Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1866

Chronique n° 828
14 octobre 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 octobre 1866.

Il serait difficile de prêter une attention curieuse et minutieuse aux petits faits qui recommencent à défrayer la vie politique journalière de l’Europe. Les émotions que nous ont données les événemens de cet été nous ont transportés au-dessus et au-delà de l’ordinaire ; l’ébranlement moral que ces événemens ont produit durera longtemps encore ; nous serons longtemps sous l’influence des grands coups portés, des vastes transformations opérées à vue, des horizons nouveaux soudainement ouverts, les petits faits qui se succèdent depuis quelques semaines, ne sont plus que les conséquences machinales de la violente impulsion antérieure ; efforts de mise en ordre, formalités finales, besogne de notaire et de maître des cérémonies.

On n’attend point de nous, par exemple, que nous revenions sur les actes d’annexion exécutés par le gouvernement prussien, que nous analysions les patentes royales qui ont accompagné l’incorporation des provinces ajoutées au royaume des Hohenzollern : le langage de ces patentes a pourtant une saveur si franche de vieille superstition monarchique, qu’il est un objet de haut goût pour les amateurs de curiosités. Nous n’essaierons pas de deviner le point juste où sont arrivées les négociations au sujet de la Saxe ; nous ne prédirons point les destinées du Luxembourg, ni si le roi de Hollande sera de force à tenir tête au monarque prussien. Les rongeurs de nouvelles de cour et de cabinet s’ingénient en conjectures sur l’indisposition de M. de Bismark et sur les dissentimens qui existeraient entre le radieux roi Guillaume et son formidable ministre ; nous ne leur demanderons pas leurs secrets. Les événemens qui coûteront peut-être sa couronne au roi de Saxe feront-ils gagner à son principal conseiller le premier portefeuille d’un grand empire ? M. de Beust sera-t-il ministre des affaires étrangères d’Autriche, et M. de Bismark trouvera-t-il enfin sur le terrain allemand un rival digne de lui ? Nous sommes peu impatiens de le savoir. Qu’est-ce qu’a obtenu à Pétersbourg l’envoyé confidentiel prussien, le général Manteuffel ? A-t-il apaisé la mauvaise humeur qu’inspirent à la cour de Russie les mésaventures de ses parens d’Allemagne ? a-t-il resserré les vieux liens qui ont si longtemps uni la politique prussienne à la politique russe ? Nous n’avons ni le pouvoir ni le goût de percer de tels mystères. La cour de Vienne revient-elle au vieil adage : Tu, felix Austria, nube ? Le prince héréditaire d’Italie épousera-t-il une archiduchesse ? Le Grand-Turc sera-t-il un suzerain généreux envers l’hospodar prussien de Roumanie ? Laissons toute cette petite, archaïque et comique diplomatie de cour recommencer ses toiles d’araignée sur cette Europe où respirent cependant des peuples destinés à posséder avant peu la plénitude de la saine et puissante vie moderne.

Il ne faut point s’amuser et s’égarer dans le fouillis des détails frivoles, s’abandonner au courant des faits minimes et des petites anecdotes pour s’exposer à être derechef réveillé en sursaut par des surprises énormes. Les événemens font halte en ce moment, mais ils ont posé à la France de grandes questions sur elle-même. Il faut avoir le courage de regarder ces questions en face jusqu’à ce qu’elles soient résolues. Ces questions d’ailleurs ne nous laissent point la liberté de les méconnaître et de les éluder. Elles s’imposent à nous avec le caractère de la nécessité pratique et actuelle. Les événemens d’Allemagne, en changeant le rapport des forces continentales, ont créé pour nous l’obligation de prendre sur-le-champ en considération l’organisation de notre armée, la réforme et le développement de nos institutions militaires. La fin de l’entreprise du Mexique doit aussi donner lieu inévitablement à une liquidation de politique et de finance. Nous approchons de la saison de la politique active, nous avançons vers la session. La prochaine session du corps législatif devra produire la réorganisation de l’armée et terminer la liquidation mexicaine. Dans l’intervalle qui nous sépare de la réunion des chambres, on est autorisé sans contredit à rechercher dans quel esprit, avec quelles dispositions morales il convient à la France d’aborder ces deux questions que la force des circonstances lui prescrit de résoudre.

Nous nous appliquons, en ce qui nous concerne, à nous dégager de toute prévention passionnée dans l’appréciation des deux nécessités où nous a conduits le cours de notre politique étrangère en Europe et en Amérique. Les faits et la situation qu’il s’agit de juger sont d’ailleurs arrivés à ce degré d’achèvement qui permet d’en embrasser l’ensemble, d’en déterminer le caractère, d’en calculer avec certitude la portée. Ils ne laissent plus d’ouverture à l’équivoque et à la controverse. Ils ne sont plus tenus en suspens par l’incertitude du dénoûment ; ils se présentent comme les résultats d’une expérience accomplie ; nous en possédons à la fois le premier mot et la conclusion. Ils se trouvent dans les conditions où les faits passés s’offrent à l’impartialité éclairée et froide de l’historien philosophe. Il est rare de pouvoir se prononcer sur des événemens contemporains avec une pareille certitude expérimentale. Cette ampleur et cette sûreté d’informations permettent au critique de s’abstenir de toute animadversion personnelle contre les acteurs de la politique et de ne juger que le fond des choses, d’absoudre au besoin les hommes lorsqu’on ne peut se dispenser de condamner les systèmes. Or ce qui frappe dans les accidens de l’affaire d’Allemagne et de l’affaire du Mexique, ce sont bien plus les dangers d’un système que les fautes des personnes. On ne saurait contredire ceux qui affirmeront que, si la pensée collective qui se dégage des intérêts, de la raison, des traditions du pays, avait été en mesure de prendre une participation plus large, plus assidue, plus ferme aux conseils et aux résolutions du gouvernement soit par une grande liberté de discussion dans la presse, soit par une initiative, plus régulière et plus constante de la part de la représentation nationale, la Prusse n’eût point trouvé une occasion si soudaine et si facile d’arriver à la domination de l’Allemagne, et que nous ne serions jamais allés au Mexique pour occuper pendant plusieurs années trente mille hommes de nos meilleures troupes à la fondation d’un empire de fantaisie. Nous voudrions, quant à nous, que l’on ne parlât du passé des affaires allemandes et mexicaines que pour mettre en lumière, sans acrimonie contre les personnes, l’éclatante leçon et l’avertissement grave que les événemens viennent, de nous donner sur la valeur des systèmes en Europe et en Amérique.

Suivant nous, ce serait surtout au gouvernement, qu’il siérait de reconnaître l’enseignement de cette expérience et de la faire tourner ainsi à son profit et au profit du pays. Dans les circonstances solennelles où nous nous trouvons, tout va dépendre du ton que le gouvernement prendra dans ses prochains rapports avec la chambre, et par la chambre avec le pays. Cette rencontre du gouvernement et de la chambre sera une importante épreuve, et il vaut la peine d’y songer déjà. Finissant l’expédition du Mexique et proposant avec une vigilance patriotique une réforme urgente de l’armée, le gouvernement a deux tâches : il faut que d’une part il sollicite la résignation du pays à un échec avéré, et que d’une autre part il obtienne de la raison et du cœur de la nation un viril sacrifice. On ne peut évidemment point entreprendre deux choses semblables d’un air dégagé, avec une frivole hauteur, comme s’il ne s’était rien passé. En présence d’erreurs et de déceptions manifestes, l’attitude et la prétention de l’infaillibilité seraient aussi malheureuses que maladroites. On ne peut nous signifier la retraite du Mexique comme une prise de congé, et nous demander de doubler le nombre des Français appelés à combattre comme on donnerait une consigne. Nous ne conseillerions point non plus au gouvernement de chercher de stériles apologies dans la discussion des faits qui nous ont menés où nous sommes, de plaider les circonstances atténuantes. Le parti le plus noble et le plus sage n’est point de battre en retraite en tiraillant. Il faut être à la hauteur des circonstances. Il ne s’agit pas de dominer l’opinion publique, il faut aller au-devant d’elle et faire, pour la joindre, un peu de chemin. Les intérêts de vanité ne doivent être comptés pour rien en un pareil moments il faut que les cœurs se dilatent. Il est nécessaire de raffermir la France dans le sentiment de sa force morale et de sa force matérielle ; il est urgent de lui rendre toute sa spontanéité naturelle, de produire au jour et de rassembler toutes ses forces vives, collectives et individuelles, dont un si grand nombre s’étiolent depuis trop longtemps dans les nœuds d’énervantes lisières, dans un isolement malsain et une obscurité débilitante. On a beaucoup à demander à ce peuple ; qui oserait dire qu’on n’a rien à lui donner ?

On ne manquera point de reconnaître la justesse du mélange de vœux et de pressentimens que nous exprimons ici, lorsqu’on abordera pratiquement la grande question de la réorganisation de l’armée. Ce problème assurément ne sera pas négligé ni éludé. L’opinion publique n’y saurait rester indifférente ; elle ne paraît point s’en être saisie encore avec assez d’intelligence et d’ardeur : cela tient sans doute aux habitudes passives qu’elle a contractées, aux entraves qui empêchent ses manifestations spontanées, à la situation précaire et subalterne où l’on retient la presse française. Ces malheureuses apparences vont jusque tromper quelques observateurs étrangers qui portent un sincère intérêt à nos destinées. « Je ne puis admettre, nous écrit un Allemand distingué, que l’esprit de parti ait déjà corrompu la nation française au point de la rendre indifférente à son indépendance ; Il faut absolument faire un effort. Malheureusement il règne en France une ignorance singulière sur ce qui se passe à l’étranger. » Cette funeste ignorance n’ira point, nous l’espérons, jusqu’à nous faire perdre de vue ce qui se passe en Allemagne à l’instant même. Tandis que les journaux nous donnent à lire les patentes d’annexion du roi Guillaume, la Prusse ne perd pas son temps. Aux neuf corps d’armée qu’elle avait eus jusqu’à présent, elle en ajoute trois nouveaux, formés dans les provinces annexées, comme elle a l’intention d’en créer un treizième dans le royaume de Saxe, elle sera bientôt près d’atteindre le million d’hommes que nous avions prédit. Ce ne sont plus des conjectures, ce sont les faits mêmes qui vont forcer la France à se mettre en mesure d’avoir, elle, aussi, en cas de guerre, un million de combattans. On n’arrivera point là par un acte législatif rapide et sommaire. Il ne peut suffire d’ajouter par un trait de plume 400, 000 gardes nationaux mobilisables aux 600, 000 hommes produits par notre système de conscription. Il faudra prendre les précautions nécessaires pour assurer l’homogénéité des forces combattantes de la France en cas de guerre. Pour cela, il sera indispensable, en même temps qu’on décidera l’augmentation de l’effectif, de prendre en considération très sérieuse l’état de notre armée et l’efficacité de nos institutions militaires.

