Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1897
14 novembre 1897
Rien à dire de notre situation intérieure. Depuis un mois, elle ne s’est pas modifiée, et la rentrée des Chambres, qui aurait pu y apporter quelques changemens, n’y en a apporté aucun. On assure que les peuples sont heureux lorsqu’ils n’ont pas d’histoire. S’il en est ainsi, nous devons être heureux, peut-être sans le savoir. Jamais la reprise des travaux parlementaires ne s’était faite encore dans des conditions plus pacifiques. Il est même permis de les trouver un peu ternes. On a discuté d’abord quelques lois d’affaires laissées en retard, puis on a abordé le budget. Autrefois, la discussion générale du budget prenait un temps considérable. C’est là que tous les grands théoriciens du Parlement se donnaient rendez-vous. On y établissait la relation étroite qui existe entre la politique et les finances, et d’après celles-ci on jugeait celle-là. Il n’y a pas eu, cette année, de discussion générale. Les orateurs se sont mis en grève : on les retrouvera sans doute au coin de quelque budget spécial, ou de quelque article de la loi de finances, où ils se sont embusqués. Comment croire que l’opposition, à la veille des élections générales, puisse rester muette jusqu’au bout et se contenter d’une guerre d’escarmouches ? La discussion du budget finira peut-être moins bien qu’elle n’a commencé. Pour le moment, nous sommes au calme le plus plat : profitons-en pour regarder un peu ce qui se passe au delà de nos frontières.
Il ne s’y passe pas non plus d’événemens bien importans ; mais, peut-être pour ce motif, l’Europe, se trouvant de loisir, a pu faire un de ces examens de conscience auxquels elle se livre quelquefois. Il a été superficiel, sans doute ; on n’est pas allé jusqu’au fond des choses ; mais on en a effleuré plus d’une, tout cela à propos d’un article qu’un professeur italien, ami, dit-on, de M. Giolitti, a fait dans la Nuova Antologia. L’article de M. Andréa Frassati était intitulé : « La politique étrangère de l’Italie et la Double Alliance. » Nous ne suivrons pas l’auteur dans tous les méandres où il laisse courir sa pensée et sa plume. A parler franchement, il n’y a de curieux dans son article que deux lettres, échangées, en 1886, entre le comte de Launay, ambassadeur d’Italie à Berlin, et le comte de Robilant, ministre des affaires étrangères à Rome. Ces lettres, qui ne semblaient pas destinées à une publicité aussi rapide, ne modifient pas la physionomie connue de M. de Launay, mais elles ajoutent à celle de M. de Robilant quelques traits nouveaux, et même un peu imprévus. M. de Launay a été un de ces ambassadeurs qui, après avoir passé quelque temps dans un pays, en adoptent les idées, les mœurs, les intérêts même, au point de s’y laisser presque absorber. On a pu se demander quelquefois s’il n’était pas aussi bien l’intermédiaire du gouvernement allemand auprès du gouvernement italien, que du gouvernement italien auprès du gouvernement allemand. Il avait la conviction que l’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux, et le grand homme, pour lui, était le prince de Bismarck. Il jouissait de ses bonnes grâces ; il en était heureux, et il désirait faire partager ce bonheur à son gouvernement, ce qui était d’une bonne âme. Vivant près du soleil, il se sentait à la fois échauffé et éclairé de ses rayons. Son thermomètre était toujours au même degré d’admiration et de confiance, signe incontestable d’un bel équilibre moral. Peut-être n’avait-il pas de nerfs : le comte de Robilant en avait. C’était un grand personnage et un grand seigneur que le comte de Robilant. Il avait un sentiment élevé de sa dignité personnelle, et, tout en acceptant certains jougs, après les