Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1853

Chronique n° 518
14 novembre 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1853.

Il est des instans, après que tout a été essayé pour conjurer une crise, où nul commentaire, nulle conjecture possible ne saurait égaler un acte. Les événemens, parlant par eux-mêmes, se mettent au-dessus des combinaisons les plus habiles, et se chargent de se faire leur place en jetant des élémens nouveaux dans les grandes situations politiques. C’est ainsi que tout l’intérêt qui s’attache aux affaires d’Orient n’est plus aujourd’hui à Vienne, à Paris, à Londres ou à Constantinople même, c’est-à-dire là où la diplomatie agit, négocie et multiplie les plans d’arrangement : il est sur les bords du Danube et en Asie, là où les années sont en présence, là où on combat déjà, et où, d’un jour à l’autre, un choc décisif peut modifier singulièrement la face des choses. Pour le moment, c’est le poids de l’épée qui peut faire pencher la balance. Qu’est devenue la dernière tentative de conciliation qui se produisait récemment à Constantinople comme un expédient suprême à la veille de la lutte ? Elle n’a pas même été une illusion. C’était sans doute le résultat de la fameuse entrevue d’Ollmütz, se manifestant par une dernière proposition diplomatique de l’internonce autrichien. Les représentais des puissances européennes ne se sont nullement refusés à demander un ajournement dans l’ouverture des hostilités. Par ce qu’il y a eu de peu sérieux et de peu décisif dans cette démarche nouvelle, l’Autriche a pu voir une fois de plus ce qu’il y aurait de peu efficace dans l’action isolée d’un gouvernement. La vérité est que si la question qui s’agite en Orient était un simple différend entre le sultan et le tsar, il n’y aurait point à intervenir, et la Russie pourrait justement revendiquer le droit de vider elle-même sa querelle ; si c’est au contraire une question qui engage un intérêt européen, il n’est point d’arrangement, de palliatif qui se présente avec quelque chance sérieuse, s’il n’a été élaboré et adopté par L’Europe tout entière, disposée à le soutenir, tandis que cette dernière et vaine tentative faisait un moment diversion à les événemens marchaient d’eux-mêmes et se développaient sur leur théâtre naturel.

Ce n’est plus seulement une opération partielle et restreinte exécutée par les Russes sous le feu des canons d’Isactcha. Une portion de l’armée d’Omer-Pacha a franchi le. Danube entre Oltenitza et Turtukaï. Les Turcs se sont heurtés contre un corps d’année russe, et sont restés maîtres de la position d’Oltenitza après vingt-huit heures d’un combat sanglant, où les officiers russes semblent avoir particulièrement souffert. Par suite de ce combat, l’armée ottomane se trouverait campée dans la Valachie, à peu de distance de Bucharest, et Omer-Pacha aurait, dit-on, signifié au prince Gortchakoff un ultimatum qui consisterait dans la remise immédiate aux Turcs des forteresses des principautés, et dans l’évacuation la plus prompte possible des provinces moldo-valaques par les Russes ; en d’autres termes, c’est la continuation de la guerre que propose le chef des forces ottomanes campé aujourd’hui sur la rive gauche du Danube. Il en est de même en Asie, où l’armée turque n’est point sans avoir obtenu, à ce qu’il semble, quelques avantages ; elle est entrée en campagne par un combat heureux. Ainsi, partout où la lutte pouvait être engagée, elle existe ; la guerre n’est plus simplement une éventualité, elle est un fait entre la Turquie et la Russie. Les gouvernemens européens n’ont plus à devancer les événemens, ils ne peuvent que les suivre en profitant des circonstances favorables pour renouer des négociations si malheureusement infructueuses jusqu’ici ; il est seulement à craindre qu’ils n’aient à concilier des choses bien inconciliable, par cette simple raison que si la Russie réussit encore à vaincre les Turcs et persiste dans ses prétentions, c’est l’intérêt européen qui aura à lui faire face ; et si ce sont les Turcs qui sont victorieux, ce sera l’orgueil froissé de la Russie qui se refusera à une transaction sous le coup d’une défaite. Quelle que soit cependant l’issue de ce conflit, il est un certain nombre de faits à constater, qui sont comme la moralité de la crise actuelle, et qui restent acquis à l’histoire contemporaine. En premier lieu, là où on ne soupçonnait que la décrépitude et la mort, on aura vu se développer des signes singuliers de vitalité et d’énergie ; on aura vu un pays affaissé sur lui-même, comme la Turquie, se relever et retrouver quelque crédit par sa fermeté et sa modération. D’un autre côté, là où on pensait trouver un juste et intelligent esprit de conciliation, on aura rencontré une politique inflexible, soit qu’elle agisse de bonne foi, soit qu’après s’être engagée dans une situation fausse et inextricable, elle ne puisse consentir à revenir sur ses pas. Quant aux gouvernemens européens, dans l’impuissance même de leurs efforts, ils auront donné à coup sûr des témoignages assez manifestes de leur amour de la paix, comme aussi ils auront pu apprendre à quel prix et dans quelles conditions ils pouvaient sauvegarder les bases les plus essentielles de la sécurité occidentale.

Il n’est point certes indifférent de continuer à faire en quelque sorte la part de chacun dans cette crise délicate et redoutable ; de marquer le vrai caractère de les événemens qui commencent, et qui peuvent devenir le point de départ d’événemens plus graves encore. Que l’empereur Nicolas tienne à ne point abaisser la fierté de son pouvoir, qu’il ne veuille point humilier sa politique, rien n’est plus naturel ; mais cela ne saurait aller jusqu’à changer les faits, jusqu’à intervertir encore une fois les rôles et les situations, — et l’Europe ne saurait évidemment accepter la question d’Orient telle que la pose le dernier manifeste du tsar. Que résulte-t-il de ce manifeste publié après la récente déclaration de guerre ? L’intention en est bien claire : c’est de mettre du côté de la Russie le bon droit, la justice, la magnanimité, la modération, le rôle défensif et jusqu’à l’appui moral des principales puissances de l’Europe, qui auraient « vainement cherché à ébranler l’aveugle obstination du gouvernement ottoman. » Or on a pu suivre jour par jour pendant huit mois les phases diverses de cette triste affaire. L’esprit d’équité et de conciliation de la Russie consiste dans la mission hautaine et impérieuse du prince Menchikoff ; sa modération se réduit à prétendre imposer un protectorat que nul traité ne lui confère, et qui n’irait à rien moins qu’à rendre complètement illusoire l’autorité du sultan. Ce qu’elle appelle son attitude défensive, c’est l’invasion à main armée du territoire turc, le passage du Pruth et l’occupation des provinces moldo-valaques. Quant à l’intervention des puissances européennes, qui ne s’est manifestée ostensiblement que par la médiation de Vienne, nul n’a pu oublier qu’il a suffi des premières interprétations de M. de Nesselrode pour rendre la note de la conférence parfaitement inacceptable, non-seulement pour la Turquie, qui avait déjà refusé d’y souscrire, mais pour l’Angleterre et la France elles-mêmes, qui en avaient jusque-là recommandé l’acceptation au divan. Cela est si vrai, que le gouvernement français n’a eu qu’à rétablir simplement les faits dans un résumé publié au Moniteur pour opposer la réfutation la plus lumineuse au manifeste de la politique russe. Nous n’appellerons pas l’article du Moniteur le manifeste français ; il laisse du moins voir avec assez de clarté comment le gouvernement de la France envisage la crise actuelle, de même qu’à un autre point de vue l’entrée simultanée des flottes française et anglaise dans le Bosphore a été, si l’on nous passe ce terme, un acte conservatoire nécessaire de la part de l’Europe au début de la lutte. La vérité qui est au fond de tout ceci, on ne saurait la dissimuler : c’est que si la guerre aujourd’hui demeure restreinte entre la Russie et la Turquie, si elle peut se poursuivre quelque temps encore dans ces conditions avec des alternatives diverses, elle peut aussi devenir sûrement, à un moment donné, la source d’un conflit plus grave et plus général en Europe. M. de Nesselrode, dans une circulaire récente qui a coïncidé avec le manifeste de l’empereur Nicolas, exprime la confiance que les états européens feront ce qu’ils pourront pour empêcher la guerre d’élargir ses limites, de prendre des proportions plus vastes. Cela dépend autant de la Russie que de l’Europe. En définitive, depuis huit mois, l’Europe ne fait point autre chose que de chercher à conjurer une collision, même restreinte : elle y a épuisé toute son habileté diplomatique ; mais on ne peut sans doute attendre d’elle qu’elle s’abstienne là où elle voit une affaire d’équilibre général et de sécurité universelle, au cas où cet équilibre et cette sécurité se trouveraient tout à coup à la merci de circonstances plus impérieuses.

Les puissances européennes auront donc certainement encore à agir, à négocier, à s’interposer. Seulement, quelle sera la nature et la mesure de leur action ? C’est ici que les événemens peuvent exercer leur influence. Toujours est-il que les cabinets n’ont point, il nous semble, d’autre conduite à se proposer que de proportionner leur action aux événemens. La nomination du général Baraguey-d’Hilliers comme ambassadeur de France à Constantinople, à la place de M. de Lacour, ne saurait avoir un autre sens ; l’Angleterre elle-même, dit-on, est sur le point de donner un successeur à lord Redcliffe. Maintenant faut-il chercher d’autres différences qui se seraient manifestées depuis peu dans les dispositions des deux gouvernemens restés les derniers en parfaite concordance de vues sur la crise d’Orient ? Doit-on croire que le roi Léopold, dans son récent voyage à Londres, a eu assez d’influence sur le cabinet anglais pour modifier sa pensée, comme on l’a dit ? Ce qu’il peut y avoir de vrai dans ces divers bruits n’est point très nouveau peut-être, et ne tient point à coup sûr au voyage du roi des Belges. Ce n’est point d’aujourd’hui qu’on sait qu’il y a dans le ministère anglais des tendances diverses, les unes plus décidées, d’autres qui le sont moins, les premières représentées par lord Palmerston, les secondes par le chef du cabinet lui-même, lord Aberdeen. En définitive, il y a quelque chose de très supérieur à ces nuances entre des hommes d’état obéissant à des traditions ou à des humeurs différentes : c’est l’intérêt commun qui a formé les rapports actuels de l’Angleterre et de la France, — et c’est ce qui nous fait ajouter que la politique des deux pays ne saurait cesser d’être identique dans le fond. Cette politique, mélange de modération et de fermeté, qui s’est manifestée déjà par l’entrée des flottes dans les Dardanelles, est aujourd’hui la plus ferme garantie de l’Occident. S’il est un fait propre à éclairer les deux peuples, ce sont les tentatives mêmes par lesquelles on cherche parfois à les diviser. Récemment encore, il paraissait à Bruxelles une brochure sortie d’une source à laquelle il ne serait peut-être pas difficile de remonter : La Vérité sur le différend turco-russe. Or quel est le double but de cette publication ? C’est d’abord de faire l’apologie de la Russie dans l’affaire d’Orient, et en outre de jeter des germes de division et de froissement entre l’Angleterre et la France. Ces pages d’ailleurs ne laissent point d’être curieuses par la manière dont elles laissent percer par instant les vues et l’ambition de la Russie, sauf à faire rentrer à propos cette ambition dans les limites du droit actuel. — Ici, vous verrez que l’empire turc est mort, qu’il est honteux pour l’Europe de voir les saints lieux entre des mains musulmanes, qu’on ne saurait rien objecter contre la domination d’une puissance chrétienne en Orient ; — plus loin, la Russie sera représentée comme n’ayant aucun dessein contre l’intégrité de l’empire ottoman. Au fond cependant, comme nous le disions, la véritable pensée, c’est de rompre le concert de l’Angleterre et de la France, en offrant à cette dernière la perspective de l’établissement de deux grands empires, l’un au nord-est, l’autre au sud-ouest de l’Europe, — après quoi l’annulation de l’influence anglaise devient l’entreprise la plus facile. Cela même n’est point nouveau : c’était le rêve de Tilsitt, qui a fini comme tous les rêves et qu’on ne recommencera pas, mais qui, ramené à propos, semble n’avoir d’autre objet que de ranimer de vieilles antipathies, de vieux souvenirs d’antagonisme.

C’est là, du reste, c’est dans ces divisions possibles, entretenues par bien des causes, qu’est peut-être le danger le plus sérieux pour l’Europe, tandis qu’une politique commune et ferme, nettement suivie par les quatre grandes puissances, — la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, — serait indubitablement le meilleur moyen d’ôter à la crise actuelle ce qu’elle a de plus périlleux. Chose singulière, c’est assez souvent au nom de la paix elle-même qu’on refuse d’agir en commun, il semble qu’on redoute les conséquences d’une solidarité qui opposerait un ensemble de forces trop compactes aux desseins de la Russie ; on voit au contraire une chance de paix dans ce qui peut avoir pour effet de diviser ces forces. Et ici qu’on nous permette de le dire : la paix est assurément un grand bienfait ; elle se confond avec la civilisation elle-même. Qui oserait nourrir cette funeste pensée de livrer capricieusement aux chances de la guerre tant d’intérêts de tout genre, tant de travaux pour lesquels la sécurité est la condition première, tant d’institutions à peine rassises ? Mais dans certains momens aussi n’est-il pas vrai que la paix n’est point la première considération ? Dans tous les cas, la paix n’est sûre et durable que si elle s’appuie sur des bases solides de sécurité mutuelle. En ce sens, on peut ajouter que la paix ne saurait être un but, quelque prix qui s’y attache, pas plus que la guerre n’est un but. Dans des circonstances comme celles où se trouve l’Europe, la première question est celle de savoir quel est l’intérêt qui est en jeu. Est-ce une question de premier ordre pour le continent de savoir si la Russie pourra devoir à la chance des armes de conserver les principautés comme un gage matériel selon son langage, si elle absorbera, sous le nom de protectorat religieux, une prépondérance universelle en Orient ? S’il n’en est point ainsi, s’il ne s’agit, qu’on nous passe le terme, que d’une querelle vulgaire de Turc, à Russe, alors on est déjà trop intervenu, on a trop agi. S’il y a pour l’Europe une question essentielle, supérieure, vitale, alors la première considération est la question elle-même, et non la paix ou la guerre. Nous ajouterons que lorsque quatre grandes puissances, décidées à épuiser tous les moyens de conciliation, se montrent également décidées à rester solidaires dans la défense de ce qu’elles regardent justement comme la garantie de leur sécurité, toutes les chances sont pour la paix. Voilà pourquoi l’Autriche et la Prusse nous sembleraient mieux servir la paix par une action résolue avec l’Angleterre et la France que par une neutralité qui ne serait qu’une sorte d’aveu d’incompétence dans une des plus grandes questions qui puissent s’élever. Peut-être même ne serait-ce point tellement desservir la Russie que de lui offrir une occasion favorable de dénouer ces déplorables complications, surtout si, comme on l’assure, la mission du prince Menchikof, première cause de la crise actuelle, n’est rien moins que populaire à Saint-Pétersbourg. Dans tous les cas, la guerre existe aujourd’hui ; elle existe sur le Danube et en Asie. On ne saurait évidemment se méprendre sur la portée des avantages obtenus par les Turcs, après comme avant, l’Europe a son rôle à remplir par la voie pacifique, si elle ne veut pas avoir à le remplir dans quelques mois sur un autre terrain.

Lorsque de tels intérêts se débattent dans le monde, lorsqu’ils peuvent d’un jour à l’autre solliciter des résolutions décisives de la part des gouvernemens, il semble qu’ils ne doivent plus laisser de place à autre chose. Ces intérêts sont faits du moins pour ramener les esprits au sentiment des grandes réalités de la vie publique. Le goût des émotions politiques peut trouver là un aliment qu’il ne trouve plus guère dans les choses intérieures. Ce qui survit des années d’agitations que nous avons traversées, on en aurait à peine ridée, si quelque procès n’en venait parfois remettre sous nos yeux l’image bizarre et violente. Que pourrait-on dire du procès qui se déroule actuellement devant la cour d’assises, et qui approche du jugement. C’est un complot contre la vie de l’empereur, — triste et meurtrière pensée qui a toujours sa source mystérieuse dans quelque bas-fonds de société secrète. Il y a dans une cause de ce genre tout un côté juridique dont nous n’avons rien à dire, on le comprend ; mais par quelle fortune singulière ces procès ramènent-ils toujours sur la scène, à titre de figure épisodique, quelque personnage de février ? Soyez donc un homme d’état émérite, jeté un jour par le hasard d’une révolution dans un ministère, pour être pris en flagrant délit de divulgation des secrets diplomatiques, pour avoir à essuyer la juste semonce d’un magistrat et être obligé de convenir que vous avez eu tort !

Spectacle singulier que celui d’un temps de désordre moral et intellectuel, où toutes les notions se troublent et s’altèrent ! Qu’en résulte-t-il ? Il en résulte cette torpeur où on s’endort et d’où on ne se réveille que pour se livrer aux hallucinations, aux évocations magiques, aux merveilleuses danses de Saint-Gui des tables tournantes. Nous n’en sommes point quittes en effet avec les tables et leurs prodiges, et quel signe peindrait mieux une époque ? Il est donc vrai qu’il y a des momens où la pauvre cervelle humaine ne peut résister à quelque souffle mystérieux qui passe dans l’air, et lui jette comme un aliment malsain quelque phénomène inexpliqué ? Il y a un siècle, on allait au cimetière Saint-Médard pour se donner des émotions nerveuses ; on se convulsionnait au tombeau du diacre Pâris ; il y avait le miracle de l’épée qu’on cherchait à enfoncer dans la poitrine d’une jeune fille, mais qui n’entrait pas ; il y avait le miracle du feu et du brasier ardent dont on s’approchait sans se brûler. Aujourd’hui ce sont les tables qui tournent, et non-seulement elles tournent, mais elles parlent, elles épèlent l’alphabet, elles prophétisent, elles révèlent le passé et l’avenir, elles sont l’incarnation de quelque personne morte qui se révèle tout à coup pour raconter ses joies et ses souffrances, — et une foule de spectateurs attroupés attendent avec une singulière émotion le miracle. Qu’il y ait dans tout cela les gens naïfs et ceux qui le sont moins, cela n’est pas douteux ; mais ce qui est plus étrange, c’est de voir des membres du clergé se livrer, avec un zèle digne d’un meilleur but, à la magique expérience. Ils ne voient pas ce qu’il en peut coûtera la religion, sans compter le ridicule ; ils ne voient pas quel mélange de matérialisme et de mysticisme il y a dans ces superstitions bizarres qui se retrouvent sous une forme ou sous l’autre dans tous les temps ; n’importe, l’expérience n’en a pas moins eu lieu chez M. le curé d’Herblay, près Versailles. La table, non sans se faire prier pourtant, a fini par parler, et elle a avoué qu’elle était le démon. Par exemple le démon n’entend pas le latin ; il n’entend que le français. Sauf cette lacune, dans son instruction, il a répondu très exactement, disant son nom au narrateur de la scène, de tout quoi il a été dressé procès-verbal pour être transmis solennellement à Mgr l’évêque de Versailles, qui se trouve ainsi mis en demeure de se prononcer, à moins qu’il ne préfère rire. N’est-ce point là en effet une occupation digne de prêtres ? Lorsqu’on les convie à jeter les yeux sur leur siècle, à se mêler à lui pour le diriger, est-ce donc pour qu’ils en prennent le plus mauvais esprit, pour qu’ils se prêtent à ses crédulités, au lieu de chercher le seul secret, le vrai et important secret, celui de transformer les âmes malades en leur faisant sentir la salutaire puissance des vérités religieuses. Après cela, nous le savons bien, il y a une foule de personnes naïves et de bonne foi qui ont soif de la vérité, qui demandent aux savans une explication, la plus petite explication. En vérité, il se pourrait bien que les savans se contentassent de leur répondre, comme M. Babinet l’autre jour à l’Académie des Sciences, par une spirituelle moquerie. Et puis, quand les tables tourneraient, quand elles parleraient, quand il y aurait là quelque phénomène singulier resté jusqu’ici sans explication, cela donnera-t-il un grain de bon sens à l’humanité ? Cela lui procurera-t-il une force, une lumière, une vertu ? Quant au côté surnaturel qu’on se plaît déjà à rechercher dans de semblables phénomènes, laissez donc ! Si Dieu veut frapper le monde par ses miracles, il les accomplira sans votre fluide, et il ne commencera pas par prendre pour complice le ridicule.

Voici cependant qui ne laisse point d’être embarrassant, et qui dénote la singulière aptitude des tables à représenter tous les rôles ! C’est le démon, à n’en point douter, qui a parlé, sous la forme d’une table, à M. le curé d’Herblay ; mais il se trouve, d’un autre côté, que c’est Dieu qui est apparu sous la même forme à un ancien représentant socialiste, à M. Victor Hennequin, pour lui dicter tout un livre : Sauvons le genre humain ! Quand nous disons Dieu, il est bien entendu que c’est un pseudonyme sous lequel certaines écoles désignent ce qui est pour elles l’âme universelle, l’âme de la terre. Or qu’ont inspiré les tables parlantes à M. Hennequin ? Elles lui ont dit d’abord de sauver le genre humain, selon l’habitude. Qui ne sauve point le genre humain aujourd’hui ? qui n’a point sa recette philosophique, mystagogique, démocratique ? C’est pour cela sans doute que le genre humain est en si bonne voie ! Mais quel est le moyen de salut de M. Hennequin ? C’est ici véritablement que les tables parlantes nous semblent quelque peu manquer d’invention et de nouveauté, car enfin est-ce la peine de faire appel au mystère et au merveilleux pour livrer au monde un nouvel exposé de la doctrine fouriériste ? Rien n’y manque, pas plus la composite que la papillone ou la cabaliste. Seulement, si nous comprenons bien, l’auteur pense que Fourier s’est trop préoccupé de l’avenir, pas assez du présent et de ses préjugés. L’avenir, c’est le règne du phalanstère. Pour le moment, notre pauvre monde tient à un peu de morale : il n’a point goût à l’inceste, pas plus qu’aux bacchans et aux bacchantes, ou aux bayaders et aux bayadères. En un mot, l’auteur trouve que la papillone joue un trop grand rôle dans les idées de Fourier, et il veut faire un peu la part de la conscience et de la volonté humaine dans le système, ce qui, mêlé aux théories fonriéristes, compose un assez bizarre assemblage. Il est pourtant un fait qui pourrait n’être pas d’un heureux augure pour le salut du genre humain, tel que l’entend l’auteur du nouvel exposé fouriériste : c’est que la même voix qui avait parlé par l’organe des tables à M. Hennequin lui avait dit qu’un éditeur viendrait lui acheter son livre au prix de cent mille francs, — et cet éditeur, hélas ! homme de peu de foi, n’est pas venu ! Il pourrait y avoir au fond de ceci un sens symbolique très profond : l’auteur a pensé sans doute qu’un exposé nouveau du fouriérisme n’aurait rien de particulièrement attrayant pour le public, et il a songé à le relever par la mode du jour, par l’histoire des tables qui tournent, et qui ne tournèrent jamais mieux, à coup sûr, que la cervelle d’où sortit l’idée phalanstérienne. C’est ainsi que s’enrichit la légende des miracles contemporains.

Quel signe, comme nous le disions, peindrait mieux une époque où on se lasse de tout ce qui est régulier et sain ? Quel trait pourrait mieux caractériser un siècle qui a voulu vivre de tous les développemens de la raison positive et des intérêts matériels, de chemins de fer, d’industrie, de commerce, de jeux de bourse, et qui vient se heurter parfois aux crédulités les plus puériles et les plus grossières, qui a tout à la fois la fièvre des spéculations et la fièvre des mysticismes oiseux ? Après tout, est-ce donc une alliance si nouvelle ? et cela ne s’accorde-t-il pas naturellement au contraire ? Dans ce temps que nous rappelions, dans le XVIIIe siècle, n’a-t-on pas vu tout ensemble ou à peu de distance les miracles du cimetière Saint-Médard et les folies du système, de ce système dont M. A. Cochut raconte l’histoire avec un si singulier à-propos dans un essai sur Law et son époque ? Les combinaisons financières de Law, ses expédiens, son génie réel, sa grandeur et sa décadence, l’ardeur fiévreuse de spéculation et de jeu soulevées dans toutes les classe par cette bizarre aventure d’un homme audacieux, — tout cela l’auteur le décrit d’un trait exact et piquant, qui pourrait à coup sûr plus d’une fois s’appliquer à notre temps. Ce n’est point une froide étude financière, c’est une esquisse morale et politique. Quand on a étudié dans les détails de sa vie la plus intime ce monde du XVIIIe siècle, quand on a vu ce mélange de tous les vices et de toutes les dépravations, cet oubli de soi-même dans les hautes sphères, cette émulation dans la corruption morale, ce déclassement universel des rangs, qui n’est jamais plus sensible que dans l’épisode de Law, par le renversement subit et l’élévation scandaleuse des fortunes, n’aperçoit-on pas le travail de décomposition qui s’opère déjà ? C’est un côté du XVIIIe siècle sur lequel les Nouvelles Lettres de la duchesse d’Orléans, récemment publiées, jettent un jour singulier. Par elle-même, la mère du régent, la princesse palatine, est certainement un des caractères les plus originaux : rude femme, d’une nature droite et simple, sorte de bourgeoise dans une atmosphère de cour, n’entendant rien à la corruption raffinée qui l’environne et la peignant crûment, froide par penchant et ayant avec cela des retours pleins d’une tendresse presque charmante vers l’Allemagne, sa pairie natale. La duchesse d’Orléans parle, elle aussi, de Law, non certes pour l’expliquer, mais pour montrer les femmes du plus haut rang acharnées après le hardi financier. Dans les lettres de la princesse palatine et dans l’ingénieux essai de M. Cochut sur Law, comme on voit bien une société destinée à périr et courant follement aux catastrophes ! Cette société brillante et dépravée du XVIIIe siècle n’a eu qu’un bonheur, celui de trouver à la fin de féroces sectaires qui l’ont relevée par le martyre. Mise en présence de la proscription et de l’échafaud, elle a retrouvé quelques gouttes de son vieux sang pour les jeter noblement à la face de ses persécuteurs, et elle a su mourir avec honneur.

Mais enfin cela suffit-il pour une société de savoir bien mourir ? Son premier devoir n’est-il point au contraire ; d’apprendre à vivre ? Certainement il est moins aisé de faire ce rude apprentissage que de se laisser aller follement et négligemment sur la pente des décadences. Cela est vrai surtout dans des temps comme les nôtres, où la vie sociale se compose de tant d’intérêts complexes luttant sans cesse entre eux, où l’incertitude semble une loi invincible, et où chaque peuple est condamné, sous peine de déchéance, à la recherche laborieuse de tous les moyens propres à améliorer la condition humaine. À travers tant de chances contraires, il s’opère bien encore après tout quelque progrès. On peut lire dans l’esquisse de M. Cochut sur Law l’épisode des déportés, ramassés un peu dans tous les coins de la France, pour aller peupler les solitudes du Mississipi, ou plutôt pour aller y mourir : c’était un procédé de justice un peu sommaire. Aujourd’hui la déportation est devenue tout un système pénitentiaire qui est en cours d’expérience. L’Angleterre, on le sait, est la première entrée dans cette voie par ses colonies de l’Australie. Chaque année, il part encore de ses rives des troupes de convicts pour Sidney. Que deviennent ces convicts ? quel est le résultat du régime auquel ils sont assujettis ? Leur vie nouvelle est-elle disposée pour favoriser chez eux une véritable régénération ? Ce sont à coup sûr des problèmes du plus sérieux intérêt. Peut-être le meilleur moyen de les étudier n’est-il pas de s’attacher à ce qu’ils ont d’abstrait. Il peut jaillir bien plus de lumières d’un tableau animé de ces colonies lointaines, car là on peut voir vivre et agir les condamnés frappés par la déportation. C’est là au fond l’intérêt d’un livre de M. P. Merruau sur les Convicts en Australie. Sous la forme d’un récit de voyage, l’auteur suit un convoi de déporter depuis le moment où ils quittent l’Angleterre jusque dans l’Australie ; il décrit leur vie à bord pendant le passage, leur organisation dans la colonie, leur existence nouvelle, en cherchant à éclairer, par des observations pratiques sur les mœurs des convicts, cette grande expérience de la déportation. Il en résulte une étude animée et variée, qui cache plus d’un détail instructif et sérieux sous une forme sans sévérité et sans prétention. Chacune de ces œuvres qui se succèdent, — nouvelle ou déjà ancienne, éclairant quelque curieux épisode de l’histoire ou racontant quelque expérience contemporaine, — n’a-t-elle pas sa place dans l’ensemble de la littérature actuelle ? Dans la diffusion même qui règne depuis longtemps, il n’est point sans intérêt de rechercher la direction des esprits, les goûts qui se décèlent, les tendances qui se forment. Ce n’est point d’ailleurs seulement dans un ordre de publications que peut s’exercer cette observation des symptômes littéraires ; c’est dans tout ce qui vient au jour, dans tout ce qui porte l’empreinte de l’inspiration ou du travail, principalement dans les œuvres d’imagination. Or que devient l’imagination contemporaine ? Quels sont ses fruits les plus actuels dans le roman, au théâtre ? Bornons-nous aujourd’hui au drame, à la comédie. Ce qu’il y a de remarquable, c’est un effort assez sensible pour atteindre à quelque nouveauté ; mais c’est au milieu des plus singulières incertitudes que cet effort lui-même se produit. L’absence d’une inspiration forte et nette n’est-elle point justement le caractère du drame que représentait récemment le Théâtre-Français, — Une Journée, d’Agrippa, d’Aubigné ? Certes il n’est point de personnage plus saisissant que cet homme étrange emprunté par l’auteur. M. Foussier, au XVIe siècle. À lui seul, d’Aubigné résume toutes les liassions et les originalités de son temps. Il est dans son genre de cette famille des Duplessis-Mornay, des Saulx-Tavannes, des Montluc. Entre le jour où enfant encore il quittait furtivement la maison paternelle pour aller faire la guerre et le jour où il mourait à Genève à quatre-vingts ans, il n’a point cessé de lutter. Caractère étrange par sa fougue et son énergie, nature indépendante et fière, soldat et familier du roi de Navarre avant qu’il devint Henri IV, religionnaire inflexible, d’Aubigné était encore un écrivain, — écrivain heurté et violent dans les Tragiques, ingénieux et mordant dans le Baron de Fœneste. Une sorte de mélancolie émouvante se révèle dans les derniers vers peu connus qu’il écrivait à Genève, avant de mourir, sur la fuite des ans et sur sa mort prochaine. Qui eût dit à ce fier religionnaire que de son propre fils naîtrait la personne qui devait le plus contribuer à la révocation de l’édit de Nantes, — Mme de Maintenon ?

Ce n’est donc point le relief qui manque à un tel personnage. Seulement l’auteur du drame nouveau, M. Foussier, se heurtait ici contre un de ces inconvéniens dramatiques que nous signalions récemment, celui de fare agir et parler un homme qui a eu lui-même son style empreint de la plus forte originalité, comme tous ses actes portent la marque de son caractère. Otez à d’Aubigné ses libres et indépendantes familiarités avec Henri IV, le relief vigoureux de sa nature, ses saillies impétueuses ; que restera-t-il ? Il restera le d’Aubigné du drame nouveau, jeté dans une intrigue ordinaire. Or la fiction a le malheur de ne point égaler l’histoire. La vraie figure qu’on connaît apparaît à chaque instant derrière le personnage imaginé par l’écrivain. M. Foussier a incontestablement inventé quelques bonnes scènes nouées avec un art réel, il a semé dans son drame des vers ingénieux et vifs, plus d’une fois l’instinct dramatique et poétique éclate en un mot dans Une Journée d’Agrippa d’Aubigné ; mais dans le style même n’y a-t-il point une trop visible affectation des formes essayées par le drame moderne, et qui ont si singulièrement vieilli en peu d’années ?

Sans prétendre rivaliser avec le Théâtre-Français, il estime autre scène qui n’en a pas moins son attrait littéraire aujourd’hui, et qui a obtenu un double et long succès avec un proverbe de M. Octave Feuillet, le Pour et le Contre, et la dernière comédie de Mme Sand, le Pressoir : — c’est le Gymnase. Le charme du proverbe de M. Feuillet, c’est qu’il vous fait assister à quelque chose de très rare au théâtre, à une véritable conversation ingénieuse et piquante, naturelle et animée. Il semble que ce soit bien facile de faire parler des personnages, et cependant là peut-être plus encore que dans l’invention est l’écueil de la plupart des écrivains dramatiques. Quant au Pressoir, on le sait déjà, c’est encore une étude de paysans. En elle-même, l’étude est délicate et fine, et la délicatesse va peut-être ici jusqu’à la subtilité, — subtilité dans les sentimens comme dans le langage. Mais ne faut-il point convenir aussi que ces paysans ont lu les romans de Mme Sand ? Ils s’en sont nourris, et cela est d’autant plus surprenant, qu’ils vivaient au XVIIIe siècle, époque où le Pressoir nous ramène. La comédie, de Mme Sand ne se soutient pas moins par la grâce des détails et l’originalité de quelques caractères.

Rentrons dans la politique et dans l’histoire des divers incidens contemporains. Il y a aujourd’hui une certaine stagnation qui s’explique naturellement sans doute par la place que prend la question d’Orient dans toutes les préoccupations. Voici cependant le moment où la vie politique va renaître dans quelques pays. D’ici à peu de jours, le parlement piémontais va s’ouvrir à Turin, et les chambres espagnoles vont commencer leur session à Madrid. Le parlement anglais ne saurait tarder longtemps maintenant à reprendre ses travaux, et ces jours derniers le roi Léopold ouvrait solennellement la session du parlement belge. Du reste, dans son discours, le roi Léopold n’a pu que constater l’état de prospérité où se trouve la Belgique, l’accroissement de son commerce et de son industrie, le progrès de tous ses intérêts. C’est proprement un discours d’affaires qui ne touche nullement à la politique, et cela trouve son explication toute simple dans l’origine du cabinet belge actuel. Arrivé au pouvoir l’an dernier à un moment difficile au point de vue intérieur comme au point de vue international, il avait justement pour mission et pour but d’écarter toutes les questions politiques, afin de se livrer exclusivement au soin des affaires du pays. Chose étrange pourtant, il y a un an que le ministère belge naissait avec un caractère en quelque sorte provisoire, et cela ne l’empêche point d’exister encore. Il poursuit son existence comme par le passé, en évitant les questions politiques. Seulement ces questions ne renaîtront-elles pas d’elles-mêmes ? Les partis ne se retrouveront-ils pas en présence et ne recommenceront-ils pas leurs luttes ? En attendant, la Belgique jouit de son calme, et ressent un naturel orgueil de la réception brillante que le duc de Brabant vient de trouver à Londres. Le mariage du duc de Brabant avec une archiduchesse d’Autriche, là est le seul événement politique de ces derniers temps pour la Belgique, et c’est le seul aussi dont parle le roi Léopold dans son discours. Les chambres ont maintenant repris leurs travaux réguliers, et le premier acte de la chambre des représentans a été de renommer son ancien président, M. Delfosse. Tous les partis se sont rencontrés dans le même vote. C’est donc sous les plus calmes et les plus favorables auspices que s’ouvre la session du parlement belge.

La session des états-généraux hollandais est ouverte depuis plus longtemps. Interrompue pendant quelques jours, elle a été récemment reprise, et il ne serait point impossible qu’il ne surgit quelque discussion sérieuse où fût engagée la politique du cabinet de La Haye. Ce n’est plus aujourd’hui sur le terrain dangereux des passions religieuses qu’il peut avoir à soutenir la lutte, c’est sur le terrain financier. Déjà le budget a été l’occasion d’observations de plus d’un genre, et quelques députés ont reproché au ministère de tendre sans cesse à augmenter les dépenses. Le gouvernement a du reste répondu à ces diverses observations, en justifiant tous les accroissemens par les exigences du service public, par la nécessité de travailler à la rectification des fleuves, à l’amélioration des ports de mer, à la construction des prisons. Maintenant il vient de s’élever une question plus grave dans la seconde chambre des états-généraux ; il ne s’agit plus d’une réduction de dépenses, il s’agit d’une réduction d’impôts. La situation favorable des finances hollandaises est le motif invoqué pour cette réduction. Un certain nombre de députés, parmi lesquels se trouve M. Thorbecke, ancien ministre de l’intérieur, ont fait récemment une proposition qui, par certains points, touche à l’ensemble de l’état économique du pays, — qui demande notamment la suppression de l’impôt sur l’abattage et des taxes qui frappent l’entrée du bétail abattu. Diverses autres mesures sont proposées pour dégrever l’importation des denrées alimentaires, dont le prix s’élève aujourd’hui comme dans tous les pays. Quel sera le sort de cette proposition ? Elle a été renvoyée aux bureaux de la chambre, et elle donnera lieu sans nul doute à des débats sérieux, qui mettront dans tout son jour la situation financière de la Hollande. L’esprit de discussion peut s’exercer avec plus de profit pour le pays dans le domaine positif que dans le domaine où se sont agitées un moment, il y a quelques mois, les passions religieuses.

La question d’Orient, qui impose de si grands devoirs à l’Europe occidentale, est pour l’Europe orientale aussi, pour le royaume de Grèce en particulier, une épreuve des plus sérieuses. Depuis la guerre de l’indépendance, il ne s’est point présenté de conjoncture plus propre à agir sur l’imagination de ce peuple hellénique, si prompt à s’émouvoir. En revanche, jamais une situation plus délicate ne s’était offerte, et cette imagination, qui, à l’époque des grandes luttes nationales, a pu être un mobile aussi précieux que puissant, n’est aujourd’hui pour la Grèce qu’un embarras et qu’un danger. Il est évident que la neutralité la plus absolue est la seule politique qui convienne aux Hellènes, et la raison en est aussi saisissante que simple : c’est qu’en profitant sans réflexion des circonstances actuelles, pour hasarder quelque tentative d’insurrection, ils courraient au suicide par deux côtés à la fois. En contrariant la politique de l’Occident, ils s’exposeraient à de redoutables ressentimens, et en secondant la pensée de la Russie, ils n’obtiendraient qu’une amitié non moins périlleuse sous ses formes caressantes. Comment, en effet, les hommes qui essaient de pousser les Grecs aux aventures peuvent-ils ignorer, seuls dans le monde entier, que ce n’est point par un désir chevaleresque de rétablir l’empire de Byzance que la Russie aspire à la conquête de Constantinople ?

Pour nier ce danger, il faut ou peu de bonne foi, ou une singulière aberration d’esprit. Nous ne voulons voir qu’un simple manque de jugement dans les publications qui se succèdent depuis quelque temps en Grèce pour engager ce pays dans la cause de l’empereur Nicolas, sous prétexte de réchauffer le patriotisme hellénique. C’est cependant là une qualification bien modérée pour caractériser les prédications aujourd’hui familières au journal d’Athènes le Siècle, et surtout les dithyrambes dont le poète Panajolis Soulzo remplit les colonnes de cet organe de l’influence russe. « Lorsque le glaive de l’orthodoxe Nicolas tombera sur le croissant de Mahomet, écriez-vous alors, nations : C’est ainsi que l’archange Michel combattait Satan au milieu des éclairs, de la foudre et des tremblemens de terre ! » Voilà le ton ordinaire de M. Soutzo, et ces paroles sont extraites d’une tirade récente intitulée : Que faut-il faire ? Ce qu’il faut faire, on le devine assez après un pareil exorde. « Vous n’avez rien à gagner, dit le Tyrtée fanariote, en demeurant simples spectateurs de la lutte ; car si l’empire ottoman évite sa dissolution, et si la paix se rétablit, vous restez les uns esclaves de la Turquie, les autres dans votre état de marasme et de misère. Si, au contraire, vous prenez les armes à l’heure opportune pour recouvrer votre liberté, l’empire turc s’écroule, les armées russes assiégeant Constantinople… voilà qu’en peu de temps il s’élève un nouvel empire, et vous devenez les uns autonomes, les autres des plus fortunés ! » Il n’y a que les poètes lyriques pour conclure avec cette ampleur et cette assurance, sans démonstration ni transition. — La guerre a lieu entre le tsar et le sultan ; deux grandes puissances occidentales sont aussi un peu de la partie : il n’importe à M. Soulzo. La France, l’Angleterre et la Turquie ne comptent point. Le tsar lui-même, l’archange Michel, avec ses canons et ses fusils orthodoxes, s’efface au dénoûment, pour laisser apparaître Byzance rétablie dans toute sa gloire au profit des Hellènes !

Ces visions débitées d’un ton de prophétie dans une phraséologie mystique propre, à frapper l’esprit des masses devaient appeler l’attention du gouvernement hellénique. Il ne pouvait voir avec indifférence de semblables publications sans paraître les encourager, et il a compris, hâtons-nous de le dire, qu’un désaveu était devenu nécessaire. Son organe avoué, la Semaine, a donc répondu à ces folles excitations. « Nous honorons sincèrement M. Soutzo, dit le journal du gouvernement grec. Comme poète, il a enrichi notre nouvelle littérature, nous reconnaissons même que ses articles ont une certaine valeur poétique ; mais qu’il nous soit permis de le considérer comme émettant « les idées contraires aux vrais intérêts de la nation et aux principes de neutralité, ainsi qu’aux rapports amicaux que le gouvernement hellénique a maintenus et maintient toujours avec une puissance voisine et alliée. » A parler franchement, l’organe du ministère grec aurait pu, sans crainte de sortir des justes limites du vrai, s’exprimer en termes plus formels sur les déclamations imprudentes de M. Soutzo. Nous nous abstiendrions cependant de blâmer la modération que la Semaine a mise dans ce désaveu, si la même mollesse de pensée ne se laissait deviner dans la conduite du gouvernement hellénique, et si des symptômes fâcheux ne semblaient annoncer de sa part l’intention d’accorder plus que de raison aux passions d’un parti enivré aujourd’hui d’illusions funestes.

Il n’était pas à présumer que les napistes, si naturellement disposés dans les temps ordinaires à prêter l’oreille à tout vent du nord, resteraient indifférens et inactifs en présence des orages qui s’amoncelaient de ce côté de l’horizon. L’on se rappelle d’ailleurs que les encouragemens ne leur ont point manqué : on se souvient que, lors de l’arrivée du prince Menchikof à Constantinople, une nuée d’envoyés extraordinaires s’abattit sur tous les points importans de l’empire ottoman, et que la Grèce ne fut point oubliée. Quel était l’objet de ces missions ? Il était facile de le pressentir d’après le but de celle du prince Menchikof lui-même. Les napistes ne s’y trompèrent point, et depuis lors ils ont pris une altitude et tenu un langage qui laissent assez voir les espérances dont on les a flattés. Leur activité remuante s’est toutefois ressentie des fluctuations des événemens. Le premier enivrement a été suivi d’un retour à des sentimens plus calmes. Après avoir fait des concessions importantes à ce parti au moment où l’Europe orientale croyait au triomphe de la diplomatie russe, le gouvernement grec a paru les regretter lorsqu’on a pu croire que la question se résoudrait autrement. Si, dans le premier cas, l’on avait nommé au commandement des troupes de la frontière un colonel dévoué aux intérêts des napistes, M. Scarlato Soutzo, dans le second l’on a confié cette mission délicate à un homme animé d’intentions plus modérées, le général Grivas.

Voici cependant que le gouvernement grec semble incliner de nouveau et d’une manière plus décidée vers le dangereux parti qui, dans son impatiente ardeur de servir ce que l’on appelle la grande idée, n’est que le déplorable instrument d’une politique mortelle pour le pays. Une modification a eu lieu récemment dans le cabinet. Le ministre des finances, M. Christidès, et celui de la guerre, M. Spiro Milios, n’ayant pu s’entendre, assure-t-on, sur la marche à suivre dans les élections prochaines, ont mis la royauté à l’aise en se retirant simultanément l’un et l’autre ; mais le résultat le plus clair de cette crise ministérielle a été de fortifier les Influences napistes au sein du cabinet, en écartant le seul nomme qui fût fermement décidé à opposer quelque résistance à ces périlleuses ambitions. Le ministre de la guerre, plus heureux que celui des finances, a su se faire remplacer à son gré et selon les vues de son parti : M. Spiro Milios a eu pour successeur ce même colonel Scorlato Soutzo, rappelé récemment de la frontière pour les dispositions peu pacifiques qui lui étaient attribuées.

Si l’on songe que des élections nouvelles se préparent en Grèce, et qu’elles vont être dirigées en ce sens, on ne peut nier que la situation n’ait de la gravité, et qu’elle ne mérite la plus sérieuse attention. Nous nous sentons portés à envisager l’état des esprits en Grèce avec indulgence, car on doit tenir compte, nous le comprenons, des excitations auxquelles ils sont en butte depuis six mois ; mais il est bon de leur signaler des écueils contre lesquels ils risqueraient fort de se briser en persévérant dans la vola où ils s’engagent. Ceux-là seuls sont les vrais amis de la Grèce qui lui conseillent de s’abstenir de toute intervention dans le grand débat qui agite aujourd’hui l’Orient.

CH. DE MAZADE.