La loi de recrutement de 1832 est la base de notre organisation actuelle, et en a fait longtemps la force. Or c’est une grave question, très vivement agitée parmi nos officiers les plus compétens, de savoir si l’efficacité de cette organisation n’est point altérée par l’action de la loi sur la dotation de l’armée. Le système d’exonération donne lieu à des objections très sérieuses. D’abord le législateur de 1832 avait voulu maintenir en quelque sorte la jeunesse de l’armée. C’est dans les jeunes gens que l’armée devait puiser ses cadres, car c’est chez eux qu’on trouve surtout l’ardeur et l’élan qui caractérisent le soldat français. Sous l’influence de la loi de la dotation, l’accroissement des exonérations et le système des remplacemens, ont tendu à diminuer dans notre armée cette sève de la jeunesse. Le remplacement se fait aujourd’hui par l’état, et l’état l’opère au moyen des rengagés, des engagés volontaires après libération, des remplaçans par voie administrative. Ces catégories de remplaçans sont loin d’avoir une égale valeur. Les engagés après libération sont en général des hommes, qui n’ont point eu assez d’énergie morale ou d’aptitudes pour reprendre les labeurs de la vie civile ; les remplaçans par voie administrative que l’état se charge de recruter, qui ont pour raccoleurs les gendarmes, sont le plus mauvais élément de l’armée. Un inconvénient du système est l’appât que la prime de l’engagement offre aux sous-officiers. Beaucoup de sous-officiers se rengagent dans l’espoir, rarement déçu, de ne point tarder, une fois la prime obtenue, de rentrer dans leurs grades. Les cadres des grades inférieurs sont ainsi obstrués de sujets relativement âgés, et ferment ou rendent alors très difficile l’avancement aux jeunes gens qui se trouveraient dans les conditions d’aptitude et d’instruction nécessaires pour arriver au grade d’officier. Aussi voit-on disparaître les engagemens volontaires de ces jeunes gens ; ceux qui, appartenant au contingent annuel et se résignant au sort, auraient pu entrer dans l’armée avec l’espoir de l’avancement, s’en éloignent au contraire et se font exonérer. Nous n’avons certes point la prétention de porter en passant un jugement définitif sur les effets de la loi de la dotation ; nous nous bornons à constater que le nouveau système tend à diminuer dans l’armée la jeunesse et l’élément d’émulation désintéressée qui était le plus généreux et le plus utile. Il sera donc inévitable de refondre dans les institutions nouvelles la loi de recrutement et la loi de dotation. Nous ne saurions trop en effet insister sur ce point, qu’il est nécessaire que la catégorie des mobilisables que nous devons ajouter à notre armée active et à notre réserve ne soit point laissée à l’état de ressource nominale et extraordinaire, et reçoive une éducation militaire forte et complète. Il y a ici un écueil d’ignorance auquel il importe de ne se point heurter. Beaucoup de gens en France ont l’air de croire que la landwehr prussienne est une espèce de garde nationale dans le genre de celle que nous connaissons. Rien n’est plus faux. Tout homme de la landwehr en Prusse est un soldat complet ayant passé sept ans dans la ligne, trois années dans le service actif et quatre dans la réserve. Il serait donc plus vrai de voir dans la landwehr une vieille garde qu’une garde nationale. Il nous paraît impossible de travailler à la reconstitution de l’armée française sans imposer les plus sérieuses restrictions au remplacement. Peut-être, pour alléger l’obligation du service aux jeunes gens destinés aux carrières libérales, serait-il sage d’adopter l’exception pratiquée en Prusse. Dans ce pays, les jeunes gens qui ont reçu une instruction littéraire ou scientifique, dont les études ont été terminées par des examens, ne doivent le service actif que pendant une année. Il arrive souvent que les jeunes gens qui remplissent ces conditions se retirent après une année de service avec une patente d’officier. La Prusse peut ainsi compter, au moment du danger, sur un grand nombre d’officiers qui ne lui coûtent rien le reste du temps. Pour avoir en France une réserve semblable de jeunes officiers, il faudrait opposer au remplacement les restrictions les plus sévères et rendre l’exonération très difficile aux jeunes gens instruits dont on pourrait tirer un tel parti. On voit, par ces courtes échappées sur la question militaire, tout ce que remue le projet de réorganisation annoncée. Il s’agit d’une réforme des pratiques militaires et d’une mâle régénération des mœurs civiles ; il est visible qu’on ne pourra former les soldats dont la France a besoin qu’en donnant aux Français tous les attributs politiques qui constituent le complet citoyen. « Si tous les Français, nous écrit-on d’Allemagne, étaient pénétrés du véritable état des choses, ils n’hésiteraient point sur ce qu’ils ont à faire. »

Si l’on se met de tout cœur au travail de la réforme militaire, si l’on apporte à cette œuvre l’allègre abnégation du patriote et la prévoyante fermeté du citoyen, si le gouvernement et le pays font ce qu’il faut pour s’entendre en une confiance libérale et mutuelle, on aura trouvé avec une simplicité et une droiture qui ne seront point sans grandeur la diversion dont la France a besoin après les tripotages et les coups de tonnerre de la question prussienne et au moment fixé pour la rentrée de notre armée du Mexique. La vraie diversion n’est que là ; elle ne serait point dans les expédiens empiriques et dans les prestiges du charlatanisme. Il ne faut pas non plus se bercer de l’illusion puérile qu’on répondra à tout l’année prochaine avec l’exposition universelle, et que la pensée politique de la France pourra s’absorber et s’oublier au tumulte de la plus éclatante des foires, réunie dans le plus grand village du monde. Nous ne demanderions pas mieux, quant à nous, que de n’avoir à revenir que très sommairement sur les désenchantemens de l’entreprise mexicaine et de cesser de gémir sur cette lubie de politique à l’espagnole dont la fin est si triste. Tandis qu’en Europe la santé de l’impératrice Charlotte chancelle, comme troublée par une série de cauchemars acharnés, les dernières nouvelles de l’empereur Maximilien arrivées ici le représentaient comme résolu à rester au Mexique et à tenter seul la fortune, même après le départ des Français : il pressait avec impatience le retour de l’impératrice. Il est peu probable qu’il persiste dans cette résolution héroïque, et qu’il ne cède point au dernier des mauvais sorts qui ont marqué chaque phase de cette affaire mexicaine. Ce qui nous inquiète, nous, c’est le retour de nos soldats. Quant aux difficultés que nous laisserons après nous au Mexique, nous n’avons point d’effort à faire pour les prévoir. Trouverons-nous quelqu’un avec qui traiter ? C’est, hélas ! une grande cruauté et une grande imprudence à un belligérant que de refuser de négocier avec un gouvernement de fait contre lequel il a pris les armes. Cette cruelle erreur, nous l’avons commise en refusant de traiter avec Juarès et en épousant les haines des émigrés que nous traînions après nous. Nous l’expions aujourd’hui. Nous sommes restés au Mexique assez longtemps pour apprendre que Juarès était encore le plus honnête des chefs de parti de ce malheureux pays. Quel est celui des dissidens avec lequel il sera possible d’entrer en arrangement ? Personne, nous le craignons, n’est en état de le dire. Il n’y a que le gouvernement de Washington qui pourrait nous prêter de bons offices dans la circonstance et nous être un intermédiaire utile. Le président des États-Unis reconnaît encore le ministre de Juarès ; M. Romero l’accompagnait récemment dans sa tournée électorale ; M. Johnson et M. Seward doivent avoir quelque influence sur les dissidens mexicains. S’ils usaient amicalement pour nous de cette influence dans le moment présent, ils nous rendraient un grand service. Il serait très spirituel à M. Seward de nous montrer cette obligeance. Les Américains ont trop admirablement triomphé de leurs difficultés pour nous avoir gardé rancune. L’humanité, le bon sens, la bonne humeur, les invitent à être généreux. Il nous en coûte moins, on le comprendra, de donner des conseils au gouvernement de Washington qu’au nôtre.

Tandis que la politique est morose, la statistique nous apporte de solides consolations. L’administration vient de publier les états du commerce français pour les huit premiers mois de l’année. Ces chiffres sont parlans, et ils parlent une langue triomphante. On ne saurait trop s’empresser d’en divulguer la signification salutaire. C’est le bulletin heureux de la florissante santé économique de la France, c’est le témoignage retentissant des progrès du travail français. Pendant les huit premiers mois de cette année, nos importations se sont élevées à plus de 1,958 millions ; elles ne montaient, pour la même période de 1861, qu’à 1,580 millions. Le progrès en six années est donc de 378 millions. L’importation des matières premières et des produits nécessaires à l’industrie s’est accrue, sur la même période de l’année 1865, de 235 millions. Le mouvement de l’exportation n’a pas été moins remarquable ; il s’est élevé à 2,206 millions, présentant une augmentation de près d’un milliard sur le résultat similaire de 1861, et de 318 millions sur le résultat de 1865. Ainsi voilà une année durant laquelle le crédit a été ébranlé gravement en Angleterre, où les capitaux représentés par les valeurs de bourse ont éprouvé de violentes dépréciations, où la guerre a déchiré le centre de l’Europe et répandu l’alarme même dans les pays qui échappaient à cette calamité ; voilà une année de choléra et d’inondations, une année où l’on a poussé au nom de l’agriculture les cris de détresse les plus poignans, l’année enfin où les partisans du système protectioniste ont cru devoir tenter la démonstration la plus énergique et la plus véhémente, — et c’est justement cette année-là qui apporte la preuve irréfutable de la solide prospérité, des progrès rapides et constans du travail français, la démonstration sans réplique du prodigieux succès réalisé chez nous par la politique libérale en matière de commerce ! Ainsi, tandis que les intrigues des cabinets troublaient toutes les têtes, préparaient d’affreux massacres, et renversaient quelques-unes des bases de la sécurité européenne, la robuste et saine nation française continuait, à travers ces périls et ces inquiétudes, ses énergiques labeurs ; elle augmentait sa production dans des proportions considérables, elle accroissait ses consommations sans se laisser déconcerter et interrompre, elle allait au bien-être par le travail. Le principe de la liberté du commerce montre là chez nous une grande vertu. Nous serions injustes, si en prenant acte de tels résultats nous ne félicitions point empereur et M. Rouher du succès de la résolution avec laquelle ils ont désavoué les préjugés et les routines du système protectioniste. L’établissement de la liberté du commerce sera certainement l’œuvre la plus utile et la plus durable du régime actuel. L’œuvre intérieure est encore hérissée de difficultés, qu’on laisse subsister gratuitement ; l’œuvre extérieure, s’est heurtée à plus d’une embûche et a produit des déceptions. Sur le point où l’on n’a pas appréhendé de faire quelque chose pour la liberté on a réussi. Il n’a pas été besoin, pour obtenir ce succès fécond, de quelque vigoureux effort de génie. La vérité économique était connue depuis un siècle et resplendissait dans les écrits de Turgot et de Smith ; elle venait d’être appliquée en Angleterre avec un succès définitif par Peel et par Gladstone. Il n’a fallu, pour la réaliser en France, qu’un moment de présence d’esprit et un acte de caractère. Et à quoi s’est réduit ce travail de réforme ? A renverser des obstacles, à détruire des restrictions, à rompre des barrières, à laisser le champ libre aux forces naturelles et à l’initiative de tous. La méthode ne sera ni moins sûre ni moins féconde en grandeurs morales pour la France le jour où l’on aura la bonne inspiration et le courage de l’appliquer à notre vie politique intérieure.