avoir même recherchés, il gardait des instincts d’indépendance. Il restait susceptible d’éprouver de l’humeur, de ressentir des impatiences, de manifester quelquefois de l’irritation, toutes choses qui étaient étrangères à la nature plus douce de M. de Launay, dont rien n’était capable de troubler la béatitude. En un mot, le diplomate, chez lui, n’avait pas tout à fait déprimé et étouffé l’homme. Certes, il était partisan de la Triple Alliance. Il ne s’était pas contenté de l’accepter après coup ; il avait contribué à la faire, ou à la faire faire. Au moment où elle a été conclue, il était, si nous ne nous trompons, ambassadeur d’Italie à Vienne ; mais il conservait une situation personnelle très considérable à Rome. Il était un des conseillers du roi Humbert, un des plus actifs, un des plus écoutés, et c’est un fait de notoriété publique, incontestable et incontesté, que nul n’a plus contribué que lui à pousser son souverain dans les voies où il s’est finalement engagé. Depuis, M. de Robilant est devenu ministre des affaires étrangères, et cette alliance qui était en partie son œuvre, il l’a renouvelée Un le considérait, en conséquence, comme un de ses champions les plus résolus, les plus fermes, les plus immuables. Faut-il modifier l’opinion qu’on avait de lui ? Sa lettre de 1886 à M. de Launay pourrait certainement, si on s’en tenait au texte seul, jeter quelques doutes sur son exactitude. Elle contient, en effet, une véritable condamnation de la Triple Alliance. Elle est brusque, elle estrade, elle est mécontente et amère ; elle étonne, il faut bien le dire, de la part de son auteur ; mais elle est sans doute une exception dans sa correspondance, et n’exprime pas sa pensée de tous les jours.
Peut-être, aussi, ce qu’il y avait d’un peu trop subalterne dans la lettre à laquelle répondait le général de Robilant lui avait-il été, sur le moment, désagréable au point de le faire sortir des gonds. M. de Launay avait la docilité communicative : il s’efforçait du moins de la rendre telle. Rien ne lui paraissait plus simple, plus opportun, et surtout plus convenable, au mois de mai 1886, qu’une visite du comte de Robilant à l’empereur Guillaume Ier à Gastein. « Il ne viendrait à l’esprit de personne, lui disait-il, que vous faites des avances. Chacun trouverait naturel que, pour des exigences de famille, vous vous rendiez à Tœplitz, et que vous ne quittiez pas cette ville, — sachant que l’empereur d’Allemagne se trouve à Gastein, à une distance qui n’est pas très grande, — sans vous ménager l’occasion de saluer le Nestor des souverains, et notre allié. Vous pourriez, par une lettre datée de Tœplitz, en exprimer l’intention au chancelier, en ajoutant quelques mots pour marquer votre désir de rencontrer Son Altesse à la même occasion et dans le même lieu. » Et le comte de Launay continue longuement sur ce ton. Il assure que le procédé qu’il conseille serait le meilleur. « Cela vaudrait mieux, dit-il, que si je préparais moi-même la rencontre. Le chancelier aime et préfère que des hommes d’État dans votre position s’adressent directement à lui sans se servir d’intermédiaires. » Enfin, pour exercer une attraction encore plus grande sur son ministre, il lui fait entrevoir qu’un grand nombre de personnages considérables pourraient se rencontrer avec lui à Gastein. Ce serait un Erfurth au petit pied. On y verrait certainement l’empereur d’Autriche. « Peut-être que Kalnoky l’accompagnera, le précédera ou le suivra. » Le trait de la fin est le plus piquant lorsqu’on songe à ce qui s’est passé depuis : « Il ne serait pas improbable que M. de Giers se mit de la partie. »
