Chronique de la quinzaine - 14 mars 1878

Chronique no 1102
14 mars 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1878.

Il en est de l’ordre intérieur d’un pays comme de l’ordre extérieur, diplomatique du monde. Quand on est sorti de la vie régulière, quand on a quitté les rivages pacifiques pour se jeter dans les aventures, les retours sont laborieux et souvent contrariés. On ne réussit pas du premier coup à résoudre ce problème dont M. Guizot parlait autrefois en disant que, lorsqu’on était sorti de l’ordre, le progrès était d’y rentrer. La France en fait l’épreuve dans sa vie intérieure aussi bien que l’Europe dans ses relations, dans son organisation générale, dans son existence tout entière.

La France, qui a couru bien des hasards et essuyé bien des orages, cherche péniblement le port où elle pourra se reposer et réparer ses avaries. Elle est particulièrement occupée depuis quelque temps à se remettre de ses dernières crises, à reprendre un certain équilibre, à retrouver quelque fixité au milieu des confusions et des oscillations que lui créent les partis. Elle y met de la bonne volonté, elle ne demande à ceux qui sont chargés de là conduire et qui sont parfois les premiers à l’agiter qu’un peu de vigilance, un peu de sollicitude pour ses intérêts, un commencement de ce progrès si simple en apparence et si difficile à réaliser, l’ordre à l’abri d’institutions régulièrement établies. L’Europe, elle aussi, est dans les aventures, à peine maîtresse d’elle-même entre les surprises de la veille et l’imprévu du lendemain, Autour d’elle, les tempêtes ont été déchaînées, et les conséquences possibles de ces déchaînemens n’en sont plus à se dévoiler. L’Europe se sent plus qu’à demi engagée dans ce tourbillon de la guerre d’Orient, qui réagit sur le système continental tout entier, qui devient l’épreuve de toutes les politiques. Elle est sortie de l’ordre, cela est certain, elle en est même sortie depuis assez longtemps et de plus d’une manière. Comment y rentrera-t-elle ? Elle attend tout pour le moment de ce congrès qui, jusqu’ici, ressemble un peu à un mirage, qui se réunira, il faut le croire, qui aura dans tous les cas l’épineuse mission de concilier l’intérêt universel et les transformations tracées par l’épée de la Russie. Et c’est ainsi que se mêlent dans le mouvement incessant des choses tous ces problèmes de diplomatie et d’organisation politique, de paix générale ou d’ordre intérieur ; chacun en a sa part, chacun a son rôle dans le drame, et la France, après tout, n’est pas la seule nation qui ait ses difficultés, qui ait à se débattre péniblement pour réaliser ce « progrès » dont le mot philosophique de M. Guizot a fait d’avance le programmé ? ou l’abrégé de l’histoire contemporaine.

Pour le moment du moins, la France est rentrée à demi dans un certain ordre intérieur nécessaire et désiré. Elle y est rentrée par là victoire des institutions, par le retour simple et légal aux traditions d’un régime régulier, par la formation d’un gouvernement de libérale conciliation. C’est notre histoire depuis trois mois. Qu’il y ait encore à travers tout des tiraillemens, des incohérences et des violences de partis impatiens de se mesurer ou de s’opprimer mutuellement, on n’en peut certes douter, on le voit tous les jours. Nous n’en sommes plus cependant, et c’est là le commencement du progrès, à ces perspectives de conflits prêts à éclater d’une heure à l’autre, à ces perpétuelles menaces d’un inconnu redoutable Obsédant les esprits. Nous n’attendons plus chaque matin, et c’est bien heureux, l’imprévu préparé dans les conciliabules nocturnes. La constitution reste entière sous la garde collective des pouvoirs réconciliés. Tous les ressorts de gouvernement ne sont pas faussés ou poussés à bout. Il y a un ministère qui est la garantie du parlement aussi bien que M. le président de la république. L’apaisement est sensible, et si les passions de combat n’ont pas désarmé, si elles se manifestent encore avec leur âpreté vindicative, elles subissent elles-mêmes l’influence générale. L’opinion est à la paix avec la république constitutionnelle, libérale et conservatrice telle qu’elle existe ; elle est si bien à la paix sincèrement acceptée et pratiquée qu’elle ne voit plus qu’une dissonance ou une importunité dans les manifestations extrêmes, dans les impatiences de domination et les représailles des vainqueurs comme dans les tentatives de résistance et de réaction des vaincus des dernières luttes. Non, l’opinion aujourd’hui n’est en vérité ni avec ceux qui voudraient faire du sénat un foyer d’opposition systématique, et créer des embarras à un gouvernement bien intentionné, ni avec ceux qui croient habile de tenir le ministère par le budget et, qui en sont encore après quatre mois à invalider des élections. Elle est pour les transactions, là où elles sont possibles, pour, tout ce qui peut simplifier et dégager la marche des affaires nationales. C’est une situation nouvelle qui a commencé au 14 décembre, qui n’a pu arriver sans doute à se préciser complètement, à prendre toute sa force, et où les esprits éclairés n’ont rien de mieux à faire que de porter le secours de leurs lumières et de leur zèle pour aider un gouvernement de raison et de modération, pour le préserver au besoin de ses propres faiblesses. C’est à cette phase de nos affaires intérieures que répond l’évolution par laquelle les constitutionnels du sénat viennent de se séparer de la coalition semi-légitimiste, semi-bonapartiste de la droite, avec laquelle ils ont fait pendant trop longtemps, sans enthousiasme, sans grande conviction, par une sorte de point d’honneur, une campagne qui ne pouvait les conduire à rien.

Un jour ou l’autre, la scission était inévitable. C’est le destin des alliances mal conçues. Elles ne servent qu’à fausser l’action parlementaire et à créer des situations artificielles, elles sont nécessairement une duperie pour quelques-uns des alliés et elles finissent par des incompatibilités qui deviennent bientôt une rupture éclatante. La dernière élection d’un sénateur inamovible a été le prétexte de la scission, et en définitive elle n’a été que le prétexte, l’incident qui a comblé la mesure. Jusque-là il avait été convenu entre les diverses fractions de ce qu’on appelait la majorité sénatoriale, la majorité conservatrice, que chaque groupe présenterait à tour de rôle un candidat qui serait adopté et nommé par les autres groupes de la coalition. Les constitutionnels, qui avaient il y a quelque temps poussé l’abnégation jusqu’à voter pour M. Lucien Brun, M. Chesnelong et M. Grandperret, avaient bien le droit de compter sur quelque réciprocité le jour où la désignation leur appartenait. Ils avaient choisi comme candidat pour la dernière élection M. le duc Decazes. Dans trois scrutins successifs, à quelques jours d’intervalle, plusieurs membres de l’extrême droite ont obstinément refusé leurs voix a l’ancien ministre des affaires étrangères et ils ont fait manquer l’élection : ils n’ont pu pardonner au duc Decazes l’ordonnance du 5 septembre 1816 inspirée par feu son père et dirigée contre les royalistes ! S’ils ne l’ont pas dit, ils l’ont pensé. Devant une exclusion si parfaitement préméditée et si plausible, M. le duc Decazes a cru de sa dignité de retirer sa candidature, — et l’ordonnance du 5 septembre a été enfin vengée ! Les irréconciliables de l’extrême droite ont eu ce qu’ils voulaient, ils ont réussi à faire de M. Carayon-Latour un sénateur inamovible. Grand triomphe pour la légitimité et pour, M. le comté de Chambord, dont la restauration a été notablement avancée ce jour-là ! M. le duc Decazes a été exclu, M. de Carayon-Latour a été élu sénateur, — et du même coup, c’était évident, les légitimistes, de l’extrême droite achevaient de leurs propres mains la déroute de cette fragile et stérile coalition sénatoriale dont on s’est si bien servi dans une pensée de combat, sur laquelle on comptait peut-être encore pour susciter et soutenir de nouveaux conflits. Les constitutionnels, malgré leur bon caractère, ne pouvaient manifestement se résigner au rôle qu’on leur faisait. Ils ont repris leur liberté, selon l’euphémisme consacré, ils se sont retirés sous leur tente en petit bataillon serré de vingt-deux sénateurs. Ils forment aujourd’hui un groupe indépendant, libre de choisir sa direction, de prendre position dans la carrière parlementaire.

Les constitutionnels, en réalité, n’ont fait que saisir l’occasion qui leur a été offerte, et, si quelque chose peut étonner, ce n’est pas qu’ils revendiquent aujourd’hui seulement une indépendance dont ils peuvent faire un usage efficace et fructueux pour le pays, c’est qu’ils aient tant tardé, qu’ils n’aient pas accompli plus tôt une évolution inévitable. Que les constitutionnels qui, par leurs opinions et leurs traditions, sont des partisans du régime constitutionnel sous la forme monarchique, aient été il y a quelques années, au lendemain des désastres de 1870, les alliés des légitimistes tant qu’il y avait quelques chances pour une sorte de rétablissement légal de la monarchie, c’est assez naturel. La cause paraissait commune entre eux, elle l’était jusqu’à un certain point, à la condition que la royauté traditionnelle et les institutions parlementaires restassent inséparables. La destinée définitive du pays restait en suspens, et une assemblée souveraine gardait la liberté de se prononcer. Le jour où la restauration s’est trouvée décidément irréalisable parce que le roi a manqué, et où la république est devenue le seul régime possible parce que le pays ne pouvait rester indéfiniment dans un provisoire mortel, le jour où une organisation politique a été adoptée et promulguée, la conduite des constitutionnels était tracée d’avance. Il n’y avait de leur part ni défection, ni trahison, ni abdication, il n’y avait que l’acceptation simple et loyale de ce qu’on n’avait pu empêcher, de ce qui n’était que l’expression d’une irrésistible nécessité. Les constitutionnels n’avaient plus qu’un rôle logique et utile, c’était de ne pas marchander sournoisement avec la force des choses, de se placer sur le seul terrain où une action sérieuse pût être exercée, de rester on un mot le noyau du vrai parti conservateur dans la république nouvelle que l’assemblée souveraine elle-même venait de voter. Demeurer avec la France, avec son drapeau, avec sa constitution, c’était désormais l’unique condition possible d’une politique conservatrice sensée, éclairée et probablement efficace. Pour les constitutionnels, il n’y avait pas d’autre rôle ; en le prenant avec résolution dès le premier moment, ils auraient pu tout changer.

Ce qu’ils n’ont pas fait il y a deux ou trois ans, ils le font aujourd’hui, et, s’il y a eu du temps perdu, il y a d’un autre côté l’avantage d’une expérience aussi instructive que saisissante. Les événemens ont montré. en effet ce que c’était que cette « union conservatrice » dont on s’est plu à faire une combinaison de salut, qui a pu abuser un jour M. le président de la république lui-même. On a cru possible et habile de fonder toute une politique sur une coalition de partis incompatibles, hostiles entre eux, rapprochés par le seul lien d’une haine commune des institutions légales, et momentanément confondus sous un drapeau de combat. On n’a réussi qu’à jeter le pays dans une grande aventure, et le grief le plus sérieux contre le 16 mai, c’est qu’il n’a fait précisément que compromettre les intérêts conservateurs qu’il prétendait servir, c’est qu’il a conduit la France fatalement, sans le vouloir nous n’en doutons pas, au seuil des coups d’état et des guerres civiles. L’expérience est assurément décisive, elle est d’hier à peine, et, si elle n’a pas eu un dénoûment plus désastreux, c’est justement parce que les constitutionnels, émus de leur responsabilité, ont refusé d’aller plus loin. Ils ont pu sans doute assez longtemps, jusqu’à ces derniers mois, se laisser retenir par leurs relations, par d’anciennes habitudes, par la crainte de se séparer publiquement de ce qu’on appelait l’armée conservatrice ; mais évidemment ils n’en étaient plus à sentir le poids de tout ce qu’on imposait à leur bonne volonté et même des alliances dont ils avaient à subir la solidarité compromettante. Ils ne s’étaient associés qu’avec tristesse, « la mort dans l’âme, » comme le disaient quelques-uns, à l’affaire du 16 mai. Ils. suivaient encore sans illusion, et lorsqu’ils ont vu que, sous prétexte, d’une prétendue défense des intérêts conservateurs, ils allaient tout livrer, lorsque la vérité pressante, inexorable, s’est dévoilée à leurs yeux, ils se sont arrêtés. Ils avaient laissé passer le 16 mai, ils n’ont pas voulu laisser passer une dissolution nouvelle et moins encore toutes les combinaisons équivoques qui, un mois durant, ont pu se nouer autour, du chef de l’état. Ils n’ont point hésité à éclairer M. le président de la république lui-même, dont la raison loyale était digne de tout entendre. Qu’on remarque bien la portée de leur intervention. Avec eux, avec leur concours assuré dans le sénat, une politique de résistance pouvait essayer d’aller jusqu’au bout en surprenant la bonne foi de M. le président de la république ; sans eux, il n’y avait plus à se payer de subterfuges de légalité, il n’y avait de possible qu’un coup d’état avéré, dont M. le maréchal de Mac-Mahon n’a cessé de décliner personnellement la pensée. Le mérite des constitutionnels a été tout simplement de montrer, au moment décisif, la vérité à un esprit honnête, et de préparer la solution régulière, légale d’une des plus dangereuses crises de l’histoire de notre temps.

Et maintenant que signifient toutes les récriminations qui s’élèvent dans les divers camps de la droite ? Est-ce que les constitutionnels avaient des engagemens particuliers avec les légitimistes, et n’auraient-ils pas été dans tous les cas amplement déliés par les procédés des légitimistes eux-mêmes dans l’affaire de la candidature de M. le duc Decazes ? Est-ce qu’ils avaient promis aux bonapartistes de les aider complaisamment à relever la fortune de l’empire ? Est-ce qu’ils ont manqué à leurs devoirs envers ces partis en leur refusant patriotiquement l’occasion de troubler le pays par des luttes à outrance et des tentatives de coups d’état ? Les constitutionnels n’ont fait que suivre la logique de leurs opinions dans le mouvement de scission qu’ils viennent d’accomplir, et, en reprenant leur indépendance au lendemain d’événemens douloureux qui ont mis à nu toutes les incompatibilités, ils restent ce qu’ils étaient, des conservateurs libéraux décidés à servir le pays sans arrière-pensée, sans parti-pris, sous la république comme sous la monarchie. L’essentiel pour eux est de maintenir la position qu’ils ont prise ou acceptée et de ne pas se laisser émouvoir par cette considération qu’ils ne forment qu’un petit groupe, qu’ils sont isolés. Ils ne sont que vingt-deux, c’est vrai ; ils représentent une force morale considérable. Ils sont le parti de tous ceux qui font de la politique avec ce qui est possible, non avec des chimères, qui auraient désiré sans doute pour la France, une monarchie libérale, qui acceptent aussi la république, en prétendant l’entourer de toutes les garanties d’un régime régulier et protecteur de toutes les sécurités, de tous les intérêts. Ils peuvent être, s’ils le veulent, une puissance modératrice dans le parlement et exercer par leurs lumières, par l’autorité de leur parole, par la fermeté de leur attitude, une influence décisive. Perdus dans cet amalgame qui s’est appelé la majorité conservatrice du sénat, ils n’étaient qu’un contingent froissé, souvent mécontent, parfois entraîné au-delà de ses propres idées ; en allant se confondre dans la gauche, qui, n’est pas moins mêlée que la droite, ils ne dépasseraient pas seulement leurs opinions, ils risqueraient peut-être d’être reçus comme des alliés de la onzième du même de la douzième heure. Libres, indépendans, ils ne sont qu’une minorité, mais une minorité avec laquelle il faudra compter, qui peut grandir rapidement en intervenant à propos dans les Occasions sérieuses, en faisant sentir le prix de son concours, en parlant au pays, en élevant à travers tout le drapeau d’une politique de modération.

Le premier résultat pratique de l’évolution des constitutionnels, indépendamment des conséquences qu’elle peut avoir dans un avenir plus au moins prochain, c’est de dégager la situation parlementaire de ces menaces de conflits qui sont toujours dans l’air à propos de quelques lois, qui sont passées récemment de la chambre des députés au sénat. Nous ne parlons pas même du budget, que le sénat a refusé il y a quelques jours de voter au pas de course, et qu’il a voulu se donner le temps d’examiner en rivalisant de lenteur avec la chambre des députés. Il y a d’autres lois sur le colportage des journaux, sur l’amnistie en faveur des délits de presse commis depuis le 16 mai, sur l’état de siège. Ces lois, la droite sénatoriale ne demanderait certainement pas mieux que de les rejeter ou de les corriger de façon à en altérer la signification ; mais elle n’est plus maîtresse du scrutin, elle n’est plus la majorité, et déjà le vote de la loi sur le colportage lui a prouvé qu’elle risquerait fort d’échouer dans une campagne d’opposition systématique et chagrine contre tout ce qui viendrait de l’autre chambre ou du ministère.

A vrai dire, on s’exagère peut-être un peu de part et d’autre l’importance de quelques lois qui ne sont probablement pas destinées à faire une grande figure dans l’histoire et qui ne prendraient un intérêt exceptionnel que si elles avaient l’étrange fortune de devenir une occasion de conflit entre les deux assemblées. Évidemment ces actes de législation qui traînent depuis l’ouverture des chambres sont nés uniquement et exclusivement des dernières circonstances, de la dernière crise dénouée par l’avènement du ministère du 14 décembre 1877. Ils ont eu pour objet d’atteindre rétrospectivement le 16 mai dans ses œuvres de répression, de restreindre ou de préciser des prérogatives de gouvernement dont des politiques hardis ont abusé et auraient pu encore plus abuser. On s’est donné le plaisir de mettre nos droits sous la sauvegarde de textes nouveaux ! Parlons cependant en toute franchise et sans illusion. Que s’est-on proposé ? On a voulu surtout, c’est bien clair, se précautionner contre des velléités de coups d’état en enlevant d’avance à toute pensée de dictature l’instrument commode de l’état de siège, d’un état de siège légal. Eh bien ! croit-on sérieusement que le jour où il y aurait au pouvoir un homme, des hommes capables de méditer et de tenter des coups d’état, résolus en d’autres termes à se mettre au-dessus de toutes les garanties légales et constitutionnelles, croit-on que ces hommes se laisseraient arrêter par une loi de plus ? Des lois, il y en a toujours la veille des coups d’état, et il n’y en a plus le lendemain, il n’y a plus que la toute-puissance des vainqueurs ! Ce serait trop naïf de se fier à ces moyens platoniques de préservation qui n’ont jamais rien préservé. La loi votée par la chambre des députés et portée au sénat risquerait donc de n’être qu’une faible ressource défensive pour les grandes circonstances, pour ces cas exceptionnels où les attentats de la force sont possibles. Sous ce rapport, elle ressemblerait à une précaution ingénue ; mais l’utilité réelle, l’intérêt d’opportunité immédiate qu’elle peut avoir dans les circonstances heureusement ordinaires où nous vivons, c’est de dissiper des doutes qui ont pu s’élever, qui ont peut-être encouragé en certains momens de périlleuses tentations. On a pu entrevoir le rôle qu’ont eu dans les dernières crises ces questions d’interprétation des droits du pouvoir exécutif. Personne n’ignore que, si M. le président de la république a pu parfois se méprendre sur l’étendue de ses prérogatives et se laisser troubler par des équivoques, il a mis aussi son honneur à s’arrêter là où il a vu clairement la limité de son autorité légale. C’est justement à préciser cette limite, à dissiper toutes les obscurités que la loi nouvelle peut servir, et elle n’a certes rien d’extrême, rien que des esprits modérés aient à désavouer. L’assemblée la plus conservatrice n’a point certes à craindre de voter une loi de ce genre telle que le gouvernement la présente, surtout lorsque ce vote confiant doit avoir pour conséquence heureuse de simplifier les rapports des deux chambres, de dégager la situation, d’affermir un ministère d’apaisement et en un mot d’en finir avec ce règlement de comptes d’une période de troubles.

Ce que le sénat aurait de mieux à faire, et il serait positivement dans son vrai rôle, ce serait de donner l’exemple de la modération, même au besoin des concessions opportunes, à la chambre des députés, qui a de son côté quelque peine à se coordonner, à régler sa marche et à se mettre aux affaires sérieuses. Elle ne manque pas sans doute d’une certaine bonne volonté, cette chambre tumultueuse et novice. Elle écoute au besoin les sages paroles de M. le ministre de l’intérieur, qui s’étudiait récemment à mettre en relief le caractère conservateur de la république et du gouvernement. Elle semble assez souvent chercher sa voie et les occupations utiles. Malheureusement elle a toutes les susceptibilités de la prépotence, la confusion des pouvoirs inexpérimentés, et elle s’échauffe stérilement à la tâche aussi ingrate qu’irritante de ces interminables invalidations qu’elle poursuit sans paraître se rendre compte du précédent redoutable qu’elle crée. Après quatre mois, elle en est encore à examiner et à casser des élections. Elle n’aura pas fini son travail avant sa séparation prochaine du mois d’avril. Elle crée des catégories d’ajournés, d’invalidés, elle a ses commissaires aux enquêtes, commissaires à Versailles et commissaires en voyage. L’autre jour, M. Gambetta répondait avec impatience à un député pressé de connaître son sort que la chambre n’avait pas le temps, qu’elle ne pouvait se détourner d’une discussion des plus graves et des plus intéressantes qui se trouvait engagée. C’était vrai ; mais à qui la responsabilité de ces diversions stériles, de ces débats tumultueux et souvent injurieux qui ne laissent pas même le temps de se donner avec suite aux affaires et les plus pressantes ? Si la chambre veut montrer que nous sommes décidément rentrés dans une voie régulière, elle doit y songer. On ne peut pas lui demander de laisser absolument de côté la politique, la politique est partout ; mais il y a tout un travail auquel elle doit se mettre sans plus de retard, il y a des affaires d’un ordre pratique, financier, qu’elle ne peut plus laisser en suspens. Tandis que le sénat va expédier sans doute le budget général des dépenses publiques, il y a le budget des recettes qui attend encore à la porte de la chambre. M. le ministre des finances demandait récemment de la manière la plus pressante qu’on en finit ; il démontrait les inconvéniens de ces lenteurs, de ces ajournemens incessans. Nous touchons à la fin du troisième mois de l’année, et on n’a pas réussi encore à sortir des douzièmes provisoires. Comment veut-on répandre partout le sentiment d’un régime régulier et stable lorsqu’on a l’air de retenir le budget par défiance, lorsqu’on se traîne dans la routine des douzièmes provisoires, lorsqu’on donne soi-même l’exemple des procédés d’une vie instable et précaire ? On s’expose à ce que des plaisans de la chambre disent qu’on n’a que des douzièmes de sécurité et des douzièmes de confiance !

La chambre elle-même ne peut que gagner en crédit, en autorité, à se tourner vers les affaires sérieuses, vers les débats profitables qui n’ont pas peut-être l’attrait des représentations de gala parlementaire Où l’on échange plus d’injures que de raisons, mais qui ont un bien autre intérêt, comme on vient de le voir par cette discussion récemment engagée et encore inachevée sur les chemins de fer. Là les hostilités des partis sont un moment suspendues, les passions n’ont que faire et sont obligées d’avouer leur incompétence ; il n’y a de place que pour l’étude, pour la science, pour l’analyse des intérêts les plus divers et les plus compliqués. M. Routier n’est plus le ministre de l’empire soulevant des orages comme il y a quelques semaines, il reparaît en homme pratique depuis longtemps versé dans ces affaires de chemins de fer, habile à les manier et à les exposer. M. Keller oppose aux entreprises nouvelles les charges d’une situation financière qui, sans avoir rien de sombre et de menaçant, a cependant sa gravité et mérite une attention prévoyante. Des hommes moins connus et d’opinions diverses, M. Allain-Targé, M. René Brice, M. Cherpin, intéressent par des discours sérieux et étudiés. M. le ministre des travaux publics n’a pas encore parlé, il a été obligé par sa santé à demander une trêve de quelques jours ; mais il défendra sûrement ses idées, son système en ingénieur entendu et habile. Il s’agit, on le sait, de l’exécution de tout un plan où M. le ministre des travaux publics a besoin de la collaboration de M. le ministre des finances. Le projet dont la discussion est en ce moment engagée consiste dans la combinaison de deux choses : un système de rachat par l’état d’un certain nombre de chemins de fer en détresse dans l’ouest et le sud-ouest, dans la Vendée, dans les Charentes, et un emprunt de 500 millions qui serait réalisé par une émission de 3 pour 100 amortissable en soixante-quinze ans.

Rien n’est plus réellement intéressant, plus sérieusement instructif qu’un tel débat qui soulève les questions les plus graves et les plus pratiques, celle du rachat et de l’exploitation des chemins de fer par l’état, celle des tarifs et des relations de l’état avec les compagnies existantes, celle du complément de nos lignes ferrées, celle des moyens financiers exigés par le nouveau système de M. de Freycinet. Dès ce moment, on peut entrevoir que la chambre est certainement portée à soutenir de ses sympathies M. le ministre des travaux publics, et en même temps qu’elle aura de la peine à se laisser gagner absolument à des projets dont la conséquence serait d’étendre et d’aggraver les interventions de l’état. Sur ce point, elle sera rétive et elle aura raison. Ce que sera le vote définitif du parlement, on ne le sait pas encore, on ne le sait pas même pour la chambre, des députés et à plus forte raison pour le sénat ; mais à part les questions de système et les combinaisons pratiques, immédiates, que l’état présent de quelques chemins de fer peut réclamer, il y a, ce nous semble, une considération qui a une importance de premier ordre et qui devrait peut-être tout dominer aujourd’hui. Que l’emprunt de 500 millions, derrière lequel on aperçoit déjà d’autres emprunts possibles, que cette première opération de crédit puisse être réalisée sans difficulté, sans embarras à l’heure qu’il est, cela n’est point douteux. Le crédit de la France, sans être inépuisable comme on se plaît à le dire quelquefois, est assez puissant pour suffire à bien des nécessités. D’un autre côté cependant il n’est pas moins certain que le tableau assez sévèrement tracé par M. Keller n’est point sans exactitude, qu’il y a dans le budget, sans parler de la dette perpétuelle, bien des annuités de diverses origines affectées à des dettes amortissables de différente nature, que l’extrême limite des impôts possibles est à peu près atteinte, que l’élasticité des revenus existans n’est pas indéfinie, et que, tout compte fait, il resté peu de réserve pour parer à l’imprévu. C’est là justement la question. Quelque utilité qu’il puisse y avoir dans le développement de notre système de chemins de fer ou dans des mesures partielles de préservation à l’égard de certaines lignes, quelque facilité que doive rencontrer un emprunt, le moment est-il bien choisi ? L’état présent du monde n’est-il pas de nature à inspirer des préoccupations que M. le ministre des affaires étrangères ne désavouerait pas, et que M. le ministre des finances lui-même partagerait ? N’y a-t-il pas la plus simple prévoyance à éviter d’épuiser ou de trop engager les ressources publiques, à rester en mesure de suffire à tout, même à tout ce qu’on ne peut ni pressentir ni définir ?

Voilà, dira-t-on, l’exposition qui va bientôt s’ouvrir, elle est un gage de paix, elle nous laisse toute liberté de songer à nos chemins de fer et à nos canaux. Oui, sans doute, l’exposition s’ouvrira dans quelques semaines, elle attirera tous les curieux de l’univers ; elle ne sera pas troublée par les coups de canon, comme on s’est plu à le dire avec une ironie lugubre, et l’Allemagne elle-même, après avoir refusé jusqu’ici d’y paraître, semble avoir réfléchi : elle ne s’abstient plus, elle sera représentée à l’exposition des beaux-arts, où elle enverra ses plus beaux ouvrages, sauf les tableaux militaires. Ainsi vient de le décider l’empereur Guillaume. Tout cela est au mieux ; mais rien ne peut faire que les choses ne soient pas ce qu’elles sont, et, tandis que nous parlons de paix et de chemins de fer, un empire chancelle, près de disparaître à l’orient, une puissance formidable couronnée par la victoire s’élève au nord, l’inquiétude est dans les chancelleries comme dans les parlement de l’Europe, et l’on négocie en demandant des crédits militaires à Vienne comme à Londres. La paix imposée par la Russie à la Porte, sans être un mystère, reste au moins un grand objet d’incertitude, de contestation, pour ne pas dire de trouble universel, et on ne sait encore au juste quand le congrès sera réuni ni même s’il se réunira décidément, ni sur quels points précis il aura à délibérer, ni quelles seront les limites de sa juridiction et de son autorité !

C’est une situation des plus graves, qui tient dans une attente inquiète l’Europe tout entière et à laquelle la France ne peut pas être plus indifférente que les autres puissances. La seule question qui semble tranchée jusqu’ici, au moins en théorie, c’est le choix de la ville où se réunira le congrès, s’il se réunit, et ce n’est pas sans une certaine mélancolie que l’autre jour à Londres le chancelier de l’échiquier parlait de toutes les phases par lesquelles est passé ce choix laborieux, qui s’est égaré successivement sur Vienne, sur Bade, pour s’arrêter définitivement sur Berlin. Un autre point semble acquis, c’est que les traités qui liaient l’Europe n’existent plus, et le chef du foreign office en parlait récemment à son tour d’un ton assez découragé. Lord Derby a signé l’épitaphe de ces anciennes œuvres diplomatiques. « L’état de choses prévu par ces traités, a-t-il dit mélancoliquement, a cessé d’exister,… et, si nous les prenons comme point de départ, c’est évidemment dans l’intention de nous en écarter… » Au-delà tout reste obscur, même le programme des délibérations du congrès, surtout ce programme. D’un côté, la Russie, armée du nouveau traité de paix qu’elle a conquis, a certainement l’ambition d’en maintenir l’intégrité, tout au moins les traits essentiels, et de ne livrer à la diplomatie que quelques points partiels qui sont censés intéresser l’Europe. D’un autre côté, l’Angleterre et probablement aussi l’Autriche entendent que l’œuvre tout entière soit soumise au congrès. Que sortira-t-il de ces négociations qui ne sont encore qu’un préliminaire ? Au milieu de ces complications, quel sera le rôle de la France ? Quelle position peut-elle prendre et garder ? Il serait vraiment assez inutile de se mettre l’esprit à la torture pour imaginer des combinaisons et des tactiques. La France n’a tout simplement qu’à accepter et à jouer son rôle de puissance neutre et désintéressée sans aucune affectation. Elle ne peut s’abstenir complètement parce qu’elle a été mêlée jusqu’ici à toutes les négociations, et parce qu’elle ne peut rester étrangère à de si grands événemens. Ceux qui lui proposent de faire de l’abstention absolue un système, de se retrancher dans son isolement, de refuser en un mot de paraître dans un congrès, ceux-là ne réfléchissent pas que ce qu’ils proposent est la politique la plus délicate, la plus dangereuse. Par le fait c’est une sorte de sécession, une sorte de rupture sous forme d’abdication qui peut avoir les plus gravés conséquences. A-t-on calculé les suites d’une telle politique ? Sans aller jusque-là, la France n’a qu’à accepter son rôle d’impartialité dans des négociations dont elle n’est pas chargée de garantir le succès et à suivre des événemens dont elle n’a pas la mission de dire le dernier mot.


CH. DE MAZADE.



Pensées of Joubert, selected and translated, with the original french appended, by Henry Attwell. London 1877. Macmillan.


Ce n’est pas aux lecteurs de la Revue qu’il faut rappeler le nom de Joubert, comme celui de l’un des écrivains les plus profonds et les plus ingénieux du commencement de notre siècle. On sait que ses Pensées, qu’il n’avait jamais songé à publier, avaient été, plusieurs années après sa mort, en 1838, recueillies et imprimées, mais seulement pour un cercle intime, par un de ses illustres amis, M. de. Chateaubriand. Sainte-Beuve, toujours curieux des nouveautés littéraires, eut connaissance de ce premier recueil ; il en parla et il en donna de nombreux extraits dans la Revue, et il exprima le vœu qu’une nouvelle édition vînt mettre ces précieux fragmens à la disposition du public. Un neveu de Joubert, Paul de Raynal, reprit les manuscrits, compléta et mit dans un ordre meilleur les Pensées ; il y ajouta ce qu’il put réunir de la correspondance, et fit précéder la nouvelle édition publiée en 1842 d’une notice qui fut remarquée. Depuis cette époque, après la mort de M. Paul de Raynal, des éditions nouvelles ont successivement paru avec quelques additions. Les Pensées sont bien vite devenues comme une monnaie courante dont se sont servis les esprits d’élite de notre temps, et, par une bonne fortune que n’avait pu prévoir son auteur, ce livre posthume, où s’unissent tant d’élévation, tant de finesse d’observation et tant de délicatesse de style, a pris rang au nombre des classiques et a rencontré, même hors de France, de fervens et sympathiques admirateurs. La traduction dont nous voulons ici dire un mot en est une preuve. Un littérateur anglais distingué, M. Henry Attwell, qui dirige près de Londres une grande institution d’enseignement supérieur, the Nassau school, a conçu pour Joubert une de ces admirations dont nous parlions tout à l’heure. Il a consacré ses loisirs à traduire une partie des Pensées, et il a voulu publier sa traduction, tout à la fois comme une lecture utile et charmante, et pour faire partager à ses compatriotes son culte pour un auteur favori. Il est assurément en Angleterre le plus fervent, mais il n’est pas le seul admirateur de Joubert. Déjà M. Ludlow, dans un essai sur les auteurs de Pensées, inséré au Macmillan’s Magazine, après avoir dit que « jeter les yeux sur les Pensées de Joubert c’était se donner le spectacle d’un écrin de diamans, » en avait présenté quelques échantillons à ses lecteurs, et M. Matthew Arnold en avait aussi inséré quelques extraits dans son Essay on criticism. Joubert n’était donc pas inconnu en Angleterre. Déjà, depuis la publication de M. Henry Attwell, des recueils littéraires ont appelé l’attention du public anglais sur Joubert et sur son traducteur.

Tous ceux qui sont familiers avec le style de Joubert comprendront aisément les difficultés que présentait une pareille tentative. M. Attwell reconnaît lui-même que, par la différence même des deux langues, certaines pensées, et nous pourrions dire des meilleures, sont restées rebelles à ses efforts, et qu’il a dû renoncer à les reproduire, et dans quelques-unes mêmes de celles qu’il a traduites, il reconnaît aussi, et il est facile de s’en convaincre, que sa langue n’a pu lui fournir des équivalens capables de répondre à la portée exacte des mots français. Mais enfin l’épreuve, quelle qu’en fût la difficulté, a été souvent surmontée de la manière la plus heureuse, et ce qui prouve que les pensées de Joubert, qui semblent puiser une partie de leur valeur dans l’exquise ciselure du style, ont cependant un fonds solide de vérité et de nouveauté qui les soutient, qui survit même dans une langue étrangère, c’est que la plupart d’entre elles conservent en anglais la plus grande partie de leur prix. Il n’a pas paru sans intérêt de signaler ici un fait qui prouve la sympathie qu’inspire en Angleterre notre littérature et l’estime accordée à un écrivain que la Revue a eu l’heureuse fortune, parmi tant d’autres révélations du même genre, de faire connaître la première à ses lecteurs.

L. DE RAYNAL.


Reise in der egyptischen Aequatorial-Prinz und in Kordofan von Ernst Marno. — Wien 1878. A. Hölder.


En 1874, le colonel Gordon, chargé par le khédive de continuer l’expédition d’abord confiée à sir Samuel Baker, avait fait demander à la Société de géographie de Vienne un naturaliste qui pût l’accompagner dans son voyage aux grands lacs. La Société fit choix pour cette mission de M. Ernest Marno, déjà connu par son exploration du Soudan, et M. Marno partit de Vienne le 13 octobre, muni de fonds suffisans, que la Société de géographie et le gouvernement autrichien avaient mis à sa disposition. Arrivé à Souakin le 31 octobre, il se rendit d’abord à Khartoum, d’où un petit bateau à vapeur le conduisit à Ladô, quartier-général de Gordon-pacha. Ladô, dans le district de fiari, sur la rive gauche du Bahr-el-Pjebel, a remplacé Ismaïlià (Gondokoro) comme station principale et siège du gouvernement de la province équatoriale, parce que Gondokoro est devenu inhabitable depuis que le cours du Bahr-el-Djebel s’est déplacé vers l’ouest. Le bras du fleuve qui baigne la rive escarpée sur laquelle est bâti Gondokoro n’est plus, à certaines époques, qu’un marais plein de miasmes, tandis que l’ancien bras secondaire, qui est séparé du premier, par une île, est devenu le bras principal. La difficulté de trouver des porteurs et des soldats d’escorte empêcha M. Marno de continuer son voyage, comme il l’avait espéré, jusqu’aux grands lacs. Gordon l’ayant abandonné à Ladô, il fut très heureux de pouvoir profiter de l’offre du colonel Long de l’emmener avec lui aux seribas de Morou, de Moundo et de Makraka, dans le pays des Niam-Niam. Partis de Ladô le 31 janvier, les voyageurs furent de retour vers le milieu du mois de mars, et le 22 avril M. Marno se retrouva à Khartoum, d’où il entreprit encore une excursion à Kordofan. Au commencement de novembre, il fut de retour à Khartoum, et au mois de mai 1876 il put s’embarquer pour l’Europe. C’est le récit de ces voyages qui forme la matière d’un beau volume, accompagné de cartes et orné de nombreuses gravures, qui vient d’être publié sous les auspices de l’Académie des sciences de Vienne.

On trouve dans l’ouvrage de M. Marno non-seulement d’intéressans détails sur ses itinéraires, mais encore des renseignemens ethnographiques d’une grande valeur, des séries d’observations météorologiques et astronomiques, des vocabulaires, et une curieuse collection de fables qui ont cours dans le Soudan, et que M. Marno paraît avoir recueillies le premier. Dans ces fables, c’est toujours, sous le nom d’Aboul-Hosseïn, maître renard qui joue le principal rôle, et ses victimes sont tour à tour l’hyène, le crocodile, l’autruche et même le Hon ; quant au fond, la parenté de ces contes populaires avec ceux des peuples aryens est assez frappante. Comme on le voit, les matériaux que le voyageur autrichien a rapportés de son secopd séjour en Afrique sont de nature très variée, et ils ajouteront quelque chose à notre connaissance des pays équatoriaux.


I. L’Afrique et la Conférence géographique de Bruxelles, par M. Émile Baaning, 2e édition. Bruxelles 1878. — II. L’Afrique centrale et la Conférence géographique de Bruxelles, par M. Émile de Lavette. Bruxelles 1878. Muquardt.


Au mois de septembre 1876 s’est réunie à Bruxelles, sous la présidence du roi des Belges, une conférence internationale appelée a délibérer sur les misères de la « terre de servitude » et sur les moyens les plus propres à ouvrir le continent africain à la civilisation, Les travaux de cette conférence ont été exposés ici même par M. Émile de Laveleye, dans une intéressante étude que nous retrouvons en tête d’un volume récemment publié qui porte le même titre, et qui renferme en outre la traduction d’une série de lettres de M. Stanley adressées au Daily Telegraph, ainsi qu’une notice de M. E. Bujac intitulée les Égyptiens dans l’Afrique équatoriale, où sont relatées les expéditions des colonels Gordon, Purdy, Chaillé-Long, etc., entreprises en vue d’étendre la domination du khédive sur les pays situés au sud de l’Égypte. De son côté, M. E. Banning, l’un des secrétaires de la conférence, vient de faire paraître, une nouvelle édition, revue et augmentée, ornée de cartes et de planches, du livre qu’il avait consacré à cette œuvre humanitaire. L’expérience d’une année a suffi pour démontrer que les doutes et les craintes qui avaient accueilli les débuts de « l’Association internationale pour réprimer la traite et ouvrir l’Afrique centrale » n’avaient aucun fondement. Comme le dit avec raison M. Banning, l’idée était venue à son heure ; elle est tombée dans un milieu merveilleusement préparé à la recevoir, tout disposé à la faire fructifier. L’attention publique est en éveil, et ne se laisse plus détourner de cet objet, même par les plus graves événemens.

Il ne s’agit pas seulement d’un immense effort à faire en commun pour arriver à l’abolition définitive de la traite, qui, d’après une évaluation du supérieur de la mission catholique de Bagamoyo, inflige encore aujourd’hui aux populations africaines une perte annuelle d’un million d’âmes ; il ne s’agit pas seulement de faire participer ces pays si peuplés aux bienfaits de la civilisation, on a compris aussi qu’il y avait là une vaste arène ouverte aux colons européens. « Il faut, dit M. Banning, au torrent qui entraîne les sociétés modernes un lit plus large… Le nouveau monde ne suffit plus à absorber des forces que l’étendue du globe entier ne sera pas trop pour équilibrer. » Enfin l’intérieur de l’Afrique ne pouvait manquer de séduire le zèle religieux des missionnaires anglais, et déjà quatre ou cinq missions protestantes viennent d’être fondées sur les bords des grands lacs équatoriaux ; plus d’un million de francs a été recueilli à cet effet par des souscriptions.

Ajoutons que le comité exécutif de l’Association internationale s’est occupé l’année dernière d’organiser une expédition chargée d’établir, à partir de la côte orientale, un certain nombre de « stations scientifiques et hospitalières, » et d’entreprendre ensuite un voyage d’exploration dans l’intérieur du continent. Deux stations gratuites sont dès à présent à la disposition du comité : c’est d’abord, à Zanzibar, l’agence de MM. Roux de Fraissinet et Cie, puis, dans l’Ouniamuési, rétablissement de M. Philippe Broyon, — un Suisse qui a épousé la fille d’un des rois du pays ; on espère qu’on aura sans difficulté une troisième station gratuite sur la côte, et pour les autres qu’il y aura lieu d’établir sur les bords du Tanganyka, etc., on dispose de fonds très suffisans dont le comité exécutif est autorisé à faire l’usage qui lui paraîtra le meilleur. Ainsi tout se réunit pour faire espérer que l’œuvre inaugurée, il y a deux ans, ne sera pas stérile.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.