On s’épargnerait beaucoup de difficultés, on éviterait de commettre bien des absurdités de langage et de conduite, si l’on n’avait pas le caprice de méconnaître les lois naturelles et d’y substituer des lois artificielles et imaginaires. Un homme éminent vient d’être dupe à cet égard de la plus surprenante des méprises. Nous voulons parler de M. Dupanloup et du mandement qu’il vient de publier à propos des inondations qui ont affligé son diocèse. L’écrit pastoral du prélat est sur les signes du temps, et l’auteur brouille dans une déclamation incompréhensible les calamités matérielles qui sont survenues cette année, les excentricités du congrès de Liège, la propagande maçonnique, les diatribes anti-cléricales de Garibaldi, la convention du 15 septembre et les périls qui menacent Pie IX. Nous regrettons que M. Dupanloup n’ait réussi à nous montrer que les signes trop visibles de la confusion d’idées qui a envahi son esprit. Nous étions habitués à estimer le talent de M. Dupanloup, sa vigueur et sa chaleur de polémiste, l’élévation de sentimens et l’éloquence mâle qui ont animé plusieurs de ses écrits. Nous ne nous attendions pas à voir ce militant évêque prêter de la façon la plus décousue et la plus incohérente les plus gros accens de sa voix à des préjugés de bonne femme. Il s’agissait tout simplement d’émouvoir la charité publique en faveur de ceux de ses diocésains qui ont été frappé par le fléau de l’inondation. Qu’a de commun un objet aussi simple et aussi louable avec le congrès de Liège, la maçonnerie, le garibaldisme et la convention du 15 septembre ? Pourquoi ces rapprochemens entre les épidémies, les débordemens de rivières, les tremblemens de terre, qu’on s’attendrait plutôt à trouver dans un almanach que dans un mandement ? M. Dupanloup s’adresse à la superstition populaire, qui voit des manifestations de la colère divine, des avertissemens d’en haut, dans les troubles apparens de la nature, lesquels ne sont, il le sait bien pourtant, que les effets strictement nécessaires des lois naturelles. Qui aurait prévu que l’honorable évêque d’Orléans tomberait si bien d’accord avec le Chinois qui, pour apaiser le courroux des célestes dragons, frappe son gong devant l’éclipse de lune ? Cette théologie et cette astrologie mêlées sont d’un goût bien douteux. Quelle autorité persuasive peuvent avoir des tirades fondées sur l’interprétation la plus intempestive et la plus erronée des phénomènes naturels ? Rien de plus respectable et parfois de plus touchant que les exhortations de la morale religieuse s’adressant dans l’intimité de la conscience aux délicates responsabilités de l’âme humaine ; mais rien aussi de plus choquant que ces déclamations théurgiques qui s’efforcent d’altérer le sens des lois physiques. Quel rapport peut-il y avoir entre le choléra et les impiétés garibaldiennes, entre les malheurs que cause aux diocésains de M. Dupanloup le débordement des affluens de la Loire et le congrès de Liège, dont ces infortunés n’auraient probablement jamais entendu parler sans les fulminantes apostrophes de leur fougueux évêque ? En vérité, cette sortie de M. l’évêque d’Orléans est incroyable ; on ne voudrait point voir de tels écarts d’esprit chez un homme qu’on est habitué à respecter toujours, même en le combattant quelquefois.

Le mouvement réformiste se poursuit en Angleterre. M. Bright vient de donner des exhibitions populaires à Manchester, à Leeds, et promènera son apostolat dans les principaux centres manufacturiers. Cependant cette agitation, quoiqu’elle réunisse d’énormes foules partout où se présente le vigoureux orateur, n’est point accueillie avec faveur par la véritable opinion publique, celle que forment les classes moyennes d’Angleterre. Plusieurs inconséquences de situation et d’idées embarrassent visiblement M. Bright. Pour plaire à la multitude, M. Bright est obligé de réclamer l’extension du suffrage par des argumens théoriques, rationnels, logiques, applicables au suffrage universel, et pourtant la réforme qu’il demande en réalité, pour pouvoir conserver la chance d’être patronnée par le parti whig, doit se tenir bien en-deçà du manhood suffrage. Sur la même plateforme réformiste, on voit donc paraître des hommes d’opinions très tranchées, par exemple M. Beales, le chef de la ligue qui exige le suffrage universel, M. Forster, qui appartenait à la dernière administration de lord Russell, qui n’ajoutait dans son bill que trois cent mille électeurs aux constituencies, et M. Bright, qui raisonne comme M. Beales et conclut et vote comme M. Forster. Gêné dans l’argumentation, M. Bright essaie de se tirer d’affaire par l’invective : il fond sur les tories avec violence, il attaque lord Derby ; sa bête noire est surtout M. Lowe, un des plus grands talens du parti libéral, qui s’est montré si éloquent dans la discussion du bill de M. Gladstone : esprit libre de préjugés, capable de dominer par la solidité de ses idées les intelligences les plus positives et de charmer les intelligences les plus cultivées par l’art tout à fait distingué de sa méthode et de ses formes oratoires. Toutes ces violences de langage de M. Bright manquent l’effet, d’abord parce qu’elles passent la mesure, parce qu’elles ne peuvent avoir été justement encourues par un parti et un cabinet qui n’ont encore rien fait, ensuite parce qu’elles s’exhalent dans un milieu qui est loin d’être monté au même degré d’excitation et de chaleur. Un seul ministre jusqu’à présent a pris la parole en public depuis la fin de la session : c’est lord Stanley, qui assistait l’autre jour à Liverpool à un dîner donné aux hardis hommes d’affaires et d’industrie qui ont réussi, après tant d’efforts, à joindre par les câbles électriques l’Angleterre aux États-Unis. On ne saurait imaginer un contraste plus heureux à la fermentation un peu artificielle des harangues des meetings réformistes que le franc, naturel et placide discours de lord Stanley. Le présent ministre des affaires étrangères n’a, comme homme d’état et comme orateur, d’autre prétention que de planter toujours le clou au point juste. Les adversaires les plus sérieux de son parti, M. Mill aussi bien que M. Bright, savent qu’il n’y a peut-être point en Angleterre de tête mieux affranchie des superstitions de caste et des préjugés de routine que celle de lord Stanley, pas d’esprit plus uniquement attaché à penser vrai et à bien faire, plus incapable de rien accorder à la fatuité des charlatans et à la solennité des sots. L’identique et imperturbable bon sens de ce curieux stoïcien politique s’est retrouvé dans son petit discours de Liverpool. Il est impossible d’être ministre avec une modestie plus raisonnable. Lord Stanley a profité de l’occasion pour indiquer les raisons positives de l’union qui doit exister, dans l’intérêt de la civilisation du monde, entre les peuples libres de l’Angleterre et de la république américaine. Son discours et son toast ont obtenu une réponse sentie de M. Johnson. Les têtes pensantes des États-Unis peuvent accepter sans hésitation les assurances de lord Stanley, car la pensée y sort simplement de la nature même des choses, et n’y subit l’altération d’aucune chaleur factice, d’aucune grimace oratoire, d’aucun grossissement de porte-voix.

Ainsi que nous le pressentions, la victoire dans la lutte électorale se prononce aux États-Unis en faveur du parti radical ; l’opinion publique donne donc raison a la majorité du congrès contre le président. Les élections fortifieront même cette majorité. Le nord et l’ouest des États-Unis demeurent ainsi fidèles, avec une rare fermeté politique, aux principes et aux intérêts qu’ils ont soutenus et fait triompher dans la guerre civile. Le parti radical et le peuple américain donnent là un exemple de consistance politique dont beaucoup de gens doutaient que les houleuses démocraties fussent capables. Cette démonstration rendra un nouveau service à la cause de la république démocratique dans le monde. Au fait, la politique du président Johnson, malgré son apparence généreuse, tendait à renouveler aux États-Unis la situation fausse d’où la guerre civile était sortie. La cause de cette situation fausse était le privilège accordé aux états du sud d’avoir un nombre de représentans fédéraux proportionné au chiffre total de leur population, dans lequel les nègres étaient compris. Les nègres comptaient donc comme des citoyens pour les états du sud lorsqu’il s’agissait de fixer le nombre proportionnel des représentans, mais ils ne votaient pas, puisqu’ils étaient esclaves. Fallait-il admettre les états rebelles dans l’Union aux mêmes conditions, en les laissant profiter, pour le nombre de leurs représentans, du chiffre de la population nègre, qui, quoique affranchie, pourrait rester privée du droit de vote ? Si le système de M. Johnson eût triomphé, les gentilshommes blancs du sud auraient eu, comme dans le passé, un nombre de représentans plus considérable que celui auquel leur nombre vrai leur devait donner droit. Les démocrates du nord, coalisés avec la représentation falsifiée du sud, auraient pu reprendre la majorité et la prépondérance dans le gouvernement central. Les résultats de la guerre eussent été compromis. La solution voulue par le parti radical et la majorité du pays est plus conforme à la vérité. Elle admet au congrès les représentans des états du sud en nombre proportionné au chiffre des électeurs. La question du suffrage des nègres est laissée ainsi à la souveraineté des états. Les états du sud qui voudront avoir le même nombre de représentans qu’autrefois seront obligés d’accorder le droit électoral aux nègres. Ceux qui ne pourront se résigner à vaincre leurs préjugés se priveront eux-mêmes d’influence au congrès. La situation ne sera plus faussée, et la démocratie républicaine du nord ne courra plus le danger d’être subjuguée par une majorité aristocratique artificielle. e. forcade.

ESQUISSES CRITIQUES.

MADAME TALLIEN[1].


Il y a peu de destinées aussi pleines de contrastes et de péripéties que celle de Mme Tallien. Fille d’un négociant de Bayonne établi en Espagne, qui devint à Madrid banquier, comte et ministre, mariée trois fois, — à un marquis de la cour de France, à un conventionnel, à un grand seigneur belge, — elle a traversé les conditions les plus différentes, connu les succès et les fragilités de la femme brillante et adulée, ressenti les angoisses et participé aux égaremens d’une société en révolution, avant de se réfugier dans le recueillement d’une retraite précoce. Jeune fille, elle charmait les salons parisiens pendant les derniers jours de la royauté ; marquise de Fontenay, on la vit réunir autour d’elle ce que la société française avait de plus élégant ; devenue la maîtresse d’un régicide, elle parlait dans les clubs, et apparaissait à Bordeaux comme une sorte de déesse de la liberté. Après la chute de Robespierre, elle donna le signal de la renaissance des plaisirs et du luxe ; sous le directoire, elle fut l’idole des merveilleux et des incroyables ; puis après l’éclat aventureux de la jeunesse, après les jours d’orages, de luttes et de triomphes, une transformation complète s’accomplit en elle, et sous les traits de Mme la princesse de Chimay on ne vit plus, au lieu de la citoyenne Tallien, qu’une personne sérieuse qu’inquiétait le souvenir de son éclat passé. Peu de femmes furent aussi célèbres, et pourtant il n’est permis de lui accorder dans l’histoire qu’une place secondaire et tout à fait épisodique. Elle n’avait ni assez d’esprit de suite, ni assez de gravité dans le caractère pour exercer une véritable influence ; mais on peut observer en elle un des types les plus intéressans d’une époque tourmentée, d’un temps où l’anarchie de la société produisait l’anarchie de la famille. D’autre part, si on ne peut lui refuser le charme irrésistible qui gagne souvent les plus rebelles, la beauté victorieuse qui subjugue jusqu’aux proscripteurs, on ne saurait en faire ni une figure idéale, ni un personnage épique, et ce serait se méprendre étrangement que de lui élever un autel, de débiter en son honneur une sorte de litanies de la Vierge, de la nommer dévotement Notre-Dame de Fontenay, Notre-Dame de Thermidor, Notre-Dame de Chimay. Tel est cependant l’incroyable langage d’un apologiste malencontreux qui a voulu faire le récit de cette existence agitée. La plus rapide revue des événemens qui en ont marqué les diverses phases suffira pour ramener le personnage de Mme Tallien à ses proportions réelles. Terezia Cabarrus naquit à Saragosse en 1775. Son père était un Français de Bayonne établi en Espagne. Après avoir dirigé une fabrique près de Madrid, il s’occupa des finances espagnoles, et proposa une émission de bons royaux qui eut un véritable succès. Placé par le roi Charles III à la tête d’une banque d’état désignée sous le nom de banque de Saint-Charles, il fit instituer une compagnie pour le commerce des Philippines. Mlle Terezia Cabarrus passa son enfance tantôt à Madrid, tantôt dans le domaine de Caravanchel, qui appartient maintenant à Mme la comtesse de Montijo. Elle vint à Paris pour y terminer son éducation, et fut confiée aux soins d’un ami de son père, M. de Boisgeloup. Dès son apparition dans la société parisienne, elle fit admirer de tous sa grâce et sa beauté. Un homme beaucoup plus âgé qu’elle, mais bien placé par sa fortune, le marquis de Fontenay, ancien conseiller au parlement de Bordeaux, la demanda en mariage et fut agréé. Elle n’avait alors que seize ans. Les fêtes du château de Fontenay ne tardèrent pas à devenir célèbres. La jeune et séduisante marquise commençait avec éclat sa vie de femme à la mode. C’était l’âge d’or de la révolution, une heure singulièrement animée et brillante dans l’histoire des salons français. Des intelligences d’élite se réunissaient dans le désir du bien, on se croyait à l’aurore de la liberté. Les idées les plus généreuses étaient à l’ordre du jour, et les plus nobles illusions remplissaient toutes les âmes. Ces beaux songes devaient avoir un terrible réveil. Vers la fin de 1793, Mme de Fontenay voulut chercher avec son mari un refuge en Espagne ; mais au moment où ils allaient s’embarquer, ils furent arrêtés comme suspects et emprisonnés à Bordeaux.

Cette ville était alors sous le joug de Tallien, qui depuis le mois d’octobre 1793 y avait établi le régime de la terreur. Il écrivait à la convention : « Le désarmement s’exécute avec un zèle incroyable. Il donnera des armes superbes et en grande quantité à nos chers sans-culottes. Il y a des fusils garnis en or. L’or ira à la Monnaie, les fusils aux volontaires, et les fédéralistes à la guillotine. » Le jeune proconsul (il n’était âgé que de vingt-quatre ans) avait installé l’échafaud sous les fenêtres de son hôtel. « Cette guillotine, a dit M. Michelet, lui fut d’un excellent rapport. Tout est commerce à Bordeaux, Tallien commerça de la vie. » Fils d’un maître d’hôtel du marquis de Bercy, il était devenu député de Versailles après avoir été successivement prote d’imprimerie dans les bureaux du Moniteur, secrétaire de M. Alexandre de Lameth, rédacteur du Journal des Sans-Culottes et de l’Ami des citoyens, membre et greffier de la commune. Il s’était fait remarquer dans la journée du 10 août et surtout lors des massacres de septembre. Il avait entrepris à la tribune l’apologie de ces meurtres organisés, et se plaisait à répéter que les arbres de la liberté avaient besoin d’être arrosés de sang. Pendant le procès de Louis XVI, il avait trouvé le moyen d’indisposer par la violence de son langage la convention elle-même. Elle venait de décréter la libre communication du roi et de sa famille. « Vous aurez beau l’ordonner,..s’écriait Tallien à la tribune, si la commune ne le veut point, cela ne sera pas !….. » C’est encore lui qui, après avoir voté la mort de Louis XVI, demandait avec insistance, sous prétexte de ne pas prolonger les angoisses du condamné, que l’exécution eût lieu le jour même. Cruel sans fanatisme, plus bruyant qu’éloquent, plus emporté que convaincu, sans honnêteté, sans principes, avide d’émotions et de jouissances, âme faible et versatile sous des dehors terribles, Tallien ne se distinguait par aucun talent et par aucune vertu des autres députés jacobins.

Tel était l’homme à qui la prisonnière de Bordeaux apparut comme l’image de la volupté. « C’était une de ces femmes, a dit M. de Lamartine, dont les charmes sont des puissances, et dont la nature se sert comme de Cléopâtre ou de Théodora pour asservir ceux qui asservissent le monde et pour tyranniser l’âme des tyrans. « Arracher cette beauté merveilleuse d’abord à son mari, ensuite à la prison, contraindre le marquis de Fontenay à s’enfuir en Espagne, et faire de la marquise, de la célèbre aristocrate, l’ornement des victoires républicaines, ce fut le projet que réalisa le fougueux proconsul devant qui tout tremblait. Pour Mme de Fontenay, point d’autre alternative que Tallien ou la mort. Elle préféra Tallien. Obéit-elle à un entraînement des sens ou du cœur ? Ne céda-t-elle au contraire que pour échapper à l’échafaud ? « Quand on traverse la tempête, a-t-elle écrit plus tard, on ne choisit pas toujours sa planche de salut. » Cette réflexion peu stoïque est significative. Au surplus on voit la marquise se transformer avec une facilité singulière ; un changement complet s’opère comme par magie dans les manières, le langage, le costume de la grande dame, devenue tout à coup l’inspiratrice d’un parvenu de la terreur. Les républicains bordelais l’applaudissaient avec enthousiasme dans son nouveau rôle. Vêtue en amazone, les cheveux couverts d’un chapeau à panache tricolore, elle débitait le décadi à l’église des Récollets des homélies patriotiques. Tantôt elle se promenait dans de splendides équipages en se drapant avec grâce dans les plis de sa chlamyde grecque, tantôt elle paraissait debout sur un char, éblouissante de jeunesse, une pique à la main, le bonnet rouge sur la tête. Il faut du reste lui rendre cette justice, qu’elle exerça son influence au profit des idées d’humanité, et qu’elle eut le bonheur de tirer des mains des bourreaux un assez grand nombre d’accusés. Ces velléités de modération, signalées à Robespierre, devaient éveiller ses défiances. Tallien fut rappelé à Paris, où Terezia Cabarrus ne tarda pas à le suivre. On le laissa présider la convention pendant le mois de mars 1794 lors du procès de Danton et d’Hébert ; mais sa perte était déjà résolue dans l’esprit de Robespierre. L’orage commença par atteindre Terezia Cabarrus. Arrêtée le 22 mai 1794, elle était jetée dans la prison de la Force. Mise d’abord au secret, elle fut ensuite placée dans la même chambre que huit autres femmes de tous les rangs. À ces momens affreux, elle montra de la présence d’esprit, du courage, de la gaîté même. L’Athénienne devenait Spartiate, et par son énergie fortifiait l’âme de ses compagnes. Ces exemples de fermeté n’étaient pas rares alors. L’atmosphère de la révolution donnait une sorte de fièvre qui faisait braver tous les périls, et le mépris de la mort se respirait dans l’air.

Grâce à des intelligences avec le geôlier, la prisonnière trouva le moyen de faire parvenir à Tallien des billets et de recevoir les réponses ; mais Tallien avait inutilement essayé de la sauver, le moment fatal approchait. Le matin du 7 thermidor, le geôlier dit à la citoyenne Cabarrus qu’elle n’avait pas à prendre la peine de faire son lit pour le soir. Ce fut alors qu’elle écrivit à Tallien cette lettre justement célèbre : « L’administrateur de la police sort d’ici. Il est venu m’annoncer que demain je monterai au tribunal, c’est-à-dire sur l’échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j’ai fait cette nuit. Robespierre n’existait plus, et les prisons étaient ouvertes ; mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France pour le réaliser. »

Sans doute ce laconique billet augmenta l’énergie de Tallien, et lui donna de l’audace pour la lutte suprême. Il comprit que le seul moyen de sauver Terezia Cabarrus et de se sauver lui-même était de renverser Robespierre. Qui ne se rappelle les détails de la mémorable séance du 9 thermidor, la plus dramatique de toutes celles de la convention ? Les députés debout dès le matin, rendus à l’assemblée avant l’heure ordinaire, et parcourant les couloirs en tumulte ; Tallien, qui à l’une des portes de la salle encourage ses collègues et s’écrie quand Saint-Just se dirige vers la tribune : « C’est le moment, entrons ; » l’anxiété de tant d’hommes qui vont jouer leur tête, l’émotion des spectateurs de ce grand combat, le silence précurseur de l’orage, puis le discours menaçant de Saint-Just, la réplique de Tallien, l’hésitation des députés, les gradations de leur audace, leurs applaudissemens d’abord timides, un moment après enthousiastes, lorsque Tallien s’écrie : « Je demande que le voile soit déchiré, » lorsqu’au milieu des frémissemens de colère et de vengeance il prononce ces paroles qui tuent Robespierre : « J’ai vu se former l’armée du nouveau Cromwell, et je me suis armé d’un poignard pour lui percer le sein, si la convention n’avait pas le courage de le décréter d’accusation ! » Les imprécations retentissaient de toutes parts. « Ah ! qu’un tyran est dur à abattre ! » s’écriait Fréron. Enfin le décret de mise en accusation était rendu contre les deux Robespierre, Couthon, Saint-Just, Lebas. Ces hommes inspiraient encore une telle terreur que les huissiers de la chambre n’osaient pas se présenter pour les traduire à la barre. Le cri à la barre ! devint bientôt général. Les cinq accusés finirent par y descendre.

Malheureusement les hommes de thermidor n’étaient pas dignes de protester au nom de la conscience du genre humain. Ce qu’ils avaient reproché à Robespierre, c’était sa dictature bien plutôt que ses crimes. Les vainqueurs ne valaient guère mieux que les vaincus, il n’y avait entre eux que la différence du succès. Tallien, dont le nom était inscrit le troisième sur la liste des proscriptions qui devaient épurer la convention en la décimant, apparaissait non pas comme un vengeur de la justice et de l’humanité, mais comme un homme qui avait su défendre sa tête. Sans aller aussi loin que le Mémorial de Sainte-Hélène, où il est dit : « C’étaient des gens plus affreux et plus sanguinaires que Robespierre qui le firent périr ; ils ont tout jeté sur lui, » on peut attester avec M. de Barante que « cette clôture du règne de la terreur lui appartenait encore. » Le 10 thermidor, soixante-dix membres de la commune étaient exécutés en masse sans plus de formalités. Le même jour, Barère annonçait à la convention que la force du gouvernement révolutionnaire allait être centuplée par la chute du tyran, et demandait le maintien de toutes les lois draconiennes, même du tribunal où figurait Fouquier-Tinville. Les thermidoriens furent entraînés toutefois dans la voie de la modération par leurs alliés de la plaine et plus encore par l’opinion publique, révoltée de tant de supplices. Un grand nombre de détenus ne furent pas élargis, mais beaucoup d’autres sortirent de prison. Tallien faisait entendre des paroles de clémence, tout en conservant encore le langage révolutionnaire. « Qu’on dénonce les individus élargis mal à propos, disait-il à la tribune le 26 thermidor, et ils seront réincarcérés. Pour moi, je fais ici un aveu sincère : j’aime mieux voir aujourd’hui en liberté vingt aristocrates que l’on reprendra demain que de voir un patriote rester dans les fers. Eh quoi ! la république, avec ses douze cent mille citoyens armés, aurait peur de quelques aristocrates ! Non, elle est trop grande, elle saura partout découvrir et frapper ses ennemis ! »

Terezia Cabarrus sortit de prison le 12 thermidor (30 juillet 1794). Elle y était restée deux mois et huit jours. Ce fut alors qu’elles épousa Tallien et qu’elle ouvrit son célèbre salon. Tallien était à ce moment un des hommes les plus en vue de Paris, et sa femme rêva un instant d’en faire le réparateur des maux causés par la révolution. Ni le mari ni la femme n’étaient à la hauteur d’un tel rôle ; mais ce qui donne à Mme Tallien, malgré ses fautes, un charme sympathique, c’est qu’elle essaya de faire renaître l’urbanité française. Pareille tâche semblait impossible. Jamais il n’y avait eu plus de sujets de divisions, de querelles, de rancunes. Dès qu’on parlait de politique, on criait à en perdre la voix. Les arts étaient proscrits, la richesse n’osait pas se montrer. On commençait cependant à revoir quelques nobles qui n’avaient pas quitté la France, des fournisseurs qui ne craignaient plus les rigueurs du comité de salut public. Les théâtres étaient encore fermés, et les acteurs de la Comédie-Française en prison ; mais il y avait des concerts à Feydeau, et le chanteur Garat s’y faisait applaudir à outrance. On aurait pu croire que la société française, purifiée par le malheur, allait se régénérer ; il n’en fut pas ainsi. Ce qu’on vit se manifester à Paris au sortir de tant d’angoisses et de souffrances, ce fut une soif immodérée de distractions et d’amusemens, une rage de regagner le temps perdu pour le plaisir. Comme si elle ne voulait réfléchir ni sur un passé trop horrible, ni sur un avenir trop incertain, la France cherchait avant tout l’oubli, l’étourdissement. Le caractère français tournait en plaisanterie même la douleur et la vengeance. L’ancien cimetière de Saint-Sulpice était transformé en bal public, et sur la porte sculptée, au-dessous de l’inscription latine : Has ultra metas beatam spem expeetantes requescunt, on lisait l’enseigne : Bal des Zéphyrs. Des modes nouvelles apparaissaient. Les femmes, renonçant à la poudre et aux paniers, portaient des chlamydes grecques, des bandelettes autour des cheveux, des sandales. Les hommes avaient des collets d’habits verte ou noirs suivant l’usage des chouans, et se mettaient un crêpe au bras, comme parens des victimes du tribunal révolutionnaire. Les muscadins avec leurs cannes plombées poursuivaient dans les sections, dans les clubs, au Palais-Royal, aux Tuileries, les débris du jacobinisme, et ils acclamaient le soir les chanteurs entonnant l’air du Réveil du peuple, ce chant de triomphe de thermidor.

Ce fut l’époque de la grande vogue de Mme Tallien. Elle habitait alors sa jolie chaumière du Cours-la-Reine. C’était au bout de l’Allée-des-Veuves, en face de la Seine, une petite maison cachée par un massif de peupliers et de lilas, recouverte de chaume, mais peinte à l’huile comme un décor et entourée de fleurs. Les jeunes élégantes étaient vêtues de draperies grecques, de tissus diaphanes, de costumes de nymphes. À la religion chrétienne, que les philosophes de l’époque croyaient avoir détruite, succédaient les mœurs du paganisme. Les étranges Périclès de la révolution voulaient avoir leurs Aspasies. Au premier rang brillait l’héroïne du 9 thermidor. Elle avait ce goût de plaire, ce désir de rendre service, cette égalité d’humeur, ce charme instinctif, qui caractérisent les natures aimables. Elle mettait son honneur à rapprocher dans son salon les extrêmes les plus opposés, le terroriste et le muscadin, le jacobin et l’émigré. Nous nous la représentons facilement avec ses beaux cheveux noirs, son œil doux et brillant, sa physionomie mobile et séduisante, ayant pour chacun des paroles d’apaisement et de conciliation, amenant par ses enchantemens des ennemis mortels à se serrer la main. Il fallut toute sa grâce pour opérer de pareils prodiges, encore n’y réussit-elle pas toujours. Plus d’une fois les haines à peine assoupies éclatèrent malgré ses efforts, et de tristes échecs, d’amers outrages même lui firent cruellement expier ses triomphes. Tandis qu’on travaillait à ramener la sociabilité, à ressusciter le goût du luxe et de l’élégance, bien des causes de souffrances et de malaise travaillaient cette société si profondément bouleversée. Le papier-monnaie était réduit, presque au millième de sa valeur nominale. La famine sévissait à Paris. Les portes des boulangers et des bouchers étaient assiégées jour et nuit par des femmes qui poussaient des cris de détresse et de fureur. Les fêtes de Mme Tallien formaient un contraste choquant avec ce sombre tableau ; on l’accusa de prolonger les maux du peuple, on la représenta comme la protectrice des accapareurs et des aristocrates. Tallien se crut obligé de la défendre publiquement. « On a parlé de la fille Cabarrus, dit-il à la tribune en janvier 1793. Eh bien ! je le déclare au milieu de mes collègues, au milieu du peuple qui m’entend, cette femme est mon épouse. Je l’ai connue à Bordeaux, il y a dix-huit mois. Ses malheurs, ses vertus, me la firent chérir. Arrivée à Paris dans des temps d’oppression, elle fut persécutée et jetée dans une prison. Un émissaire du tyran lui fut envoyé et lui dit : Écrivez que vous avez connu Tallien comme un mauvais citoyen, alors on vous donnera la liberté et un passeport pour aller en pays étranger. Elle repoussa ce vil moyen, et ne sortit de prison que le 12 thermidor. Voilà, citoyens, voilà celle qui est mon épouse. »

Pendant les quinze mois qui s’écoulèrent entre le 9 thermidor et la fin de la convention (du 27 juillet 1794 au 26 octobre 1795), Tallien ne fut pas sans exercer, comme nous l’avons dit, une certaine influence. Le 9 septembre 1794, on tira sur lui un coup de pistolet à bout portant, et il fut blessé à l’épaule. Les uns attribuaient cette tentative d’assassinat aux jacobins, les autres aux royalistes. Il était devenu suspect aux deux partis. On l’accusait de flotter indécis entre la terreur blanche et la terreur rouge, et, tandis que les républicains le désignaient comme le complice des compagnies de Jéhu, les royalistes voyaient toujours en lui le proconsul de Bordeaux. Un jour qu’il venait de critiquer à la tribune les actes de Cambon (octobre 1794), le financier de la convention lui fit cette foudroyante réplique : « Ah ! tu m’attaques, tu veux jeter des nuages sur ma probité ! Eh bien ! je vais te prouver que tu es un voleur et un assassin. Tu n’as pas rendu tes comptes de secrétaire de la commune, et j’en ai la preuve au comité des finances ; tu as ordonné une dépense de 1,500,000 francs pour un objet qui te couvrira de honte. Tu n’as pas rendu tes comptes pour ta mission à Bordeaux. Tu resteras à jamais suspect de complicité dans les crimes de septembre, et je vais te prouver par tes propres paroles cette complicité, qui devrait te condamner à jamais au silence. » Tallien balbutia quelques mots et dit qu’il ne répondait pas à ce qui lui était personnel. Il comprenait lui-même combien sa position était fausse, et il avait donné dès le mois de septembre 1795 sa démission de membre du comité de salut public.

Après des hésitations qui convenaient à sa nature violente, mais versatile, il abandonna ses alliés de la plaine et se rallia aux restes de la montagne. Au moment de l’expédition de Quiberon (juillet 1795 ), il disait qu’on devait réveiller la terreur chez les royalistes, si l’on ne voulait point que la contre-révolution fût faite constitutionnellement avant trois mois. Le général Hoche venait de prendre les émigrés les armes à la main. Aucune capitulation n’avait eu lieu, mais des grenadiers avaient dit : « Rendez-vous, on ne vous fera rien, » et Hoche se demandait s’il avait le droit de faire exécuter les prisonniers. Il en référa au comité de salut public. Tallien, jaloux de donner un gage aux révolutionnaires ardens, se fit envoyer à Quiberon en qualité de commissaire, et par ses ordres les sept cent onze émigrés qui s’étaient rendus furent fusillés. On ne voit pas que Mme Tallien ait usé de son influence pour prévenir ces rigueurs ; elle tint au contraire la plus grande place dans les fêtes que donna son mari en revenant de Quiberon. La convention célébrait avec pompe l’anniversaire du 9 thermidor. Les représentans siégeaient en costume ; des chœurs chantaient des hymnes de Chénier. Tallien fut le héros du jour ; il déclama un rapport emphatique. « L’Océan, disait-il, a tressailli à l’aspect de nos braves, armés par la vengeance, poursuivant au sein des flots qui les ont rejetés sous le glaive de la loi ce vil ramas des complices, des stipendiés de Pitt… Ils ont osé remettre les pieds sur la terre natale, la terre natale les a dévorés. » Le soir il y eut un banquet chez Tallien. Les députés marquans de tous les partis y assistèrent. Les montagnards s’assirent à côté des anciens girondins. Lanjuinais porta un toast aux « courageux représentans qui avaient abattu Robespierre, » Tallien aux « députés victimes de la terreur. » Le repas faillit se terminer par une dispute générale. La conversation s’engagea sur la politique, et, malgré toute sa présence d’esprit, Mme Tallien vit le moment où l’altercation allait dégénérer en violences. Alors elle se leva et porta ce toast dont M. Ponsard paraît s’être souvenu dans les derniers vers de son Lion amoureux : « A l’oubli des erreurs, au pardon des injures, à la réconciliation de tous les Français ! »

Le rôle de Tallien sous le directoire fut très effacé. Nommé membre de l’assemblée des cinq-cents, il essaya en vain d’y prendre une grande place. Ce n’était plus lui, c’était Barras qui occupait l’attention. Mme Tallien, qui s’empressa d’accourir aux brillantes fêtes du directeur, en fut une des merveilles. Elle apportait dans les salons du Luxembourg les mêmes grâces qui avaient fait son triomphe à la maison du Cours-la-Reine, et elle y retrouvait cette société mélangée du directoire qui l’enivrait d’hommages ; elle rencontrait de jeunes généraux dont l’élévation s’était faite en deux ans, des fournisseurs qui s’étaient scandaleusement enrichis par les spéculations et les rapines, des émigrés qui ambitionnaient de se rattacher au nouveau pouvoir, des femmes « coiffées et habillées à la grecque, suivant les modes de l’an 400 avant Jésus-Christ, tout en minaudant à la manière de 1798, la plus mauvaise de toutes, » des jeunes gens « présomptueux plus que la jeunesse ne l’est d’ordinaire, ignorans, parce que depuis six ou sept ans l’éducation était interrompue[2]. » Il est difficile de se faire une juste idée de la confusion bizarre qui régnait dans ce milieu. Toutes les fortunes étaient déplacées, toutes les convenances bannies. Le bouleversement quotidien des situations ressemblait à une loterie toujours ouverte, on eût dit que les temps de la rue Quincampoix étaient revenus. On agiotait sur tout, même sur le divorce. Le mariage, qui, suivant l’expression du projet de code civil, n’était considéré que « comme la nature en action, » était dépouillé de sa dignité et devenu l’objet d’une publique dérision. Quand le directoire faisait célébrer « la fête des époux » dans l’ancienne église Saint-Eustache ornée de rameaux et de guirlandes, cette cérémonie ridicule excitait les lazzis des femmes de la halle. Ce n’est pas avec une grande réserve, une irréprochable simplicité que Mme Tallien aurait pu être l’idole d’une pareille époque.

Au reste, son étoile commençait à pâlie. Femme de salon et rien de plus, elle ne pouvait longtemps captiver l’opinion préoccupée d’événemens plus sérieux. De glorieux échos arrivaient de la frontière, et le bruit de la victoire dominait les conversations plus ou moins futiles de tous les salons dorés. L’attention se détournait donc de Mme Tallien. Elle avait d’ailleurs une rivale de beauté dans Mme Récamier, et Mme de Staël, revenue à Paris depuis le mois d’août 1795 avec son mari, ambassadeur de Suède en France attirait chez elle par la supériorité et le merveilleux éclat de son esprit les diplomates, les hommes de lettres, les membres de l’aristocratie française et étrangère, tandis que les réunions de Mme Tallien devenaient chaque jour moins suivies. Nous trouvons dans les mémoires de la duchesse d’Abrantès une anecdote qui peint bien les retours de la popularité. « Junot était venu apporter les drapeaux d’Italie au directoire ; il fut reçu en grande pompe… En sortant, il offrit son bras à Mme Bonaparte, qui, étant la femme de son général, avait droit au premier pas, surtout dans cette solennelle journée ; il donna l’autre bras à Mme Tallien, et descendit ainsi avec elles l’escalier du Luxembourg… Vive la citoyenne Bonaparte ! s’écriait le peuple. — C’est bien Notre-Dame des Victoires, celle-là, disait une femme de la halle. — Oui, dit une autre, tu as raison, mais regarde à l’autre bras de l’officier, c’est Notre-Dame de Septembre. — Le mot était affreux et il était injuste. » Il est à noter que cette cruelle saillie, reprise par le plus marqué de nos écrivains de boudoir, a servi de point de départ au panégyrique qu’il vient de tenter en l’honneur de Mme Tallien.

Tallien, vieilli dès sa jeunesse et se survivant à lui-même, éprouvait en même temps ce dégoût, cette lassitude qui succède aux grandes crises. Cet homme ardent, né pour une époque d’orages et de luttes, ce type de révolutionnaire dont Barras avait dit : « Il y aurait cinq cents conspirations que Tallien serait de toutes, » se trouvait dépaysé lorsque l’émeute ne grondait plus. L’ancien proconsul de Bordeaux n’était pas fait pour jouer le rôle souvent ingrat de mari d’une femme à la mode. Ne pouvant suffire aux exigences luxueuses de sa trop brillante compagne, déçu dans son ambition, mal dans ses affaires, craignant toujours d’être déporté comme ceux de ses anciens amis qui respiraient l’air meurtrier de Cayenne, il voulut s’éloigner de la France, et obtint du général Bonaparte la faveur de le suivre pendant l’expédition d’Égypte. Il avait contribué pour sa part aux premiers succès du futur vainqueur d’Austerlitz en le recommandant à Barras avant la journée de Vendémiaire. Ouvrard, le célèbre fournisseur, raconte qu’un arrêté du comité de salut public de fructidor an III ayant accordé aux officiers en activité du drap pour habit, redingote, gilet et culotte d’uniforme, Bonaparte, alors chef de brigade d’artillerie à la suite, réclama le bénéfice du décret, mais inutilement, et qu’il fallut l’intervention de la toute-puissante Mme Tallien pour que l’homme qui devait bientôt porter le manteau des césars fût habillé aux frais de la république. Ce fut chez Mme Tallien qu’il fit la connaissance de Joséphine de Beauharnais, et quand il l’épousa, « Paul Barras, membre du directoire exécutif, domicilié au palais du Luxembourg, et Jean-Lambert Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot, » furent les témoins de ce mariage. Joséphine avait d’ailleurs de grandes obligations à Mme Tallien. Emprisonnée en même temps que son mari, le général de Beauharnais, elle ne dut son salut qu’à la fièvre qui s’empara d’elle lorsqu’elle apprit la condamnation et le supplice du général. Sa comparution devant le tribunal révolutionnaire se trouva ainsi retardée de quelques jours. Le 9 thermidor arriva ; elle fut sauvée. Terezia Cabarrus (celle-ci ne s’appelait plus alors marquise de Fontenay et ne s’appelait pas encore la citoyenne Tallien) la fit sortir de la Conciergerie et la produisit dans le monde où la jeune veuve se fit beaucoup remarquer par son élégance et ses charmes.

Malgré de tels souvenirs, Tallien fut en médiocre faveur auprès de Bonaparte. Il n’obtint en Égypte que les fonctions plus que modestes d’administrateur des domaines, puis de conservateur des hypothèques. Toujours fidèle à son ancien goût pour le journalisme, il fonda au pied des pyramides une feuille périodique, la Décade égyptienne. S’étant brouillé avec Menou, il dut repartir en 1801 pour la France. Les corsaires anglais le saisirent pendant la traversée ; mais, amené à Londres, il y reçut des ovations. Les tories et les whigs rivalisèrent pour lui d’égards et de prévenances.

Le voyage à Londres fut le dernier écho de sa popularité. il ne revint à Paris, où l’on oublie si vite, que pour rentrer dans une obscurité profonde et être témoin de la liaison de sa femme avec Ouvrard. « Est-ce ma faute, écrivait-elle plus tard, si M. Tallien est parti pour l’Égypte quand son rôle le retenait à Paris ? » Une pareille excuse n’est rien moins que sérieuse, et l’idée seule de l’invoquer peint au vif les mœurs de l’époque. Cette situation aboutit à un divorce. Mme Tallien fit offrir une pension au mari qu’elle quittait. Celui-ci ne pouvait répondre que par un refus à cette étrange proposition ; mais comment vivre ? Le fier républicain n’avait plus de ressources, il dut se faire solliciteur. Heureusement il était appuyé par M. de Talleyrand, et après de longues démarches il parvint à se faire donner, — lui qui, à l’âge de vingt-cinq ans, avait été le président de la convention, lui qui avait abattu Robespierre, — un consulat à Alicante.

Peu de temps après son divorce, Mme Tallien épousa le comte de Caraman, qui recueillit plus tard l’héritage et le titre de son oncle Philippe d’Alsace, prince de Chimay. Elle n’oublia pas complètement l’homme dont elle avait porté le nom dans les momens les plus célèbres d’une vie si troublée. Tallien, ensevelissant dans la retraite les dernières années de son existence, reçut plus d’une fois la visite de la princesse de Chimay. Elle le força d’accepter sinon de l’argent, du moins un asile dans une dépendance de la fameuse chaumière du Cours-la-Reine, qu’on appelait toujours la maison Tallien. La restauration, pour des causes qui ne sont pas bien connues, fit en faveur de l’ancien conventionnel une exception à la loi qui exilait les régicides. Il mourut à Paris le 16 novembre 1820. Quelques jours après, on lisait dans le Moniteur : « S’il est permis de révéler les secrets d’une auguste bienveillance, aux yeux de laquelle une grande action avait tout réparé, on peut dire que, sans les secours qui lui étaient accordés, Tallien serait mort dans un dénûment absolu. »

Mme Tallien, en devenant princesse de Chimay, entra dans cette seconde phase de beaucoup d’existences bruyantes qui rachètent par le calme un peu triste de l’âge mûr les fautes et l’agitation de la jeunesse. Pendant toute la dernière moitié de sa vie, de 1805 à 1835, elle se consacra aux soins de sa famille. Loin de se plaire à reporter sa pensée sur les jours où elle faisait l’envie de tant de femmes et l’admiration de tous les hommes, elle ne cherchait qu’à faire oublier ses triomphes d’autrefois : ce qu’elle eût désiré avant tout, c’était la considération, la dignité du foyer domestique, une place tranquille et honorée dans la société belge ; mais l’aristocratie de Bruxelles se montrait implacable dans ses préventions contre la femme qui avait porté le nom de Tallien. Le roi Guillaume refusait obstinément de la recevoir à sa cour, et la position du prince de Chimay, qui était chambellan et membre de la première chambre des états-généraux, rendait cette exclusion plus blessante encore. Elle cherchait à se consoler de ces injustes dédains par la culture des arts. La demeure hospitalière de Chimay était le rendez-vous d’hommes distingués. Elle y réunissait des littérateurs, des artistes, Isabey, Cherubini, Lemercier et l’aimable auteur de la Muette, M. Auber, qui disait en parlant de sa contemporaine : « Quand elle entrait dans un salon, elle faisait le jour et la nuit, le jour pour elle, la nuit pour les autres. »

Cependant, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait empêcher les échos d’un passé lointain de retentir autour de son nom. Ce fut pour elle une source de véritables souffrances. Elle écrivait en 1829 à M. Edouard Cabarrus : « Je te remercie du fond du cœur, mon ami, de vouloir arrêter la publication des mémoires dont je suis menacée. Non-seulement je n’en ai pas écrit, mais je n’en écrirai pas. Je ne voudrais faire à personne le mal que l’on m’a fait, et des lettres adressées dans un temps qui n’est plus, publiées maintenant, me vengeraient trop cruellement. J’ai vécu jusqu’à ce jour sans avoir fait répandre une larme, sans avoir éprouvé un sentiment de haine ou le désir de me venger. Je veux mourir telle que j’ai vécu. » Dans ses lettres à un de ses plus fidèles amis, M. de Pougens, elle parlait avec une tristesse profonde de quelques pamphlets rétrospectifs dirigés contre elle par des hommes qui voulaient faire acheter leur silence à prix d’argent. Elle lui écrivait le 17 juin 1826 : « N’êtes-vous pas un des meilleurs médecins de ce triste cœur, si ulcéré depuis bien des années et si cruellement outragé par d’atroces calomnies ?… Et la fille de Tallien, celle qui porte le nom de Thermidor dans son acte de naissance, aujourd’hui Mme de Narbonne-Pelet, mère de cinq enfans, quelle douleur elle a dû ressentir ! » La princesse de Chimay s’exprimait sur elle-même finement et simplement. « Quel roman que ma vie ! écrivait-elle encore à M. de Pougens, je n’y crois plus. Il y a des jours où je me figure que je regarde jouer une, comédie, comme le soir où j’ai vu sur un théâtre du boulevard annoncer M. de Robespierre chez la citoyenne Tallien. Quand j’étais sur la paille, de la prison, à vingt-quatre heures de l’échafaud, nous pensions rêver aussi, tant la jeunesse nous aveuglait sur l’horrible lendemain ; le lendemain, c’était le 7 thermidor, le plus beau jour de ma vie, puisque c’est un peu par ma petite main que la guillotine a été renversée. »

Sa fin fut aussi douce que ses jours avaient été troublés. Entourée de l’affection des siens et des secours de la religion, elle mourut à Chimay le 15 janvier 1835. Quelques instans avant de rendre le dernier soupir, elle réunit ses enfans et ses serviteurs, et demanda pardon des fautes de sa jeunesse. Elle avait vécu soixante ans. Dans ce demi-siècle que d’événemens s’étaient accomplis ! Combien l’humanité avait souffert ! « Ah ! mon ami, disait-elle d’une voix entrecoupée à M. Edouard Cabarrus, qu’elle avait appelé à son lit de mort, ah ! mon ami, quelle vie que la mienne ! N’est-ce pas que c’est un rêve ? »

Telle fut la femme à propos de laquelle M. Arsène Houssaye a essayé d’enfler jusqu’au ton du lyrisme le son de ses pipeaux enrubannés. Cet adorateur de la beauté plastique, familier avec tous les détours de la carte du Tendre, cet historiographe de la haute galanterie, qui confond volontiers le boudoir et la chapelle, a entrepris de chanter en l’honneur de Notre-Dame de Thermidor un hymne qui est à la fois un madrigal et un cantique. Il a cru en même temps avoir saisi le prétexte d’écrire ce qu’il appelle « son histoire de la révolution. » On devine ce que devient cette grande œuvre sous la plume de l’auteur des Déesses de comédie et Princesses d’opéra. Tantôt ce sont des invocations épiques, des phrases qui courent après la majesté de l’Apocalypse, tantôt ce sont de jolies choses toutes parfumées d’ambre, des détails de toilette qui par leur précision mériteraient de figurer dans un journal de modes. Préoccupé avant tout de passer pour un coloriste, l’auteur de Mademoiselle Cléopâtre veut « une palette ardente pour les images michelangesques du bien et du mal, un pinceau de feu pour tous ces horizons changeans du désespoir et de la terre promise. » En veine de dithyrambe, il essaie de poétiser même les figures les plus sinistres. Il prétend saluer dans Saint-Just « un véritable apôtre, beau comme un marbre antique, éloquent comme le tonnerre et comme l’Évangile, pur comme un symbole, marchant le front haut, fier de porter comme un saint-sacrement la foi républicaine. » La vérité historique est la moindre des préoccupations de M. A. Houssaye. Quand il ne sait pas, il invente ; lorsqu’il est à court de renseignement, il compose sans se gêner une scène de mélodrame ou de comédie. Citons à titre d’exemple l’entrevue de Tallien et de Terezia Cabarrus dans la prison de Bordeaux. C’est un modèle du genre. Si on s’avise de faire observer qu’il n’y avait pas de sténographe pour noter ces dialogues interminables, l’auteur vous répondra que « le roman, la passion du cœur, traverse la passion de l’idée, et que ces pages romanesques seront plus vraies peut-être que les pages de l’histoire. » C’est là une théorie, et M. Houssaye la pousse à ses dernières conséquences. Si de temps en temps il cite des lettres inédites, des informations nouvelles et authentiques, il s’empresse d’y ajouter une foule d’ornemens parasites, de broderies et d’arabesques, de paradoxes et de digressions, comme s’il avait à cœur d’enlever aux documens tout cachet de vérité. Donner des dates précises, des détails d’une exactitude scrupuleuse, ne serait-ce pas gâter ce beau langage à la fois mystique et voluptueux dont M. Houssaye a le monopole ? D’une femme gracieuse, mais qui n’a pas droit à un culte, il veut faire un être providentiel, une envoyée de la justice céleste, une sainte du calendrier républicain ; il brûle une énorme quantité de cierges et de parfums devant l’autel de cette idole. Certes nous admirons dans Mme Tallien la grâce, la bonté, l’attrait irrésistible ; mais nous ne pouvons accepter une adoration perpétuelle, et le sentiment que nous inspire sa mémoire n’est pas de la dévotion. Devant cette figure, si agréable qu’elle puisse être, nous demandons la permission de ne pas nous agenouiller. A force de coups d’encensoir, ne s’exposerait-on pas à renverser le piédestal de cette jolie statue ? L’auréole ne va pas à la tête de Mme Tallien. Placée sous son jour véritable, l’héroïne du 9 thermidor est encore séduisante, et, pour bien faire comprendre le charme qu’elle exerça sur ses contemporains, il n’était nécessaire ni de lui attribuer une importance historique qu’elle n’a pas, ni de la transformer en déesse, elle qui fut essentiellement femme.


IMBERT DE SAINT-AMAND.



ESSAIS ET NOTICES
LA LANGUE FRANCAISE DEPUIS SON ORIGINE JUSQU’A NOS JOURS,
tableau historique de sa formation et de ses progrès, par M. Pellissier, 1866.


Il faut déclarer tout d’abord, pour rendre justice à l’auteur, qu’il commence par s’excuser de ce que ce titre peut avoir d’ambitieux : c’est faute d’en avoir trouvé un plus modeste qu’il s’est résigné à adopter celui-là, sans se dissimuler le danger de trop promettre. Je me rappelle qu’en publiant, il y a quelques années, le recueil des études magistrales qu’il a consacrées aux origines de la langue française, un homme dont personne n’aura l’idée de contester l’autorité en pareille matière, croyait devoir débuter par une précaution analogue. Ces excuses ne sont pas une vaine formule. L’histoire d’une langue, celle de la langue française en particulier, est un sujet très vaste et très complexe, et il y aurait à se défier de celui que l’on verrait l’aborder trop légèrement, ou qui se flatterait de l’avoir épuisé. La langue française est aujourd’hui une langue faite : je ne veux pas dire seulement qu’elle est arrivée à maturité, définitivement constituée, en possession de toutes ses ressources, à même d’exprimer tous les ordres d’idées depuis les plus familières jusqu’aux plus hautes, également capable de rendre ce que la pensée a de plus abstrait et ce que le sentiment a de plus délicat. J’entends encore qu’ayant été maniée par des maîtres reconnus dans tous les genres, la langue française.) telle qu’ils l’ont faite, s’impose à tous aujourd’hui avec l’indiscutable autorité que confère le génie. D’autres langues, comme l’anglais et l’allemand, obéissent encore au goût particulier, aux fantaisies même de chaque écrivain ; la langue française résiste à ces violences. Cette tyrannie qu’on peut regretter, mais qu’il faut subir, sans rendre toute création impossible en fait de style, ne laisse pas que d’en restreindre le champ ; elle a d’ailleurs ses avantages qui en compensent les inconvéniens. Eh bien ! L’histoire de notre langue ne comprend pas moins que l’exposé des révolutions et des péripéties, l’analyse de l’élaboration collective et des conquêtes du génie individuel, par lesquelles elle est parvenue à l’état de perfection qui lui assure maintenant une stabilité relative. Il est naturel que l’étendue d’une pareille tâche intimide les prétentions d’ailleurs les mieux justifiées. M. Littré l’abordait appuyé sur de longues recherches personnelles et sur une connaissance parfaite des documens originaux, ce qui ne l’a pas empêché de s’arrêter au XVIe siècle, de s’enfermer dans la période de formation et de développement, c’est-à-dire dans l’histoire de l’ancien français. Cette période est la plus aride, mais c’était la seule qui comportât l’application d’une méthode rigoureuse, et dont l’étude pût conduire à des résultats d’une certitude incontestable. M. Pellissier se borne à résumer les travaux les plus accrédités ; encore parmi les travaux récens dont les origines de la langue française et spécialement les textes de nos vieux poèmes ont été l’objet au-delà du Rhin, y en a-t-il d’importans qui semblent lui être restés inconnus. En revanche, c’est un tableau d’ensemble, le premier peut-être qui ait été tenté jusqu’ici, c’est une histoire en raccourci, mais systématique, embrassant tous les âges de la langue française, qu’il essaie de présenter. Après les révolutions en quelque sorte palpables et matérielles qu’elle a subies jusqu’au XVIe siècle, il ne craint pas de rechercher les modifications les plus délicates qu’elle a éprouvées d’époque en époque jusqu’au temps actuel. Que dis-je ? il sonde d’avance les secrets de l’avenir qui lui est réservé, et il nous apprend sans hésiter à quelles conditions elle peut garder le rang de langue universelle de la civilisation, titre qu’apparemment aucune langue, pas même la langue anglaise, bien que parlée par un nombre d’hommes bien plus considérable, ne peut lui disputer, et celui de langue de la diplomatie, qui semble être aux yeux de l’auteur ; un signe irrécusable de supériorité ! Ces conditions sont, pour le dire en passant, la foi spiritualiste et le culte de la précision. Le spiritualisme et la précision ne sont pas, je l’avouerai, les caractères qui m’avaient le plus frappé, jusqu’ici dans les documens diplomatiques, traités de paix ou d’alliance, circulaires, notes secrètes, etc. ; je ne manquerai pas d’y regarder de plus près à la prochaine occasion. Le livre de M. Pellissier a le mérite d’être très méthodique ; les divisions en sont simples et tranchées ; les paragraphes, soigneusement numérotés, contiennent chacun l’exposé d’un fait ou l’exposé d’une idée, ce qui devrait exclure les développemens vagues et les affirmations gratuites. Et en effet, tant qu’il s’agit de l’histoire naturelle de la langue, c’est-à-dire des lois qui ont présidé à sa formation et à sa constitution philologique, l’auteur, qui marche appuyé sur des faits certains, procède avec une précision scientifique ; il n’en est pas de même, il faut bien le dire, lorsqu’il expose ses vues propres sur l’histoire de la langue pendant les trois derniers siècles ; peut-être n’en pouvait-il être autrement.

Nous trouvons dans la première partie un essai rapide sur les origines et les premiers développemens de la langue française, c’est-à-dire sur son histoire jusqu’au XIVe siècle. Cette histoire est, comme on sait, une des plus heureuses restaurations de l’érudition contemporaine et rend à la langue française un passé qui a eu ses grandeurs et ses gloires trop longtemps méconnues. La difficulté de cette histoire des origines de notre langue consiste en ce qu’elles ne peuvent guère s’isoler de celles des autres langues congénères, le provençal, l’italien, l’espagnol. Ces langues naissent ensemble d’une même fermentation, et les analogies de leur formation sont telles qu’elles ont suggéré à un esprit ingénieux l’idée d’une langue intermédiaire dont elles seraient toutes dérivées. L’hypothèse de Raynouard est aujourd’hui reconnue fausse ; mais ce qui la justifiait, c’est la singulière simultanéité dans ce travail de formation, la frappante correspondance des métamorphoses de tous les idiomes barbares du midi sous l’action d’un état moral et social très semblable et sous l’empire d’une inspiration commune. M. Pellissier a dû se contenter d’indiquer cette croissance parallèle des langues méridionales, de même qu’il n’a pu qu’énumérer les divers élémens qui sont entrés dans leur formation. Un fait assez curieux, c’est que le caractère et la proportion de ces élémens ne traduisent pas toujours, comme on pourrait le croire, avec exactitude l’état de la société. Ainsi tandis que les conquérans germains établis en Gaule y constituent la société officielle, on voit éclater dans la langue la protestation de l’élément gallo-romain, qui se venge de ses vainqueurs en altérant le sens des mots qu’il est obligé de recevoir d’eux : pour le gallo-romain, la terre du Germain devient une lande (land, terre), sa maison une hutte (hütte, abri), son noble destrier une rosse (ross, coursier) ; le seigneur lui-même (herr) finit par n’être qu’un pauvre hère, et il n’est pas jusqu’à la servante du logis elle-même qui, payant pour son maître, ne voie son nom (Kâtchen, Catherine) devenir l’appellation ordinaire de fille mal vivante ; c’est celle que Béranger donne à sa cantinière. Cette remarque spirituelle est de M. Ampère : M. Pellissier a le tort de la prendre un peu trop à la lettre. On pourrait citer bien des mots de provenance germanique qui ont gardé toute la noblesse de leur signification originelle.

Dans la seconde partie, l’auteur expose la série des transformations lexicographiques, grammaticales et prosodiques par lesquelles la langue française a passé dans son premier âge. il ne pouvait guère prétendre à en donner un tableau complet. Il rencontrait ici bien des questions encore sujettes à controverse ou sur lesquelles plane une grande obscurité, comme, par exemple, la prononciation du vieux français ou la substitution du vers syllabique au vers métrique. M. Pellissier s’arrête sur ces divers points aux explications les plus généralement admises, ou qui paraissent jusqu’à présent les plus plausibles. Répond-il aux objections ? Signale-t-il même les difficultés ? Il faut bien reconnaître qu’il ne le fait pas, et c’est là un des inconvéniens les plus graves d’une entreprise prématurée qui l’oblige à vider d’autorité des questions encore pendantes ou à se contenter de solutions toutes provisoires. La conclusion générale de M. Pellissier sur cette vieille langue française, au moment où il la voit au XIVe siècle s’altérer, dépérir et disparaître, est l’expression d’un vif regret. En songeant aux œuvres qui ont marqué son règne, au renom dont elle a joui, aux qualités de vigueur, de naïveté, de familiarité virile, que nous y goûtons encore, il est difficile de se défendre d’une impression pareille. Il faut bien croire pourtant que cette première langue française, malgré la régularité incontestable et la perfection qui la faisaient admirer des étrangers, était atteinte d’un certain vice de constitution, puisque, d’une part, dans un immense production littéraire il ne se trouve pas une seule œuvre qui ait atteint une forme durable, et que de l’autre cette langue se trouve épuisée au bout de deux ou trois siècles d’usage tout au plus, et succombe encore à une décadence interne encore plus qu’à des causes étrangères de dissolution.

L’histoire du français moderne depuis le XVIe siècle est la partie qui nous satisfait le moins. Nous convenons volontiers que c’était la plus difficile, car bien que la langue ait considérablement changé depuis Villon et Cornalines, ces changemens se sont opérés par gradations insensibles ; il s’agissait de nuances délicates à distinguer, d’influences très subtiles à noter ; il s’agissait ici d’apprécier l’action exercée sur la langue par tel ou tel écrivain, et M. Pellissier ne porte pas toujours dans ces appréciations un esprit exempt d’idées préconçues et une justesse de vues incontestable. Il passe à côté de plus d’une question grave sans l’apercevoir. Après avoir signalé un commencement de renaissance purement française à la fin du XVe siècle, il déplore l’enthousiasme classique qui arrête cette renaissance ou plutôt qui la fausse en soumettant la langue française au joug d’une imitation pédantesque, et en la vouant à la reproduction d’un idéal emprunté tantôt à l’Italie, tantôt à l’antiquité. Mais cette influence italienne et classique n’est pas particulière à la France ; elle s’exerce également ailleurs, en Angleterre par exemple, et cependant le latin et le grec, cultivés avec tout autant d’ardeur en Angleterre et en Allemagne qu’en France, ne portent aucune atteinte à l’intégrité du caractère germanique ou anglais. Ne serait-ce pas qu’il existait chez nous comme en Italie une prédisposition spéciale à contracter ce goût d’imitation qui a été, selon M. Pellissier, si fatal à notre originalité, tandis que cette disposition n’existait pas ou a été paralysée par une cause quelconque en Angleterre et en Allemagne ? Ce qui a sauvé le génie national et populaire, la littérature et la langue du joug de l’imitation classique dans ces deux pays, ne serait-il pas une cause identique ou du moins semblable à celle qui a fini par y affranchir à la même époque l’esprit religieux du joug romain ? « Le principe de l’indépendance et de la souveraineté de la raison humaine avait été, au XVIe siècle, l’œuvre d’une révolte contre l’église catholique, dont l’Allemagne subit aujourd’hui la sanglante expiation. » Laissons de côté cette allusion de circonstance, dont M. Pellissier serait peut-être assez embarrassé, à l’heure qu’il est, de soutenir la justesse. Ce libre champ laissé à ce qu’il y a dans l’homme de plus élevé et de plus individuel, la pensée et le sentiment religieux, n’était-il pas singulièrement propre à conserver à l’expression de la pensée, c’est-à-dire à la langue et au génie littéraire, sa spontanéité et son indépendance ? En un mot, je crois qu’entre le tour classique de notre littérature et notre catholicisme il existe une parenté qu’on n’a pas assez aperçue ; mais je ne veux pas m’appesantir sur ce point, pas plus que je ne puis relever ce que les appréciations littéraires ou philosophiques de M. Pellissier me paraissent avoir parfois de hasardé : je me permettrai seulement de signaler en finissant ce que je considère comme une lacune assez grave dans une histoire de la langue française.

Il est une loi commune à toutes les langues, parce qu’elle répond à l’évolution naturelle de l’esprit humain, et dont l’action apparaît de la manière la plus marquée dans la langue française : c’est l’effacement graduel de la partie sensible, c’est-à-dire individuelle, du langage, et la domination croissante de l’élément intellectuel, c’est-à-dire impersonnel. Voila peut-être au point de vue littéraire la plus grande transformation qu’une langue puisse subir, et nulle ne l’a subie au même degré que la langue française. L’émotion qui remplit la langue au début en est éliminée peu à peu, et, le mot tendant de plus en plus à devenir une sorte de notation algébrique, les phrases à n’être que des signes d’idées au lieu de manifester des sentimens, la langue devient plus propre à exprimer la vérité abstraite à mesure qu’elle devient moins propre à la poésie. La perfection de la langue philosophique et l’essor des sciences positives coïncide, vers la fin du XVIIIe siècle, avec la pauvreté de la langue poétique. L’originalité de Rousseau comme écrivain, c’est moins d’avoir donné à la France l’amour du naturel, comme le dit M. Pellissier, que d’avoir retrempé la langue aux sources de l’émotion. Ce qui a été l’origine et ce qui fait, dans une certaine mesure, la légitimité de la réaction romantique contre la langue du XVIIIe siècle, tentative que M. Pellissier traite bien légèrement, c’est la nécessité profondément sentie de rendre à la langue desséchée la puissance et le sentiment.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


F. BULOZ.


  1. Notre-Dame de Thermidor, par M. Arsène Houssaye ; i vol. in-8o, Plon.
  2. Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès.