de tous les genres, rien ne semblait pouvoir épuiser sa dévorante activité. Toutefois un moment est venu, où il a paru éprouver le besoin de se reposer ou de réfléchir un peu : il est parti pour l’Égypte et, pendant quelques semaines, le repos qu’il y a pris, après l’avoir si bien gagné, s’est communiqué à son pays. La trêve ne pouvait pas être de longue durée. M. Chamberlain est revenu en Angleterre, toujours prêt à la lutte et mieux disposé que jamais à la soutenir. La bataille a immédiatement recommencé. On connaît le plan de M. Chamberlain, et nous nous garderons bien de l’exposer une fois de plus : il consiste essentiellement à créer une union douanière entre l’Angleterre et ses colonies, à l’avantage de ces dernières ou de quelques-unes d’entre elles, mais peut-être au détriment de la première, et certainement à celui du reste du monde.

Lord Rosebery, dans son discours de Lincoln, a exprimé plus que des doutes sur les mérites du projet de M. Chamberlain. Si les colonies, a-t-il dit, avaient pris l’initiative de proposer à l’Angleterre le régime économique cher à M. Chamberlain, ce serait là un fait qu’il conviendrait de tenir en grande considération. Lord Rosebery a même dit qu’il faudrait l’accueillir avec respect. La question devrait être mise très sérieusement à l’étude. Mais les colonies ont-elle pris cette initiative ? Point du tout. L’Angleterre seule, ou plutôt M. Chamberlain seul a fait toutes les avances, ce qui laisse beaucoup plus de liberté pour discuter et pour apprécier le système. Et lord Rosebery a un certain nombre d’objections à y opposer. Le côté impérialiste du plan le séduit moins qu’on n’aurait pu le croire, quand on se rappelle la crise d’impérialisme assez aiguë qu’il a traversée, il y a quelque temps : mais il paraît en être revenu. Quoi qu’il en soit, M. Chamberlain s’est senti atteint par le discours de Lincoln, et il a écrit une lettre au Times pour en contester les assertions. Il a rappelé toutes les manifestations que les colonies, ou du moins certaines d’entre elles, ont faites en faveur du régime douanier proposé par lui. Il en a conclu qu’on ne pouvait pas dire, avec lord Rosebery, qu’elles n’avaient pris aucune initiative et les avaient laissées toutes à l’Angleterre. Lord Rosebery a répondu que toutes ces manifestations manquaient de spontanéité ; qu’elles avaient été provoquées, et que, au surplus, elles ne constituaient nullement une offre concrète. « Nous savons, a-t-il à son tour écrit au Times, ce que, d’après le projet de M. Chamberlain, nous devons donner ; nous ne savons pas ce que nous devons obtenir en échange. Cela, il ne nous l’a jamais dit, et c’est l’essence même de la question. » Il est naturel, en effet, que les colonies, lorsqu’on leur offre un avantage, l’acceptent. Encore ne l’ont-elles pas accepté toutes, parce que, à côté de l’avantage apparent, quelques-unes ont aperçu la charge correspondante mal dissimulée. Toutefois cette charge n’a jamais été nettement établie, et lord Rosebery était parfaitement en droit de dire : « Nous mettons des droits de 5 à 10 pour 100 sur les produits manufacturés étrangers similaires de ceux que fournissent les colonies, et de deux shillings par quintal sur les céréales ; que nous donne-t-on, en retour ? » Aucune colonie ne s’en est encore expliquée. Cela étant, lord Rosebery a exprimé la crainte que le régime préconisé par M. Chamberlain, bien loin d’opérer comme un ciment, n’opérât comme un dissolvant entre la métropole et les colonies.

Ses questions sont restées sans réponse ; mais on annonçait que M. Chamberlain préparait un grand discours. L’avant-veille du jour où il devait le prononcer, M. Balfour s’est rendu à Edimbourg et il a pris le premier la parole. Voulait-il atténuer par avance l’effet du discours de son ancien collègue ? Voulait-il, ce qui est plus probable, remettre un peu d’union dans le parti auquel le nom d’unioniste convient si mal depuis quelque temps ? Voulait-il enfin, après l’avoir longtemps mûri, exposer lumineusement son propre programme ? Bien que son discours ait été très intéressant, M. Balfour n’a atteint complètement aucun de ces objets, et le dernier moins encore que les autres. Ce ministre péripatéticien, sagace à coup sûr, mais prudent, a encore plus l’art de réserver une partie de son opinion que de la livrer tout entière. Il a dit bien haut qu’il n’était pas protectionniste, et que, si le parti unioniste l’était, ou le devenait un jour, il en abandonnerait aussitôt la direction. Mais M. Chamberlain ne proteste-t-il pas, lui aussi, qu’il n’est pas protectionniste ? Peut-être ont-ils raison l’un et l’autre, en ce sens qu’ils ne sont pas protectionnistes dans leurs intentions initiales ; mais ils le sont devenus en fait tous les deux, entraînés par la logique de leurs préoccupations dominantes, et toute la différence entre eux n’est qu’une question de plus ou de moins. Cette question n’est d’ailleurs pas indifférente, tant s’en faut : ce n’est pas la même chose d’aller jusqu’au bout de la protection, comme M. Chamberlain, ou de s’arrêter à moitié route, comme M. Balfour. Ce dernier a donné sa définition du protectionnisme. « Une politique protectionniste, a-t-il dit, est celle qui vise à soutenir ou à créer des industries nationales par l’élévation des prix à l’intérieur. » M. Balfour affirme, très sincèrement à coup sûr, que tel n’est pas son but ; s’il l’atteint, c’est par un ricochet involontaire ; il se propose seulement d’user de représailles contre les pays qui font la guerre aux produits anglais, et on sait qu’il exclut de toute surélévation de droits les produits alimentaires. M. Chamberlain va plus loin ; il frappe les produits alimentaires, comme les autres ; seulement il dit : « Quand je propose un droit modéré de 2 shillings par quarter (2 quintaux 24 kilogrammes) sur les céréales, et de 5 pour 100 sur les autres produits agricoles, ce n’est pas une taxe, c’est un droit de péage. » Merveilleuse distinction ! M. Chamberlain croit-il sérieusement qu’on change les choses en changeant les mots ? Non, sans doute ; toutefois, en partant de la définition de M. Balfour, il est aussi sincère que lui lorsqu’il affirme à son tour n’avoir pas pour objet de soutenir ou de créer des industries nationales par l’élévation des prix à l’intérieur. Il veut seulement resserrer le tissu de l’Empire qu’il trouve trop lâche. Mais on peut être protectionniste, comme philosophe, sans le savoir. MM. Balfour et Chamberlain, l’œil ardemment fixé sur leur but, se font d’égales illusions sur le caractère des moyens qu’ils emploient pour l’atteindre. Ni l’un ni l’autre n’ont d’ailleurs répondu aux objections de lord Rosebery. La seule chose qui ressorte clairement de leurs discours est qu’ils sont encore moins d’accord que lorsque M. Chamberlain est sorti du ministère. Leurs intentions, leurs pensées sont différentes, et, à mesure que le temps passe, la divergence s’accuse entre eux. Est-il possible de la faire disparaître ? L’Angleterre, y compris ses colonies, est, en somme, un pays d’opinion : si une opinion s’en dégageait avec force, il faudrait bien que tout le monde s’inclinât devant elle. M. Balfour a donc annoncé un projet qui, dans son esprit, devait donner satisfaction à tout le monde, et non seulement à M. Chamberlain, mais encore à lord Rosebery. Il consiste, dans la réunion d’une conférence qui comprendrait des délégués de la métropole et de toutes les colonies, sans oublier l’Inde, que M. Chamberlain oublie toujours dans ses combinaisons. Cette conférence répondrait à deux questions : la première consisterait à savoir si les diverses parties de l’Empire désirent une union plus étroite, et la seconde à déterminer les moyens et les conditions de cette union. Alors, lord Rosebery n’aurait plus rien à dire. Et quelle objection pourrait faire M. Chamberlain ? Il n’en aurait sans doute fait aucune, quel que soit d’ailleurs son sentiment intime et profond sur l’opportunité de la conférence, si elle avait dû se réunir tout de suite et s’il avait été bien entendu que son verdict serait définitif. Mais M. Balfour n’est pas pressé. Oh ! non, il n’est pas pressé, M. Balfour. Quand la conférence aura donné son avis, il faudra encore le soumettre, à qui ? Aux Parlemens de tous les pays qui y auront été représentés ? Sans doute, mais en passant d’abord par leurs électeurs. Les électeurs se prononceront les premiers : cela épargnera aux partis la peine de chercher des plates-formes électorales. Les Parlemens se prononceront ensuite. Tout cela sera long ! Et puis, que seront les élections prochaines, en Angleterre même ? Laisseront-elles le pouvoir aux conservateurs ? Ne le donneront-elles pas aux libéraux ? La seconde hypothèse est la plus vraisemblable, et les conservateurs cherchent à s’en consoler d’avance en caressant l’espoir que les libéraux auront une majorité si faible qu’elle ne leur permettra pas de vivre plus de deux ans. Mais qui sait ? Il y a tant d’imprévu dans les élections ! N’importe : ces délais n’effraient pas M. Balfour, il a cinquante-six ans ; mais ils effraient M. Chamberlain, il en a soixante-huit. Et voilà pourquoi M. Chamberlain s’est écrié dans son discours de Luton : « Je ne puis comprendre la nécessité de ce plébiscite, impliquant deux mandats, deux élections générales sur le même sujet… Si, après avoir conclu un arrangement avec vos compatriotes, vous suspendez la question jusqu’au moment où chacune des législatures coloniales et celles de la mère patrie auront été réélues, en vue de ratifier un arrangement dont le principe avait déjà été accepté, combien de temps cela durera-t-il ? »

C’est le mot de la situation : il est sorti avec angoisse du fond du cœur de M. Chamberlain. Cela durera quatre ans, cinq ans, plus peut-être et, pendant ce temps, il peut se passer bien des choses ! Beaucoup de gens commencent à penser, en Angleterre, que M. Balfour a mis dans toute sa conduite plus de calcul et, qu’on nous passe le mot, de malice qu’on ne l’avait cru d’abord ; et que M. Chamberlain, qui espérait se fortifier, en se libérant par sa sortie du ministère, s’est effectivement affaibli. Ses moyens d’action n’ont évidemment pas augmenté. Un homme d’une volonté moins énergique pourrait même éprouver quelque découragement ; mais ce sentiment lui est étranger. Il peut toutefois s’apercevoir qu’il est plus facile d’entraîner l’Angleterre à faire la guerre à des républiques lointaines qu’à changer son régime économique. L’avenir de son union impérialiste est plus incertain que jamais. Les deux discours d’Edimbourg et de Luton ont seulement établi les positions respectives de MM. Balfour et Chamberlain ; mais comment évolueront-ils l’un et l’autre ? quelle sera la fin d’une partie aussi compliquée ? et quand viendra-t-elle ? Nul ne le sait.

La place nous manque pour parler des grèves de Marseille ; elles sont terminées ; c’est tout ce qu’on peut en dire de mieux. Après un mois et demi de chômage, le port de Marseille a retrouvé son activité habituelle, et nous souhaitons que ce soit pour longtemps. La reprise du travail est due à deux causes : à l’entente entre la Compagnie transatlantique et les inscrits maritimes, entente qui s’est bientôt étendue aux autres compagnies, et à la fermeté tardive, mais efficace, avec laquelle, après le rejet de la sentence arbitrale par les dockers, le gouvernement a fait respecter la liberté du travail. S’il l’avait fait respecter plus tôt, la grève aurait duré moins longtemps ; mais enfin, mieux vaut tard que jamais. Les mesures ont été habilement arrêtées et vigoureusement exécutées. Les patrons ont annoncé qu’ils n’embaucheraient que des ouvriers ayant accepté la sentence arbitrale : peu à peu, ils y sont tous venus. Après quelques jours de protestations stériles, les meneurs, voyant que tous les ouvriers leur échappaient les uns après les autres et qu’il y en avait déjà assez pour assurer les services du port, ont fait le simulacre d’un dernier référendum, qui a réussi mieux que les précédens, et grâce auquel la sentence arbitrale a été acceptée par les derniers récalcitrans.

Mais nous ne nous faisons pas beaucoup d’illusions sur les sentimens des ouvriers. Les inscrits maritimes, dans leur ordre du jour du 7 octobre, ont déclaré qu’ils se mettraient à la disposition des armateurs, « en leur signifiant qu’ils n’oublieraient jamais leur attitude. » En un sens, cela serait désirable. Il était bon que les contremaîtres, les officiers, les armateurs prouvassent que la loi de 1884 était faite pour eux comme pour les ouvriers, et qu’ils pouvaient, eux aussi, se mettre en grève. Malheureusement, ce n’est pas ainsi que l’entendent les ouvriers. Ils ont cédé par lassitude ; mais il y a jusque dans leur soumission une menace pour l’avenir.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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