Chronique de la quinzaine - 14 mars 1899

Chronique no 1606
14 mars 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.


On croit beaucoup, et peut-être même avec quelque exagération, aux périls de l’heure présente ; mais on croit beaucoup moins aux sauveurs qui s’offrent pour nous y soustraire. Le gouvernement s’est donné à lui-même ce rôle, et il y a déployé une certaine activité. Nous ne parlons pas de la loi qu’il a présentée et à laquelle on a donné, avec plus ou moins d’exactitude dans les termes, le nom de loi de dessaisissement : il est à craindre qu’elle ne finisse par s’appliquer à ses auteurs. Loin d’abréger notre attente, elle la fera durer davantage, ce qui est aux yeux de beaucoup d’entre nous l’inconvénient suprême. Mais, pour nous aider à attendre, le gouvernement s’est ingénié à occuper la scène, et il n’a rien trouvé de mieux que de faire des descentes de police et des perquisitions au siège d’une demi-douzaine de ligues, peut-être plus. Le nombre des ligues s’est extraordinairement multiplié depuis quelques semaines : phénomène digne d’attention, car enfin il n’y a pas d’effet sans cause, et la cause de celui-ci mérite d’être recherchée. Nous la rechercherons. Quoi qu’il en soit, si on mesurait le péril couru par la République au nombre des ennemis organisés et ligués qu’on lui a tout d’un coup découverts, il faudrait en éprouver de l’inquiétude. Chose étrange, personne n’en a éprouvé ; personne n’en éprouve encore, du moins à ce sujet. On a regardé avec un scepticisme narquois les allées et venues des commissaires de police et de leurs agens ; mais on n’a pas attaché d’importance aux découvertes qu’ils ont pu faire. Aucun de nous n’a eu la sensation d’avoir été sauvé. Ce n’est pas la faute du gouvernement ; il a fait tout ce qui dépendait de lui, d’abord pour nous faire peur, et ensuite pour nous rassurer ; mais il y a doublement échoué. Peut-être avons-nous tort d’être aussi tranquilles : on verra bien. Nous n’y apportons aucun parti pris. Nous ne demandons pas mieux que de nous effrayer rétrospectivement, si on nous en donne l’occasion. Mais nous serions bien surpris s’il y avait, dans tout ce qu’on a découvert, autre chose que des motifs de s’amuser et de rire.

Nous ne croyons pas au sérieux du complot bonapartiste ; nous ne croyons pas davantage au sérieux du complot royaliste. Il y a là deux partis qui, comme on l’a vu souvent dans l’histoire, se nourrissent d’espérances et vivent sans doute d’illusions ; des comités plus ou moins dirigeans ou dirigés ont pu avoir avec leurs adeptes une correspondance qui, si elle est publiée, égayera la malignité publique ; mais voilà tout. Les fondemens sur lesquels reposent nos institutions n’ont pas été plus menacés par les conspirations politiques qu’ils n’ont été ébranlés par la folle aventure de M. Déroulède, dont l’opinion générale a tout de suite mesuré l’importance. Il semble pourtant que ce soit l’initiative de M. Déroulède qui ait déchaîné celle du gouvernement, et c’est précisément ce qui nous inspire des doutes sur son opportunité. L’entreprise de M. Déroulède n’a été jusqu’ici prise au tragique que par lui.

M. Déroulède n’était président que d’une ligue, celle des Patriotes, dont l’histoire est connue de tout le monde. Elle est née à une époque déjà lointaine, au milieu des sympathies générales, et elle a compté parmi ses membres fondateurs, ou simplement honoraires, les hommes les plus marquans du parti républicain, qui croyaient faire une simple manifestation de sentimens patriotiques. On sait comment, il y a une dizaine d’années, la Ligue a dévié de son inspiration initiale : son état-major est devenu celui du général Boulanger. Elle a été dissoute, comme il convenait ; toutefois ses adeptes n’avaient pas cessé de rester en rapports les uns avec les autres, prêts à se réunir au premier signal. M. Déroulède en était toujours le chef in petto. Nous sommes loin de méconnaître la sincérité de M. Déroulède, sa générosité, la spontanéité dénuée de tout calcul avec laquelle il cède à ses premières et très vives impressions ; il est toujours facile de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes ; mais on a besoin de les plaider, car les faits restent coupables en eux-mêmes, et ont toujours besoin d’être surveillés. Si la tentative de M. Déroulède n’avait pas aussi complètement échoué, d’autres seraient tentés de la recommencer en s’y prenant avec plus d’adresse. Mais nous sommes loin de là ! M. Déroulède, le jour des obsèques de M. Félix Faure, n’a abouti qu’au plus piteux des avortemens. On ne l’a arrêté que parce qu’il a voulu absolument être arrêté. Il a mis le préfet de police dans l’impossibilité de faire autrement. Il voulait, à tout prix, avoir été coupable du plus grave des attentats. Il proclamait son crime à tue-tête. Qu’il ait fallu, après cela, opérer une perquisition au siège de sa Ligue, soit ; mais peut-être n’était-ce pas une raison suffisante pour en opérer de semblables auprès de toutes les autres ligues, qui n’étaient pas solidaires de l’équipée de M. Déroulède, et qui, destinées à en souffrir moralement, ne devaient peut-être pas en souffrir aussi matériellement. Qu’on ait fait une descente chez les royalistes et les bonapartistes, soit encore. Nous ne croyons pas le moins du monde à leur complot ; mais enfin il s’agissait là d’affaires politiques. Quant aux ligues nées de l’affaire Dreyfus, — Ligue des Droits de l’Homme ou Ligue de la Patrie française, — on comprend moins bien l’irruption du gouvernement dans leurs secrets. Leurs secrets ! Elles les criaient sur les toits ; elles les communiquaient à tout le monde ; elles en faisaient l’objet de la plus active propagande. Nous ne savons pas ce qu’on a pu découvrir dans leurs tiroirs ; mais nous croyons, jusqu’à nouvel ordre, que cela n’est pas très différent de ce qu’on a pu lire dans leurs journaux.

Que le gouvernement se soit ému de l’existence de ces ligues, rien pourtant n’est plus naturel. Elles sont nées, en effet, de sa propre insuffisance, ou du moins de l’impression qu’on en avait. Depuis que l’affaire Dreyfus s’est posée en face d’eux comme un sphinx implacable, aucun des ministères qui se sont succédé n’a résolu l’énigme proposée. Ils ont à qui mieux mieux fait preuve d’inintelligence et multiplié les maladresses. Nous ne voulons pas revenir sur le passé ; à quoi bon ? le présent suffit à nos peines ; le gouvernement actuel n’a été ni mieux inspiré, ni plus heureux que ses devanciers. Il y a eu, entre eux et lui, une chaîne ininterrompue de fausses manœuvres, qui dérivaient d’impressions confuses, d’incertitudes et de tâtonnemens. Quand l’initiative ministérielle fait défaut, ou se montre inefficace à l’excès, l’initiative individuelle se produit inévitablement, même dans notre pays où on a une si vieille et si constante habitude de compter sur le gouvernement et de s’en remettre à lui du soin de toutes nos affaires. Alors l’esprit d’association, depuis si longtemps endormi, semble se réveiller. A son tour, il manque d’expérience et il commet des fautes. Il se laisse facilement émouvoir aux impressions du jour, et entraîner à la suite des moindres feux follets. Il a un apprentissage à faire ; on voit bien qu’il ne l’a pas encore fait. Mais pourquoi ce réveil soudain se produit-il, si ce n’est pour le motif que nous venons de dire ? Pourquoi ce désir, ce besoin de s’associer vient-il en même temps aux hommes les plus divers, et les entraîne-t-il d’ailleurs dans les sens les plus opposés ? Pourquoi ? C’est parce qu’aux yeux des uns, les droits de l’homme et du citoyen ne paraissent pas suffisamment garantis par le gouvernement. C’est parce qu’aux yeux des autres, l’idée de patrie, comme ils disent, a fléchi, et que le gouvernement se montre déplorablement impropre à la relever et à la maintenir à l’indispensable niveau. Ont-ils tort, ou raison ? Ce n’est pas ce que nous recherchons en ce moment ; mais ils obéissent à une impression commune dans son principe, sinon dans ses résultats, et qui est trop générale pour qu’on puisse la croire sans cause et sans objet.

Quoi qu’il en soit, l’intervention de la police auprès des diverses ligues a posé une question, bien vieille à coup sûr, mais qui semble rajeunir quand les circonstances lui sont favorables, et elles le sont aujourd’hui au point d’imposer la préoccupation à tous les esprits. Il s’agit du droit d’association. Combien de fois déjà des projets de loi sur la matière ont-ils été déposés à la Chambre ou au Sénat, soit par le gouvernement, soit par des députés ou des sénateurs qui en avaient pris l’initiative ? On ferait presque une bibliothèque avec ces projets, et avec les rapports dont ils ont été suivis ; mais on n’en ferait pas une avec les discussions qu’ils ont provoquées. On a travaillé beaucoup dans les Commissions, fort peu en séance publique. Beaucoup d’autres projets, moins importans à coup sûr et moins sérieusement étudiés, ont eu un honneur qu’on n’a pas encore accordé à ceux-ci. Nous espérons toujours. Notre espoir a été ravivé par le gouvernement actuel ; il a mis une loi sur les associations dans son programme ; mais laquelle ? C’est ce que nous ignorons encore. Nous savons seulement que le Conseil d’État a été chargé d’en préparer le texte, et qu’il se livre au préalable à de très grands travaux. Il étudie toutes les législations étrangères et les compare. S’il ne fait pas une loi, il aura fait au moins une enquête pleine d’intérêt. Mais c’est une loi que nous attendons, et le ministère Dupuy, après l’avoir promise, s’est comporté de manière à en faire de plus en plus sentir la nécessité. Nous reconnaissons d’ailleurs la difficulté inhérente à la rédaction de toute loi de ce genre ; aussi demandons-nous instamment qu’on ne la complique pas de difficultés qui lui sont étrangères. Il y a chez nous un parti nombreux et actif qui est arrivé à faire croire qu’une loi sur les associations devait avoir pour principal, sinon pour unique objet ; de conduire à la séparation des Églises et de l’État. Cette manière de poser le problème le rend à peu près insoluble ; mais il n’est pas vrai qu’une loi sur les associations doive nécessairement s’appliquer aux Églises et leur assurer des conditions d’existence dans le droit commun. La question religieuse conservera longtemps encore chez nous un caractère spécial. C’est une question politique, diplomatique et sociale, à laquelle un grand nombre d’autres se rattachent plus ou moins intimement : il est impossible de les résoudre toutes par une formule unique. Regarder nos églises historiques, — catholique, protestante, israélite, — comme des associations ordinaires, c’est jouer avec les mots sous une apparence de logique, et créer une inextricable équivoque. Il faut prendre son parti de traiter séparément la question des associations et la question des Églises : cette dernière a toujours été réglée en France conformément à d’autres principes et par des procédés différens. Veut-on vraiment aboutir ? C’est à cela même qu’on pourra le reconnaître. Si on môle les associations ordinaires et les Églises, nous aurons le droit de croire qu’on ne le veut pas sincèrement, et que, comme par le passé, on ne cherche qu’un moyen de tout ajourner. Mais l’opinion, aujourd’hui, le souffrirait-elle ?

Il est inouï qu’après un quart de siècle de République, cette question n’ait pas encore été résolue, ne fût-ce que partiellement. Laissons le mot de ligues, qui pourrait jeter quelque confusion dans les esprits : en réalité, les associations vivent actuellement sous le pur régime du bon plaisir. On les tolère lorsqu’elles plaisent, lorsqu’elles servent, lorsqu’on les juge inoffensives, et surtout lorsqu’on croit pouvoir les utiliser ; sinon, on les supprime administrativement, et on poursuit judiciairement leurs membres devant les tribunaux. Cette inégalité est révoltante : elle viole directement le principe, que la loi doit être égale pour tous et la même à tous les momens. Une loi qu’on n’appliquait pas hier et qu’on applique aujourd’hui n’est qu’une loi intermittente. Une loi qu’on applique à moi et non pas à autrui est une loi d’arbitraire et de fantaisie. Le gouvernement invoque actuellement contre les ligues qu’il poursuit l’article 291 du Code pénal, qui interdit les associations de plus de vingt personnes. Cela nous rajeunit ! Dans les jours difficiles, les gouvernemens antérieurs ont tous fait usage de cet article, avec gaucherie d’ordinaire, avec embarras, avec brutalité ; mais ils ont rencontré constamment autrefois la protestation du parti républicain et des libéraux de tous les partis. L’article 291 a été toujours condamné, et toujours conservé, ou réservé comme une arme qu’on n’osait pas avouer, mais dont on ne voulait pas non plus se dessaisir. Pendant des périodes parfois assez longues, on n’en parlait plus, on pouvait le croire définitivement tombé en désuétude. Et puis, subitement, on le voyait sortir de cette espèce de léthargie et reprendre sa vigueur répressive. Il ressemble aux infirmités sourdes avec lesquelles nous vivons tant bien que mal et qui ne nous incommodent pas trop lorsque notre santé générale est bonne, mais qui se font sentir péniblement aussitôt que nos forces déclinent ou qu’une maladie vient les déprimer momentanément. Il est le symptôme des crises, et les accompagne presque toujours. Nous ne nions pas qu’il ne soit un instrument commode entre les mains d’un gouvernement sans préjugés ; mais il appartient à un autre âge, et il étonne dans celui-ci. Le moindre ministre que le hasard des événemens a porté aux affaires est maître d’en user ou de ne pas en user, de sorte que les associations qui se forment quand même et par la force des choses, en vertu de ce principe de vie qui est dans toutes les sociétés et qui les pousse à développer tous leurs organes, associations de quelque ordre qu’elles soient, littéraires, scientifiques ou autres, restent soumises à une seule loi, celle de la tolérance administrative. Cet état de choses est intolérable. Nous ne prenons pas en ce moment la défense des ligues dont on a tant parlé depuis quelques jours, et dont on parlera encore, puisqu’une apparence de persécution les rend intéressantes. Elles tenaient à une situation que nous aimons à croire passagère, et combien de temps auraient-elles survécu aux circonstances qui les avaient fait naître ? Peut-être encore ne pouvaient-elles pas nous assurer tous les avantages qu’elles poursuivaient. Mais la question est autre aujourd’hui : si elles ont commis des délits, qu’on les poursuive pour ces délits ; mais qu’on ne les poursuive pas et qu’on ne les dissolve pas parce qu’elles étaient composées de plus de vingt personnes. En tout cas, elles nous auront du moins rendu le service d’avoir posé à nouveau la question du droit d’association. Il faut qu’on sache désormais dans quelles conditions il est permis de s’associer pour un but légitime, sans avoir rien à craindre des pouvoirs publics. La loi serait-elle impuissante à déterminer ces conditions ? Quel aveu ! Nous ne croyons pas qu’on le fasse, pas plus d’ailleurs que nous ne croyons à cette impuissance. Un peu de bonne volonté et de loyauté suffirait à la vaincre. Il est temps de tenir une des plus anciennes promesses des républicains et des libéraux, qui a été aussi une des plus négligées.

Quel que soit le résultat des perquisitions pratiquées par la police dans des enclos divers, les observations qui précèdent ne perdront rien de leur valeur. On a fait main basse sur beaucoup de papiers, et tous les journaux ont parlé avec admiration, à en juger par la quantité, du « butin » que les perquisitions ont produit. Il est vrai qu’on a tout enlevé, tout pris sans distinction, sauf à opérer plus tard le triage nécessaire, opération qui sans doute sera longue. Ces saisies servaient d’accompagnement à la discussion dans les deux Chambres de la loi dite de dessaisissement, et peut-être l’énergie déployée par le ministère a-t-elle contribué à lui procurer une majorité de confiance, non pas à la Chambre où il n’avait pas besoin de ces procédés, mais au Sénat où l’opposition a fait plus de résistance. Le ministère a triomphé. Si, par aventure, il nous a arrachés en même temps aux griffes de conspirateurs audacieux, nous serons les premiers à le reconnaître. Mais nous avouons en toute franchise qu’un peu d’étonnement se mêlera à notre reconnaissance ; et cela ne nous empêchera pas de continuer à demander une loi sur les associations.


Une crise ministérielle vient de se produire en Espagne. On pouvait craindre qu’elle ne fût difficile à dénouer et qu’elle ne se prolongeât assez longtemps, mais ce danger a été conjuré. M. Silvela a succédé à M. Sagasta. Les conservateurs ont remplacé les libéraux.

La situation de M. Sagasta, est-il besoin de le dire ? était devenue très difficile après la guerre et la signature du traité de paix. Non pas que M. Sagasta et le parti libéral soient seuls responsables des événemens militaires et diplomatiques qui ont eu pour le pays de si funestes conséquences ; ce serait une véritable injustice d’en rejeter le poids uniquement sur eux ; mais enfin ils étaient aux affaires lorsque la catastrophe a fondu sur l’Espagne, et cela suffit pour qu’on leur impute, à côté des choses inévitables, celles qu’on aurait peut-être pu éviter. Il y a toujours des fautes commises en pareil cas, et elles sont naturellement exploitées par le parti qui, au milieu du désastre général, a eu la bonne fortune d’en être simple spectateur. Les conservateurs assuraient pourtant, et il y a lieu de croire à leur sincérité, qu’ils n’avaient aucune hâte de remplacer les libéraux au ministère. Peut-être, en effet, aurait-il mieux valu pour eux n’y arriver qu’après la liquidation complète de la guerre et de la paix, c’est-à-dire un peu plus tard ; mais les circonstances ont été plus fortes que tous les calculs. Il faut dire, au surplus, que, si les conservateurs n’éprouvaient pas beaucoup d’empressement à prendre le pouvoir, les libéraux n’avaient pas un désir bien vif de le conserver. M. Sagasta y manifestait une certaine fatigue. Une partie de ses amis l’avaient abandonné à la suite de M. Gamazo, et avaient formé un groupe de dissidens où il ne rencontrait pas ses adversaires les moins dangereux, ni ses successeurs éventuels les moins impatiens.

C’est le sort des grands partis de se diviser en Espagne, et c’est tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre, une cause de faiblesse. Il y a quelques années, M. Silvela, le président du Conseil actuel, s’était séparé de M. Canovas del Castillo pour faire bande à part à la tête des conservateurs mécontens. Après la mort tragique de M. Canovas, cette situation a pesé sur lui. Il aurait peut-être, dès cette époque, succédé au ministre défunt, si la rupture encore récente et les animosités qu’elles avaient fait naître n’avaient pas condamné les conservateurs à rester assez longtemps divisés. Il a fallu quelque patience et beaucoup de peine à M. Silvela pour effacer ces souvenirs et pour reconstituer l’unité de son parti : il y est enfin à peu près parvenu. Pendant ce temps, les libéraux se divisaient à leur tour. Pourquoi ? Probablement parce que M. Gamazo et ses amis voulaient, en se séparant de leur chef, se dégager autant que possible des responsabilités de la guerre. Probablement aussi parce qu’ils sentaient que le ministère, sous la forme et avec la composition qu’il avait alors, n’était plus viable, et qu’ils croyaient par leur défection se rendre eux-mêmes plus aptes à le remplacer. M. Sagasta a cherché à compenser les pertes qu’il avait faites d’un côté par certains rapprochemens qu’il a opérés de l’autre. Il s’est réconcilié avec MM. Romero Robledo et Canalejas. Il a noué partie avec le général Weyler, qui remplit, non sans y apporter des allures inquiétantes, l’emploi de chef des mécontens militaires. Mais il semble qu’il n’a eu lui-même qu’une foi assez médiocre dans ces appuis de rechange. S’il voulait vivre, il aurait dû remanier son ministère avant la rentrée des Chambres : il aurait par-là, sinon désarmé beaucoup d’hostilités, au moins satisfait quelques ambitions. Il y a des situations où tout changement est un mal ; il y en a d’autres où il ne peut être qu’un bien, et M. Sagasta était dans une de ces dernières. Il aurait peut-être par ce moyen prolongé ses jours. Il ne l’a pas voulu. Il s’est présenté aux Chambres avec son ministère tel quel, et leur a demandé leur confiance. Il ne l’a pas obtenue assez grande pour continuer de gouverner, et, l’ayant reconnu lui-même, il a remis ses pouvoirs à la Reine régente. On a cru d’abord qu’il n’y avait là, de sa part, qu’une fausse sortie, et que la Reine lui demanderait de lui continuer son concours. Peut-être l’a-t-il espéré lui-même. Mais c’était la dissolution inévitable : M. Sagasta ne pouvait plus gouverner avec les Chambres actuelles. Il est vrai que la dissolution était plus inévitable encore, s’il est possible, avec un ministère conservateur, car en Espagne tout ministère nouveau éprouve le besoin de faire un parlement à son image, dans lequel il mesure lui-même la majorité qu’il s’assure et la minorité qu’il abandonne à ses adversaires. Ces proportions se modifient quelquefois par la suite : à l’origine, elles s’établissent sur le terrain électoral sans le moindre imprévu. La Reine ne pouvait donc pas échapper à la nécessité des élections, et, n’ayant d’autre alternative que de les laisser faire par les libéraux ou par les conservateurs, elle a préféré recourir à ces derniers. Elle a pensé sans doute que l’agitation serait moindre dans le pays, puisque l’opposition n’aurait pas en face d’elle le gouvernement qui avait fait la guerre et le traité de paix. Elle a pensé aussi que les libéraux étaient divisés, tandis que les conservateurs s’étaient à peu près réconciliés, ce qui était à coup sûr une meilleure condition pour gouverner. Enfin, M. Sagasta, malgré sa merveilleuse fertilité de ressources, était usé par une longue lutte. C’est vraisemblablement pour ces motifs que la reine Christine, après avoir consulté les présidons des deux Chambres et les principaux chefs de partis, s’est prononcée en faveur de M. Silvela. Tout ce monde a rendu justice à la parfaite correction avec laquelle elle a dénoué la crise, et il en est résulté une accalmie qui durera ce qu’elle pourra.

Il y avait, d’ailleurs, urgence à mettre fin au spectacle que donnaient les deux Chambres : chacune de leurs séances était un véritable scandale. M. Sagasta, qui en avait eu le pressentiment, avait retardé le plus possible leur réunion ; mais le moment est venu où il n’a pas pu le faire plus longtemps. C’est après le vote du traité de paix par le Sénat américain. Ce traité, et pour commencer, un bill d’indemnité relatif à la cession des Philippines, a été soumis au Sénat espagnol. Mais, pendant qu’une commission était nommée pour l’étudier et qu’elle poursuivait son travail, les scènes les plus violentes et les plus bruyantes se déroulaient dans les deux assemblées. On devine sans peine quel en était le thème. Pour la première fois, les représentons du pays avaient à se prononcer sur les responsabilités de la guerre. Naturellement ils se disputaient entre eux ; ils accusaient le gouvernement ; ils s’en prenaient surtout aux généraux et aux amiraux, qui sans doute n’ont pas toujours été habiles, mais qui ont été surtout malheureux. Le lendemain des grandes défaites, on cherche des boucs émissaires, et, bon gré, mal gré, on veut en trouver.

A la Chambre des députés, les colères de l’opposition se sont surtout déchaînées contre les ministres, et, au Sénat, contre les généraux et les marins. Ces tristes débats ne valent pas la peine d’être analysés. A la Chambre, on a entendu tous les aspirans ministres. M. Silvela a exposé son programme, sur lequel nous allons revenir. M. Gamazo n’a pas caché que, s’il avait perdu toute confiance en M. Sagasta, il l’avait gardée tout entière en lui-même, et qu’il suffisait de le mettre au pouvoir pour que le parti libéral apparût en quelque sorte rajeuni et plein d’une nouvelle force. Tel n’a pas été l’avis de M. Romero Robledo, qui, ayant fait alliance avec M. Sagasta, ne jugeait rien de mieux que de le conserver, mais avec un ministère légèrement retouché. Au milieu de toute cette politique ministérielle, les républicains prononçaient contre les généraux des discours indignés. M. Sol y Ortega s’est particulièrement distingué dans son réquisitoire ; mais il a été dépassé au Sénat par le comte de las Almenas dont l’agression, annoncée depuis longtemps, a dépassé les limites connues de la violence et a fini par accaparer toute l’attention. Comme la plupart des maréchaux, des généraux, ou des amiraux maltraités font partie de l’une ou de l’autre des deux Chambres, on peut juger de l’échange de démentis, d’injures, d’outrages et de provocations qui a eu lieu. Le maréchal Martinez Campos a essayé d’y mettre un terme en proposant de nommer une commission parlementaire où seraient représentés tous les partis, — il désirait même y voir figurer le comte de las Almenas et M. Sol y Ortega, — et de la charger de faire une enquête. N’est-ce pas ainsi que ces choses-là finissent toujours ? Le comte de las Almenas a traité cette proposition avec un souverain mépris, mais elle a été votée par 130 voix contre 7. Aurait-elle mis fin au désordre parlementaire ? Rien n’est plus douteux : la prorogation, qui sera bientôt suivie de la dissolution, est pour le moment une mesure plus efficace.

Nous avons dit qu’une commission du Sénat avait été chargée d’étudier et de rapporter un projet approuvant la cession des Philippines. On a pu voir tout de suite, par la discussion et le vote préalables des bureaux, à quel point l’assemblée était divisée. Le gouvernement a eu une majorité d’une voix dans la commission ; encore dit-on qu’elle s’est produite, dans un bureau coupé exactement en deux, par l’attribution du bénéfice d’âge au candidat ministériel. D’après les pointages, les partisans et les adversaires du traité avaient été dans l’ensemble des bureaux en nombre sensiblement égal. Cela était si vrai qu’à l’épreuve du scrutin, 120 voix se sont prononcées pour le traité et 118 contre : la majorité du gouvernement n’était que de 2 voix. Quand un ministère en est là, dans une question aussi grave et avec une responsabilité aussi lourde, il est perdu. M. Sagasta ne s’est fait à cet égard aucune illusion. Il a compris que ses deux voix l’abandonneraient bientôt, et il n’a pas voulu s’exposer au rejet par le Sénat du traité de paix définitif. Il a fait ce qu’il avait à faire : il a remis sa démission à la Reine, tout en restant à ses ordres, si elle faisait appela son dévouement. Mais, comme nous l’avons dit, c’étaient la dissolution et des élections nouvelles, et la Reine a préféré ne pas tenter l’épreuve avec M. Sagasta : elle s’est adressée à M. Silvela.

M. Silvela est, tout le monde le sait, un des hommes les plus distingués de l’Espagne actuelle, et en même temps un de ceux qui ont su le mieux obtenir l’estime de tous, même de leurs adversaires. Il a un grand talent de parole ; il est hautement respectable dans sa vie publique et dans sa vie privée ; on ne peut l’attaquer que sur le terrain politique ; mais on l’y attaquera, et on le fait déjà très vivement. Lui aussi, a dû faire alliance avec un général. M. Sagasta avait le général Weyler, il a le général Polavieja. Rien de mieux, si le général Polavieja était simplement ministre de la Guerre et réduisait là ses prétentions ; mais il entend bien être un homme politique, et il a exposé naguère tout un programme qui n’a pas paru sans danger. Le régionalisme y tenait une grande place. Il en tient, d’ailleurs, une non moins grande dans celui de M. Silvela. Qu’est-ce que le régionalisme ? Suivant qu’on prend le mot dans son acception la plus large ou dans la plus étroite, c’est le séparatisme provincial qui peut être poussé au point de mettre en cause l’unité de la patrie, ou c’est simplement la décentralisation. Dans son discours à la Chambre, M. Silvela a expliqué qu’il n’entendait pas par-là autre chose que la décentralisation administrative ; mais il faut convenir que son commentaire n’a pas été très clair. Il s’est réclamé des traditions monarchiques. « Où sont, a-t-il demandé, les monarchies qui ont réalisé l’unité sans tenir compte des vrais sentimens des peuples ? Ce qui a réalisé cette unité, ç’a été le jacobinisme et la Révolution. Mais ni la monarchie autrichienne, ni la monarchie anglaise, ni la monarchie française avant la Révolution, ni encore moins les monarchies allemandes, n’ont rompu avec les sentimens vifs et enracinés du pays. » Sans doute : pourtant, il y aurait beaucoup à dire sur ces aperçus historiques, mais à quoi bon ? Le discours de M. Silvela indique les tendances du nouveau gouvernement ; il ne dit pas où elles s’arrêteront. Ses adversaires brandissent contre lui l’accusation de régionalisme séparatiste : ils y en ajoutent une autre, celle de cléricalisme. On assure que M. Silvela espère désarmer le carlisme et se rattacher de plus en plus les vieux élémens conservateurs, — peut-être faut-il dire quelque chose de plus que conservateurs, — en s’assurant le concours de Rome. Il s’est aussi expliqué par avance sur ce reproche, et voici dans quels termes : « Je n’entends pas admettre l’ingérence du Saint-Siège dans les affaires de l’Espagne, ni susciter des questions religieuses ; mais je m’aiderai des inspirations du Vatican dans l’ordre très élevé de la science sociale, de l’économie politique, en ce qui concerne l’accord entre les classes sociales, les rapports entre les pauvres et les riches, l’exercice de la charité et l’organisation sociale dans un sens humanitaire. » Il a conclu en disant que l’Espagne, étant un pays spiritualiste, et particulièrement idéaliste, devait être essentiellement catholique. Elle l’est, personne n’en doute ; mais là n’est pas la question qui s’agite entre M. Silvela et ses adversaires ; elle consiste à savoir où sera la limite entre le pouvoir politique et les influences religieuses, et il faut convenir que les explications du nouveau ministre ne frappent pas, cette fois encore, par leur précision. Il est vrai que les accusations qu’on lui adresse n’en ont pas davantage. M. Castelar a repris sa plume des grandes batailles pour écrire contre le ministère un article dans le Libéral : M. Silvela y est accusé de livrer l’Espagne à l’obscurantisme des couvens et à la pire-des réactions. Le général Polavieja est comparé au général Boulanger. Tout cela, il faut l’avouer, est un peu gros. Peut-être est-il plus sage d’attendre M. Silvela à l’œuvre, avant de l’écraser sous le poids de tant d’épithètes.

Sa tâche sera difficile, et il semble que, pour le moment du moins, le devoir de tous les bons citoyens soit de l’y aider. Nous en dirions autant de M. Sagasta, s’il était resté au pouvoir. Le choix qu’a fait la Reine de celui-là au lieu de celui-ci ne regarde que les Espagnols, et nous n’avons pas à l’apprécier ; mais, dans tous les pays du monde, un ministère qui arrive au pouvoir après de grandes défaites, après de cruels, mais d’inévitables sacrifices, et qui a pour mission de relever le pays d’une chute douloureuse, mérite d’être encouragé et soutenu. S’il n’est pas prouvé que les conservateurs soient plus propres à cette tâche que les libéraux, certainement ils ne le sont pas moins, et ils échappent mieux aux responsabilités immédiates des derniers événemens. C’est l’avantage de leur situation. Le moment des luttes de partis ne reviendra que trop tôt : pendant quelques mois du moins, il serait patriotique d’y faire trêve.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE