Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1862

Chronique n° 734
14 novembre 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1862.

Nous ne saurions dissimuler le chagrin profond que nous inspire la dépêche de M. Drouyn de Lhuys sur les affaires américaines, publiée hier par le Moniteur. Le gouvernement français vient d’inviter les cabinets de Londres et de Pétersbourg à s’entendre sur une démarche concertée que les trois puissances maritimes de l’Europe auraient à faire auprès du gouvernement de Washington et des états confédérés pour les amener à conclure une suspension d’armes de six mois. La gravité de cette démarche ne peut échapper à quiconque est capable de mesurer la portée des actes politiques. Celle-ci n’aura point immédiatement tous les effets dangereux que l’on eût pu en redouter, le concert proposé à l’Angleterre et à la Russie n’ayant pu s’établir. On prétend que l’ouverture de la France aurait été accueillie à Pétersbourg ; nous nous permettons de douter que l’acquiescement de la Russie ait été entier et sans réserve quand nous considérons toute la tradition de la politique russe envers les États-Unis. Ce qui est certain, et cela suffit pour empêcher qu’il y soit donné suite, c’est que notre invitation a été déclinée par le gouvernement britannique. La publication de la dépêche de M. Drouyn de Lhuys n’en est pas moins grave à nos yeux. Pour la première fois, une pensée d’immixtion dans les affaires des États-Unis est officiellement révélée par le gouvernement français.

C’est l’existence d’une telle pensée, maintenant publiquement manifestée, qui excite nos plus vifs regrets et nos plus sérieuses appréhensions. Mon Dieu ! il ne peut y avoir de dissidence sur le sentiment même dont s’inspire la dépêche du 30 octobre. Qui n’a le cœur navré du spectacle de la sanglante guerre qui désole l’Union américaine ? Qui ne voudrait voir finir cette boucherie où s’épuise le peuple le plus jeune du monde et celui qui jusqu’à ces derniers temps en avait paru le plus vivace ? Qui ne gémit pas du contre-coup de cette crise sur notre propre Europe, à laquelle elle dérobe le pain de l’industrie, le coton, et qui ne pense avec angoisse à ces milliers d’ouvriers souffrant ici, en France et en Angleterre, la misère et la faim, parce que là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, les deux moitiés d’une république s’entre-tuent ? Devant de telles calamités, l’homme sensible, comme disaient nos grands-pères, est douloureusement ému, l’homme sage adresse aux combattans des exhortations pacifiques, l’homme pieux envoie au ciel les plus ferventes prières. Dans l’ordre du sentiment, tout le monde est d’accord. La tâche de la politique est bien autrement délicate et difficile. Il suffit d’être humain pour séparer deux furieux qui se battent dans la rue ; mais déjà le philanthrope cesserait d’être un galant homme, si, à moins d’être le second d’une des parties, il s’avisait d’intervenir dans un duel et d’usurper sur autrui la garde qu’a chacun de son propre honneur. Combien est plus grave en politique l’immixtion d’un état dans la querelle de deux états ! combien plus grave encore l’intervention étrangère dans une guerre civile que le gouvernement d’un autre état soutient contre un parti insurgé ! Certes la dextérité singulière, l’art véritable avec lesquels sont évités dans la dépêche de M. Drouyn de Lhuys tous les termes qui auraient pu effaroucher la susceptibilité du gouvernement des États-Unis, démontrent que notre gouvernement apprécie la difficulté et la délicatesse de sa démarche : dextérité superflue en cette circonstance ! Les plus adroites réticences du langage ne pouvaient rien enlever à la grave signification de l’acte. La proposition d’armistice de notre gouvernement, en dépit de toutes les précautions du style, ne pouvait être que contraire au gouvernement des États-Unis et favorable à la rébellion du sud. Il est aisé de prouver que la logique de la politique qui vient d’être inaugurée dans les affaires américaines aboutit inévitablement à cette conséquence.

On peut être autorisé à proposer à des belligérans un armistice de six mois en vue d’une négociation pour arriver à la paix, quand on y est invité par l’une des parties. Une suspension d’armes de six mois est une trêve bien longue. En admettant que l’on arrive au terme de cette trêve sans que la paix se conclue, un tel espace de temps aura dû profiter à une des parties belligérantes, à celle qui était le plus épuisée de préférence à l’autre, et par cela même aura été nuisible à l’une dans la même proportion où elle aura été avantageuse à l’autre. Aussi, au moment même où l’armistice lui est proposé, celui des belligérans qui croit avoir la supériorité actuelle a-t-il le droit de ne point se dessaisir de ses avantages positifs et d’exiger ou des garanties qui lui conserveront l’ascendant, ou la proposition sincère des bases d’une paix presque certaine. Le belligérant qui s’adresse à un médiateur, pour obtenir par ses bons offices une suspension d’armes de longue durée, est donc tenu de joindre à sa demande les élément de la paix qu’il est prêt à accepter. Pour la même raison, aucun gouvernement avisé ne se chargera jamais de demander pour le compte d’un belligérant à l’adversaire une trêve de six mois, s’il n’est pas nanti en même temps, par celui qui réclame ses bons offices, des élémens d’une pacification probable. Pour prendre à d’autres conditions le rôle de médiateur, il faudrait ou porter dans les grandes affaires beaucoup d’étourderie, ou bien exécuter une simple manœuvre diplomatique avec l’arrière-pensée d’intervenir ultérieurement dans la querelle au profit de l’un des antagonistes. Si les choses doivent se passer ainsi quand on prête ses bons offices à la demande de l’un des belligérans, on doit convenir qu’il est impossible qu’elles se passent autrement quand une ou plusieurs puissances viennent, par un mouvement spontané, exécuter entre des combattans le tableau des Sabines. Il paraît raisonnablement difficile de demander à des belligérans d’accepter une trêve de six mois, si du même coup on n’a pas à leur présenter l’ébauche de la paix qui doit les faire tomber dans les bras l’un de l’autre.

Rien malheureusement n’indique dans la dépêche de M. Drouyn de Lhuys qu’aucune de ces conditions ait été remplie. Il est certain que jusqu’à ce moment le gouvernement des États-Unis ne s’est adressé à aucun cabinet européen pour obtenir par un concours étranger la pacification de la république. Tout donne à croire au contraire que, si ce gouvernement se sentait un jour vaincu par une nécessité suprême, les successeurs de Monroë ne chercheraient pas hors d’Amérique leurs moyens de salut, et, plutôt que de recourir à l’intervention de l’Europe, conserveraient encore dans leur défaite assez de patriotisme et d’orgueil pour s’entendre directement avec des Américains qui étaient hier leurs concitoyens. Le sud, à la vérité, a eu moins de scrupules ; il avait espéré que le coton enchaînerait à son alliance les peuples industriels de notre continent, et il n’a point hésité, l’alerte du Trent ne nous permet pas de l’oublier, à solliciter l’appui de l’Angleterre et de la France. Lorsque la noble Amérique de Washington entreprit sa guerre d’émancipation, ce fut Franklin qu’elle nous envoya, et l’on se souvient de l’accueil que lui fit la généreuse société du XVIIIe siècle, dont son originale figure est demeurée inséparable. Franklin était le député d’un peuple à un peuple, d’un peuple qui naissait à un peuple qui allait renaître dans une révolution terrible et grandiose. Le Franklin de l’insurrection esclavagiste, M. Slidell, malgré son mérite personnel et la courtoisie sociale qu’il avait droit de rencontrer parmi nous, n’a pu, grâce à Dieu, faire agréer ses lettres de créance dans le monde parisien de ce temps-ci. Cette électrique sympathie dont la France, dans ses bons instincts, entoure chez elle les représentans militans ou malheureux des causes auxquelles s’attachent les grandes idées de libéralisme et de nationalité, cette sympathie lui a fait défaut. S’il s’est adressé à notre gouvernement, s’il a été plus heureux dans les régions officielles, nous l’ignorons, car sa mission, qui n’a pas excité la curiosité du public, est demeurée aussi mystérieuse que celle d’un diplomate ordinaire. Quoi qu’il en soit, si c’était lui qui eût demandé eh faveur de ses commettans un armistice de six mois, et qui leur eût gagné le patronage de notre gouvernement, nous n’aurions aucune raison de croire qu’il eût joint à cette demande l’offre du rétablissement de l’Union, pas même sur la base d’un compromis qui permettrait l’extension de l’esclavage dans les territoires.

Alors comment s’expliquer l’objet de la démarche dont notre gouvernement a voulu prendre l’initiative ? Aucune base de conciliation ne nous a été fournie par l’un ou l’autre antagoniste. Avons-nous conçu nous-mêmes un plan de paix que nous voulions leur soumettre et leur recommander ? Pas davantage. La dépêche le dit expressément : « Ces ouvertures, je n’ai pas besoin de vous le dire, monsieur, n’impliqueraient de notre part aucun jugement sur l’origine ou l’issue du différend, ni aucune pression sur les négociations qui s’engageraient. » Nous proposons donc un armistice en dehors de toutes conditions qui peuvent rendre une trêve acceptable. Notre démarche ne s’explique pas davantage au point de vue de la seule chance qui eût pu l’autoriser, la probabilité du rétablissement de la paix. Elle prend pourtant une signification grave quand on tient compte de ces deux choses : l’armistice blesserait grièvement les intérêts des États-Unis, et favoriserait ceux de la sécession ; si l’adhésion de l’Angleterre nous eût permis de donner un effet pratique à notre proposition, c’est au gouvernement des États-Unis que nous eussions dû la porter d’abord, et comme ce gouvernement eût été dans l’impuissance de l’accepter, c’est sur lui que nous eussions fait infailliblement retomber, aux yeux d’une superficielle opinion publique, la responsabilité d’un refus et de la continuation de la guerre. Malgré l’habile modération du langage de M. Drouyn de Lhuys, la politique de la dépêche du 30 octobre devait avoir pour résultat infaillible de créer gratuitement au cabinet de Washington un grand embarras en le mettant en contradiction avec les trois puissances maritimes, et par cela même, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, que l’on s’en soit ou non rendu compte, cette politique était dans son principe même entachée de partialité assez malveillante contre la cause des États-Unis.

Que l’armistice soit contraire aux intérêts du gouvernement des États-Unis, l’instinct général l’a tout de suite proclamé aussi bien en Angleterre, où l’on est si universellement hostile aux Américains du Nord, qu’en France, où la cause de l’Union devrait si justement être populaire. Le ministre français va trop loin, personne ne le contestera, quand il affirme qu’il s’est établi des l’origine entre les belligérans une pondération de forces qui s’est maintenue jusqu’à présent. On aurait raison en une certaine mesure, si l’on disait que l’équilibre s’est maintenu dans le sort des batailles, et pourtant, quoique les hommes du sud aient compensé par une plus ancienne organisation et par leurs aptitudes militaires les désavantages sous lesquels ils sont placés à tant d’autres égards, il serait inexact.de dire que, depuis l’origine de la guerre, le résultat des opérations n’ait très positivement tourné contre eux. L’armée fédérale s’est emparée de quelques unes des positions les plus fortes de leur territoire. L’Union est maîtresse du cours et de l’embouchure du Mississipi, de la Louisiane, de la Nouvelle-Orléans. L’Union s’est rétablie dans la majeure partie des border-states, et ses armées sont encore sur le sol virginien. Si l’on avait le droit de croire qu’entre les deux partis la force militaire se pondère, il serait en tout cas impossible d’en dire autant de leurs ressources respectives. Quels que soient les sacrifices acceptés par le nord, quelle que soit la prodigalité avec laquelle une administration novice a usé de ses nuances, il est notoire qu’au point de vue des ressources il est bien loin encore d’être descendu au degré d’épuisement où le sud est tombé. L’agio qui frappe le papier des états du nord est insignifiant auprès de l’avilissement du papier des états du sud. L’agriculture et l’industrie sont en pleine activité au nord, tandis qu’au sud la production du coton, — les documens récemment publiés par lord Russell en font foi, — a diminué des trois quarts. Les denrées alimentaires, les denrées coloniales, les tissus, manquent au sud. Enfin la plus grande ressource du sud, la machine humaine à l’aide de laquelle il subsiste et qui lui permet de porter dans les camps toute sa population libre, l’esclavage, tend notoirement à se transformer par la force des choses en un état transitoire de servage ou de prolétariat. On a beaucoup reproché au nord, qui vit du travail libre, de former ses armées de mercenaires ; le sud avait jusqu’à présent vécu du travail esclave, laissant à ses nègres, tandis qu’il se battait, la tâche de le nourrir et de lui fournir les moyens de soutenir la guerre. Dès à présent, le nègre tend à devenir le mercenaire du travail, c’est-à-dire à prendre plus largement sa part dans le produit de son labeur. C’est un phénomène de transformation sociale qui, si on le laisse se développer, amènera progressivement l’émancipation sans ce cortège de massacres et de guerres serviles dont l’imagination effrayée de l’Europe croyait le voir accompagné. Mais à mesure que s’étend cette émancipation naturelle, les ressources des propriétaires du sud et des armées de la sécession devront aller en diminuant. Or quelle est la cause de la supériorité si réelle que le nord a conservée sur le sud en fait de ressources ? Le nord est maître de la mer ; la plus grande force des États-Unis, la marine est demeurée à l’Union, et depuis dix-huit mois, d’après le témoignage de tous les hommes de mer, la puissance maritime des États-Unis s’est révélée avec une rapidité et une ampleur qui tiennent du prodige ; en un mot, le nord bloque le sud. Eh bien ! si l’on va proposer au nord, suivant les termes de la dépêche, « une suspension d’armes de six mois, pendant laquelle tout acte de guerre, direct ou indirect, devrait provisoirement cesser sur mer comme sur terre, » que lui demande-t-on en réalité ? On exige de lui qu’il renonce au blocus, qu’il accorde au sud, haletant et affamé, six mois de ravitaillement, qu’il se dépouille de son ascendant incontestable et incontesté, qu’il coupe son bras droit, comme dit le Times, et cela bénévolement, gratuitement, sans que la proposition d’une si longue trêve soit accompagnée d’un plan quelconque qui laisse entrevoir la rentrée possible du sud dans l’Union à des conditions honorables. De bonne foi est-ce raisonnable, est-ce juste, est-ce impartial ? Non, ce n’est point impartial, car en même temps que par la proposition d’armistice on demande au nord un sacrifice et une abdication qu’il ne peut s’imposer, comme c’est à lui d’abord que la proposition doit être adressée, c’est à lui que l’on crée l’embarras du refus, c’est sur lui que l’on rejette la responsabilité de la continuation de la guerre, en donnant au sud, qui n’aura pas été mis en demeure, le bénéfice moral d’une manifestation européenne. Il est évident que l’ouverture dont parle la dépêche de M. Drouyn de Lhuys ne peut d’abord être faite qu’au gouvernement de Washington. Ce gouvernement est le seul sur le sol de l’ancienne Union avec lequel nous ayons des relations officielles ; nous ne pourrions arriver jusqu’au gouvernement de Richmond, lequel n’est point reconnu par nous, qu’avec l’autorisation et le laisser-passer de la Maison-Blanche. La négociation est donc au début même portée à Washington. Là, supposons que le président Lincoln et son secrétaire d’état consentent à ne pas voir dans l’ouverture la signification trop claire qui s’en dégage, supposons qu’eux aussi veuillent faire de la manœuvre diplomatique, qu’ils répondent : « Vous vous trompez sur l’état de nos ressources et de nos forces. La sécession n’a rien pris sur nous depuis l’origine de la guerre, tandis que nous avons gagné beaucoup sur son propre terrain. La continuation seule du blocus nous assure de sa défaits finale. Le président a promulgué un décret d’émancipation dans les états rebelles qui doit être appliqué à partir du 1er janvier, et dont il nous est permis également d’attendre de puissans effets. Cependant ce n’est pas nous qui avons commencé la guerre, et il ne nous en coûtera point de donner les premiers des gages de nos intentions pacifiques ; mais nous sommes sûrs que vous n’exigerez de nous rien qui soit incompatible avec notre honneur et avec nos intérêts. De notre part, accepter vos ouvertures, c’est retirer la proclamation du président et renoncer au blocus ; c’est faire au sud deux concessions immenses ; vous êtes trop expérimentés, trop sensés, trop justes pour avoir eu un seul instant la pensée d’attendre de nous de telles concessions sans rien nous offrir en échange ; vous savez que pour notre compte, dans l’état actuel des choses, nous ne pouvons accepter rien de moins que la rentrée des états du sud dans l’Union. Que nous apportez-vous donc ? » Que répliquerait à un tel langage la politique de la dépêche ? De deux choses l’une, ou elle s’en tiendrait à sa déclaration : les ouvertures n’impliquent de notre part aucun jugement sur l’issue des négociations,… nous ne nous croyons point appelés à préjuger la solution des difficultés, ou bien, allant au rebours de cette déclaration, elle entreprendrait de négocier activement à Richmond et à Washington sur les termes mêmes de la solution, dont les bases, véritables préliminaires de paix, devraient être arrêtées avant même la conclusion de l’armistice. Dans le second cas, on s’engagerait dans la confusion des affaires américaines, on serait bientôt amené à prendre parti pour les prétentions des uns contre celles des autres, on tomberait dans tous les embarras de l’immixtion diplomatique, traînant peut-être bientôt à leur suite les inconvéniens et les périls de l’intervention armée. Dans l’autre cas, la négociation expirerait aux premiers pourparlers, et pour se décharger du ridicule d’un avortement qu’il ne serait point pardonnable de n’avoir point prévu, on n’aurait d’autre ressource que d’accuser très injustement l’obstination du gouvernement de Washington, et de devenir de plus en plus hostile à la cause à laquelle devraient au contraire nous allier les traditions, les idées et les intérêts de la France.

Il est temps, suivant nous, que notre diplomatie et l’opinion publique en France se rendent un compte sévère d’un procédé, auquel on a trop souvent recouru depuis quelques années, et qui ne nous paraît point en harmonie ou avec la netteté de l’esprit français ou avec la franchise du caractère national. Ce procédé consiste à mettre dans un tort apparent les interlocuteurs de la France, en les obligeant à répondre par des refus inévitables à des conseils qu’ils sont dans l’impuissance avérée, de suivre, à des demandes de concession qu’il n’est point en leur pouvoir d’accueillir. Ce procédé nous inspire une égale répugnance, soit qu’on l’emploie contre nos adversaires, soit qu’on en use envers nos amis. Nous avons protesté contre ce système lorsqu’il était pratiqué aux dépens du pape. Nous pensions et nous disions qu’il était cruel de harceler le saint-père sous prétexte d’obtenir de son esprit de justice des réformes politiques qui sont incompatibles avec l’essence du pouvoir théocratique. Nous pensons également qu’il n’est pas généreux de s’exposer à déverser sur le gouvernement de Washington l’odieux de la continuation de la guerre en lui présentant sous la couleur d’une intention pacifique des ouvertures de négociation que sa dignité et ses intérêts ne lui permettent point d’accepter. Nous sommes d’avis que la France et sa diplomatie devraient tenir à honneur de mettre en toute circonstance la signification de leurs actes, d’accord avec le sens de leur langage. L’habitude contraire produit dans les idées une ambiguïté qui se traduit vite en confusion dans les faits ; elle introduit partout le chaos. N’oublions pas que la clarté et la logique sont le besoin et la passion de l’esprit français, que nous sommes les descendans de cette race orgueilleuse, mais sincère par fierté, qui ne craignait point de défier le ciel, pourvu que le ciel lui rendît la lumière. Cessons de nous exposer au tourment, au danger ou au ridicule de fournir au monde, qui a besoin des clartés de l’intelligence française, le prétexte, de mettre en doute la droiture de nos desseins ou la lucidité de nos idées.

Le cabinet anglais vient, à notre avis, de nous rendre un signalé service en repoussant l’offre d’intervention dans les affaires américaines que notre gouvernement lui a soumise. Nous avouons que depuis l’origine de la crise américaine nous avons été douloureusement choqués de l’hostilité passionnée que le peuple anglais a montrée contre les États-Unis, Nous avons vu chez les Anglais d’étranges contradictions. Tant qu’a duré la triste présidence de M. Buchanan, dont les ministres sont devenus les chefs ou les généraux du sud, la presse anglaise n »a cessé de dénoncer les excès du parti esclavagiste, maître alors du pouvoir. Cette aversion, si bruyamment et si constamment manifestée contre les hommes de l’esclavage, s’est changée en tendresse dès que ce parti a mis le comble à ses prétentions intolérantes et ambitieuses en tentant la dissolution de l’Union. Devant l’image de la dislocation de la grande république marchande et maritime du Nouveau-Monde, tous les torts de Jefferson Davis et de ses amis ont été pardonnés et oubliés par l’Angleterre, et toutes les foudres de la terrible presse anglaise ont frappé ces apprentis politiques du parti républicain qui ont essayé, malgré leur inexpérience administrative et au milieu de leurs tâtonnemens militaires, d’empêcher le morcellement et la chute de leur pays. Tout en les déplorant, nous savions nous expliquer les préjugés de l’Angleterre contre l’Amérique : il était impossible que la vieille métropole dissimulât sa joie lorsqu’elle voyait l’ancienne colonie révoltée frappée dans cette force insolente qui avait plus d’une fois fait reculer l’Angleterre. Mais plus on comprend les raisons qui portent l’Angleterre à souhaiter le démembrement de la puissance américaine, plus nous avons admiré le courage de ces hommes d’élite, Cobden, Bright, John Stuart Mill, qui ont su résister à la passion de leur pays, plus aussi il nous paraît juste de reconnaître la prudence et le bon sens que vient de montrer le cabinet anglais en refusant de s’associer au projet de médiation illogique, intempestive, inefficace que lui présentait le gouvernement français, et qui offrait une tentation si séduisante à l’entraînement des ressentimens et des intérêts britanniques. On parle beaucoup des délibérations qui ont eu lieu à ce sujet au sein du cabinet anglais : nous ne voulons pas tomber dans le ridicule de ceux qui croient savoir ce qui s’est passé dans ces conseils, et qui ignorent que les ministres anglais sont tenus par un serment et par une loi d’honneur de garder le secret de leurs discussions ; mais ce que l’on connaît de l’esprit et du caractère de quelques-uns des membres éminens du cabinet nous suffit pour estimer de quel poids ont dû être dans la décision du conseil l’esprit précis et philosophique de sir G. Cornewal Lewis, le ferme et constant libéralisme du comte Russell, la vieille expérience et la sagacité toujours jeune de lord Palmerston.

La prudence anglaise préserve sans doute la France du danger au-devant duquel elle courait ; elle nous arrête au moment où nous allions mettre le pied dans cet autre nid de guêpes des affaires américaines, comme si nous n’avions pas assez de la confusion des affaires d’Italie et de la douteuse et coûteuse gloire de notre intervention au Mexique. Malheureusement elle ne prévient que les conséquences pratiques et immédiates de l’étrange initiative que nous avons prise. L’effet moral de notre démarche subsiste. Le gouvernement français, pour des motifs qui échappent à notre intelligence, a cru devoir publier la dépêche de M. Drouyn de Lhuys dans le Moniteur, et a fixé pour ainsi dire le point de départ de sa politique américaine. Nous redoutons l’effet moral que ce document peut produire aux États-Unis. Cet effet court risque d’être d’autant plus vif que les Américains ne feront que voir le péril de l’immixtion européenne auquel ils ont échappé, sans ressentir la contrainte positive qu’aurait pu exercer sur eux l’intervention des trois puissances, si elle se fût réalisée. L’opinion américaine sera peut-être d’autant plus affectée que ce n’était point du côté de la France qu’elle devait attendre une manifestation officielle implicitement favorable aux états du sud. » Il est probable aussi que ce document agira sur l’esprit des partis dans un sens contraire à celui que l’on désire. La dépêche parle des dispositions favorables à la paix qui commencent à se manifester dans le nord comme dans le sud. Ce qui depuis quelque temps a donné lieu à l’espoir d’un retour d’une partie des populations du nord aux idées pacifiques, c’est le réveil du parti démocratique, qui a été si longtemps l’allié du parti esclavagiste. On exagère peut-être ou l’on comprend mal la politique du parti démocratique, ou la façon dont s’exerce son influence dans les élections actuelles. Le mouvement électoral donne des chances aux démocrates à New-York et dans un des principaux états de l’ouest, l’Ohio. Les démocrates qui disputent de près aux républicains la victoire électorale à New-York sont ceux que l’on appelle les démocrates pacifiques, les peace democrats. Leur manière d’entendre la paix ne paraît guère s’accorder cependant avec la concession d’un armistice de six mois au sud. Le chef du parti démocratique de New-York, M. Seymour, vient, dans une grande et éloquente harangue, d’exprimer ses idées à ce sujet. Sans doute il veut la paix, mais il la veut sous la condition du rétablissement de l’Union. Un autre démocrate influent, M. Van Buren, qui s’est montré le plus violent adversaire de l’administration de M. Lincoln, veut aussi la paix, mais à la condition qu’une armée victorieuse ira la chercher au siège du gouvernement rebelle, à Richmond. MM. Seymour et Van Buren sont-ils sincères ? L’on n’a pas de raison d’en douter ; il faudrait savoir alors si leur manière d’entendre la paix est du goût des hommes du sud. Quant au mouvement démocratique de l’Ohio et de l’ouest, il a un tout autre caractère : là ce sont les démocrates belliqueux, les war democrats, qui sont en train de renverser l’influence d’un des plus ardens parmi les démocrates pacifiques, M. Wallingham. Quoi qu’il en soit, ou la nature humaine n’est point aux États-Unis ce qu’elle est ailleurs, ou l’on doit appréhender que la dépêche de M. Drouyn de Lhuys, si elle est prise comme indiquant la pensée d’une ingérence étrangère dans les affaires américaines, ne donne l’alerte au patriotisme, ne condamne au silence les rangs diminués du parti démocratique, et n’affaiblisse les chances du parti de la paix.

Espérons du moins que l’étonnement douloureux que la proposition française a produit parmi tous les libéraux européens et produira en Amérique, joint au refus de l’Angleterre, suffira pour avertir notre politique et pour la détourner de se compromettre activement dans une intervention aux États-Unis. Ce n’est pas là qu’il faut chercher pour nous une diversion aux tracasseries des questions italienne et romaine. Nous le répéterons, l’affaire de Rome n’est pas seulement une question étrangère, elle est au premier chef une question intérieure qui pose en face l’une de l’autre, avec leurs principes et leur ascendant divers sur les intérêts et sur les esprits, la révolution française et la contre-révolution, la liberté de l’église avec l’ensemble des libertés publiques et la théocratie accompagnée de ses concordats et de ses compositions constantes avec les pouvoirs absolus. On n’évitera pas cette question ; on la retrouvera sans cesse dans le jeu naturel de notre vie publique intérieure. On la rencontrera notamment dans nos prochaines réunions électorales. Qu’il y ait jusque-là un temps d’arrêt naturel dans la marche diplomatique de la question romaine, on le comprend : on s’en inquiète médiocrement lorsque, comme nous, on fait profession de croire que la décision des questions de cet ordre n’appartient de droit qu’à la volonté nationale ; mais la France n’est pas seule à attendre la solution de la question romaine, bien qu’il dépende de sa seule résolution de mettre un terme à son intervention à Rome, et de laisser ainsi s’écrouler le dernier débris de la théocratie. En maintenant notre occupation de Rome, nous faisons échec à la consolidation, à l’organisation du royaume d’Italie. Par la logique des faits, la situation particulière que nous créons à l’Italie devra influer un jour sur le parti que nous aurons à prendre. Ce jour n’est pas arrivé encore, si l’on en juge par la réponse de M. Drouyn de Lhuys à la circulaire du général Durando. Une analyse de cette réponse a été publiée par un journal français. L’on ne saurait juger de la portée vraie de ce document d’après une simple analyse, car, pour avoir le sens complet des pièces diplomatiques, il faut pouvoir en peser et en mesurer tous les termes. En somme, il semble que notre ministre se borne à ne point accepter les propositions du général Durando comme point de départ d’une négociation actuelle ; comme d’ailleurs son argumentation a un caractère rétrospectif et se fonde sur les réserves que le gouvernement français a toujours exprimées en faveur du pouvoir pontifical, on pourrait croire que la note de la France affirme seulement la conservation du statu quo et ne se prononce pas d’une façon absolue sur l’avenir. Les Italiens, savans en interprétations optimistes, habitués à espérer contre toutes les vraisemblances, ont l’air d’expliquer de la sorte la réponse de M. Drouyn de Lhuys et de s’en accommoder. Peu importe au surplus. On nous promet pour la réunion du parlement italien, qui aura lieu dans quelques jours, une collection de pièces diplomatiques où nous pourrons suivre avec une pleine intelligence les négociations relatives à la question romaine. Si quelques-uns des hommes éminens du parlement italien croient opportun de parler de haut à l’Europe sur la situation et les aspirations nécessaires de leur patrie, ce blue-book leur fournira un texte abondant., Quant à nous, nous serions fâchés que la préoccupation de la question ministérielle empêchât le parlement italien de nous donner une de ces expositions, un de ces programmes par lesquels, grâce au système représentatif, un peuple révèle aux autres nations la portée de sa pensée et l’étendue de ses ressources morales. Le ministère actuel, il est vrai, n’est point le cabinet qui convient à un grand pays dans une crise solennelle, et nous ne sommes pas surpris que les Italiens s’inquiètent de porter à la tête de leur gouvernement des esprits mieux assurés et des mains plus fermes. Nous déplorerions que, dans la reconstruction du cabinet, l’on attachât trop d’importance à ces démarcations de partis, humiliantes pour une nation qui veut être indépendante, et qui empruntent leurs noms à des influences étrangères. Il serait pitoyable que des candidats ail pouvoir fussent agréés ou repoussés suivant qu’on les classerait arbitrairement dans de prétendus partis français ou anglais. La combinaison qui nous paraîtrait préférable dans un remaniement ministériel serait celle qui sous la présidence honorifique et neutre en quelque sorte d’une illustration militaire, du général La Marmora par exemple, réunirait les hommes d’élite parmi lesquels M. de Cavour avait choisi ses collaborateurs et désigné ses successeurs, sans exclure M. Rattazzi. Nous parlons du général La Marmora, car nous craignons que l’opinion libérale n’ait été dans ces derniers temps injuste envers lui, et nous sommes certains qu’il veut Rome avec autant de conviction et de fermeté que les plus ardens patriotes.

Nous ne demandons pas mieux que d’avoir bon espoir des destinées de la révolution grecque. Nous sommes frappés de l’explosion de sentimens patriotiques que cette révolution a produite chez les négocians grecs répandus dans les divers centres commerciaux de l’Europe. Chose curieuse, voilà la première révolution, à notre connaissance, qui ait fait monter les fonds du pays où elle s’est accomplie. C’est ce qui est arrivé pour les fonds grecs à Londres, où la communauté grecque occupe une place importante. Cette classe pratique des négocians réunit partout des souscriptions pour fournir des ressources au nouveau gouvernement. Un patriotisme qui se manifeste par des démonstrations aussi positives ne saurait être confondu avec la foi qui n’agit point. On doit espérer aussi que le gouvernement auquel il prodigue de tels témoignages de sympathie ne commettra point de folies, et ne cherchera pas à troubler l’Europe en mettant l’Orient en feu. Dieu fasse, et nous y comptons, que tout le travail que la Grèce régénérée donnera aux chancelleries européennes se borne au choix d’un nouveau roi, choix difficile d’ailleurs, mais à propos duquel il serait bien ridicule que les grands cabinets en vinssent sérieusement aux mains ! Après tout, pourquoi les Grecs, qui n’ont pas l’heur ou le malheur de posséder dans leur sein une dynastie historique, s’obstineraient-ils à demander un roi ? Les grenouilles seront-elles éternellement incorrigibles ?

L’aversion des habitans d’Anvers pour leurs fortifications excite en ce moment un léger trouble dans l’heureuse et riche Belgique et s’est exhalée en scènes fâcheuses à la suite d’une ferme et digne réponse du roi à une députation de la cité mécontente. Nous avons déjà expliqué les regrettables raisons qui ont contraint la Belgique à prouver, par la fortification sérieuse d’Anvers, le prix qu’elle attache à la conservation de sa nationalité. Il est malheureux que la population d’ailleurs très honnête d’Anvers n’ait pas voulu comprendre cette nécessité et le compte que le gouvernement belge a tenu des justes convenances des habitans dans le tracé des fortifications nouvelles ; mais il serait plus déplorable que cet incident fût l’origine d’une scission sérieuse du parti libéral belge. Si les Anversois sont condamnés, malgré leur vocation commerciale, à habiter une ville de guerre, ils ont bien tort de s’en prendre à leur gouvernement ; c’est tout simplement la faute de la nature, qui a fait des lieux où s’est élevée et a prospéré leur cité une des fortes positions militaires du continent. S’ils étaient détachés un jour de la petite et libre nation dont ils sont une des portions les plus intéressantes, s’ils étaient destinés à faire partie d’un grand état, ils peuvent être certains qu’Anvers serait plus que jamais place de guerre, que ses fortifications actuelles, au lieu de tomber, recevraient toute sorte de complémens, et qu’ils n’auraient pas même la consolation de siffler injustement leur honnête bourgmestre. E. FORCADE




REVUE MUSICALE.



Les concerts populaires de musique classique fondés l’année dernière viennent de se rouvrir, et le public nombreux qui avait encouragé une si belle entreprise est revenu à l’appel qu’on lui a fait ; tous les dimanches, il remplit la grande salle du Cirque-Napoléon qui contient quatre mille personnes. L’empressement est si grand, que de pauvres ouvriers apportent d’avance leurs économies pour être plus sûrs d’assister à une si noble fête de l’âme et de l’esprit.

La première série des concerts populaires a commencé le 19 octobre, et se continuera jusqu’à la fin de la saison. Les programmes sont toujours composés avec un grand scrupule, et les œuvres qu’exécute l’orchestre dirigé par M. Pasdeloup sont des œuvres consacrées par l’opinion et par le temps. Ce sont des symphonies d’Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, des ouvertures de Weber et d’autres maîtres allemands, qui dominent nécessairement dans des concerts consacrés à la musique instrumentale. C’est la musique limpide d’Haydn, puis celle de Mozart, qui plaisent surtout à ce public où sont représentées toutes les classes de la société, et il faut voir avec quel enthousiasme sont accueillies certaines pages d’une beauté placide et touchante. Le génie de Beethoven est sans doute plus difficile à comprendre, et les artistes eux-mêmes n’ont pas encore acquis la fermeté nécessaire pour rendre une conception aussi vaste que la symphonie héroïque par exemple. On doit reconnaître cependant que l’orchestre, relativement peu nombreux, a fait des progrès depuis l’année dernière, et que, malgré les inconvéniens d’une salle énorme qu’on n’avait point construite pour y faire de la musique, cet orchestre s’anime de plus en plus et marche sur les traces de la société du Conservatoire, qui est la première du monde. Il serait profondément injuste de comparer ces deux institutions musicales, dont l’une existe depuis trente-cinq ans et se compose des premiers artistes de Paris. M. Pasdeloup n’a pas la folle prétention qu’on lui prête, et il sait fort bien que l’œuvre qu’il essaie d’accomplir est toute différente de celle qu’a si bien réalisée la Société des concerts. Propager dans la population les beautés sublimes d’un art profond et civilisateur, voilà le but que se propose M. Pasdeloup, et il faut avouer qu’il commence très bien, et que jusqu’ici le succès répond à ses efforts. Que ce grand spectacle de la puissance de l’art musical étonne et afflige des psychologues aussi ingénieux que M. de Laprade, nous n’avons pas à nous en inquiéter ; il y a longtemps que le monde marche à sa guise sans plus consulter son confesseur. L’art et le théâtre vivent malgré l’église et son grand prophète Bossuet.

Pour que rien ne manque à nos distractions, nous avons encore à Paris une troupe de comédiens allemands qui, dirigée par Mme Brüning, donne des représentations dans la petite salle Beethoven, située passage de l’Opéra. On y chante, on y rit, on y danse, et on joue des vaudevilles allemands pleins de gaîté. Mme Brüning possède une belle voix de mezzo-soprano, fort bien conservée et dont elle se sert avec. goût. Pour ceux qui entendent un peu la langue du pays qui ne produit pas les citronniers, mais qui a vu naître Faust et la symphonie pastorale, le petit théâtre Beethoven offre un délassement qui n’est pas à dédaigner.

Puisque je parle de l’Allemagne et des merveilles de son génie, je ne veux pas laisser ignorer qu’il vient de paraître à Paris une nouvelle édition de la partition de Don Juan de Mozart, la plus complète qui existe. Le public ignore peut-être que ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de la musique dramatique n’a jamais été gravé comme le compositeur l’avait conçu, et que plusieurs morceaux importans sont à peu près inconnus de la plupart des chanteurs. La mise en scène de Don Juan a subi également de nombreuses variations, et au Théâtre-Italien de Paris surtout on a réduit cette œuvre profonde aux proportions d’un opéra de genre. Il est bon de savoir que le manuscrit autographe de Don Juan fut vendu, par la veuve de Mozart, au fameux éditeur André, de la petite ville d’Offenbach. À la mort de cet homme très actif, qui était lui-même un musicien instruit, la précieuse relique devint le partage de l’une des filles d’André qui se maria à Vienne. On offrit le manuscrit de Don Juan à toutes les bibliothèques publiques de l’Allemagne, sans pouvoir trouver un acquéreur. C’est à Londres, en 1855, que Mme Viardot en fit l’acquisition pour la somme de 5,000 francs, je crois. Que ce trait fait honneur au pays dont tous les grands artistes ont vécu dans la misère, et où Mozart a été enseveli clandestinement sans qu’on ait pu découvrir le coin de terre qui couvre ses restes mortels !

Quoi qu’il en soit de ces tristes réflexions, l’édition de Don Juan, qu’on vient de publier avec tant de soin, est conforme au manuscrit autographe que possède Mme Viardot. On a ajouté une traduction française, un texte italien de Lorenzo da Ponte, et le tout a été soigneusement révisé et réduit au piano par M. Vandenheuvel. La partition originale de Don Juan contient vingt-huit morceaux, dont plusieurs ne sont jamais chantés au théâtre. Parmi les morceaux importans qu’on écarte à la représentation, il faut citer la scène finale du second acte. Lorsque don Juan a disparu dans le gouffre où l’entraîne l’ombre irritée du commandeur, tous les personnages du drame reviennent sur la scène, en demandant ce qu’est devenu le scélérat qui les a tous trompés :

Ah ! dove è il perfido !

Leporello, qui est caché sous la table et qui tremble de tous ses membres de la scène horrible qu’il vient de voir, leur répond que don Juan est bien loin, et qu’ils ne le reverront plus. Ce dialogue entre Leporello et les autres personnages se termine par cette sentence que tout le monde profère :

E de perfidi la morte
A la vita è sempre egual.

« La mort des perfides ressemble toujours à leur vie. » C’est la morale de la pièce, formant une conclusion qui rappelle le drame religieux du XIVe siècle. Cela donne lieu à un sextuor vivement incidenté, mais qui ne s’élève pas à la hauteur du magnifique finale que tout le monde connaît. Nous aurions désiré que, dans une courte préface comme celle qui a été mise en tête de la petite partition de la Servante maîtresse, on eût donné les renseignemens nécessaires sur la date de la première représentation de Don Juan, sur le personnel qui l’a interprété, sur les morceaux que Mozart y a introduits plus tard, et sur les changemens nombreux que les arrangeurs de théâtre ont fait subir à la mise en scène de ce beau drame. Quoi qu’il en soit de ces folies, la nouvelle partition de Don Juan est digne d’entrer dans une bibliothèque d’amateur, car elle est la plus correcte et la plus complète qui existe dans le commerce.

Le Théâtre-Lyrique, depuis sa réouverture, dont nous ayons déjà parlé, a continué l’exhibition des ouvrages qui font partie de son répertoire. Après la Chatte merveilleuse de M. Grisar, on a donné Orphée de Gluck avec Mme Viardot. Nous avons donc revu la nouvelle salle, que nous avons trouvée trop chargée de clinquant et plus riche que belle, et, sans nous réconcilier entièrement avec le nouveau système d’éclairage, dont les femmes ne tarderont pas à se plaindre, nous avons trouvé que la lumière qu’on y distribue maintenant est moins intense, et qu’on peut à la rigueur la supporter. Souhaitons maintenant à M. Carvalho des jours prospères et de bonnes recettes. Que va-t-il faire ? La tâche qui lui incombe n’est pas facile. Il lui faut concilier le passé avec le présent, respecter les morts et vivre avec les vivans. C’est avec les Noces de Figaro, avec Orphée, Oberon et le Freyschütz qu’il a pu autrefois se risquer à donner le Faust de M. Gounod, sa meilleure trouvaille, et la Reine Topaze de M. Victor Massé, c’est-à-dire que ce sont les vieux qui ont permis aux jeunes de naître.

Les temps sont-ils changés ? Sommes-nous plus riches en compositeurs d’avenir, et n’y a-t-il qu’à tendre la main pour trouver cet oiseau rare qu’on appelle un succès ? Je ne demande pas mieux que de le penser, et M. Carvalho sera bientôt en mesure de résoudre ce grand problème. Il n’y a, selon nous, que deux moyens de sortir du marasme où nous sommes, et d’aider au développement de la musique dramatique, qui a tant besoin d’être protégée en France : accorder une forte subvention au Théâtre-Lyrique en lui imposant l’obligation de ne donner que des opéras nouveaux de musiciens français, ou bien livrer tous les théâtres à l’instinct et aux hasards de la liberté. Selon notre manière de voir, il y aurait trois grands théâtres sous la main de l’état : le Théâtre-Français, l’Opéra et l’Opéra-Comique. Ces théâtres, subventionnés et surveillés par l’autorité compétente, conserveraient vivans les chefs-d’œuvre de la tradition nationale, qu’ils ne pourraient pas se dispenser de représenter, et les esprits arriérés et pleins de préjugés pourraient ainsi aller entendre Molière, Racine, Corneille, Lulli, Gluck, Spontini, Grétry, Méhul, etc., tandis que les jeunes représentans du progrès et de la fantaisie modernes auraient la liberté grande d’admirer Orphée aux Enfers, les Ganaches et toutes les productions étonnantes de notre temps.

Cette heureuse combinaison de l’ordre et de la liberté, comme on dit, contenterait tout le monde, les vieux et les jeunes, les retardataires et les impatiens, les esprits moroses qui recherchent la beauté et cette jeunesse du bel air qui se rit d’Homère, de Pindare, de Dante aussi naïvement qu’elle parle de Palestrina, de Sébastien Bach, de Gluck, de Cimarosa et di tutti quanti ! Qu’on ne s’imagine pas que je plaisante et que de nos jours il soit impossible de lire dans quelque feuille en renom des choses aussi neuves et aussi piquantes. C’est la critique de la haute fashion qui parle de la sorte, celle qui aspire à nous ouvrir de nouveaux horizons en dédaignant les chefs-d’œuvre de l’esprit humain qu’elle n’a pas eu le temps de consulter, tant elle est jeune et contente de son sort. À la bonne heure, et à Dieu ne plaise que nous soyons un obstacle à la réalisation de si belles espérances ! Le respect que nous professons pour nos pères et nos aïeux ne nous empêche pas de vivre et de jouir du présent ; l’amour profond que nous inspirent les grands maîtres, dont nous avons étudié les œuvres, nous rend plus juste et plus indulgent pour les efforts des contemporains, et nous pouvons applaudir Lalla-Roukh et l’ingénieuse comédie de M. Sardou, dont la donnée n’est pourtant pas bien neuve, sans immoler à ces hommes de talent ni Mozart, ni Molière. M. Verdi a des qualités que nous n’avons jamais méconnues, mais nous aurions commis un blasphème en rapprochant l’auteur du Trovatore du beau génie qui a fait le Barbier de Séville et Guillaume Tell. Voilà pourtant les énormités que se permet chaque jour cette critique sémillante de l’avenir, qui prend le Pirée pour un homme, et qui parle de Dante, de Raphaël et de Gluck aussi pertinemment qu’elle apprécie Homère, Pindare ou Sébastien Bach, l’un des plus grands créateurs qui aient existé en musique, et dont elle ne connaît pas une note ! Je le dis en finissant ces courtes réflexions, les aimables ganaches dont M. Sardou a si bien saisi les traits sont infiniment plus jeunes, plus amusans et plus sensés que les représentans obscurs de cette critique éphémère qui veut fonder l’art de l’avenir en dédaignant les merveilles du passé, qu’elle ne s’est pas donné la peine d’étudier.

Le théâtre de l’Opéra-Comique a donné il y a quelques jours, le 9 novembre, une petite pièce en un acte, le Cabaret des Amours, dont le sujet nous ramène encore à la question des vieilles et des jeunes amours. En effet, le vieux baron Cassandre et la marquise de Zirzabelle se rencontrent, après bien des années, dans le cabaret du père Lesturgeon, où ils se sont tant amusés dans le beau temps de leur jeunesse. Ils trouvent maintenant que ce cabaret, qui était à la mode il y a un demi-siècle, n’est plus qu’une gargote fréquentée par des gens impossibles, qui ne savent pas s’amuser et rire comme on le faisait autrefois. Ce n’est pas l’avis de Lubin et d’Annette, couple de jeunes amoureux qui trouvent au contraire que tout est pour le mieux dans le meilleur des cabarets connus. Les choses se passent ici comme dans les Ganaches de M. Sardou et comme dans la critique contemporaine : ce sont les vieux qui triomphent, qui ont plus d’esprit, d’indulgence et de véritable jeunesse de cœur que les représentans du progrès et les initiateurs de l’avenir. La marquise de Zirzabelle, enchantée de la joie qui éclate autour d’elle et touchée de l’amour que se portent les deux jeunes gens, les marie ensemble et dote la pauvre Annette, dont elle fait le bonheur ; ce qui prouve une fois de plus que pour apprécier la vie il faut la connaître, et qu’on ne peut bien juger les faits et les œuvres du présent si l’on dédaigne de s’éclairer sur les monumens du passé. L’art est une tradition, une chaîne continue d’effets et de causes qui s’engendrent tour à tour, et dont l’histoire est un enchantement de l’esprit pour ceux qui savent la lire. La musique de cette petite pièce, écrite d’un style trop précieux, et dans laquelle M. Couderc représente avec infiniment de souplesse le baron Cassandre et Lubin, ce qui me paraît plus bizarre qu’amusant, cette musique, qui ne manque pas d’une certaine distinction, est de M. Prosper Pascal. Écrivain de goût et artiste de talent, M. Prosper Pascal a déjà produit deux opéras en un acte, qui ont été représentés au Théâtre-Lyrique. Dans ces deux ouvrages, comme dans celui qui nous occupe, on a remarqué quelques touches délicates, des inflexions mélodiques qui ne manquent ni de sentiment, ni de grâce, et un effort sensible pour éviter les banalités ; mais il faut prendre garde de ne pas confondre sous ce nom de banalités la franchise des idées et la clarté de la forme qui ne sont pas des préjugés dont on puisse secouer le joug impunément. Je fais surtout cette recommandation à M. Prosper Pascal, parce que je lui connais des admirations dangereuses et qu’il serait disposé à préférer les finesses et les artifices des faux poètes alexandrins, comme M. Gounod par exemple, à la netteté, à la passion franche et délibérée des bons génies. Qu’il y prenne garde : il y a de nos jours toute une littérature et un art qui lui correspond, qui ne visent qu’à l’effet du mot et du détail, et qui laissent échapper la grande vérité humaine pour frapper l’imagination par des coups de théâtre. Ce genre, qui n’est pas nouveau, a trouvé dans M. Dumas fils son plus habile ouvrier, et, peu ou prou, toutes les manifestations de l’art moderne sont entachées de ce défaut indélébile. Quoi qu’il en soit, il y a dans ce petit ouvrage deux ou trois morceaux qui font honneur à M. Prosper Pascal : l’ouverture d’abord, qui est clairement dessinée, un duo entre la marquise et le baron, les couplets du baron et surtout la romance très jolie que chante la marquise : L’eau qui caresse le rivage ; mais ce qu’il faut surtout recommander à M. Pascal, c’est son orchestre, qui manque de substance et de variété. Le Cabaret des amours précède maintenant Lalla-Roukh, qu’on a repris il y a quelques jours. La musique de cet ouvrage n’a rien perdu de son charme. Le premier acte reste toujours un chef-d’œuvre de grâce, de sentiment et de morbidesse pittoresque. Le second, bien qu’inférieur au premier, renferme encore l’air de la princesse — O nuit d’amour ! — le duettino entre Mirza et Lalla-Roukh, le duo bouffe qui tranche dans cette œuvre élégiaque par le ressort du rhythme et la franche gaîté qui en jaillit, et le duo des deux amans. On peut affirmer, je crois, que l’épreuve est faite et que Lalla-Roukh est non-seulement le chef-d’œuvre de M. Félicien David, mais la partition la plus distinguée et la plus originale qu’on ait produite en France depuis plusieurs années. L’exécution est toujours soignée. M. Montaubry me semble avoir fait des progrès depuis six mois. Sa jolie voix de ténor est en très bon état, et il a chanté la romance du premier acte et celle du second avec un goût plus pur et une sensibilité plus contenue et plus vraie. Tous les autres rôles sont remplis avec le même soin par les artistes qui les ont créés. Il n’y a pas jusqu’à Mlle Bélia qui ne soit mieux dans le personnage de Rezia, qu’elle joue et chante avec beaucoup d’entrain. Oserons-nous avouer cependant que la belle voix de Mlle Cicco nous a paru un peu fatiguée ? Quel dommage ce serait qu’une artiste aussi jeune, aussi intéressante, aussi bien reçue du public et de la critique, eût déjà contracté cet horrible tremblement qui affecte l’organe de tous les chanteurs de notre époque ! Prenez-y donc garde ; ménagez cette poitrine un peu délicate peut-être de Mlle Cicco, qui renferme un noble instinct et un si bel organe de cantatrice dramatique. Les représentations de Lalla-Roukh, alternant avec celles de la Dame blanche, retiendront la foule qui, depuis la nouvelle direction de M. Perrin, a pris le chemin du théâtre de l’Opéra-Comique. De tout ce qu’on vient de dire, ne pourrait-on pas conclure que les admirateurs sincères de la beauté, qui n’a pas d’âge, que les défenseurs passionnés des chefs-d’œuvre du génie sont plus indulgens, meilleurs juges de ce qui se fait de bon dans leur temps, plus jeunes de cœur et d’esprit que ces pauvres initiateurs de l’avenir qui parlent de Pindare, de Dante, ou de Sébastien Bach avec une suprême innocence ? M. Sardou a raison : « "Vivent les ganaches ! »

Nous sommes heureux de terminer ce discours par une bonne nouvelle : le Théâtre-Italien a donné le 13 de ce mois de novembre Cosi fan tutte de Mozart, opéra enchanteur qui a été accueilli par le public avec un véritable enthousiasme. Cet ouvrage délicieux, qu’on n’a pas entendu à Paris depuis quarante ans, est exécuté avec un grand soin par tous les chanteurs qui y prennent part, ainsi que par les chœurs et par l’orchestre, dont le chef, M. Bonetti, a fait preuve en cette circonstance d’un goût délicat. Tout le monde ira applaudir Cosi fan tutte, dont nous parlerons une autre fois avec le respect qu’on doit aux œuvres des hommes divinement inspirés.


P. SCUDO.


LES LIVRES SUR LA CRISE AMERICAINE.

Nombreux sont les ouvrages auxquels la guerre civile des États-Unis a servi de texte ; mais, produits pour la plupart avec une certaine précipitation et déjà devancés par les événemens avant d’être imprimés, ils disparaissent vite pour tomber dans l’oubli. Aujourd’hui la parole est aux canons, et l’on écoute plus volontiers leur tonnerre que la Voix moins bruyante des spectateurs éloignés qui s’érigent en juges de la cause. Tandis que les écrivains cherchent péniblement dans leurs livres à deviner l’histoire, celle-ci s’écrit en lettres de sang sur les champs de bataille, et nulle page humaine ne peut rivaliser en poignant intérêt avec ces pages terribles. Cependant il n’est pas inutile d’examiner en détail les opinions individuelles, afin de se rendre compte des courans divers de l’opinion, et de juger les argumens opposés sur lesquels s’appuient les défenseurs du nord et les avocats du sud. Dans ce déluge de livres et d’opuscules déjà soumis au contrôle des faits, les esprits sérieux ont pu remarquer trois ouvrages écrits à des points de vue divers, et représentant chacun l’un des trois partis qui se disputaient la direction de la république américaine à l’origine de la lutte. Un de ces ouvrages défend la cause du sud et plaide pour la séparation ; un autre, plus timide et plein d’hésitations, finit par proposer un compromis ; le troisième enfin désire le triomphe des abolitionistes et le maintien de l’Union. De ces trois opinions si différentes, il s’agit de savoir laquelle est la plus conforme au droit et la mieux justifiée par les faits dont l’histoire se déroule actuellement.


Le livre de M. James Spence, intitulé l’Union américaine et néanmoins consacré spécialement à la défense des intérêts séparatistes, développe avec une singulière clarté, parfois avec une grande verve, les argumens employés en Angleterre et reproduits en France pour justifier la rébellion des états à esclaves. Son premier mérité est celui de la franchise. Dès la première phrase, il avoue nettement de quel côté le portent ses sympathies, et, ne se piquant point d’une impartialité qui ne lui semble pas possible dans les circonstances présentes, il se déclare l’ennemi des doctrines et des actes du nord. Cette hardiesse, qui porte M. Spence à jouer ainsi cartes sur table, ne se dément point dans le cours de l’ouvrage. Au lieu de s’attarder à l’étude des luttes parlementaires que la question de l’esclavage a soulevées depuis la fondation de la république, au lieu de discuter tout d’abord le droit constitutionnel de la séparation, il s’en prend résolument aux mœurs démocratiques des États-Unis ; il accuse la liberté républicaine et la rend responsable de tous les maux qui affligent aujourd’hui l’Amérique. C’est la liberté qui est la grande coupable ! L’esclavage, que les naïfs ont la manie de mettre en cause et de considérer comme la raison première de toutes les complications actuelles, n’est dans l’histoire des États-Unis qu’un simple incident, et s’en occuper d’une manière spéciale est faire preuve d’une véritable petitesse d’esprit ! Posant en axiome que « la démocratie pure n’a d’autre base que la force matérielle, » M. Spence peut facilement faire découler de cette source salie un torrent de vices et d’iniquités. Il décrit avec complaisance la trop réelle démoralisation politique et sociale qui, sous les présidences antérieures à celle de M. Lincoln, éclatait sans cesse en de nouveaux scandales ; il dépeint tous les hommes politiques du nord comme autant de déclamateurs de profession qui mettent leur conscience à l’encan, trafiquent ouvertement des votes, et rejettent systématiquement dans l’ombre tous les personnages d’un véritable mérite ; puis, après avoir tracé un lamentable tableau de l’avilissement national, il l’attribue tout simplement à l’influence funeste exercée par la constitution et les mœurs démocratiques. C’est de là que dérive aussi le mépris dans lequel était tombé la loi. Lorsque le représentant Brooks, « quoique faible et d’une santé délicate, » se donna la satisfaction d’assommer, dans le temple même de la patrie, le sénateur Sumner, « homme de taille et de formes athlétiques, » c’est la vicieuse organisation politique des États-Unis et non l’influence délétère de l’esclavage qu’il faut rendre responsable de l’enthousiasme universel provoqué chez les planteurs par cet attentat. Quant aux expéditions des flibustiers, à l’invasion de Cuba, aux guerres sanglantes du Nicaragua et du Honduras, M. Spence n’y fait pas même allusion. Il ne se souvient que du mauvais vouloir et de l’indélicatesse du congrès américain dans les questions du Maine et de l’Orégon, questions où l’extension de la servitude des noirs n’était, il faut le dire, nullement intéressée.

Puisque la liberté, dégénérée en licence démagogique, doit porter la responsabilité des malheurs du peuple américain, il est facile de mettre l’esclavage complètement hors de cause en le lavant de toutes les imputations malveillantes dont on l’a fait l’objet. M. Spence confesse, il est vrai, que l’asservissement des nègres est un mal ; mais après avoir fait cette concession, dont nous devons lui savoir gré, il se hâte de regagner le terrain perdu en peignant sous des couleurs agréables la position de l’esclave. Ce malheureux état, que le congrès confédéré cependant est bien forcé de reconnaître comme le pire de tous, puisqu’en votant la pendaison pour les officiers fédéraux des régimens de nègres il décrète la mise en vente pour les Africains eux-mêmes, est décrit par M. Spence comme un sort presque enviable. Ses argumens sont ces vieilles armes rouillées que tout le monde connaît : le nègre est heureux parce qu’il habite une cabane, heureux parce qu’il mange à sa faim, heureux parce qu’il possède un jardin et nourrit quelques volailles, heureux parce que sa vie matérielle est moins pénible que celle du mineur troglodyte d’Angleterre ou du hâve tisserand de la Silésie. Il est vrai que le noir n’a point le droit de se déplacer, ni d’apprendre, ni de se marier, ni d’être père ; mais « l’esclave n’est pas animé des mêmes sentimens que le blanc : il lui est aussi naturel d’être esclave que pareil sort serait monstrueux pour nous ! » Et non-seulement la servitude n’est pas aussi laide que d’imprudens abolitionistes nous la dépeignent, mais encore elle est acceptée comme une des garanties de l’ordre social, et si les états du nord essaient de la supprimer, ils commettront un acte de parjure flagrant. « La constitution, fondée par des propriétaires d’esclaves, est un code d’esclavage ! » Et, s’appuyant sur cette assertion, qui malheureusement hier encore n’était pas entièrement dépourvue de vérité, M. Spence prouve que les états du nord n’avaient point le droit légal de toucher à l’institution sacrée ; il nous montre le président Lincoln, à son entrée en fonctions, promettant solennellement de respecter ce palladium des libertés du sud ; il prétend enfin que, si l’Union se rétablit, le premier acte des états libres sera de cimenter la paix en fortifiant l’esclavage et en offrant de nouvelles garanties aux planteurs !

D’après M. Spence, les causes de la rébellion des propriétaires du sud peuvent être toutes ramenées aux trois suivantes : la destruction de l’équilibre du pouvoir par l’immigration dans les états du nord, le sentiment d’animosité chagrine entretenu et constamment exalté chez les planteurs par l’agitation des abolitionistes, enfin le conflit des intérêts aggravé singulièrement par les tarifs protecteurs. Bien qu’il s’adresse principalement à des négocians, l’auteur anglais n’ose pas insister sur ce dernier grief avec autant de force que sur les autres : il avoue que les tarifs n’eussent pas suffi pour amener la séparation ; il reconnaît que, dans les discussions du congrès, les représentans du sud ne votaient pas avec ensemble contre les bills incriminés aujourd’hui ; enfin il compte les planteurs sucriers de la Louisiane parmi les protectionistes les plus fougueux. Il aurait pu dire également que le tarif Morill, ce tarif si contraire aux intérêts anglais, n’a pas été voté seulement par les voix des républicains du nord, et qu’il a reçu sa sanction définitive de la main d’un président tout dévoué à la cause de l’oligarchie méridionale. Il ne reste donc pour expliquer la scission actuelle que deux causes principales : la prépondérance croissante des états du nord et le mouvement abolitioniste ; mais ces deux causes ne sont-elles pas forcément ramenées à l’esclavage, que M. Spence prétendait n’être pour rien dans la lutte ? Pourquoi les émigrans d’Europe, pourquoi les agriculteurs de la Nouvelle-Angleterre se sont-ils dirigés par milliers et par millions vers les plaines que parcourent l’Ohio, le Wabash, le Haut-Mississipi, le Kansas, et n’ont-ils pas envahi les territoires fertiles des Carolines, du Kentucky, du Tennessee ? Pourquoi les vallées si pittoresques des Alleghanys, qui n’ont pas leurs égales dans l’Amérique septentrionale pour la grâce et le charme des paysages, ont-elles été laissées relativement désertes ? Pourquoi les états du sud, aussi peuplés que les états libres aux premiers temps de la république, ne contiennent-ils plus aujourd’hui, en y comprenant les esclaves, que le tiers de la population totale ? Évidemment parce que les travailleurs libres, désireux avant tout de sauvegarder leur dignité, n’ont pas voulu s’accommoder du voisinage et de la concurrence des travailleurs esclaves. Et pourquoi les abolitionistes ont-ils rempli de leurs clameurs les cités de la Nouvelle-Angleterre ? pourquoi du haut des chaires, dans leurs journaux, dans leurs brochures, ont-ils appelé la haine du peuple sur les propriétaires de nègres, sinon parce que l’esclavage existe à côté d’eux dans toute son horreur ? Ainsi que le comprend fort bien l’instinct populaire, c’est le noir asservi qui est la première cause de scission entre les planteurs du sud et les travailleurs libres du nord. La haine, grandissant avec la république elle-même et prenant sans cesse de nouvelles forces à mesure que l’accroissement des populations mettait les intérêts contraires en présence sur un plus grand nombre de points, a fini par éclater en guerre ouverte ; mais, lorsqu’elle s’exhalait simplement en paroles, on peut dire qu’elle avait déjà supprimé l’Union. Mœurs, législations locales, état social, tendances politiques, tout différait au nord et au sud de la grande ligne géographique de séparation, et c’était seulement par une succession de compromis que les hommes d’état des deux nations ennemies pouvaient maintenir aux yeux du monde une certaine unité apparente. Parmi les prodiges du siècle, c’est l’un des plus grands que cette paix mensongère ait pu durer si longtemps entre les orgueilleuses oligarchies du midi et les actives démocraties du nord. Une simple fiction constitutionnelle les unissait en un même groupe d’états, et cependant telle était la vertu souveraine de la liberté et de l’initiative individuelle que ce pays, ainsi partagé en deux fractions hostiles, a pu jouir d’une prospérité matérielle encore sans exemple sur la terre !

Après avoir vainement essayé de prouver, contre le bon sens populaire, que l’esclavage n’est pas responsable de la scission actuelle, M. Spence cherche à établir que cette scission a été, de la part des états rebelles, l’exercice d’un droit constitutionnel. Il est vraiment inutile de discuter ici cette théorie de la souveraineté absolue des états que professent aujourd’hui les esclavagistes, et dont tant d’écrivains ont démontré l’absurdité prodigieuse. L’histoire dit assez que si la première organisation des républiques américaines est venue aboutir au plus déplorable chaos, c’est qu’elle n’unissait pas étroitement les forces en un même faisceau, et ne constituait pas, vis-à-vis des autres peuples, une solide individualité nationale. C’est pour fondre toutes ces patries diverses en une même patrie que fut promulguée la constitution de 1787, déclarant l’Union « fondée à perpétuité » et limitant les droits des états dans tous les cas où l’action collective de la nation était nécessaire. Et les confédérés eux-mêmes, tout en s’appuyant pour les besoins de leur cause sur le principe de la souveraineté absolue des états, n’ont-ils pas jugé à propos de former « un gouvernement fédéral permanent ? » et n’ont-ils pas accordé au congrès seul les véritables attributs de la souveraineté, c’est-à-dire le droit de percevoir les taxes, de faire des emprunts, de régler le commerce, de frapper monnaie, de déclarer la guerre, de lever des armées, d’établir et de maintenir une marine ? Enfin le président de la confédération du sud, Jefferson Davis, ne s’est-il pas déjà trouvé en conflit avec les législatures de plusieurs états au sujet du décret de conscription, et n’a-t-il pas cru bon de passer outre en invoquant la loi du salut public ? Ce sont là des faits qui prouvent que la théorie de la souveraineté absolue des états n’est pas même prise au sérieux par ceux qui l’emploient. En admettant toutefois qu’elle soit parfaitement constitutionnelle, la séparation ne peut être prononcée tant que la législature de chaque état n’a pas consulté le peuple entier ; mais on sait que dans presque tous les états les planteurs ont décrété la scission et commencé la guerre avant de faire ratifier leur vote par les électeurs. Il est donc dérisoire de s’appuyer sur le droit constitutionnel. Reste le droit d’insurrection, que peut invoquer chaque peuple dans ses crises décisives ; mais ce droit ne peut exister qu’à la condition d’avoir une cause juste pour sanction suprême. Dans les états confédérés, cette cause, c’est l’esclavage !

Après la question de droit vient la question de fait. M. Spence n’est pas moins affirmatif en prophétisant le triomphe final des confédérés qu’en établissant la bonté de leur cause. Trop hâtif dans ses assertions, démenties par le cours des événemens, il déclare absurde l’idée de conquérir les rives du Mississipi, il consacre plusieurs pages éloquentes à prouver que la Nouvelle-Orléans est complètement imprenable ; il transforme les soldats confédérés, d’ailleurs si braves, en héros invincibles. L’avenir dira quelle est la valeur de ces prophéties ; mais l’auteur anglais, admettant déjà comme indiscutable la victoire définitive des hommes du sud, engage débonnairement les états libres à prendre leur parti de la défaite. Puis, afin de donner plus de poids à ses paroles, il a recours à la flatterie, et dans sa conclusion générale il termine par un élogieux panégyrique de ce que serait l’Union future, enfin séparée des états à esclaves et prolongeant d’une mer à l’autre mer la puissante association de ses communautés libres. Dans ce panégyrique, il se laisse emporter un instant par son argumentation, et prononce par mégarde une vérité qui d’un coup rend tout son livre inutile et nous dispense de le réfuter plus longtemps. « L’esclavage, dit-il, était là pour arrêter tout élan d’une légitime fierté ; des millions d’esclaves dans la nation entravaient toute aspiration nationale, le nom même de l’Union était un mot vide de sens, l’esclavage était la désunion, le désaccord par excellence. » Ce naïf aveu nous suffit, et il reste prouvé que la servitude des noirs est la véritable cause de la guerre, et puisqu’elle supprime toute aspiration nationale, toute légitime fierté, le maintien des états confédérés devient, comme celui de l’antique Union fédérale, une impossibilité morale et politique.

Moins hardi, moins simple dans son argumentation que le livre de M. Spence, celui de M. Auguste Carlier, l’Esclavage dans ses rapports avec l’Union américaine, conclut également à la reconnaissance des états confédérés ; mais cette conclusion est enchevêtrée de telles réticences et de complications si nombreuses qu’elle en devient tout à fait incompréhensible. Certes nous ne contesterons pas absolument le mérite d’une étude préparée depuis plusieurs années déjà par des recherches entreprises sur le théâtre même de la lutte actuelle et poursuivies en dehors de toute espèce de parti, uniquement par amour de la vérité pure. Cette étude renferme sur la distribution et sur les rapports des races aux États-Unis, sur l’histoire de l’esclavage jusqu’à nos jours, sur la condition des nègres libres et asservis, les renseignemens les plus précieux, classés, ordonnés, étiquetés pour ainsi dire avec le plus grand soin ; mais les préoccupations du légiste semblent avoir fait perdre de vue à l’auteur la haute gravité morale de la situation. Après avoir raconté avec une froide impartialité l’horreur du sort que la loi fait à l’esclave, après avoir parlé de la traite des noirs, des haras de la Virginie, des limiers de chasse lancés à la poursuite des fugitifs ; après avoir décrit les ventes à l’encan et le douloureux spectacle qui lui fut offert par l’adjudication de deux sœurs orphelines disputées en dépit de leur désespoir et de leurs sanglots par deux enchérisseurs, l’écrivain flétrit les « menées des abolitionistes » et « leurs voies, ténébreuses ; » il reproche aux gens du nord de n’avoir pas exécuté la loi sur les esclaves fugitifs malgré la solennité de l’acte qui la consacrait ; il plaint les maîtres qui souffrent dans leurs affections par la fuite de leurs noirs ! Entre les deux partis qui se disputaient avant la scission le gouvernail de la république, il ne sait prononcer de sentence, et comme si les compromis entre l’esclavage et la liberté n’avaient pas déjà fait tant de fois le malheur et la honte des États-Unis, il se complaît dans la perspective d’un avenir qui ne ferait qu’éterniser les compromis. Les matériaux qui ont servi de base à son travail, les documens, les titres, les registres, les journaux et les livres qu’il a compulsés, les hommes et les choses qu’il a interrogés comme témoins l’embarrassent au point de lui interdire toute conclusion sérieuse. En tête dès quelques pages consacrées à la discussion des accommodemens proposés, il se demande même si la question de l’esclavage est soluble.

Une seule chose est certaine pour M. Carlier : c’est qu’il faut repousser à tout prix l’émancipation pure et simple, soit par voie révolutionnaire, soit par voie de rachat. De l’émancipation découlerait ce torrent de maux effroyables dont on menaçait vainement le monde lors de l’affranchissement des nègres dans les colonies anglaises et depuis dans les Antilles françaises. Les noirs se révolteraient sans doute, et l’Amérique du Nord tout entière serait transformée en un vaste Saint-Domingue ; la civilisation battrait en retraite devant la barbarie, et les antiques forêts reprendraient leur domaine. Et puis songe-t-on aux sommes considérables engouffrées dans cette transformation sociale ? Les esclaves représentent quatorze milliards, et la république américaine ne saurait, sans s’appauvrir indéfiniment, anéantir cet immense capital. Que M. Carlier se rassure ! Si l’on doit juger de la justice ou de l’injustice de l’émancipation par la somme d’argent qu’elle coûterait au monde, les planteurs ont heureusement pris soin de rendre cette émancipation plus facile en commençant une guerre qui, dans l’espace de quelques mois, a fait diminuer de plus des deux tiers la valeur de leur capital vivant ! Les millions que représentait la production du sucre, les milliards engagés dans la culture du cotonnier, dans l’élève et la possession des esclaves, se fondent à vue d’œil, et l’iniquité de l’émancipation, évaluée au cours actuel, s’amoindrit journellement ! Et d’ailleurs il nous est permis de croire que si l’affranchissement de 4 millions d’esclaves doit faire disparaître un capital de 14 milliards, cette valeur se retrouvera tout entière dans le travail de 4 millions d’hommes libres. Hélas ! combien différente serait aujourd’hui la situation des États-Unis, si les 10 milliards dépensés de part et d’autre depuis le commencement de la guerre pour regorgement de 300,000 hommes avaient été employés à l’amiable pour la libération des noirs asservis ! La moralité du peuple en serait grandement accrue, les libertés publiques ne seraient pas menacées par le redoutable développement des forces militaires, et l’histoire compterait de moins une série de pages sanglantes !

Les termes d’accommodement proposés en désespoir de cause par l’auteur de ce livre sont parfaitement chimériques de leur nature. L’écrivain demande qu’avant de prendre aucune mesure au sujet de l’esclavage, qui est en réalité le principe de la guerre, les hommes du nord et ceux du sud, aujourd’hui si acharnés les uns contre les autres, se réconcilient sans arrière-pensée sous les auspices de la France, de l’Angleterre et de la Russie ; la question si difficile des frontières devrait être réglée à l’amiable, soit par le rétablissement des anciennes limites qui coupaient la série des états libres en deux moitiés presque complètement distinctes, soit par une ligne idéale tracée astronomiquement à travers les états encore peuplés d’esclaves ; les Américains, ces hommes si fiers, si impatiens de toute intervention étrangère, devraient consentir à se mettre sous le patronage et la haute surveillance de l’Europe ! Lorsque ces impossibilités seraient réalisées, c’est alors seulement qu’on aborderait le problème de l’esclavage et qu’on exigerait impérieusement des planteurs la transformation graduelle de leur institution divine ! Mais que le sud se rassure : il aurait le temps de se préparer au nouvel ordre de choses. Avant de faire sortir l’esclave « d’une situation qui le protège, » les propriétaires s’occuperaient de l’élever moralement et religieusement et le dresseraient, lui ou ses enfans, à la liberté future. Ils seraient garantis eux-mêmes contre la fuite de leurs nègres par des mesures efficaces prises dans le nord contre les abolitionistes ; en outre, s’ils ne pouvaient recruter leurs travailleurs noirs au moyen de la traite, ils auraient du moins la consolation d’acheter ceux du Kentucky et des autres états frontières autorisés par les conventions, non à émanciper, mais à céder leurs esclaves ; enfin l’abolition de la servitude serait subordonnée à l’assainissement de l’immense territoire du sud. Avant de rendre à la liberté les noirs des Carolines, les maîtres leur feraient dessécher le dismal swamp et les rizières inondées ; avant de fermer leurs marchés d’esclaves, les propriétaires louisianais auraient soin de faire drainer les marécages pestilentiels qui bordent le cours du Mississipi. Autant vaudrait retarder la solution de la question romaine jusqu’après la mise en culture des Marais-Pontins ! Tels sont les singuliers expédiens que propose M. Carlier pour amener l’ère de la liberté dans l’Amérique du Nord. De compromis en compromis, on finirait par atteindre enfin le sol inébranlable de la justice !


À l’ouvrage rempli de doutes, d’hésitations et de ménagemens craintifs que nous venons d’examiner, combien nous préférons l’Amérique devant l’Europe, ce livre si franc que M. Agénor de Gasparin a récemment consacré à la défense des États-Unis et à la cause des noirs ! Là du moins il ne s’agit plus d’expédiens ni de compromis, mais simplement de cette morale impérieuse que doivent professer les peuples aussi bien que les individus pour acquérir et sauvegarder le témoignage de leur conscience. La question est replacée sur son véritable terrain, celui du droit, et l’auteur s’en fait l’interprète dans un noble langage. Peut-être quelques chapitres sont-ils un peu longs et diffus, peut-être le livre gagnerait-il à être résumé : l’argumentation n’en est pas moins victorieuse, et les paroles que l’auteur adresse au peuple américain, l’adjurant de s’appuyer non sur des fictions constitutionnelles, mais sur d’immuables principes, feront vibrer, malgré quelques vivacités inutiles, un écho sympathique dans tous les cœurs honnêtes. Quant aux résultats de la guerre, M. de Gasparin, moins tranchant que ne le sont la plupart de ses adversaires les esclavagistes, n’ose prophétiser, et nous comprenons facilement sa prudente réserve. Les événemens ne prouvent point encore que les Américains aient pu oublier toutes les anciennes rivalités de parti pour s’unir contre l’esclavage, le grand ennemi, dans une même fraternité. Sur quelques points et pour certains détails, les mœurs se sont heureusement modifiées depuis l’origine de la crise ; mais on doit s’avouer avec tristesse que les nègres esclaves et affranchis attendent encore de la part de leurs concitoyens blancs la justice et la sympathie qui leur sont dues. Or, tant que la cause du nord, inattaquable au point de vue de la légalité constitutionnelle, ne sera pas encore fortifiée par un principe d’une vérité humaine et universelle, cette cause ne sera pas assurée de la victoire. Au patriotisme de fraîche date des esclavagistes, à leur tactique habile, à leur féroce exaspération, les fédéraux opposeront leurs fortes traditions nationales, leur nombre, leurs richesses difficiles à épuiser et leur persévérance à toute épreuve ; mais d’avance on ne saurait leur prédire le triomphe d’une manière absolue.

En effet, les planteurs se battent avec le courage du désespoir, car ils sentent que leur fortune, leurs troupeaux d’esclaves, leur autorité traditionnelle, leur antique influence et tous leurs privilèges de patriciens sont l’enjeu de la lutte, et pour sauver cet enjeu, où l’orgueil et les intérêts ont une égale part, ils exposent hardiment leur vie. En pleine guerre révolutionnaire, ils ne craignent pas de faire appel à toutes les mesures de salut public, de décréter des levées en masse, de terroriser les populations hésitantes. Tandis que les états du nord n’emploient qu’une partie de leurs forces et combattent, comme les Juifs de Néhémie, l’épée d’une main, la truelle ou la charrue de l’autre, les états rebelles font converger toutes les ressources nationales vers ce but unique de la guerre. Leur grand avantage est d’être parfaitement unis : courant les mêmes dangers, exposant les mêmes intérêts, ayant les mêmes passions au cœur, ils marchent comme un seul homme. On ne compte pas un traître parmi eux, car ils sont tous également abusés au sujet de l’esclavage, qu’ils regardent comme une institution divine : longtemps avant la révolte, ils avaient pu serrer les liens de la confédération actuelle en s’unissant avec la plus complète unanimité pour placer le double tabou de la loi et de la religion sur la personne de leurs esclaves. Enfin ils ont deux grands auxiliaires, l’espace et le temps. Leur territoire est grand comme la moitié de l’Europe ; ils opposent aux envahisseurs, ici des forêts impénétrables, là des marais aux miasme : mortels, ailleurs des plateaux dépourvus de routes, ou de mornes campagnes déjà dévastées par la guerre. Résolus à tenir jusqu’au dernier homme dans leur immense empire si propice aux résistances désespérées, il est possible qu’ils puissent encore prolonger la lutte pendant plusieurs années, sinon par de grandes batailles, du moins par d’incessantes guérillas.

S’il est difficile de croire au triomphe très prochain des armes du nord, il est bien plus difficile encore de croire à l’établissement définitif et à la durée de la nouvelle confédération. Tant que durera l’exaspération de la lutte et que les frontières changeantes seront sans cesse modifiées par les marches et les contre-marches des armées ennemies, cette oligarchie qui affirme avec une si grande audace ses droits à l’autonomie réussira peut-être à se faire prendre au sérieux ; mais lorsque des centaines de milliers d’hommes auront pourri sur les champs de bataille à côté des nombreuses victimes déjà sacrifiées, lorsque le million de guerriers que le sud peut mettre sous les armes en livrant toute sa population valide sera presque entièrement exterminé, comment les esclavagistes pourront-ils maintenir l’intégrité de leur territoire contre les états du nord, qui disposeront toujours d’armées considérables ? Et si la lassitude, ou, ce qui nous semble assez improbable l’influence des puissances étrangères devait amener les états libres à reconnaître la confédération rebelle et à donner ainsi à leur politique le plus éclatant démenti, comment pourraient-ils conclure une paix qui ne renfermât pas la guerre en germe ? Alors les impossibilités se révéleraient de toutes parts. Comment écarter ce redoutable problème de l’esclavage, premier et fatal grief que la paix laisserait subsister tout entier ? Comment régler à l’amiable cette question des esclaves fugitifs, si remplie de tempêtes ? Comment tracer une frontière politique entre deux régions que ne sépare aucune limite géographique ? Chose remarquable, tandis que de l’est à l’ouest la partie du continent habitée par la race anglo-américaine se divise en plusieurs régions nettement limitées par des chaînes de montagnes ou des fleuves, on chercherait vainement une seule délimitation naturelle dans la direction du nord au sud. Les rangées parallèles des Alleghanys et des Apalaches, les Montagnes-Rocheuses, la Sierra-Nevada de Californie, le Mississipi lui-même, pourraient fort bien servir de frontières à des empires ; mais ce ne sont point les crêtes de ces montagnes ou le cours de ce fleuve qui séparent les confédérations ennemies : des ruisseaux, des rivières qu’on peut passer à gué, des lignes idéales, tracées à l’aide du théodolite à travers les plateaux, les savanes, les montagnes et les fleuves, telles sont les seules frontières qu’un traité de paix puisse assigner aux états libres et aux états à esclaves. Géographiquement, ces deux groupes ne forment qu’un seul et même pays, réservé, semble-t-il, aux mêmes destinées historiques. Grâce au Mississipi, les agriculteurs et les commerçans du far-west ont pour grand port la Nouvelle-Orléans, métropole du sud, tandis que les planteurs des Carolines et de la Géorgie ont pour capitale commerciale New-York, la grande cité du nord. Ainsi, quand même une trêve passagère, vainement baptisée du nom de paix, suspendrait pendant quelque temps les hostilités, la guerre doit fatalement renaître tant que l’unité ne sera pas accomplie. Il faut que l’un des deux principes, l’esclavage ou la liberté, se reconnaisse vaincu ; il faut que les communautés du nord fassent solennellement pénitence de leurs systèmes sur la liberté du travail, et tâchent, à force d’humilité, de rentrer en grâce auprès des planteurs, sinon que la servitude des noirs, désormais flétrie comme une honte nationale, cède partout le pas au travail libre.

Eh bien ! tous les amis de la justice peuvent être remplis de joie, car depuis le commencement de la guerre c’est l’esclavage qui recule. Tandis que ses armées remportaient des victoires sur le champ de bataille de Bull’s Run, lui subissait des défaites qui, nous l’espérons, sont irréparables. Les abords du Capitule sont débarrassés des cabanons dans lesquels on enfermait les nègres esclaves, et désormais les législateurs ne risquent plus d’être troublés dans leurs harangues par les cris des fouettés ; les territoires, ces régions assez vastes pour contenir des millions et des millions d’hommes, ont été déclarés terres libres, et leur peuplement rapide ne profitera plus qu’à la civilisation ; la traite, dont le quartier-général était récemment encore à New-York et qu’une certaine opinion publique tolérait avec complaisance, est maintenant presque complètement supprimée et punie comme un crime de haute trahison ; le nombre des esclaves a diminué dans les états frontières et dans la Louisiane par la fuite et les émancipations partielles. Chose inouïe, on a même vu le président de la république américaine accorder audience à des nègres et s’humilier devant eux en avouant avec tristesse le crime national ! Des instituteurs, pacifiquement armés d’abécédaires, se sont établis dans l’archipel de Beaufort, près de Charleston, cette ville où la servitude se montrait dans toute sa rigueur, et malgré les menaces du code noir ils osent enseigner la lecture, l’écriture et l’histoire à ces hommes naguère condamnés par leurs maîtres chrétiens à la plus bestiale ignorance. Enfin une voix sortant de la Maison-Blanche a promis la liberté comme cadeau de nouvel an à tous les esclaves des rebelles, et cette voix sera certainement entendue jusque dans la plus humble cabane des plantations du sud. Un mouvement de libération, dont il est difficile de calculer l’immense portée, vient de commencer, et, pour tous ceux qui réfléchissent, forme déjà l’une des pages les plus intéressantes du grand drame de notre siècle. C’est là un triomphe qui ne peut nous être ravi, et dût le statu quo immobiliser tout à coup les partis hostiles et suspendre l’émancipation qui s’accomplit dans le silence, il n’en faut pas moins se féliciter avec joie de tous les progrès inattendus que nous a valus la rébellion des planteurs. Une chose est évidente : le mot Union signifiait autrefois maintien de l’esclavage ; il signifie aujourd’hui avènement de la liberté. Certainement il reste beaucoup à faire ; mais c’est justement parce que nous avons conscience de la grandeur de l’œuvre que nous saluons avec joie chaque petite victoire.

Quoi qu’il en soit, nous le répétons, le peuple américain sortira de cette épreuve plus fort, parce qu’il en sortira plus moral. On ne peut lui promettre une victoire prochaine sur les oligarques du sud ; mais ce qu’on peut lui promettre, c’est que bientôt il ne partagera plus avec ses voisins la honte de l’esclavage, c’est que l’Union ne sera plus un mensonge, c’est qu’un premier et hideux compromis entre la liberté et la servitude n’obligera pas la machine politique à fonctionner par une série d’autres compromis, c’est-à-dire d’autres mensonges. Et l’esclavage réprimé ou simplement resserré dans un domaine plus étroit ne se présentera plus au monde avec la sanction que lui offrait l’étonnante prospérité de la république tout entière. Le commerce prodigieux de New-York, les richesses de Boston, les colonies fondées si rapidement dans les solitudes de l’ouest, n’excuseront plus comme naguère la vente des nègres aux yeux des vulgaires adorateurs du succès. La cause sera scindée, et l’on saura désormais faire la part du juste et de l’injuste dans la prospérité aussi bien que dans les malheurs du peuple américain.


ELISEE RECLUS.


V. DE MARS.

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