Comment M. de Robilant a-t-il résisté à tant de séductions ? Mais le fait est là, il y a résisté. D’après sa réponse, on peut se rendre compte de l’impression qu’il a éprouvée à mesure qu’il avançait dans la lecture de la lettre de son ambassadeur. Son sang de gentilhomme s’est mis à bouillonner. On croit assister à l’explosion de sentimens longtemps comprimés. « Il y a bien du vrai, mon très cher ami, écrit-il, dans ce que vous me dites pour m’encourager à prendre l’initiative d’une rencontre avec le chancelier ; mais... je vous avoue que je n’en ferai rien. » Ce qui suit est presque une diatribe, à la fois contre le prince de Bismarck, et contre l’alliance allemande elle-même. « Il est possible, dit M. de Robilant, que M. de Bismarck se soit trompé à mon égard, ne me connaissant pas du tout, et se soit imaginé que je me sentirais le besoin de marcher toujours et quand même à sa suite. S’il a cru cela, il s’est étrangement trompé. » Pour ce qui est de l’alliance, — et c’est le jugement porté sur elle qui est ici le plus intéressant, — M. de Robilant en parle sans le moindre respect. « Décidément, assure-t-il, l’Italie est fatiguée de cette alliance inféconde, et je ne me sens pas l’envie de la forcer à la renouveler, car je sens trop profondément qu’elle sera toujours improductive pour nous. » Voilà qui est net, assurément. On serait porté à croire qu’un ministre qui a tenu un pareil langage a définitivement renoncé à l’alliance. Point du tout : c’est lui-même qui l’a renouée. Dans la suite de sa lettre, il se montre, à la vérité, moins intraitable. Il se plaint que, lors du premier traité, l’Italie ait fait toutes les avances, et il jure qu’il n’imitera pas en cela son prédécesseur. Mais si M. de Bismarck, « lui », prend cette fois l’initiative ; s’il fait, « des ouvertures » ; enfin si ses offres sont honnêtes, on verra : il n’est pas impossible de s’entendre une fois de plus. Les conclusions, on le voit, ne sont pas bien d’accord avec les prémisses. Ou l’alliance est bonne pour l’Italie, ou elle ne l’est pas. M. de Robilant commence par la déclarer mauvaise, inféconde et stérile, dit-il ; puis, il indique dans quelles conditions il est prêt à la renouveler, et ce sont de simples conditions de forme : il s’agit seulement de faire faire au prince de Bismarck les premiers pas. Il les a faits sans doute, puisque l’alliance a été renouvelée. Il se sentait trop haut pour avoir de l’amour-propre. Son rôle prépondérant dans l’alliance lui permettait de montrer de la condescendance. Mais, d’autre part, plus on y songe et plus on est amené à croire que M. de Robilant, en tenant le langage qu’il a tenu, voulait peut-être tout simplement amorcer un marchandage. Et puis, chacun connaît ses instrumens, après les avoir pratiqués, et sait comment il faut les manier pour s’en bien servir : il n’est pas impossible que M. de Robilant ait voulu redresser l’épine dorsale de M. de Launay, la trouvant trop inclinée, et que, pour cela, il se soit redressé et un peu forcé lui-même en sens contraire. Au reste, l’opinion de son subordonné lui importait peu, pourvu qu’il fût compris et obéi. « En voilà assez sur ce sujet ! dit-il ; vous ne m’approuverez pas ; mais mon langage avec vous ne laissera pas, au moins, place à l’ambiguïté. » En fin de compte, il n’est pas allé à Gastein. « Je ne puis pas vous cacher, écrit-il, que toute cette mise en scène que comporteraient, d’après votre programme, ma visite à l’empereur d’Allemagne, ma rencontre avec Bismarck, Giers et Kalnoky, me répugne profondément. » Sachons-lui gré de ce mot. M. le général comte de Robilant n’aurait pas envoyé le fils de son souverain, le prince héritier d’Italie, figurer à Metz dans une parade militaire à côté de l’empereur d’Allemagne. Avec lui, ou n’en était pas encore là. Il est vrai de dire qu’on en est revenu.
Mais pourquoi M. le professeur Frassati et ses amis ont-ils jugé le moment venu de publier une correspondance vieille de dix ans et plus ? Si l’alliance de l’Italie avec les deux empires du centre n’était pas aussi solide qu’elle l’est, cette publication ne pourrait qu’en ébranler les bases. Elle n’aura probablement pas ce résultat : toutefois, il est permis d’y voir un symptôme de l’état actuel des esprits. Le désenchantement au sujet de la Triple Alliance a fait depuis quelque temps des progrès sensibles en Italie. L’infécondité d’un pareil arrangement n’a d’égale que son inutilité. Ce que M. de Robilant apercevait en 1886, dans un moment où la mauvaise humeur le rendait plus lucide, s’est réalisé de point en point. Sa lettre indique d’ailleurs assez bien à quel sentiment tout Italien obéit dans cette affaire. Il voudrait que son pays jouât un autre rôle dans l’alliance. Il avait rêvé pour lui quelque chose de mieux, et non seulement de plus fructueux, mais de plus flatteur. Sa désillusion a été prompte. On voit bien, par le ton qu’il affecte et par sa préoccupation de ne montrer aucun empressement personnel, qu’à son avis, l’Italie ne se sent pas dans l’alliance sur le même pied que l’Allemagne. Et cela le froisse et le choque. S’il vivait encore aujourd’hui, il penserait sans doute et sentirait de même : mais aurait-il approuvé la publication de sa lettre de 1886 ? En tout cas, l’effet produit en Allemagne par cette publication ne lui aurait pas donné beaucoup de satisfaction. L’Italie ne gagne pas grand’chose auprès de son allié, lorsqu’elle se plaint de ne pas avoir la situation qui lui est due, celle que, dans l’essor de son imagination, elle s’assigne volontiers. Les Allemands ont avec elle la main lourde et dure : ils lui en font aussitôt sentir le poids. Qu’on en juge. « L’Italie, dit la Gazette de Francfort, étant donné sa population, devrait avoir quinze corps d’armée ; elle n’en a que douze, dont deux sur le papier seulement, et les dix autres sont constamment affaiblis par des congés multipliés. Ses fusils et ses canons sont de vieux modèle ; ses chevaux sont de qualité inférieure, et de quantité insuffisante ; de même, ses chemins de fer ne sont ni assez développés, ni assez réguliers dans leurs services. Le pays est peu sûr au point de vue politique, et, au point de vue économique, il est déchu... Nous ne pensons pas que l’Allemagne commette l’erreur de faire grand fond sur un tel allié. » Et la Gazette de Francfort conclut par un mot que nous hésitons à reproduire : « L’Italie a grandi par les défaites ; qu’elle continue ! » Ce n’est là qu’un journal sans doute, mais la plupart des autres ne sont pas plus bienveillans. Le Berliner Tagblatt, par exemple, déclare ne se faire aucune illusion sur le degré de sympathie de la grande majorité des Italiens à l’égard de l’Allemagne. « Pour eux tous, dit-il, la politique de la Triplice ne peut être suivie qu’à contre-cœur : c’est une combinaison contre nature, tout au plus un mal temporairement nécessaire. » Contre nature, l’alliance l’est assurément pour l’Italie, et la Gazette de Voss le comprend si bien à son tour, que, pour l’y maintenir, elle cherche à réveiller dans son esprit la crainte du danger le plus chimérique. » Si les Italiens, écrit-elle, estiment qu’ils n’ont plus d’inquiétude à avoir au sujet du maintien de l’intégrité de leur territoire, et, en particulier, au sujet de la possession de Rome ; s’ils jugent qu’ils n’ont plus à redouter d’être traités en vassaux par la France, rien ne les rattache plus à la Triple Alliance. » C’est, on le voit, le spectre français que les journaux allemands dressent et agitent comme un épouvantail devant les yeux de l’Italie, et ils croient, après cela, pouvoir tout se permettre avec leur alliée. A supposer que la France, à une époque que nous connaissons mal, ait traité l’Italie en vassale, ce n’est plus à elle aujourd’hui qu’on peut adresser ce reproche. Et quant à la question romaine, pour savoir où on ne se résigne pas encore à la considérer comme résolue, il ne faut pas se tourner du côté de Paris, mais du côté de Vienne. On s’est remis à parler ces jours-ci, à propos du voyage du comte Goluchowski à Monza, de la visite que l’empereur d’Autriche n’a pas encore rendue, depuis seize ans, au roi Humbert et à la reine Marguerite. Nous doutons qu’il la leur rende jamais, et tout le monde sait pourquoi. Il est commode aux deux alliés de l’Italie de mettre sur le compte de la France les torts qu’ils peuvent avoir à son égard, mais il est surprenant qu’elle s’y laisse toujours tromper.
Parmi les journaux allemands, les Dernières Nouvelles de Leipzig doivent être mis à part des autres, et méritent une attention particulière. L’ermite de Friedrichsruhe passe pour être fréquemment l’inspirateur de cette feuille, et l’article qu’elle a publié semble bien porter la marque de facture du terrible chancelier. Le prince de Bismarck, y est-il dit, s’est gardé de faire aucune avance à l’Italie pour le renouvellement de l’alliance, parce que la politique italienne cherche toujours à s’assurer les plus grands avantages en retour des plus petits services, et que, si l’Allemagne avait paru attacher trop de valeur à son alliance, l’Italie aurait émis tout aussitôt des prétentions exagérées. — On voit que, si le comte de Robilant a voulu jouer au plus fin avec le prince de Bismarck, il avait affaire à un homme averti, et qui savait pratiquer lui-même toutes les finesses du marchandage. — Mais, au fond, dit le journal allemand, le prince de Bismarck attachait une grande valeur à l’adhésion de l’Italie à la Triple Alliance, pour des motifs à la fois politiques et militaires. D’abord, cette adhésion maintenait jusqu’à un certain point l’Italie en dehors de l’influence française. Ensuite, si sa coopération militaire ne pouvait apporter que peu d’appui à l’Allemagne au nord des Alpes, elle permettait à l’Autriche de consacrer toutes ses forces à la cause commune, au lieu d’en détacher une partie pour surveiller la frontière italienne. L’auteur de l’article affirme avoir entendu souvent M. de Bismarck, depuis sa retraite, s’exprimer comme il suit : « Si l’Italie, pour des raisons d’ordre financier, cédait à la tentation de mener une existence facile aux dépens de la Triple Alliance, il faudrait la laisser faire. Même une Italie diminuée en force, et ne faisant que ce qu’elle est capable de faire, rendrait service à la Triple Alliance pour les raisons mentionnées ci-dessus. » On ne sera peut-être pas très flatté à Rome de cette explication de M. de Bismarck. Depuis que le vieux chancelier a quitté les affaires, ou que les affaires l’ont quitté, il a révélé avec une précieuse abondance quelques-uns des secrets de son ancien métier ; mais il l’a rarement fait avec une aussi libre désinvolture, ni avec une plus parfaite indifférence de ce qu’on en pourra penser. Comment dire plus nettement à l’Italie que le prix qu’on attache à son alliance ne vient pas de la force dont elle dispose ? mais n’est-ce pas un raffinement inutile d’ajouter, comme le fait le journal de M. de Bismarck, que le prix ne changerait pas d’une manière appréciable, quand même l’Italie n’aurait pas de force du tout ? « Même en ne faisant que ce qu’elle est capable de faire », même en faisant moins encore, elle remplirait le rôle que le prince de Bismarck lui assigne dans l’alliance, car ce rôle consiste à laisser l’Autriche tranquille, à lui donner à cet égard pleine sécurité, et à lui permettre de tourner toutes ses forces dans une autre direction, c’est-à-dire, éventuellement, contre la Russie. Il est impossible de mieux déterminer le caractère négatif de l’Italie dans la Triple Alliance : personne autre que le prince de Bismarck ne se serait certainement permis de le faire. Mais quelle réponse à la lettre du comte de Robilant !
L’article de la Nuova Antologia ne se borne pas à la publication de cette lettre, et aux observations, un peu différentes des nôtres, qu’elle inspire à M. Frassati. Il contient encore quelques révélations d’un autre genre, peut-être plus contestables, et elle indique des tendances qui, étant communes à un grand nombre d’Italiens, méritent d’être signalées. On peut penser ce qu’on voudra de la Triple Alliance, et conclure qu’elle est pour l’Italie un bien ou un mal ; mais, si c’est un mal, il est considérable ; et si c’est un bien, il est insuffisant. M. Frassati poursuit une autre alliance, celle de l’Angleterre, ni plus ni moins ; et il affirme que, dès 1887, une convention avait été conclue entre les deux pays en vue de maintenir le statu quo méditerranéen. M. Frassati ferait assez bon marché de l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche, si on lui donnait celle de l’Angleterre. Il semble croire qu’un tel groupement pourrait, avec quelque agilité, faire contrepoids à tous les autres, les tenir en respect, et obtenir beaucoup des puissances qui les composent. La facilité, la liberté qu’on aurait conservées de se porter, soit dans le sens de l’Allemagne et de l’Autriche, soit dans le sens de la France et de la Russie, ne laisseraient que le choix des avantages à s’assurer. Cette conception est ingénieuse, comme tout ce qui vient d’Italie : est-elle bien pratique ? Il faudrait, d’abord, que l’Angleterre s’y prêtât. À peine l’article de M. Frassati avait-il paru qu’une note officieuse, publiée par les journaux de Londres, déclarait, à propos de l’arrangement de 1887, « qu’aucune convention de ce genre n’avait été conclue. » Elle ne l’a pas été alors, et il n’est pas probable qu’elle l’ait été par la suite. Beaucoup de choses, il est vrai, changent en Angleterre, ce pays de la tradition : nous doutons pourtant que nos voisins d’outre-Manche prennent d’ici à longtemps des engagemens qui les lient à un pays continental quelconque. Il y avait, sans doute, un peu de lyrisme de commande dans l’orgueil avec lequel M. Goschen proclamait naguère le « splendide isolement » de l’Angleterre, car cela voulait presque dire, à ce moment, que l’Angleterre se félicitait d’être mal avec tout le monde, et elle ne va pas jusque-là ; mais elle ne tient pas non plus à avoir des rapports trop intimes avec une puissance autre, au point de contracter avec elle des obligations étroites, et cela pour l’excellent motif qu’elle n’en a nul besoin. S’il y a, depuis longtemps déjà, un principe fixe dans sa politique extérieure, c’est celui qui consiste pour elle à garder son indépendance absolue, et à attendre les événemens avec sérénité. Aurait-elle vraiment manqué à ce principe, en 1887 ? Aurait-elle fait une convention explicite avec l’Italie ? Même en l’absence de la note officieuse qui a nié le fait, nous aurions hésité à y croire. Il y a eu sans doute quelque chose, à cette époque, entre l’Angleterre et l’Italie ; quoi ? on ne le sait pas exactement ; mais il n’est pas vraisemblable que ce quelque chose ait revêtu la forme d’une convention. Un échange de vues, c’est possible. Des dépêches aboutissant à des conclusions uniformes et constatant l’identité des intérêts des deux pays dans la Méditerranée, nous le voulons bien. Mais l’Angleterre, quelque pressée qu’elle ait été d’aller plus loin, ne s’y est pas laissé entraîner. L’Italie est certainement le pays du monde qui peut le mieux se passer d’alliances, et n’en est pas moins celui qui en a cherché avec le plus de passion. La lettre même de M. de Robilant nous apprend qu’elle a fait les premières avances à l’Allemagne, en 1882 : qui sait si elle n’en a pas fait à l’Angleterre, en 1887 ? Dans ce cas, l’Angleterre, tout en s’engageant elle-même le moins possible, ou mieux en ne s’engageant pas du tout, n’a sans doute pas mieux demandé que l’Italie crût, pour son compte, s’engager davantage au maintien du statu quo dans la Méditerranée, car ce statu quo lui est favorable. Si l’Italie voulait le défendre, pourquoi l’en empêcher ? A la vérité, on ne comprend pas bien l’intérêt qu’elle peut prendre à ce statu quo que personne, assurément, ne songe à rompre à son désavantage. C’est elle-même qu’on a soupçonnée quelquefois de vouloir y porter atteinte, en Tripolitaine, par exemple ; mais on avait tort évidemment, puisqu’elle en est si éprise, et on aura été très heureux de l’apprendre à Constantinople. S’interdire de faire aucune acquisition et se dévouer pour garantir celles des autres est une politique qu’on ne saurait taxer d’égoïsme. Elle est digne, au surplus, des gardiens de Kassala.
Nous ne croyons, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir prochain, à une alliance anglo-italienne. L’Italie devra se borner à celle de l’Allemagne et de l’Autriche, aussi longtemps qu’elle voudra remplir le rôle que M. de Bismarck lui a assigné, pour satisfaire, dit l’article des Dernières Nouvelles de Leipzig, « sa vanité nationale ». Mais il y a, dans cet article, un passage très curieux, très piquant même, où M. de Robilant est loué d’avoir voulu, en renouvelant la Triple Alliance, en 1887, faire un accord supplémentaire avec Londres. L’article assure que M. de Bismarck aurait fait de même, s’il avait été à sa place, et il en tire argument pour le justifier d’avoir suivi ou donné un exemple tout à fait analogue. On se rappelle l’espèce de scandale qu’a provoqué, il y a quelques mois, une autre des révélations de M. de Bismarck, lorsqu’il a raconté qu’en dehors de son alliance principale avec l’Autriche et l’Italie, il en avait aussi conclu une avec la Russie, et qu’il a reproché à l’empereur de ne l’avoir pas renouvelée. — Eh quoi ! lui a-t-on dit, vous avez manqué à la fidélité exclusive que vous deviez à vos alliés de Vienne et de Rome ! Vous avez abusé de leur confiance, voire de leur innocence ! Vous avez fait une contre-assurance, une contre-alliance, précisément avec une des puissances contre lesquelles la Triplice était dirigée ! — Et beaucoup de publicistes se sont voilé la face, en présence de ce qu’ils regardaient comme une trahison. Il nous a semblé, dès ce moment, qu’ils exagéraient, et que, peut-être, M. de Bismarck avait été encore plus habile que coupable. Mais on peut juger de la satisfaction avec laquelle il constate que l’Italie n’a pas eu plus de scrupules que lui, et que son alliance avec l’Allemagne et l’Autriche ne l’a pas empêchée d’en nouer, ou du moins d’essayer d’en nouer une nouvelle avec l’Angleterre. Il l’en approuve grandement. Nous craignons, toutefois, que le traité de M. de Bismarck avec la Russie n’ait été libellé en termes autrement rigoureux que le traité de l’Italie avec l’Angleterre. Mais passons.
Lorsque l’Italie le voudra, elle retrouvera tous les avantages que lui a assurés, pour peu qu’elle consentît à en jouir, l’heureuse étoile sous laquelle elle est née. Elle n’a pas besoin de la Triple Alliance pour mener une existence facile. Il lui suffit, pour cela, de reprendre toute son indépendance, et de ne l’aliéner, en totalité ou en partie, ni avec celui-ci ni avec celui-là. Mais elle n’en est pas encore à ce point de sagesse. Sans attacher plus d’importance qu’il ne faut au voyage du comte Goluchowski à Monza, voyage qui a suivi d’assez près celui des souverains italiens en Allemagne, on aurait tort de ne lui en reconnaître aucune. À mesure que les lions de la Triple Alliance semblent se relâcher, sous l’action du temps et des circonstances, les hommes politiques qui y sont intéressés multiplient les démonstrations pour les resserrer. On sait pourquoi l’empereur François-Joseph ne va pas en Italie ; c’est parce qu’il serait obligé d’aller iv Rome, et qu’il n’a pas encore pu s’y résoudre ; mais le comte Goluchowski n’est pas soumis aux mêmes exigences. On le reçoit volontiers à Monza, à la porte de Milan. On l’y fête même, et si son séjour a été rapide, il a été des plus brillans : le marquis di Rudini, le marquis Visconti-Venosta, d’autres ministres encore avaient été conviés à se rendre auprès du roi Humbert, afin de faire connaissance avec le ministre autrichien. À en croire les notes officielles et officieuses, tout s’est passé en cérémonies de protocole : pourtant, on a dû causer, et de quoi, sinon des circonstances présentes, de la crise que traverse l’Europe, et qui, du côté de l’Orient, semble encore assez éloignée d’atteindre son dénouement ? Les conversations du roi Humbert, de ses ministres, du comte Goluchowski, sont venues à la suite de beaucoup d’autres : elles complètent en quelque sorte une série, qui ne s’est d’ailleurs pas déroulée et épuisée tout entière entre participans de la Triple Alliance. Cette facilité de mœurs, qui permettait autrefois à M. de Bismarck de flirter avec les puissances restées maîtresses d’elles-mêmes, ne s’est pas complètement perdue. L’empereur François-Joseph est allé à Saint-Pétersbourg, où il a été reçu avec une déférence sympathique. Là aussi, sans doute, on a causé ; et de quoi, sinon des Balkans ? Le bruit s’est répandu en Europe que les explications échangées à ce moment avaient amené une confiance plus grande dans les rapports des gouvernemens austro-hongrois et russe. L’un et l’autre sont si profondément amis de la paix, qu’ils ont dû aller assez loin pour écarter tout ce qui pouvait faire naître le moindre danger de conflit. Et c’est peut-être à cela qu’il faut attribuer, au milieu de ses complications intérieures, la hardiesse avec laquelle l’Autriche a poussé sa politique à Belgrade. Nous n’avons pas à raconter, après tous les journaux, la révolution ministérielle qui s’y est produite, dès le lendemain du jour où y est rentré le roi Alexandre, escorté du roi Milan, son père, — à moins qu’il ne faille dire le roi Milan, docilement suivi du roi Alexandre, son fils. — L’Europe est trop coutumière des petits coups d’autorité de ce genre pour y attacher grande importance. Elle sait ce que valent ces intrigues, et quel en est le fond. Elle se contente de marquer les coups dans cette partie interminable, où l’influence autrichienne l’emporte quelquefois sur l’influence russe, et l’influence russe l’emporte d’autres fois sur l’influence autrichienne. Celle-ci prévaut aujourd’hui ; celle-là prévalait hier ; demain reste ouvert à tous les paris. Il y a des peuples qui ne se lassent pas d’être ainsi gouvernés, tant l’habitude est une seconde nature. Ce qui est sûr, c’est que la Russie a considéré le changement ministériel de Belgrade avec plus de philosophie, ce semble, qu’elle ne l’aurait fait il n’y a pas encore bien longtemps. Elle a sans doute ses raisons pour cela. Peut-être lui a-t-on donné des garanties d’un autre côté. Il n’y a pas à se préoccuper de l’Italie, puisque son inféodation à la Triple Alliance l’oblige à se réjouir des succès de l’Autriche, et ne lui permet pas de s’inquiéter de ce qui laisse celle-ci indifférente. Cependant, il était convenable que le comte Goluchowski fournît quelques explications à ce sujet. Est-ce pour cela qu’il est allé à Monza ? Est-ce pour autre chose ? Est-ce pour rien ? Dans le doute, nous faisons le contraire de ce que conseille le proverbe : au lieu de nous abstenir, nous reproduisons toutes les hypothèses, mais nous ne choisissons pas
S’il fallait choisir, nous croirions volontiers que le voyage du comte Goluchowski n’a pas grande importance en lui-même. On a assuré, dans quelques journaux, qu’il avait pu être provoqué par la publication de M. Frassati ; mais c’est ce qu’il nous est impossible même de comprendre. L’article de M. Frassati n’avait jeté sur les rapports de l’Italie avec l’Autriche aucune ombre qui eût besoin d’être dissipée. Au reste, il a été suivi de près par un article de M. Crispi, dans la Nineteenth Century, qui a fait suffisamment justice des critiques méchantes dont la Triple Alliance avait pu ailleurs être l’objet. Jamais encore elle n’avait été mieux célébrée. M. Crispi a fait là, vraiment, toute sa confession ; on y a vu le fond de sa pensée et de son cœur ; mais sa pensée a paru affaiblie et son cœur sujet à d’étranges égaremens. En somme, son article a été jugé négligeable, et nous n’en parlons que pour mémoire. Ne faut-il pas parler un peu de tout dans une chronique ? On y signale aussi bien un homme qui s’en va qu’un homme qui arrive, celui qui descend de la scène et celui qui y fait sa première apparition. M. Crispi n’a pas voulu s’en aller discrètement et sans rien dire ; en quoi peut-être il a eu tort, car sa grosse voix s’est perdue au milieu des autres. Quelle différence avec M. de Bismarck ! De celui-ci rien ne se perd, et, dans l’intérêt de l’histoire, nous voudrions toujours qu’il parlât davantage. Si ce qu’il dit n’est pas édifiant, c’est bien instructif ! Mais n’insistons pas : ce serait lui faire injure que de le comparer à M. Crispi, même pour l’en distinguer.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIERE