Chronique de la quinzaine - 14 mars 1894

Chronique n° 1486
14 mars 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.


Le parti radical ne peut se consoler du départ des républicains modérés qui, depuis les élections de l’an dernier, lui ont faussé compagnie. Il trouve l’isolement amer, craint pour son immortalité, et supporte mal les dégoûts dont l’abreuve le socialisme, ce fils naturel et tant chéri, qu’il avait eu en dehors de son mariage avec l’opportunisme et sur lequel il fondait de si grandes espérances. Aussi fait-il retentir l’air des réunions publiques d’appels touchans à la moitié qui l’a délaissé ; les échos du Salon des familles, à Saint-Mandé, nous apportaient il y a quelques jours l’éloge séduisant de la concentration ancienne sorti de la bouche de M. Floquet.

Les représentans de ces deux opinions si longtemps conjointes ont, pendant leur union orageuse de plus de quinze années, parlé fréquemment de divorce. Après que les étapes initiatrices de la lune de miel eurent été franchies, à mesure que s’éloignaient les circonstances sous la nécessité desquelles ils avaient dû s’associer, radicaux et modérés reconnaissaient qu’entre eux l’incompatibilité d’humeur ne cessait de croître, et chaque jour leur faisait davantage souhaiter la séparation. Lorsque la politique qui avait fait ce mariage civil en eut consacré la dissolution, au mois d’août 1893, celui des deux groupes au profit de qui elle avait été prononcée, celui auquel le suffrage universel avait adjugé la fortune, — la fortune de la France, — s’est mis à marcher d’un pas plus allègre vers une destinée plus conforme à ses goûts. Il n’a point contracté de nouvelle alliance, il est assez puissant pour vivre seul ; mais il ne ferme point sa porte à d’anciens adversaires venus s’asseoir à son foyer, pour y jouir de la paix nationale dont ils augmentent les garanties par leur présence.

Telle est l’évolution qui s’est accomplie depuis le dernier printemps. Ceux d’entre nous qui l’ont conseillée s’en réjouissent ; il va de soi que les autres, les radicaux, étroitement comprimés entre une extrême gauche qui leur répugne, et une majorité qui les désavoue, s’en désolent. M. Floquet a été l’interprète de leurs ressentimens, dans le banquet où il remerciait les électeurs sénatoriaux du département de la Seine de l’avoir introduit à l’assemblée du Luxembourg. Ce qui prouve l’inanité des griefs que les amis de l’ancien président de la Chambre peuvent invoquer contre le ministère actuel, c’est que le nouveau sénateur n’a rien trouvé de mieux, pour commencer les hostilités, que d’évoquer le vieux spectre noir, de souffler sur les querelles religieuses, à peu près éteintes, et qu’il aurait besoin de raviver.

MM. Brisson et Goblet n’ont pas fait autre chose, à quelques jours d’intervalle, lorsqu’ils sont intervenus à la Chambre dans un débat dont l’origine était une question adressée au ministre des cultes par M. Cochin. Cette interrogation avait pour objet un arrêté du maire de Saint-Denis, par lequel ce magistrat municipal interdisait l’exhibition, sur la voie publique, des objets servant au culte. Il entendait, non seulement, que le clergé ne pût, à l’avenir, accompagner les morts au cimetière, mais qu’il fût interdit de placer sur le cercueil un drap orné d’une croix. C’était violer la liberté de conscience, et M. Cochin demandait si le gouvernement, par l’organe du directeur des cultes, avait défendu la légalité de cet arrêté devant le conseil d’État, auquel il était déféré.

M. Spuller répondit à M. Cochin qu’il n’avait pas à entretenir la chambre des délibérations du conseil d’État, qui doivent rester secrètes ; il fit remarquer qu’il n’est nullement défendu aux prêtres d’accompagner les morts ; mais que le conseil d’État, ne pouvant examiner l’arrêté qu’au point de vue légal, avait dû reconnaître que le maire avait le droit de prononcer l’interdiction des cérémonies du culte sur la voie publique. C’est en effet, quels que soient les abus auxquels il puisse donner lieu, comme dans le cas présent de la ville de Saint-Denis qui ne compte pas plus de 800 protestans sur 40 000 habitans, le texte formel d’une législation en vigueur depuis les premières années de ce siècle. Si l’on se reporte à l’esprit dans lequel elle fut édictée, on reconnaît que la pensée des auteurs de ce texte a été de permettre aux maires de ménager la susceptibilité des minorités dissidentes, protestantes ou catholiques, — comme en certains départemens du midi ou de l’est, — en empêchant les manifestations confessionnelles de majorités qui, au cours de notre histoire, ont été plus d’une fois provocantes ; que c’était là tout simplement une loi de police, faite en vue de maintenir le bon ordre, en supprimant les causes qui parfois eussent pu servir de prétexte à le troubler.

Il en est de cette prérogative municipale comme de celle qui consiste à fixer la taxe du pain. Le maire, à son gré, en use ou n’en use pas. Dans un grand nombre de villes françaises la procession de la Fête-Dieu se déroule, aujourd’hui, avec la même ampleur qu’il y a deux siècles. Cependant les maires pourraient l’interdire partout, sans qu’il fût loisible au pouvoir central de modifier leur décision.

Qu’on pense de cette loi ce qu’on voudra, tant qu’elle subsiste, le conseil d’État, statuant au contentieux comme corps judiciaire, est tenu de l’appliquer. Quant au directeur des cultes, M. Dumay, pris à partie par la presse en cette circonstance comme en plusieurs autres, avec peu de fondement, c’est un fonctionnaire de carrière, qui compte à son actif une trentaine d’années de services, tant au ministère de l’intérieur qu’à celui de l’instruction publique, et qui ne serait pas assez malavisé pour endosser, dans des questions de cette nature, une responsabilité personnelle avant d’avoir pris les instructions de ses supérieurs hiérarchiques. Mais si le conseil d’État a maintenu la partie rigoureusement, pharisaïquement légale, si l’on veut, de l’arrêté du maire de Saint-Denis, il a rejeté la seconde, notoirement illibérale et tyrannique, qui défendait l’exhibition d’emblèmes servant au culte. « Je partage, a dit M. Spuller, l’avis du conseil d’État ; » et, profitant de l’occasion qui lui était offerte d’affirmer sa manière de voir à ce sujet, le ministre ajouta : « Le gouvernement a marqué ainsi qu’il est temps de prouver qu’un grand principe doit dominer les affaires religieuses : le principe de la tolérance, en vue de mettre fin à d’absurdes querelles et d’apaiser tous les esprits. Le ministère s’inspirera, dans sa politique religieuse, de ce principe supérieur de tolérance et de liberté, qu’il appliquera dans un esprit nouveau. »

Ce dernier mot souleva des tempêtes ; M. Brisson se précipita à la tribune et, transformant la question en interpellation, demanda ce que l’on devait entendre par cet « esprit nouveau qui, à la différence des anciens gouvernemens, anime le ministère actuel. » M. Spuller, tout en se défendant d’être rallié à aucune communion religieuse, « pas même à la franc-maçonnerie », n’a pas hésité à dire que « la république ne devait pas souscrire aux mesures tracassières et vexatoires contre la liberté de conscience, qu’elle avait trop longtemps prêté le flanc à ces accusations. » Mais le parti avancé n’admet pas qu’à une situation nouvelle il faille une nouvelle politique. A ses yeux, « la république n’a été coupable que d’une grande faiblesse » ; elle n’a fait que répondre par la défensive à « une guerre sauvage » ; et M. Goblet, précisant les griefs de son collègue M. Brisson, disait au gouvernement : « Avouez donc le pacte avec l’église, avec le pape ! »

Prenant part à son tour à la discussion, le président du conseil reconnut que la république avait eu à lutter dans le passé et ne reniait rien de son œuvre ; mais que, victorieuse aujourd’hui, elle regardait comme indigne d’elle d’entreprendre une petite guerre de taquineries mesquines et devait se borner à faire respecter ses droits. M. Casimir-Perier a conclu, en véritable homme d’État, par ces mots : « Nous avons autre chose à faire qu’à animer les citoyens les uns contre les autres dans les querelles religieuses. »

Ce langage si simple, si sensé qu’on ne peut concevoir comment des gens de bonne foi soutiennent la thèse contraire, a recueilli l’adhésion de la grande majorité de la Chambre : 280 voix contre 159 ont assuré le ministère de leur confiance. Mais le parti vaincu n’a pas désarmé : il a poursuivi la campagne dans la presse. Un ingénieux illustré a représenté M. Spuller, déguisé en moine, « livrant la république à un jésuite » ; un autre organe, plus féroce, a insinué que déjà, sans doute, quelque séminariste « aiguisait son surin dans le silence et l’ombre des sacristies ». De plus tempérés ont parlé de « la revanche de Tartufe » sur les « judas gouvernementaux ». Quant aux doctrinaires de la « déchristianisation », — ils existent encore et s’en vantent, — ils ont modestement qualifié l’attitude du gouvernement d’ « amende honorable » et de « subordination de l’État à l’Église ».

De pareilles accusations font sourire lorsqu’elles s’adressent à des hommes politiques qui tous ont voté et fait voter les lois militaire et scolaire, acceptées aujourd’hui de plus ou moins bonne grâce par la presque unanimité du pays, mais après avoir suscité des discussions si longues, des protestations si vives de la part d’une minorité imposante, puisqu’elle fut, à certaines heures, représentée au parlement par plus de deux cents membres. Qu’il y ait eu, parmi les membres de cette minorité, des chrétiens assez tièdes, qui voyaient surtout dans les agissemens religieux des ministères passés une arme utile pour combattre la république au nom de l’église catholique, ce n’est pas là une hypothèse invraisemblable. Ce n’en est pas une moins probable de supposer qu’il y ait eu, parmi les républicains de la majorité, un assez grand nombre de députés qui s’acharnaient dans une campagne anti-cléricale, par ce motif inavoué qu’en frappant sur le catéchisme et sur le prêtre ils atteignaient des concurrens électoraux et des ennemis temporels. Ainsi envisagée, la politique religieuse des années passées est plus laïque qu’on ne le croit et qu’on ne l’a dit de part et d’autre.

Comme ces provinces dont leur favorable situation topographique a fait pendant longtemps les champs de bataille de l’Europe et qui, sans cesse désolées par la guerre, étaient les victimes les plus directes de toutes les opérations stratégiques, l’Église était un terrain, neutre par définition, sur lequel pourtant on se battait toujours. Ç’a été le grand mérite du pape actuel de comprendre que la protection de ses amis devenait aussi funeste au clergé français que les attaques de ses adversaires. Il a fait amener le drapeau qui flottait sur les clochers trop belliqueux et, au lieu de prêcher la croisade, il a envoyé des parlementaires. Cette conduite a rencontré des oppositions violentes ; elle froissait trop d’intérêts, à droite comme à gauche, pour qu’il en fût autrement. Les résultats ont été longs, assez minces au début et de nature à décourager un pontife moins tenace que Léon XIII. Tout conspirait contre lui ; ni dans un camp ni dans l’autre on ne voulait déposer les armes : la plupart des républicains se moquaient, en disant qu’on voulait les trahir, — les radicaux le disent encore ; — les conservateurs s’indignaient en disant qu’ils étaient trahis, — il en est parmi eux qui tout bas continuent à le répéter. Il fallut au Saint-Père de prodigieux efforts d’énergie pour se faire obéir, fût-ce par les princes de l’Église. Au Vatican même, à peine avait-elle descendu un étage, à peine avait-elle passé le seuil de sa chambre, que déjà la politique du pape commençait à se modifier, à s’altérer dans l’esprit et sur les lèvres de ceux qu’il en avait fait dépositaires. La politique des cardinaux cessait déjà d’être la politique de Léon XIII. Il devait redire sans relâche et réenseigner à nouveau sa leçon. Le succès cependant a fini par couronner cette campagne. Il s’est fondé dans la république un parti de pacification religieuse, qui comprend beaucoup de gens de gauche et un certain nombre de gens de droite. Ce parti, occupe le pouvoir, et il y a tout lieu d’espérer que de longtemps il n’en descendra pas. Tout le monde ne partage pas l’avis de M. Clemenceau, qui estime formidablement dangereux de mettre sa main dans celle du pape ; mais l’on comprend que M. Clemenceau ait cette opinion, parce que l’action du souverain pontife a certainement contribué à faciliter, en lui amenant des recrues, le triomphe de la république modérée et par conséquent l’échec du parti radical.

Ces considérations suffisent à faire comprendre avec quelle méfiance doivent être accueillies les déclamations de ceux qui, regrettant leur influence perdue, cherchent toutes les occasions de ranimer les conflits anciens. Il est puéril par exemple de présenter, ainsi qu’on l’a fait dans une interpellation récente, le décret du 27 mars 1893 sur la comptabilité des fabriques comme un acte de persécution et d’anti-cléricalisme, alors qu’il ne s’agit que d’un règlement d’administration publique plus ou moins nécessaire, mais qui, selon la saine appréciation de l’évêque d’Amiens, « n’est nullement en rapport avec l’émotion qu’il a d’abord causé. » Le point principal qu’il convient d’en dégager est celui-ci : les formalités prescrites ont pour effet d’accroître l’autorité des évêques sur les conseils de fabrique. Aucune dépense ne pourra désormais être faite par ces établissemens sans l’autorisation du premier pasteur du diocèse. Le système nouveau n’innove rien en théorie ; mais, en pratique, l’approbation du budget des fabriques par l’évêque aura désormais une sanction, la même ou à peu près que l’approbation du budget des communes par le préfet.

Jusqu’à présent elle n’en avait guère, parce que la comptabilité des fabriques se faisait un peu en famille ; tandis qu’à l’avenir l’État, prêtant son bras séculier à l’évêque, exigera que les volontés de ce dernier soient strictement exécutées. Que ce renforcement des prérogatives de l’ordinaire fût ou non souhaitable, que les prélats eux-mêmes n’eussent pas préféré s’en passer pour éviter l’ingérence de l’État qui en est la conséquence, qu’à son tour cette ingérence de l’État soit ou non conforme à l’esprit du concordat ou des articles organiques, ce sont matières à gloser, voire à gloser plus amplement et canoniquement que nous ne pourrions le faire ici. On aurait pu, ce nous semble, consulter les évêques ou quelques-uns d’entre eux sur l’application de ces formalités, qui, du reste, comme le dit la circulaire ministérielle du 15 décembre dernier, « ont été réduites au minimum strictement indispensable dans la comptabilité publique. » Le conseil d’État a recueilli l’avis des hauts dignitaires du clergé protestant et israélite ; il eût été juste de ne pas traiter l’Église catholique autrement que le temple ou la synagogue. À cela l’on a objecté que le consistoire central ou le conseil des rabbins sont les délégations officielles des cultes réformés et juifs, tandis que le culte catholique n’a pas d’autres représentans autorisés que les 86 évêques français, lesquels il eût été impossible de convoquer en une sorte de concile national, pour l’élaboration d’un règlement plus financier en somme que religieux. Cependant, comme il ne s’agissait que d’une question de forme, nous persistons à penser que l’audition de cinq ou six prélats, animés d’un esprit de modération, aurait imposé silence aux colères factices de quelques intéressés. Il ne s’est d’ailleurs trouvé dans tout l’épiscopat que deux ou trois membres pour tirer à cette occasion mie de ces petites fusées protestataires, dont ils ont le monopole, à la plus grande joie de quelques journalistes rageurs et peu dévots.

Ceci prouve qu’opportun ou inopportun, inutile ou avantageux, le nouveau règlement sur les comptes des fabriques n’est pas un acte de persécution religieuse, et qu’il est hors de propos d’évoquer à son sujet les souvenirs de Dioclétien. Une réforme que Mgr Frayssinous, évêque d’Hermopolis et ministre des affaires ecclésiastiques sous Charles X, recommandait en 1827 par une circulaire adressée aux évêques d’alors, lorsqu’il signalait « les abus existans dans la comptabilité des fabriques » qui, disait-il, « pourraient disparaître si la gestion de ces caisses était confiée aux comptables des deniers publics », une pareille réforme ne peut être considérée à aucun degré, ni par aucune personne raisonnable, comme une atteinte à la liberté de conscience.

Assez de gens s’efforcent d’attiser les haines, assez de barrières ont été élevées, dont beaucoup ne sont pas encore abattues, assez de fossés ont été creusés entre les citoyens français sur le terrain religieux, pour qu’il soit permis aux amis de la paix de remettre au point les menus événemens que les hommes de guerre s’efforcent de grossir. Lorsqu’il est si difficile de s’entendre, à l’intérieur d’un même pays, c’est une tentative qui doit paraître bien audacieuse que celle des missionnaires de la concorde internationale. M. Frédéric Passy, le président de la société française pour l’arbitrage entre nations, ne se lasse pourtant pas de semer la bonne parole, qui germera, s’il plaît à Dieu ! Dans une brochure récente, la Question de la paix, il résume, avec l’autorité que lui donne une longue carrière dévouée à ce noble but, les résultats déjà obtenus, les arbitrages heureux des dernières années, les vœux solennels des principaux parlemens de l’Europe pour que ces arbitrages prennent plus d’extension dans l’avenir.

En attendant le jour où « aucun peuple, selon le mot du prophète, ne lèvera plus la main sur un autre », le jour où l’enseigne : A la paix perpétuelle, sera de mise ailleurs qu’à l’entrée des cimetières, l’Europe recueille avec satisfaction tous les dicts pacifiques qui sortent de la bouche des hommes d’État, acteurs dans la politique militante. Au banquet donné ces derniers jours par la Chambre de commerce anglaise de Paris, l’ambassadeur d’Angleterre, lord Dufferin, a saisi l’occasion de resserrer les biens qui rattachent les deux nations, au moment où un nouvel esprit se manifeste dans leur politique réciproque. Il a fait l’éloge de la France, il a fait aussi celui de la Russie et du tsar. « J’observe, a-t-il dit, que beaucoup de publicistes sont d’avis que l’éventualité d’une guerre ou la conservation de la paix dépend principalement du fiat de l’empereur de Russie. S’il en est ainsi, je pense que l’Europe est en des mains sûres, que chaque jour nous apporte de nouvelles preuves des intentions pacifiques de Sa Majesté impériale. »

Parlant ensuite des relations de son pays avec le nôtre, lord Dufferin a fait remarquer que, depuis près d’un siècle, une paix ininterrompue a régné entre In France et l’Angleterre ; que, pendant cette période, « l’Angleterre a appris à mieux connaître et à admirer plus que jamais la France. » Le but constant de l’ambassadeur actuel a été, nous aimons à le reconnaître, d’encourager cette entente bienveillante entre les deux nations. L’Angleterre est en contact avec la France et la Russie sur divers points, et de petits différends peuvent se produire de temps en temps entre elles ; mais les plus importans même de ces différends sont si minimes, en comparaison de la masse des grands intérêts nationaux respectifs, que ce serait une honte pour les nations de leur permettre de prendre plus d’importance que les rides et les remous qui diversifient la surface d’un fleuve puissant.

Le langage cordial du représentant officiel de la Grande-Bretagne emprunte une signification particulière au moment où il est tenu, lorsqu’une crise ministérielle vient de se produire à Londres. Comme il est probable que l’ambassadeur n’a pas parlé seulement en son nom, mais bien d’accord avec le nouveau chef du cabinet britannique, nous voulons voir dans les paroles de lord Dufferin le reflet des sentimens dont lord Rosebery est animé à notre égard.

Ce dernier est en effet depuis huit jours promu à la dignité de premier ministre de la reine. La démission de M. Gladstone, plusieurs fois annoncée puis démentie, est devenue officielle au commencement de ce mois, et l’illustre homme d’État, entré pour la première fois au ministère il y a cinquante-neuf ans, sous sir Robert Peel, comme lord de la trésorerie, quitte aujourd’hui dans sa quatre-vingt-cinquième année la direction des affaires publiques, après avoir fourni l’une des carrières les plus remplies de ce siècle. Depuis sa jeunesse, la vie avait modifié la plupart de ses idées fondamentales : tory renforcé ù ses débuts, il se convertissait au libéralisme dans son âge mûr et la vieillesse le surprenait presque radical. Protectionniste à outrance dans son premier passage au pouvoir, l’expérience en faisait, dix ans après, un apôtre convaincu du libre-échange. De même son premier livre, en 1838, était pour défendre l’Église établie, et après avoir quitté le ministère en 1845, pour ne pas s’associer à certaines mesures favorables à des établissemens d’éducation catholique, il demandait peu d’années après le désétablissement de l’église d’Irlande et était sur le point de proposer la même mesure pour le pays de Galles et l’Ecosse. Pour l’Irlande enfin, de partisan de la coercition à outrance, il terminait sa carrière en se faisant le promoteur du home rule. Peu à peu il passait au crible de sa raison les opinions premières qu’il avait trouvées toutes faites dans son entourage et n’hésitait pas à combattre passionnément des principes qui ne lui paraissaient plus vrais. Le spectacle de cette énergie a quelque chose d’émouvant, et l’on aima constater, il y a quelques mois, que, malgré l’acharnement de la lutte sans précédent sur le home rule qui occupa toute l’année dernière, les passions politiques firent un instant silence pour permettre au leader de l’opposition, M. Balfour, d’offrir, à l’occasion du 84e anniversaire de sa naissance, l’hommage gracieux de la Chambre des communes au doyen des ministres du continent.

Quant à lord Rosebery qui, en prenant la place de M. Gladstone dans le ministère, a appelé à la direction des Affaires étrangères lord Kimberley, un diplomate qui a fait partie déjà de plusieurs cabinets, c’est l’un des plus jeunes premiers ministres qu’ait eus l’Angleterre. Héritier en 1871 du titre de son grand-père à la Chambre des lords, il devint en 1886 chef du Foreign Office à la place de lord Granville. Sa prédilection pour la politique extérieure, que M. Gladstone lui confia il y a huit ans, et lui avait totalement abandonnée depuis son retour aux affaires en 1892, continuera sans doute à faire de lord Rosebery le maître effectif de ce département.

C’est toutefois à l’intérieur que le nouveau premier ministre va rencontrer au début les plus sérieuses difficultés. Avec les Irlandais douteux, les radicaux franchement hostiles, les Gallois mécontens, le parti libéral sera difficile à conduire et il est certain qu’il ne prendra une homogénéité suffisante qu’après avoir passé au creuset de nouvelles élections générales. Avant sa démission, M. Gladstone, dans un discours que l’on peut regarder comme son testament politique, a lancé une déclaration de guerre contre la Chambre des lords qui repousse systématiquement les bills proposés par les Communes ; et, par une piquante singularité, c’est un membre de cette assemblée à laquelle il a jeté le gant qui vient de recueillir sa succession. La tâche n’est pas au reste pour déplaire à lord Rosebery, puisqu’en 1888 il formula lui-même dans la Chambre haute une motion tendant à l’abolition du principe héréditaire en vertu duquel le nombre des pairs augmente dans de trop fortes proportions.

Il est évident qu’il existe dans cette assemblée, à côté d’un groupe d’hommes très distingués, un grand nombre de médiocres et plusieurs individus tout à fait indignes ; mais les projets de réforme que l’on a maintes fois mis en avant, celui même dont lord Rosebery était l’auteur, suffiraient-ils pour remédier pleinement à cet état de choses ? Aussi bien les ennemis de l’aristocratie se gardent-ils de réclamer une réforme qui rendrait à la Chambre haute la vie, et peut-être une part plus grande de pouvoir et d’autorité. Beaucoup de membres radicaux des Communes préfèrent attendre que le droit de veto de la vénérable assemblée ville rejoindre celui de la couronne. Cela viendra peut-être un jour ; mais ce jour, malgré le vote d’un amendement de M. Labouchère en ce sens, est encore lointain.

Il est d’autres besognes plus immédiates : bien que l’on accuse lord Rosebery d’être plus que tiède à l’égard de l’autonomie irlandaise, il préside un cabinet fatalement voué à cette entreprise ; et si la majorité dont il dispose est trop faible pour qu’il risque d’en perdre un seul élément, la portion la plus forte de cette majorité est constituée par les députés de l’île-sœur, qui demeurent par conséquent maîtres de la situation. Il va sans dire que, le home rule disparaissant du programme libéral, ou du moins n’y tenant plus qu’une place fort effacée, les libéraux-unionistes rentreraient dans le giron du libéralisme, dont les éloigne seule la question d’Irlande. Le retour des libéraux-unionistes à leurs affinités pourrait être une éventualité probable, si ces derniers étaient plus nombreux. Comme ils ne sont que 50, tandis que les Irlandais, qui sont 80, se retourneraient immédiatement du côté des conservateurs, une pareille tactique aurait pour résultat immédiat la chute du cabinet Rosebery.

Celui-ci par conséquent aurait plus d’avantage à en appeler aux électeurs, dont il peut espérer une majorité transformée, d’autant plus que, si les chefs libéraux veulent continuer à s’occuper de l’Irlande, les Gallois se rebifferont. Ils avaient déjà signifié à M. Gladstone que, si la séparation de l’Église et de l’État dans la principauté n’était pas mise en tête du programme de la session nouvelle, ils voteraient contre le gouvernement. Or ils sont 22, juste assez pour mettre le gouvernement en minorité, le cas échéant. Le home rule d’ailleurs, tôt ou tard, par les libéraux ou par les conservateurs, sera voté, suivant l’exemple de la réforme électorale de 1867 ; mais il ne sera pas voté seul, il ne passera que comme partie d’un tout qui comprendra de bien autres innovations, des réformes d’ordre intérieur quasi révolutionnaires, dont sir William Harcourt a tracé le programme à l’occasion du discours du trône.

L’Angleterre, une fois de plus, suivant son procédé traditionnel, fera une révolution par voie de réformes, au lieu de faire, comme tant d’autres pays, une réforme par voie de révolution. Pour le moment, la question est de savoir si le nouveau ministère pourra vivre, sans être acculé à la dissolution dans un délai assez rapproché.

Le remaniement ministériel qui vient d’avoir lieu à Madrid, comme à Londres, y soulèverait de moins gros problèmes, si la situation financière de la Péninsule ne pesait d’un poids très lourd sur toute la politique espagnole. M. Sagasta, en adroit stratégiste, a choisi pour remettre sa démission à la régente le moment où le cabinet qu’il préside venait de remporter un succès par l’heureuse issue du conflit hispano-marocain. Le maréchal Martinez Campos, reçu le 31 janvier par l’empereur du Maroc, lui soumit les réclamations de l’Espagne au sujet des événemens qui avaient eu lieu en octobre 1893 dans le Riff, autour de Melilla, lorsque le commandant de cette place avait exécuté des travaux de fortifications avancées sur le territoire dont les Espagnols étaient, en vertu de la cession faite en 1860, légitimes propriétaires. Au nom de son gouvernement, le maréchal demanda à Sa Majesté Chérifienne de réparer le dommage fait par ses sujets et de prendre désormais de meilleures dispositions pour assurer l’exécution des traités.

Il fit remarquer que c’était uniquement par égard pour l’empereur du Maroc que l’Espagne s’était abstenue d’infliger une leçon terrible aux Kabyles du Riff, comme elle aurait pu facilement le faire avec les forces réunies sous les ordres du maréchal Campos lui-même, qui, de général en chef, s’était transformé en plénipotentiaire. L’Espagne demandait au Maroc de garder sur sa frontière un caïd et des troupes suffisantes pour contenir les tribus ; elle réclamait une délimitation des frontières respectives et de la zone neutre, de laquelle elle désirait que l’empereur fit disparaître le plus tôt possible tous les édifices particuliers et religieux des Arabes. Enfin elle estimait avoir droit à une indemnité, tant en raison des agressions kabyles contre son territoire en Afrique, qu’à cause des dépenses considérables que ce conflit lui avait imposées en Espagne. Le maréchal établit le compte de ces dépenses qui, disait-il, se trouveraient monter à près de 50 millions de francs ; il se contenterait néanmoins de 25 millions et donnerait au Maroc du temps et des facilités pour les payer.

L’empereur Mouley-Hassan, évidemment animé des sentimens les plus pacifiques, renouvela ses regrets de ce qui s’était passé, se montra très courroucé contre les Kabyles, mais discuta point par point toutes les réclamations espagnoles. Il objecta que le gouvernement de Madrid, prévenu d’avance par les autorités marocaines des dispositions hostiles des Arabes, aurait pu se concerter au début avec lui pour prendre des mesures qui auraient empêché l’effusion du sang. Il insista beaucoup sur le fait que ces tribus turbulentes avaient précisément tiré de Melilla, grâce à une surveillance insuffisante de la contrebande par l’Espagne, les armes dont elles s’étaient ensuite servies contre les troupes espagnoles. Il admit cependant sa responsabilité personnelle pour l’agression du commencement d’octobre ; mais refusa de faire entrer dans le calcul de l’indemnité de guerre les dépenses faites postérieurement par l’Espagne sur le continent, parce que, disait-il, si on lui eût laissé le temps d’intervenir, le cabinet de Madrid n’eût pas eu à mobiliser des réserves, à expédier 22 000 hommes en Afrique et à faire croiser une escadre d’évolutions sur les côtes marocaines.

Finalement il cria misère, déclara qu’il ne trouverait jamais dans son pays si pauvre les 25 millions exigés, et offrit de transiger pour 5 millions de francs. Après des pourparlers qui durèrent environ un mois, entre le grand-vizir Gharnit, au nom de Mouley-Hassan, et Martinez Campos au nom du cabinet Sagasta, pourparlers qui procurèrent aux deux parties les délais nécessaires pour sonder l’opinion des chancelleries européennes, le sultan du Maroc acquit la conviction que toutes les grandes puissances, y compris la France et l’Angleterre, se montraient favorables à la cause de l’Espagne, dont la loyauté et la modération ne s’étaient pas un instant démenties.

Il se résigna donc à traiter sur la base de l’ultimatum qui lui était présenté : l’indemnité de guerre fut fixée à 20 millions de francs payables en termes successifs. Seulement, en cas de retard des versemens, le Maroc livrera à l’Espagne comme garantie la perception des recettes dans les quatre principales douanes de l’empire. Le sultan a promis en outre de châtier les Kabyles, de constituer une garde permanente autour de Melilla pour maintenir l’observation des traités, et de faire tracer, de concert avec les délégués espagnols, à la fin de la saison des moissons, une zone neutre entre les possessions de l’Espagne et les territoires arabes.

Tandis qu’il remportait ainsi au dehors un succès incontestable, M. Sagasta, malade et retenu au lit par la fièvre, voyait à l’intérieur s’amonceler les difficultés et grandir les germes de division qui existaient depuis quelque temps dans son cabinet. Les questions à l’ordre du jour ne manquaient pas pour alimenter ces dissensions intestines : les relations commerciales avec l’étranger, le nouvel impôt sur les vins, si impopulaire que M. Puigcerver, ministre de l’intérieur, le combattait résolument, le projet d’autonomie cubaine que le ministre des colonies tenait avec raison à voir triompher, les troubles anarchistes dans l’Andalousie, mais surtout la question des compagnies de chemin de fer qui était la plus urgente. Plusieurs ministres étaient favorables aux demandes formées par les compagnies en vue d’obtenir certaines augmentations de taxe et des prorogations de concessions ; les chemins de fer arriveraient ainsi à réduire leurs charges et pourraient faire face à une situation qui est due surtout en somme à la mauvaise gestion des finances de la monarchie. Mais M. Gamazo, qui paraissait mettre ici la charrue devant les bœufs, aurait voulu, avant d’accorder aux compagnies ce qui leur est nécessaire, que les personnalités financières qui les dirigent, assurassent préalablement le placement des emprunts, tant intérieur qu’extérieur, dont le gouvernement a besoin. Comme les souscripteurs possibles de ces emprunts sont précisément les mêmes qui ont employé leurs capitaux en actions et obligations de chemins de fer espagnols, ils tiendraient, avant d’ouvrir à nouveau leur bourse, à être suffisamment fixés sur l’avenir des fonds qui en sont déjà sortis.

Devant l’impossibilité où ils se sont vus de se mettre d’accord et de sortir de ce cercle vicieux, les ministres ont démissionné et la reine a chargé M. Sagasta de former un nouveau cabinet. Il y est parvenu en sacrifiant la plupart de ses collègues, notamment MM. Gamazo et Maura, et en confiant à son neveu, M. Amos Salvador, le portefeuille des finances. Il est probable que le ministère renouvelé rencontrera aux Cortès, convoquées pour le 26 de ce mois, une majorité suffisante. En effet, parmi les adversaires des hommes actuellement au pouvoir, les uns, à gauche, sont plus divisés que jamais, depuis la rupture récente entre les trois groupes de l’union républicaine, dont chacun a repris sa liberté d’action ; les autres, à droite, partagés entre les deux chefs du parti conservateur, MM. Canovas et Silvela, ont besoin d’une longue réorganisation avant de pouvoir songer de nouveau à occuper la scène politique.


Vte G. D’AVENEL.


Paris, le 10 mars 1894.

Monsieur le Directeur,

Absent de Paris pendant que j’écrivais ma dernière chronique sur les revues allemandes, je ne sais comment il a pu m’arriver d’oublier que le livre du colonel Henri de Ponchalon, Souvenirs de guerre (1870-71), avait paru, l’année passée, chez l’éditeur militaire Charles-Lavauzelle. Il en est même, aujourd’hui, à sa douzième édition.

Vous penserez sans doute comme moi qu’il y a quelque courtoisie de la part de la Revue des Deux Mondes à réparer, sans attendre davantage, une erreur, insignifiante en elle-même, mais qui pourrait pourtant avoir de quoi peiner un vaillant soldat.

Je vous prie, Monsieur le Directeur, de recevoir l’assurance de mes meilleurs sentimens.

T. DE WYZEWA.


Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.