Chronique de la quinzaine - 14 mars 1875

Chronique n° 1030
14 mars 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mars 1875.

Allons, la politique du temps est un peu comme la vieille justice, elle marche d’un pied boiteux, mais elle arrive, et c’est l’affaire importante. Les lois constitutionnelles ont eu à passer par bien des épreuves, elles ont été bien des fois remaniées, raturées ou ajournées ; elles ont fini par avoir raison de tout, des résistances, des hésitations et des subterfuges. Elles existent aujourd’hui, elles sont arrivées au terme, si bien qu’il ne faudrait rien moins qu’une révolution pour les abroger. Le ministère qui vient de naître, qui a reçu le baptême officiel le 11 mars, n’est point venu au monde sans effort et sans peine. Pendant dix jours, on a pu suivre le cours troublé de ces négociations tour à tour nouées, abandonnées ou reprises. On a vu M. Buffet allant chez M. le président de la république, M. Dufaure allant chez M. Buffet, M. le maréchal de Mac-Manon venant à Paris et retournant à Versailles, les groupes parlementaires délibérant dans une attente curieuse et excitée. Ce qui semblait fait le soir se trouvait défait le lendemain matin, c’était à recommencer. Et, somme toute, le ministère nouveau, lui aussi, a fini par sortir du chaos, par se débrouiller. Il existe comme les lois constitutionnelles, après avoir eu, comme elles, un enfantement laborieux.

C’est pour le moment, à ce qu’il paraît, la condition des meilleures choses de ne pas réussir du premier coup. Est-ce que les difficultés sont dans la situation elle-même ? Non, tout serait au contraire simple et facile, si on le voulait ; mais depuis deux ou trois ans on s’est si bien accoutumé à faire de la politique d’illusion et de passion, de défiance et de subtilité, qu’il n’y a plus moyen de se reconnaître, qu’une crise ministérielle devient aussitôt une mêlée indéfinissable et confuse. La difficulté est d’arriver à un résultat dans le tourbillon des coteries, de concilier les intérêts, les arrière-pensées et les prétentions qui s’agitent, les impatiences et les résistances, les nécessités d’une situation nouvelle et les habitudes de M. le président de la république lui-même, un peu étonné peut-être de se voir dans tous ces imbroglios qui se nouent ou se dénouent amour de lui. On se perd dans toute sorte de complications où les combinaisons les plus naturelles risquent de s’amoindrir même quand elles réussissent. Et puis, s’il faut tout dire, l’esprit qui règne à Versailles ne simplifie pas les difficultés. Versailles est un peu la capitale du commérage politique. Depuis deux semaines, dans l’aimable et paisible résidence, on a mis en circulation assez de faux bruits, assez de commentaires de fantaisie, pour rendre tout impossible, pour mettre en guerre les hommes employés ou appelés à réorganiser un gouvernement. Les imaginations excitées ont travaillé à l’aise, et c’est ainsi qu’il a fallu plus de dix jours pour faire péniblement ce qui aurait pu être fait en quelques heures au début, pour revenir, à travers toute sorte de détours, à un ministère qui en définitive reste constitué à peu près tel qu’il avait été conçu et proposé dès le premier jour.

La crise est donc terminée : le ministère existe, il s’est dégagé de toutes les complications intimes, il a passé avant de naître par des péripéties presque émouvantes, et il a triomphé de tout parce qu’il était, à vrai dire, le seul ministère possible, parce qu’il répond à une situation qui n’est point elle-même des plus simples. Quelle était en effet cette situation au moment où la question ministérielle s’est élevée ? Un changement grave, décisif, venait de s’accomplir par un acte souverain de l’assemblée de Versailles. L’organisation des pouvoirs publics si souvent réclamée, si longtemps mise en doute, était désormais votée. Elle créait des conditions nouvelles, une sorte d’ordre nouveau, où la majorité qui venait de s’attester devait avoir sa part d’action légitime, comme elle avait eu sa part dans le succès des lois constitutionnelles ; mais il y avait à tenir compte de tout un ensemble de choses. Depuis le jour où M. Thiers, avec une clairvoyance, avec une supériorité de raison que les événemens ont justifiée et que les partis oublient trop aisément aujourd’hui, proposait ce qui s’accomplit précisément à l’heure où nous sommes, il est bien clair que tout a marché. La présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon, instituée pour sept ans, a été le préliminaire et est devenue un élément de l’organisation constitutionnelle ; elle est restée dans cette organisation telle qu’elle est avec ses engagemens d’origine, avec son caractère et ses inclinations évidentes. En devenant le président d’une république définitive, M. le maréchal de Mac-Mahon n’entendait point sûrement se désavouer lui-même et cesser d’être le représentant, le mandataire de la politique conservatrice pour la défense de laquelle il avait été élevé au pouvoir. Ce n’était ni dans la pensée du maréchal ni dans son rôle, ni même dans l’intérêt du pays.

Ce qui venait de se réaliser n’avait rien d’une révolution, c’était une évolution dans la politique intérieure de la France, un progrès vers la fixité, une halte dans la république délibérée, acceptée et régularisée. Que restait-il dès lors à faire ? C’était indiqué par les circonstances, par la nature et la marche des choses. Le ministère qui allait se former ne pouvait être que l’expression vivante d’un traité de paix entre des partis divisés par le 24 mai 1873, rapprochés par le vote du 25 février 1875, et décidés à suivre ensemble une politique conservatrice dans les conditions de cette république constitutionnelle qui venait d’être sanctionnée. C’est le ministère que M. Buffet recevait la mission de former le jour où, rappelé des Vosges, il avait à comprimer en lui la plus grande des douleurs pour se remettre aussitôt aux affaires publiques. Engagé depuis longtemps dans le parti conservateur, acquis par raison aux lois constitutionnelles, président de l’assemblée dans les discussions récentes comme au 24 mai 1873, esprit honnête, correct et indépendant, M. Buffet était de toute façon l’homme le mieux fait pour répondre aux exigences diverses d’une situation si complexe, pour dénouer la crise par la formation d’un pouvoir sérieux. Que M. Buffet eût préféré rester président de l’assemblée, qu’il se soit même défendu tout d’abord de la mission qui allait au-devant de lui, qu’il se fût surtout volontiers passé de prendre le ministère de l’intérieur qu’il a fini par être obligé d’accepter avec la vice-présidence du conseil, nous n’en doutons pas ; mais il s’est rendu promptement aux instances de M. le président de la république, et sur-le-champ il s’est mis à l’œuvre, prenant pour point de départ la solution acquise et irrévocable du problème constitutionnel.

La question était de savoir comment M. Buffet entendait la mission délicate qu’il recevait, quelle part il se proposait de faire aux divers élémens dont pouvait se composer un ministère sérieux dans les circonstances présentes. Un seul point semble n’avoir jamais été mis en doute, c’est la nécessité évidente d’un accord avec le centre gauche, plus particulièrement représenté par M. Dufaure et M. Léon Say. C’était le pivot naturel de la seule combinaison possible. Hors de là, tout restait livré à la discussion. Par exemple dans quelle mesure le centre gauche entrerait-il en partage du pouvoir avec le centre droit ? Pouvait-on, devait-on exclure systématiquement la minorité, c’est-à-dire cette fraction modérée de la droite qui, sans avoir voté les lois constitutionnelles, pouvait être disposée à se rallier, à s’incliner devant la légalité nouvelle consacrée par un acte souverain de l’assemblée ? À qui appartiendraient les ministères plus spécialement politiques ? C’est sur tout cela que se sont engagées ces négociations de dix jours qui ont parcouru toutes les phases de la conciliation et de l’aigreur, qui n’ont jamais été plus près de la rupture que lorsque tout semblait arrangé, qui jamais aussi n’ont été plus près du dénoûment définitif que lorsque tout semblait rompu, et dont bien des péripéties après tout restent encore sans doute mystérieuses. Il y a déjà la légende de la crise ministérielle, il y a les bruits, les rumeurs, les combinaisons de fantaisie, les insinuations intéressés de ceux qui se croyaient oubliés et qui n’auraient pas demandé mieux que d’avoir un rôle ; il y a aussi les interprétations passionnées, les soupçons, les exagérations. En réalité, tout tourne autour de deux ou trois faits essentiels qui résument le caractère et les vicissitudes de cette crise, dont le plus grave défaut est d’avoir été trop bruyante, trop saccadée, trop prolongée, et d’avoir eu même quelquefois des secrets pour ceux qui s’y trouvaient mêlés.

Une des premières pensées de M. Buffet ou plutôt peut-être de M. le président de la république semble avoir été d’adoucir la blessure de la défaite pour la minorité royaliste, de donner à la droite une certaine satisfaction ou de chercher à la retenir en lui offrant une place dans le ministère. Évidemment, si on était en plein régime parlementaire, si on en suivait strictement et sévèrement les règles, cette préoccupation n’aurait eu rien de fondé ; elle relèverait du sentiment plus que de la politique. C’est tout au moins une apparente anomalie de traiter la minorité comme si elle appartenait à la majorité, comme si elle avait contribué à fonder par son vote un gouvernement qu’il s’agit aujourd’hui d’affermir et de diriger. Il y a même quelque chose de plus, c’était soulever une question délicate de dignité pour un parti considérable. On n’a pas vu qu’on plaçait la droite dans cette alternative toujours pénible de paraître désavouer ses opinions de la veille, si elle se ralliait le lendemain au régime nouveau, ou d’avoir un rôle assez équivoque, assez suspect, si elle restait hautement fidèle à ses convictions. Quant à la garantie que peut offrir la présence d’un membre de la droite dans le cabinet, le gouvernement n’en est pas, nous le supposons, à avoir besoin d’une caution de ses sentimens conservateurs, et la droite n’en est pas non plus à avoir besoin d’un portefeuille pour soutenir la politique conservatrice représentée par le gouvernement.

Oui effectivement, c’est assez peu dans les règles parlementaires, et il peut eu résulter une situation fausse pour tout le monde ; mais le gouvernement, en tacticien prudent, a voulu sans doute étendre autant que possible ses communications et sa sphère d’action ; il a voulu surtout ménager d’anciens amis de la droite et offrir à ceux qui ne sont pas des irréconciliables une occasion de montrer qu’ils savent mettre les intérêts du pays au-dessus des préférences de parti. Soit,’c’est un acte de large conciliation. Ce qui se fait aujourd’hui en définitive, après le vote des lois constitutionnelles, n’est que la reproduction de ce que M. Thiers avait fait avec impartialité en appelant M. de Larcy au ministère. Dans ces conditions, il n’y a rien que de politique, et c’était vraiment dès lors une question de peu d’importance de savoir s’il valait mieux choisir le membre de la droite appelé dans le cabinet parmi ceux qui se sont abstenus au scrutin définitif ou parmi ceux qui ont voté jusqu’au bout contre les lois constitutionnelles. M. Dufaure et M. Léon Say ont pu hésiter un instant, élever même quelques difficultés, ils ont eu raison de ne pas insister sur une question qui après tout ne pouvait avoir qu’une signification très relative, très restreinte, qui disparaissait dans ce travail de composition d’un cabinet dont le premier mot devait être le respect et l’application des lois constitutionnelles.

La question n’était point là en effet ; elle n’était pas non plus dans le choix de la plupart des ministres, les uns demeurant en fonctions, comme M. le duc Decazes, M. le général de Cissey, M. Caillaux, les autres désignés d’avance, comme M. Wallon pour l’instruction publique. La vraie question, celle qui était le grand, le sérieux objet de contestation, qui pouvait décider du caractère de la politique nouvelle, c’était le choix du ministre de l’intérieur. Au premier moment, dit-on, M. Buffet, en acceptant la vice-présidence dans le cabinet qu’il était chargé de former, avait témoigné la résolution de ne point entrer au ministère de l’intérieur. Le centre gauche, de son côté, eût certainement modéré ses prétentions sur d’autres points, si un de ses membres, M. Léon Say, eût été placé à la tête de l’administration intérieure du pays ; il le proposait, mais il n’en faisait pas une condition absolue, et il se montrait disposé à souscrire à toute autre candidature offrant de suffisantes garanties. Il y avait un homme dont l’acceptation eût tranché toutes les difficultés : c’était M. Bocher, président du centre droit, sur qui on paraissait compter. M. Bocher avait l’heureuse chance de convenir à tout le monde, à M. le président de la république, au chef du futur cabinet, au centre gauche et à la gauche elle-même. Malheureusement M. Bocher opposait à toutes les instances un refus invincible. Il invoquait sa santé, il avait peut-être d’autres raisons encore dont il ne devait le secret à personne. C’était évidemment une déception et un embarras. La situation ne laissait pas de devenir critique, d’autant plus que la résolution de M. Bocher, en laissant la question ouverte, réveillait toutes les compétitions, tous les antagonismes. Le centre droit se trouvait dans cette condition assez étrange de refuser le ministère de l’intérieur au centre gauche, et de n’avoir personne à présenter. Vainement les imaginations se mettaient à l’œuvre, multipliaient les combinaisons et découvraient partout des ministres de l’intérieur : la solution n’apparaissait pas.

Il fallait cependant en finir. À défaut de M. Bocher, on s’adressait à M. le duc d’Audiffret-Pasquier, dont le nom n’avait pas été prononcé encore, et qui présentait dans tous les cas la garantie d’un ministre peu complaisant pour les menées bonapartistes ; mais c’est ici que l’histoire se complique et se remplit d’obscurité, de confusion. M. le duc d’Audiffret, comme M. Bocher, avait refusé d’abord les offres qu’on lui faisait, il ne les acceptait que postérieurement sur des sollicitations nouvelles et plus pressantes de ses amis. Était-ce M. Buffet lui-même qui avait pris l’initiative de cette seconde négociation ? Ce n’est guère possible, puisque dans l’intervalle, sous le coup de ces incidens décourageans, l’ancien président de l’assemblée avait renoncé à sa mission, remettant à M. le président de la république les pouvoirs qu’il avait reçus de lui. Dans quelle mesure M. le maréchal de Mac-Mahon, de son côté, s’était-il prêté à la combinaison qui faisait de M. le duc d’Audiffret-Pasquier un ministre de l’intérieur ? Une chose est certaine, M. d’Audiffret s’est cru pendant tout un soir ministre de l’intérieur, et le lendemain matin il ne l’était plus. Il recevait communication d’une liste nouvelle où il figurait désormais comme ministre de l’instruction publique à la place de M. Wallon, et où M. Buffet était cette fois ministre de l’intérieur en même temps que vice-président du conseil.

Que s’était-il donc passé ? M. d’Audiffret était-il apparu pendant la nuit comme un ministre un peu trop accentué pour la direction des affaires intérieures ? Y avait-il ci quelque malentendu ? Dans tous les cas, M. le duc d’Audiffret n’avait sûrement fait aucune des conditions impérieuses qu’on s’est plu à lui attribuer ; il s’était donné, comme il l’a dit, sans restrictions et sans conditions. Devant l’incident nouveau qui changeait tout, sa résolution était facile à prévoir, et si au premier instant il l’a témoignée avec une certaine vivacité, c’est qu’aussi ce qui lui arrivait n’avait rien d’ordinaire. Il n’avait accepté le ministère de l’intérieur que pour faire honneur aux sollicitations dont il était l’objet, il n’avait pas demandé le ministère de l’instruction publique : il n’avait plus qu’à s’effacer, et par sa retraite, qui n’avait peut-être pas été prévue, tout échouait encore une fois, tout manquait.

C’est le moment dramatique de la crise. De toutes les combinaisons qui avaient été essayées, il ne restait plus rien, ou plutôt il restait un peu partout de l’amertume, de l’irritation, une certaine anxiété redoublée et aggravée peut-être par les airs de triomphe des partis extrêmes, des légitimistes comme des bonapartistes, assistant en témoins ironiques à ce spectacle de l’impuissance parlementaire au lendemain du vote des lois constitutionnelles. Qu’allait-il arriver ? puisque le seul cabinet possible ne pouvait lui-même réussir à se constituer, M. le président de la république ne se laisserait-il pas aller à cette idée qu’on lui prêtait de chercher à composer un ministère en dehors de l’assemblée ? Déjà, l’imagination aidant, les noms couraient partout, accompagnés de commentaires de fantaisie. Il semble bien que M. le maréchal de Mac-Mahon a eu un moment cette préoccupation, et il paraît même avoir appelé auprès de lui diverses personnes avec l’intention d’organiser un cabinet où il n’y aurait eu d’autres membres de l’assemblée que le ministre de la guerre et le ministre de la marine. Ce n’est pas la première fois que cette idée est apparue ; elle n’est peut-être pas aussi simple et aussi facilement réalisable qu’on le croirait, et elle pourrait avoir assez promptement dans la pratique des conséquences d’une gravité imprévue, difficile à mesurer d’avance. Elle conduit sur un chemin scabreux. Toujours est-il que, si l’idée a pu naître un instant d’une certaine impatience ou d’un certain découragement, elle n’est pas allée bien loin, et elle est devenue au contraire le point de départ de tentatives plus énergiques pour reprendre les combinaisons abandonnées pendant quelques heures. C’est un des derniers personnages appelés qui paraît avoir eu un rôle actif dans cette phase nouvelle en conseillant à M. le président de la république d’épuiser tous les moyens, de faire venir M. Bocher pour le charger de former un cabinet.

M. Bocher n’avait point refusé le ministère de l’intérieur pour accepter deux ou trois jours plus tard la direction des affaires avec la vice-présidence du conseil. Ni les encouragemens les plus flatteurs, ni les sollicitations ne lui ont manqué ; il a même été chaleureusement pressé, par qui ? par M. Gambetta, qui lui a offert sans marchander son concours et celui de ses amis de la gauche. Le président du centre droit ne s’est point laissé ébranler, il a résisté à tout. Les raisons qui l’avaient retenu trois jours auparavant n’avaient point évidemment perdu leur puissance ; mais, s’il a tout refusé pour son propre compte, il a résolument accepté le rôle de médiateur, la mission de renouer tous les fils de ces négociations si souvent et si tristement interrompues. Il s’est établi à Versailles pendant une partie de la journée du 10 et il s’est mis à l’œuvre avec autant de décision que de tact, reprenant les pourparlers avec les chefs du centre gauche, demandant ses dernières conditions à M. Buffet qui présidait en ce moment l’assemblée, conférant avec tout le monde, avec M. Gambetta pour assurer au cabinet qu’il travaillait à faire revivre un certain concours de la gauche, et en quelques heures tout a été fini. Ce qui était disloqué depuis le matin s’est trouvé recomposé avant le soir. Un instant, il y a eu encore quelque hésitation, mais la nécessité parlait, le sentiment du péril a décidé les récalcitrans, et c’est ainsi qu’a été constitué le ministère, où M. le duc Decazes, le général de Cissey, l’amiral de Montaignac, M. Caillaux, représentent l’ancien cabinet, où M. Buffet a la vice-présidence avec le ministère de l’intérieur, où M. Dufaure et M. Léon Say occupent la justice et les finances, où M. le vicomte de Meaux enfin figure comme le représentant de la droite résignée à se rallier.

Oui certes, tout cela sent un peu l’effort. Les lois constitutionnelles ont été faites laborieusement, le ministère a eu de la peine à naître ; mais, puisque tant de choses faites lestement, avec une apparence de simplicité facile, avec une grande correction de logique, ont eu un mauvais sort, peut-être nos combinaisons plus modestes, qui n’ont pas ces beaux défauts des œuvres d’art bien combinées, auront-elles néanmoins une meilleure chance, parce qu’après tout elles répondent aux nécessités pratiques d’une situation.

Au demeurant, la crise est vaincue ; elle a été dénouée par le vote du 25 février, qui met fin au provisoire constitutionnel, comme par la formation d’un cabinet définitif, qui met fin au provisoire ministériel, et, s’il y a eu des sacrifices, des concessions à faire, tout le monde s’y est prêté, le centre gauche aussi bien que le centre droit, parce que tout le monde a senti qu’il y avait un intérêt pressant à en finir. Personne au dernier moment n’a plus contribué à décider le succès que M. Bocher par cette intervention qui lui a été demandée et qu’il n’a pas refusée. Il a réveillé la confiance, rallié des volontés déjà éparses, tempéré peut-être des excitations naissantes, et, si l’on nous passe le mot, il a remis tout en train, faisant le ministère sans vouloir être lui-même ministre. Ce qui n’est point douteux non plus, c’est que la gauche a singulièrement facilité le dénoûment par sa modération et par une réelle habileté de conduite. La gauche, dans cette crise, a eu le mérite de savoir éviter d’être un embarras, de ne mettre obstacle à rien, de seconder tout ce qui était raisonnablement possible, et dans les réunions diverses qui ont eu lieu, soit avec ses amis, soit avec les membres des autres groupes parlementaires, M. Gambetta a montré, dit-on, le plus sérieux esprit politique ; il a été plus modéré que les modérés, il a conseillé tous les compromis qui pouvaient conduire à une solution, à la seule solution compatible avec les circonstances.

Quoi donc ! dira-t-on ; tout cela n’est-il pas bien extraordinaire ? Où en sommes-nous ? La gauche vote pour un sénat, elle vote pour le droit de dissolution conféré à M. le président de la république, pour le droit de révision constitutionnelle laissé aux chambres. Voici qu’aujourd’hui elle aide à la formation d’un ministère conservateur, et demain elle va peut-être porter M. le duc d’Audiffret-Pasquier à la place de M. Buffet sur le siège de la présidence de l’assemblée ! Que signifie ce concours presque empressé des républicains de l’assemblée ? N’y a-t-il pas quelque raison secrète, quelque arrière-pensée menaçante dans cette tactique ? — Assurément il doit y avoir une raison dans cette conduite de la gauche, le secret n’est pas difficile à deviner. La gauche obéit à la nécessité de mettre fin à un provisoire dont le bonapartisme a seul profité jusqu’ici ; la crainte du bonapartisme est pour elle, si l’on veut, le commencement de la sagesse, et puis il est bien certain qu’elle trouve dans la marche des choses une première satisfaction. Nous nous souvenons qu’un jour on faisait les mêmes observations, on reprochait à M. Thiers, alors président de la république, l’appui qu’il trouvait dans la gauche, on cherchait des mystères dans cette alliance, et M. Thiers expliquait le phénomène avec autant de finesse que de raison. Il montrait que, s’il avait l’appui des républicains, ce n’était pas parce qu’il partageait leurs idées, — il n’avait aucune de leurs idées ni sur la politique, ni sur les finances, ni sur l’organisation militaire, ni sur l’économie sociale, — c’était tout simplement parce que dans les conditions présentes de la France, dans la division profonde des partis monarchiques, il croyait la république seule possible. Le jour même du 24 mai, quelques heures avant sa chute, M. Thiers disait : « Il y a dans le parti républicain des hommes assez sages pour comprendre que le sort de la république est attaché à cette condition ; c’est qu’au lieu d’effrayer le pays, elle le rassurera. Ils ont poussé la raison jusqu’à comprendre qu’il fallait que leur république, pour ne pas effrayer, fût dans les mains d’hommes qui se recommandassent au pays pour la conduite politique et sage de leur vie… Ils ont compris la nécessité de la situation… » C’est là tout le mystère. Ce que M. Thiers pressentait et précisait avec sa sagacité supérieure s’est réalisé presque point par point. Les partis monarchiques ont montré plus que jamais leurs divisions et leur impuissance, ils ont donné raison à ce que M. Thiers n’avait cessé de leur dire jusqu’au 24 mai ; la république a été seule possible, et aujourd’hui, comme il y a deux ans, la gauche est prête à appuyer le ministère nouveau, non pour les idées dont il est manifestement inspiré, mais parce qu’il préside à une organisation constitutionnelle de la république, consacrée par la souveraineté parlementaire. Il n’y a dans cet appui rien de mystérieux, rien d’embarrassant, ni pour la gauche, qui sait comprendre « la nécessité de la situation, » ni pour le gouvernement, né de cette série de complications, gardant son indépendance, ayant le sentiment des devoirs complexes qui lui sont imposés.

Et maintenant que va faire ce gouvernement né d’hier ? Assurément un cabinet qui réunit dans son sein des hommes tels que M. Buffet, M. Dufaure, M. le duc Decazes, M. Léon Say, ce cabinet a une force de talent et de considération qui lui permet, s’il le veut, de suivre une politique avec autorité. Il va se compléter par des sous-secrétaires d’état, entre lesquels compte un des membres distingués du centre gauche, esprit éclairé et libre, M. Bardoux, qui doit être à la justice le lieutenant de M. Dufaure. Reste toujours cette question de l’équilibre politique du gouvernement, de la direction qu’il va donner aux affaires du pays. Le ministère a cru devoir porter, il y a deux jours, à l’assemblée une sorte de programme, une déclaration résumant ses vues générales. Soit, puisque c’est l’habitude. Les déclarations ne sont point, en définitive de première importance ; elles disent tout ce qu’on veut, et le plus souvent elles ressemblent au salut plus ou moins respectueux d’un pouvoir qui tient à se mettre en règle avec les bienséances parlementaires. Mon Dieu ! il ne faut pas trop épiloguer sur les mots. Il est bien certain qu’un gouvernement sérieux, réunissant des hommes d’origine diverse, né par une transaction et pour une conciliation, ne peut pas parler le langage d’un gouvernement de parti ou de combat. Il ne peut pas dire à une administration placée sous ses ordres qu’il se méfie d’elle et qu’il met en doute ses services. Il ne peut pas annoncer qu’il va tout changer, tout abroger et tout réformer. Pour tous les esprits réfléchis, le point, le seul point important, parce que là se dessine et se précise le caractère du nouveau cabinet, c’est cette partie de la déclaration qui dit : « C’est avec confiance que nous renouvelons l’appel patriotique adressé par M. le président de la république aux hommes modérés de tous les partis… Nous avons le devoir d’assurer aux lois constitutionnelles que l’assemblée nationale a adoptées l’obéissance et le respect de tous. Nous avons la ferme volonté de les défendre contre toute menée factieuse… » Après cela, le reste est assez secondaire et reçoit son véritable sens de cette partie de la déclaration. Le but est tracé, la raison d’être du ministère est définie ; les partis savent qu’ils ne peuvent plus se livrer impunément à l’ardeur de leurs contestations et de leurs compétitions, qu’ils n’ont pas le droit de mettre en doute une légalité placée sous la sauvegarde de tous les pouvoirs ; le pays sait aussi qu’il a devant lui quelques années de sécurité. Ce n’est point par des paroles, c’est par des faits, par une action attentive et résolue de tous les jours, que se révélera la politique destinée à garantir ces résultats, à caractériser et à féconder la période nouvelle où nous entrons.

Il y a dans la dernière déclaration ministérielle un mot certes bien juste sur le danger des divisions que « l’esprit de suspicion » envenime et que toute administration sage doit tendre à effacer. Le meilleur moyen de désarmer « l’esprit de suspicion, » c’est de ne laisser place dès le début à aucune équivoque. Que le ministère ait tenu à déclarer qu’il n’est point un gouvernement de rancune, que sa politique est essentiellement conservatrice, — que, pour s’assurer des alliés de plus, il ait admis dans son sein un membre de la droite, — que des hommes qui ont appartenu à l’ancienne majorité et qui se sont associés aux transformations récentes attachent quelque prix à ne pas laisser représenter les événemens qui viennent de s’accomplir comme une revanche contre le 24 mai, rien de plus simple ; mais ce serait certainement une dangereuse faiblesse de laisser se propager des méprises sur le sens de ces actes ou de ces paroles. Déjà les bonapartistes se donnent l’air d’être soulagés comme s’ils s’étaient attendus à être rudoyés, et comme s’ils retrouvaient l’espérance. Les légitimistes de leur côté en sont à dire que M. le vicomte de Meaux a été appelé dans le cabinet a parce qu’il a voté contre la république, » de sorte que le ministère se serait donné le plaisir d’avoir toujours auprès de lui une protestation vivante contre l’organisation constitutionnelle dont il est le premier dépositaire, qu’il est chargé de faire respecter ! C’est contre toutes ces équivoques puériles, dangereuses encore néanmoins, que le gouvernement est intéressé à réagir par la netteté de son action. Conservateur, il l’est et il doit l’être, cela n’est point douteux, il n’avait pas même besoin de le dire ; mais il y aurait une singulière illusion à croire que, s’il n’y a pas de revanche contre le 24 mai, il serait possible d’un autre côté de reprendre la politique de cette époque dans des conditions nouvelles.

Il n’y a plus même les élémens de cette politique qui n’a vécu que par le concours nécessaire des légitimistes et des bonapartistes, qu’on ne compte pas sans doute introduire dans le giron de l’ordre présent des choses pour mieux faire respecter les lois constitutionnelles. Quelle étrange idée suppose-t-on là au ministère ? On lui propose de sacrifier la majorité qui a créé la situation actuelle, qui l’a élevé lui-même au pouvoir, qui le soutient par raison, à des alliés qui l’abandonneraient le jour où ils le verraient dans l’embarras et où ils espéreraient voir disparaître avec lui le vote du 25 février. Tout serait à recommencer. Non, pour le gouvernement il n’y a plus qu’un terrain, c’est celui qu’il a choisi ou qu’il a accepté ; c’est ce terrain de l’organisation constitutionnelle affermie, défendue contre les bonapartistes, contre les légitimistes aussi bien que contre les menées révolutionnaires. Il n’y a qu’une politique, celle qui consiste à dissiper toutes les équivoques, à faire sentir au pays une direciion impartiale et ferme, à décourager l’esprit de parti par la vigilance d’une administration qu’on peut renouveler avec tous les tempéramens possibles, et à préparer en paix la mise en pratique complète, définitive, de l’organisation constitutionnelle. Déjà l’assemblée elle-même commence à sentir que ce jour n’est plus loin, et c’est au gouvernement de ne pas se laisser prendre au dépourvu.

L’Académie française a sur les assemblées politiques l’avantage de ne pas mourir. Elle renaît d’elle-même, elle se renouvelle sans cesse par cette succession de représentans de l’esprit qui de génération en génération se transmettent l’héritage des palmes vertes. Certes, même dans cette paisible enceinte des élégances littéraires, il y a bien des combinaisons diplomatiques et parlementaires où les intérêts de l’intelligence ne jouent pas toujours le premier rôle ; mais c’est le dernier asile du goût, des justes traditions et du langage épuré. On a beau faire, une séance de l’Académie ne cesse d’avoir de l’attrait pour un public d’élite empressé aux fêtes littéraires. L’autre jour c’était M. Alexandre Dumas qui recevait l’investiture de M. d’Haussonville et qui avait à parler de M. Pierre Lebrun, auquel il succède. Hier c’était M. Caro qui faisait son entrée, et qui était reçu par M. Camille Rousset. M. Caro a recueilli l’héritage de M. Vitet, cet éminent esprit qui disparaissait, il y a deux ans, presqu’en plein combat parlementaire. M. Vitet datait de cette brillante époque de la restauration, qui a été de toute façon la jeunesse du siècle. Par son rôle souvent aciif, quoique à demi voilé, par son habileté, par ses œuvres, il a marqué sa place dans la politique, dans les lettres comme dans l’histoire de l’art. C’était un esprit plein de goût, d’une vive et sûre intuition, qui ne s’est jamais mieux montré comme critique, comme écrivain, que dans sa belle étude sur Eustache Lesueur. C’est cette brillante existence, mêlée à tout ce qui a eu de l’éclat dans son temps, que M. Caro avait à raconter. Homme d’une autre génération, distingué par son talent et par de remarquables travaux, bienvenu à l’Académie, il s’est acquitté de sa mission avec un sentiment élevé et chaleureux, avec un art fait pour retracer un tel portrait. M. Caro ne pouvait oublier, il a rappelé avec une émouvante éloquence un de ces jours uniques dans la vie d’un homme, où ce n’est plus seulement l’écrivain, c’est le patriote qui parle ; ce jour que nous avons tous connu, que M. Caro a connu comme nous, c’est celui où M. Vitet écrivait ici même pendant le siège de Paris ces lettres qui sortaient d’un cœur dévoré de l’ardeur d’une lutte nationale. Ce souvenir justement évoqué ne suffisait-il pas pour éveiller dans toutes les âmes une virile émotion, et pour décorer cette séance de l’Académie d’un lustre douloureux et glorieux ? ch. de mazade.




LES CONFÉRENCES DE BRUXELLES ET DE SAINT-PÉTERSBOURG.


Le 27 juillet 1874 se réunissait à Bruxelles, sur l’invitation de la Russie, une conférence où étaient représentés tous les états de l’Europe, à l’effet de discuter un projet de convention « destiné à fixer les règles qui, adoptées d’un commun accord par tous les pays civilisés, serviraient à diminuer autant que possible les calamités des conflits internationaux en précisant les droits et les devoirs des gouvernemens et des armées en temps de guerre. » Ainsi se réalisait la pensée d’un souverain qui a signalé son règne par d’importantes réformes, et dont l’esprit est ouvert à toutes les idées humaines et généreuses. Comme il était juste et naturel, la conférence décerna l’honneur de la présider à l’un des délégués russes, M. le baron Jomini, qui, après avoir pris possession du fauteuil donna lecture des instructions qu’il avait reçues de son gouvernement. Il ne pouvait se dissimuler, disait-il, que la tâche proposée aux délégués réunis à Bruxelles était difficile, compliquée et même ardue ; c’était, selon lui, un motif de plus « de l’aborder dans un esprit de bon vouloir sérieux et pratique. » Dès sa seconde séance, la conférence déféra à une commission l’examen préalable du projet russe. A peine cette commission eut-elle préludé à ses travaux, elle s’aperçut que sa tâche était effectivement très difficile et très ardue. Si vif, si sincère que fût le désir de s’entendre, de graves divergences d’opinions et d’intérêts ne tardèrent pas à se produire ; chaque article devint l’objet d’une discussion courtoise, mais serrée et pressante, et le plus souvent on dut éviter de conclure, les parties ne consentant à transiger que pour la forme. Rien de plus séduisant pour l’imagination et le cœur que tous les problèmes qui touchent à la philanthropie, mais il n’en est pas de plus compliqués ni de plus périlleux. Ils sont pleins de difficultés secrètes, d’épines cachées et les gouvernemens doivent y regarder de près avant d’entreprendre de les résoudre. « C’est surtout en politique, disait ces jours-ci un homme d’état, qu’il est dangereux de prendre des guêpes pour des abeilles. » Ce mot pourrait servir de devise à l’histoire de la conférence de Bruxelles.

Pendant toute la durée des délibérations, les diverses puissances représentées à Bruxelles demeurèrent fidèles à l’attitude qu’elles avaient prise au début ; aucune d’elles ne fut tentée de modifier les instructions qu’elle avait données à ses délégués. L’Angleterre avait accédé à contre-cœur à l’invitation de la chancellerie russe. Elle ne s’y était décidée que sur la promesse qui lui fut faite qu’on ne présenterait aucune proposition et qu’on n’émettrait aucun vœu touchant les matières relatives aux opérations maritimes et à la guerre navale. Au surplus son délégué, qui n’était point investi de pouvoirs plénipotentiaires, avait l’ordre de s’abstenir dans toute discussion qui porterait sur des principes généraux de droit international non encore universellement reconnus et acceptés. Le représentant de la Grande-Bretagne, le major-général sir Alfred Horsford, ne figurait dans la conférence qu’à titre de témoin, dont le premier devoir était d’écouter attentivement tout ce qui se dirait, le second de protester par son silence contre tout ce qui pourrait lui déplaire. Si l’Angleterre savait nettement ce qu’elle ne voulait pas, l’Allemagne savait non moins nettement ce qu’elle voulait. Elle avait un système, très logiquement conçu, lié dans toutes ses parties, dont elle désirait le triomphe. En toute rencontre, elle insistait pour qu’on avisât aux moyens de rendre la guerre aussi régulière que possible, et il lui était facile de démontrer que la guerre ne sera faite dans toutes les règles que le jour où les peuples consentiront à laisser la discipline des armées-décider de leur sort et jugeront qu’il est de leur devoir de demeurer les simples spectateurs de la lutte. Cette théorie et ses corollaires furent défendus avec un rare talent, avec une singulière vigueur d’argumentation par le délégué prussien, M. le général de Voigts-Rhetz. Pourvu qu’il gagnât le principal, il était disposé à concéder beaucoup sur les incidens, et il eût vu sans déplaisir que le nouveau code international prohibât certains procédés violens dont on ne s’est pas toujours abstenu, mais dont on désire que les autres s’abstiennent.

La théorie habilement et chaleureusement soutenue par le général de Voiyts-Rhetz, loin de se recommander aux sympathies des petits états, était propre à leur inspirer des ombrages et des alarmes. Condamnés par la force même des choses à ne faire que des guerres défensives, ils ne pouvaient accepter aucune clause qui tendît à les entraver dans la libre disposition de leurs moyens de résistance, et ils s’inquiétaient d’entendre dire qu’on ne peut limiter les droits de l’attaque qu’en réduisant ceux de la défense, et qu’il est bon de régler les inspirations du patriotisme. A plusieurs reprises, la Belgique, la Hollande, la Suisse, durent formuler des réserves, rappeler par des déclarations expresses que les petits états libres ont des conditions particulières d’existence, et qu’ils voient dans chacun de leurs citoyens un soldat d’occasion. Elles furent appuyées dans leurs protestations par la Suède, par l’Espagne, par la Turquie, par toutes les puissances à qui le métier de conquérant est interdit. La France eût plaidé plus souvent leur cause, si elle n’avait été préoccupée de se défendre contre le soupçon de trop se souvenir ou de trop prévoir. L’Italie se prêtait à toutes ces controverses avec sa bonne grâce ordinaire, où il entre beaucoup de facilité d’humeur et un peu de scepticisme. L’Autriche ne parlait guère, mais on peut croire qu’elle n’en pensait pas moins. Quant à la Russie, qui présidait, elle s’acquitta de ses difficiles fonctions avec une prudence et un tact consommés, avec une attention patiente et équitable, s’appliquant à prévenir les conflits, à concilier les oppositions, à contenter tout le monde sans trop se mécontenter elle-même.

« Nous sommes d’honnêtes gens qui avons travaillé de concert à une bonne œuvre, » disait le 27 août M. le baron Jomini en déclarant la session close, et la conférence méritait sans contredit qu’on lui rendît ce témoignage. Malheureusement, si laborieuses qu’eussent été les discussions, la bonne œuvre à laquelle on avait travaillé avec tant de bon vouloir était médiocrement avancée. Pour faciliter une entente, on s’était décidé à n’enregistrer que les résolutions adoptées d’un accord unanime et à consigner dans les protocoles toutes les réserves, toutes les objections qui s’étaient produites. Encore avait-il fallu trouver pour les articles sur lesquels on ne désespérait pas de s’entendre une rédaction transactionnelle, c’est-à-dire le plus souvent une rédaction obscure, un peu louche, que chacun était libre de commenter et d’interpréter à sa guise. En définitive, on savait que sur beaucoup de points il était impossible de s’entendre, mais il n’était pas sûr qu’on s’entendît sur les autres. Aussi, en se séparant, la conférence ne pouvait déférer aux gouvernemens le projet émané de ses délibérations qu’à titre « d’enquête consciencieuse de nature à servir de base à un échange d’idées ultérieur. »

Par une circulaire en date du 26 septembre 1874, la chancellerie russe engageait les gouvernemens à examiner les actes et les protocoles de la conférence de Bruxelles et à lui faire savoir ce qu’ils en pensaient. Elle leur annonçait que le cabinet impérial, quand il aurait pris connaissance de leurs réponses et de leurs observations, se proposait soit de consigner les conclusions sur lesquelles on était unanime dans un acte destiné à faire l’objet d’un échange de déclarations entre les puissances, soit de leur soumettre un nouveau projet, soit enfin de réunir à Saint-Pétersbourg une seconde conférence « pour amener les opinions divergentes à un accord final, qui serait formulé dans un acte définitif. » Le 20 janvier, le comte Derby répondit à cette circulaire par une dépêche adressée à l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à Saint-Pétersbourg. Il y déclinait la nouvelle invitation qui lui avait été transmise au nom du cabinet russe, et justifiait son refus par la conviction à laquelle il était arrivé qu’il n’y avait aucune possibilité d’entente sur les articles réellement importans du projet discuté et amendé à Bruxelles. Un examen scrupuleux de toute la matière lui avait démontré que son devoir était de repousser, au nom de la Grande-Bretagne et de ses alliés dans les guerres futures, tout projet tendant à altérer les principes du droit international en vigueur jusqu’ici et, par-dessus tout, de refuser sa participation a à tout arrangement qui aurait pour objet de faciliter les guerres d’agression et de paralyser la résistance patriotique d’un peuple envahi. »

Cette réponse et ce refus, qui ont fait quelque sensation en Europe, ont été commentés et censurés avec peu de bienveillance en Allemagne comme en Russie. Un écrivain du siècle dernier a dit : Non-seulement l’Angleterre, mais chaque Anglais est une île. Ce thème paraît beau à développer chaque fois que l’Angleterre fait quelque chose qui déplaît. Ceux qui désapprouvaient sa conduite dans la question de la conférence ont trouvé l’occasion bonne pour lui reprocher de nouveau avec emportement son égoïsme insulaire et traditionnel, les hauteurs et les brusqueries de sa politique, escarpées comme les falaises de ses rivages, ses préjugés et sa morgue à l’endroit de tout progrès qui ne profite pas à ses intérêts, l’indifférence qu’elle a coutume de témoigner pour toute entreprise d’humanité ou de civilisation dont elle n’a pas pris l’initiative. On rappela qu’elle avait toujours manifesté une extrême répugnance à laisser modifier les règles et les usages barbares qui ont prévalu jusqu’à ce jour dans la guerre navale; on l’accusa de s’opposer à l’adoption de coutumes plus humaines dans les guerres continentales, parce qu’elle appréhendait que tôt ou tard on n’essayât de les imposer à ses amiraux et à ses navires blindés. La presse anglaise, qui approuvait la conduite du foreign office, a relevé vivement ces accusations et ces injures. Elle insinua que la conférence de Bruxelles n’avait été qu’un piège, qu’on en voulait à l’Angleterre de l’avoir éventé, d’avoir traversé des projets insidieux qui, sous couleur de philanthropie, n’allaient à rien moins qu’à mettre les états pacifiques ou faibles à la discrétion des conquérans, et à sanctionner d’avance tous les abus de la force. — On nous reproche, disait une revue anglaise, le peu de goût que nous avons pour les conférences, dont la vertu magique ne nous est pas démontrée. Que penserait-on si nous nous avisions d’en réunir une pour persuader aux grandes puissances militaires de réduire leurs armées, de supprimer le service universel et obligatoire qui fait de la paix une préparation permanente de la guerre? Cette conférence serait plus utile que l’autre. La Russie et la Prusse consentiraient-elles à s’y faire représenter?

Quoi qu’en aient pu dire certaines feuilles russes et allemandes, le cabinet anglais avait des raisons plausibles de douter que l’entreprise à laquelle on le conviait pût aboutir, et il est entré dans son refus d’y participer plus longtemps moins d’égoïsme que de clairvoyance. Ce qui s’est passé à Bruxelles n’autorise pas à espérer beaucoup de ce qui se passera à Saint-Pétersbourg. On peut craindre, en lisant les protocoles, que le problème recommandé par la Russie aux méditations de l’Europe ne soit un problème insoluble. Il est singulièrement difficile, sinon impossible, de légiférer sur la guerre, qui supprime ou suspend toutes les lois et fait retourner momentanément les sociétés à l’état de nature. Il est difficile d’imposer d’avance des limites aux exigences d’un vainqueur qui, en vertu des devoirs de son métier, se croit obligé de tirer de sa victoire tout le parti possible et d’employer tous les moyens qui la peuvent rendre plus efficace. Enfin il est malaisé de rassembler dans un congrès des philanthropes et des militaires, et de les amener par la puissance du raisonnement à de communes conclusions. Aux propositions que font les uns dans l’intérêt sacré de l’humanité, les autres répondent en alléguant les nécessités de la guerre; ils ajoutent que la seule manière d’en atténuer les rigueurs, c’est d’en abréger la durée, et que les guerres ne peuvent être courtes qu’à la condition d’être énergiques et terribles. La conférence de Bruxelles s’est trouvée partagée entre ces opinions contraires ; il ne faut pas s’étonner qu’elle ait échoué dans la tentative de concilier des vœux et des prétentions inconciliables. Aussi a-t-elle été condamnée tantôt à dissimuler ses perplexités sous des formules vagues et élastiques, tantôt à poser des principes que réduit à néant la multiplicité des exceptions prévues, quelquefois à rassembler dans le même article des dispositions qui semblent s’exclure.

Quand on a discuté le chapitre du projet intitulé des Moyens de nuire à l’ennemi, — la philanthropie demandait qu’on réprouvât non-seulement tous les moyens qui peuvent être rangés parmi les cruautés inutiles, mais encore tous les moyens déloyaux qui ressemblent à des trahisons. La conférence a tenu compte de ce désir; aux termes de son article 13, elle a notamment interdit le meurtre par trahison d’individus appartenant à l’armée ennemie, mais par l’article suivant elle a déclaré que toutes les ruses de guerre sont licites. Une sentinelle surprise et égorgée dans une reconnaissance nocturne aura-t-elle la satisfaction de se dire qu’elle meurt selon les règles de la guerre, ou lui sera-t-il permis de se plaindre qu’il y ait quelque chose d’irrégulier dans son triste accident? qui éclairera la conscience des généraux et des officiers? qui se chargera de leur apprendre où finit la ruse, où commence la trahison? La philanthropie, qui avait pour elle la logique, avait le droit d’exiger qu’on réglât définitivement la question controversée de l’espionnage et des espions. Ou l’espionnage est tenu pour un moyen immoral et illicite, et il faut le prohiber, — ou il est envisagé comme un moyen licite et nécessaire, et l’espion doit être protégé contre les impitoyables sentences et les procédés expéditifs de la justice militaire. La conférence ne s’est pas souciée de satisfaire à la logique. Elle a statué d’une part que l’espionnage ne saurait être prohibé, attendu qu’il est permis à tout chef d’armée de se procurer des renseignemens sur l’ennemi; elle a statué d’autre part que l’espion pris sur le fait serait jugé et traité conformément aux lois en vigueur dans l’armée qui l’a saisi. La philanthropie réclamait l’interdiction des représailles, cette forme barbare et hypocrite de la justice qui substitue la vengeance au châtiment et frappe les innocens pour se consoler de ne pouvoir atteindre les coupables. La conférence préféra éviter cette discussion délicate, que des souvenirs encore brûlans auraient pu rendre périlleuse. Elle jugea bon d’éliminer les articles relatifs à ce grave sujet, et c’est ainsi qu’elle éluda, comme l’a remarqué lord Derby, l’une des principales difficultés qui s’imposaient à son étude.

En revanche, elle a pensé pouvoir sans danger régler et définir tout ce qu’une armée envahissante est autorisée à exiger des populations qu’elle envahit. Ici encore deux principes opposés se trouvaient en présence. L’humanité demandait qu’à l’ancien adage : la guerre nourrit la guerre, on substituât cette autre maxime plus conforme au progrès des mœurs et de la civilisation : la propriété privée est inviolable. Les militaires ont répliqué que si humain que soit un général, quelque désir qu’il ait de ménager les populations, son premier devoir est de songer à ses soldats, la première de ses obligations de fournir à leurs besoins et de veiller à leur bien-être. La conférence a dû se contenter de statuer que la propriété privée est respectable. Elle a fait une règle aux généraux et aux officiers de ne demander aux communes ou aux habitans que des prestations et des services proportionnés aux ressources du pays; mais elle a reconnu la nécessité des réquisitions, et n’y a pas trouvé d’autre adoucissement que de décider que pour toute réquisition, à défaut d’indemnité, il serait délivré un reçu. — On sait ce que valent ces quittances d’usage, a-t-il été dit par les opposans, elles ne sont qu’un chiffon de papier. Donnons-leur une valeur réelle, qu’il soit entendu que les réquisitions comme les contributions impliquent un dédommagement, que ce sont des emprunts forcés qui appellent une restitution ultérieure, et promettons aux familles que le traité de paix réglera la restitution de leurs avances. Aussi bien le sort des armes est changeant; il se pourrait qu’une armée victorieuse vînt à être battue et qu’elle eût à payer les frais de la guerre. Si les quittances acquièrent une valeur réelle, les officiers qui ordonnanceront des réquisitions que leur gouvernement pourrait être appelé à solder à la paix trouveraient dans une telle clause un avertissement salutaire à la modération. — Le délégué d’Allemagne, M. le général de Voigts-Khetz, a réfuté ce raisonnement en alléguant que la prévoyance des chefs d’armée ne va pas si loin, qu’un officier préoccupé de pourvoir à la subsistance de ses hommes ne s’arrêtera pas à la pensée des suites onéreuses que peut entraîner pour son pays l’acquittement des obligations qu’il contracte, que pour sa part il n’avait jamais rencontré « cet idéal d’officier. » Il ajouta qu’une armée ne peut vivre en campagne des ressources de ses magasins, qu’elle est obligée de s’en procurer d’autres, qu’elle les prend où elle les trouve, qu’au surplus les reçus sont écrits le plus souvent à la hâte et au crayon, qu’il est impossible de discerner une quittance vraie d’une fausse. « En résumé, dit-il par forme de conclusion, nous nous trouvons devant un fait; il ne dépend pas de nous que ce fait n’existe pas, et, quoi que nous fassions, nous ne l’empêcherons pas de se produire dans toutes les guerres. » Ce langage ne manquait assurément ni de sens, ni de clarté; mais le délégué suisse, M. le colonel fédéral Hammer, n’avait pas moins raison de dire que, si la réunion de Bruxelles était destinée à adoucir les terribles sévérités de la guerre, l’Europe verrait avec regret qu’on se bornât à codifier des abus traditionnels. Ce débat démontrait une fois de plus à quelles inconséquences on s’expose quand on prétend transformer en principes les coutumes et les usages de la guerre, qui ne se justifient que par l’impossibilité de les abolir, et c’était le cas de se souvenir de ce mot d’un ancien philosophe qui disait que les lois sont presque toujours inutiles aux gens de bien comme aux méchans, parce que les premiers peuvent s’en passer et que les autres n’en deviennent pas meilleurs.

Ce n’est pas seulement entre les philanthropes et les militaires que la conférence était appelée à prononcer; elle devait résoudre une autre contradiction en conciliant les intérêts des petits états et des grandes puissances, ou, pour mieux dire, en assurant des conditions et des avantages égaux à l’état qui se défend et à celui qui attaque. En dépit des assertions contraires, elle n’a point tenu la balance égale entre ces intérêts opposés, et ses conclusions sont manifestement plus favorables aux envahisseurs qu’aux envahis. La Prusse, avons-nous dit, apportait à Bruxelles un système, et ce système avait eu la bonne fortune d’être agréé par les auteurs du projet soumis à la conférence. La Prusse, qui se défie des idées humanitaires, mais qui fait profession de respecter beaucoup les intérêts de la civilisation, a recherché les moyens de diminuer les maux de la guerre; elle pense en avoir découvert deux. Le premier est d’obtenir des vaincus qu’ils renoncent à prolonger une résistance désespérée, et il est incontestable que, si un état, après avoir reconnu par une première épreuve l’infériorité de ses forces, abandonnait la partie et se résignait à sa défaite, il s’épargnerait d’inutiles sacrifices d’hommes et d’argent. Les auteurs du projet discuté à Bruxelles semblent avoir pris à cœur d’inculquer au vaincu l’esprit de résignation. Comme l’a remarqué M. le colonel Hammer, l’innovation la plus grave qu’ils aient proposée est l’ensemble de dispositions contenues dans le chapitre intitulé de l’Autorité militaire sur le territoire de l’état ennemi. Le projet, aux termes de sa teneur primitive, établissait que dans toute la partie du territoire occupée par l’ennemi l’autorité du pouvoir légal est remplacée par celle de l’état occupant, que ce dernier peut, selon qu’il lui convient, ou maintenir les lois établies, ou les modifier, ou les suspendre entièrement, que le chef de l’armée d’occupation peut contraindre les fonctionnaires de l’administration, de la police et de la justice à continuer l’exercice de leurs fonctions sous sa surveillance et son contrôle, exiger des fonctionnaires locaux qu’ils s’engagent sous serment ou sur parole à remplir les devoirs de leur charge, révoquer ceux qui refuseraient de satisfaire à cette exigence, et poursuivre judiciairement ceux qui s’affranchiraient de l’obligation contractée par eux, enfin que l’armée d’occupation est autorisée à prélever à son profit tous les impôts, qu’elle a le droit de se saisir de tous les capitaux du gouvernement et un droit de jouissance sur les édifices publics, les immeubles, forêts et exploitations agricoles appartenant à l’état.

La gravité de telles dispositions ne pouvait échapper à personne; elles ont été vivement combattues, la rédaction en a été adoucie, c’est tout ce qu’ont obtenu les opposans. A la vérité, on a effacé un article 46 qui portait que « les individus faisant partie de la population d’un pays occupé par l’ennemi et qui se soulèvent contre lui les armes à la main ne sont pas considérés comme prisonniers de guerre, mais sont déférés à la justice. » Il n’importait guère que cet article fût conservé ou supprimé, il n’est que la rigoureuse conséquence du principe posé, et les généraux se chargeront de l’en déduire malgré le silence du législateur. Si ce principe était admis par les gouvernemens, il s’ensuivrait que les populations envahies ne subissent pas une violation ni une oppression; elles n’auraient fait que changer d’état légal, un gouvernement se serait substitué à un autre, et quiconque se refuserait à reconnaître cette substitution devrait être envisagé et traité comme un séditieux. Il en résulterait aussi que tout état menacé d’une guerre prochaine serait tenu d’expliquer loyalement à celles de ses provinces qui sont exposées à l’invasion la situation créée aux envahis par le nouveau droit des gens; il devrait les délier, le cas échéant, de leurs devoirs envers lui, les engager à reconnaître l’autorité du chef de l’armée d’occupation, flétrir d’avance comme un crime international tout acte inconsidéré de patriotisme et exhorter ses fonctionnaires à mettre leur loyauté et leur dévoûment au service du vainqueur. L’Angleterre a-t-elle eu tort de prétendre que le projet de Bruxelles fait la partie belle aux conquérans? Il les autorise à organiser la conquête avant même que la paix soit conclue et que les conditions en soient réglées. Et qu’on veuille bien considérer avec quelle facilité s’opérerait cette prise anticipée de possession légale, s’il se trouvait que les occupés eussent avec les occupans quelque affinité de race, de mœurs, de coutumes, s’il se trouvait surtout que les uns et les autres parlassent la même langue, ce qui leur permettrait de s’entendre à demi-mot. On assure que ces considérations ont particulièrement frappé les délégués d’Autriche; s’ils n’ont rien dit, cela tient peut-être à ce qu’il y avait trop à dire.

L’Allemagne a découvert un second moyen d’atténuer le fléau de la guerre; elle croit à l’utilité pratique de ce qu’on a nommé la restriction fictive du combat, laquelle consiste à déclarer que la guerre ne concerne que les armées et que les populations n’ont point à s’en mêler. Par leur abstention, elles acquerront des droits aux ménagemens de l’ennemi; mais si, contrairement au principe, elles intervenaient dans la lutte, on ne saurait les traiter en belligérans, elles deviendraient justiciables des tribunaux militaires comme ayant fait acte de banditisme ou de brigandage. Dans les discussions de Bruxelles, M. le général de Voigts-Rhetz a fort malmené le banditisme, c’est-à-dire la guerre de partisans et les entreprises des corps-francs contre les armées régulières. Il lui en coûtait peu de demander que les populations fussent exclues autant que possible du périlleux honneur de participer aux opérations de la guerre. Il représentait un pays où la distinction entre le bourgeois et le soldat n’existe pas, un pays de service obligatoire universel, où, en vertu d’une récente loi, le landsturm peut être incorporé dans la landwehr, et servir ainsi non-seulement à la défense de ses foyers, mais à l’occupation des territoires envahis. Les états tels que les Pays-Bas et la Belgique, qui n’ont point adopté encore l’onéreuse et coûteuse institution du service universel, n’auraient pu admettre qu’on les réduisît à la ressource de leurs armées régulières, manifestement insuffisantes dans le cas d’une guerre sérieuse, et l’on ne fait plus aujourd’hui que des guerres sérieuses. La conférence a décidé que le titre et les droits de belligérans appartiennent aux milices et aux corps de volontaires aussi bien qu’aux armées; mais elle a stipulé que ces corps de volontaires devraient offrir certaines garanties, qu’ils seraient tenus : « 1° d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés, 2° d’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance, 3° de porter les armes ouvertement, et 4° de se conformer dans leurs opérations aux lois et coutumes de la guerre. » À ce compte, l’organisation des volontaires pourra souffrir quelques difficultés dans la pratique, on n’improvise pas une organisation; si le projet était adopté, il serait plus sûr pour les petits états d’employer les loisirs de la paix à préparer leur défense, et peut-être se verraient-ils contraints d’adopter le service universel, pour lequel quelques-uns d’entre eux éprouvent une instinctive antipathie. Cependant il faut rendre à la conférence cette justice, qu’elle n’a point traité légèrement leurs plaintes et leurs réclamations, qu’elle s’est étudiée à leur donner contentement. Si elle n’y a pas réussi, ce n’est pas faute de bonne volonté; les principes ont leur logique, qui tient la complaisance en échec. En statuant que les volontaires organisés aussi bien que les soldats seraient considérés comme belligérant, la conférence leur garantissait la vie, s’il leur arrivait d’être faits prisonniers ; mais du même coup elle statuait aussi que quiconque prendrait les armes sans faire partie d’un corps organisé serait traité en brigand. M. le colonel fédéral Hammer déclara que jamais son gouvernement ne consentirait à admettre une telle conséquence, qu’on avait vu souvent dans son pays des populations entières se lever en masse, et marcher à l’ennemi sans être organisées ni commandées, que des hommes qui défendent leur patrie ne sauraient être tenus pour des brigands, que, si l’ennemi triomphe de leur résistance, il sera dur pour eux et ne les traitera pas comme une population paisible, mais qu’on ne peut dire d’avance que ce ne sont pas des belligérans, qu’aucun Suisse ne pourrait ratifier une pareille décision.

On essaya de faire droit à cette protestation, et l’article 10 du projet porte que « la population d’un territoire non occupé, qui à l’approche de l’ennemi prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de s’organiser conformément à l’article 9, sera considérée comme belligérante, si elle respecte les lois et coutumes de la guerre. » Reste à savoir comment on pourra reconnaître que la levée en masse a été spontanée et s’assurer que le temps a manqué pour l’organiser conformément à l’article 9 : graves questions que le vainqueur fera bien de méditer avec soin. Selon qu’il les résoudra dans un sens ou dans l’autre, les malheureux qui tomberont dans ses mains redoutables seront des soldats ou des bandits, ils auront la vie sauve ou ils seront passés par les armes, et leurs maisons livrées aux flammes. En vérité n’est-il pas permis de craindre que malgré toutes ses bonnes intentions la conférence de Bruxelles n’ait abouti qu’à rendre nécessaire l’institution d’une nouvelle science, la casuistique militaire, qui aura ses Molina et ses Suarès? Désormais les chefs d’armée devront adjoindre à leur état-major d’habiles directeurs de conscience, versés dans l’art subtil des distinctions, et dont les délibérations alterneront avec les conseils militaires. Nous doutons que cette casuistique, la théologie lui vînt-elle en aide, servît très efficacement les intérêts de l’humanité.

La réponse que le prince Gortchakof a faite en date du 5 février à la dépêche du comte Derby était accompagnée d’observations présentées avec art, et qui méritent d’être lues attentivement comme tout ce qui sort de la plume du chancelier de l’empire russe. Dans cet intéressant document, le prince Gortchakof s’exprime avec une modestie de bon goût sur les résultats obtenus par la conférence de Bruxelles; mais il remarque que peu faire est plus profitable que ne rien faire du tout, que plus le droit des gens manque de précision et de clarté, plus il importe de suppléer dans la mesure du possible à ces incertitudes, à ces lacunes, à ces contradictions, que, si imparfaites que soient les règles proposées, les gouvernemens qui les auront discutées et admises les interpréteront dans un esprit de douceur et d’équité, que d’ailleurs, si tout restait indéfini, si le plus faible persistait à s’attribuer des droits illimités, il autoriserait le plus fort à user de sa force sans ménagement et à ne prendre conseil que de ses propres convenances, qu’on tomberait ainsi dans la guerre sauvage, et qu’on n’aperçoit point ce que les petits auraient à y gagner. Hélas! que la conférence réussisse ou non à rédiger une convention définitive et à la faire accepter par les gouvernemens, la guerre ne sera toujours que trop sauvage. A la vérité, elle l’est moins que jadis; certaines horreurs, certaines atrocités, deviennent de plus en plus rares et sont réprouvées avec plus de sévérité qu’autrefois. C’est l’heureux résultat du progrès général de la civilisation; les peuples ont appris à se connaître, bien des préjugés se sont dissipés, les mœurs se sont adoucies, les idées et les procédés sont devenus plus humains. Quand les Turcs s’emparèrent de Famagouste en 1571 après un siège meurtrier dans lequel ils perdirent 50,000 hommes, ils firent écorcher vif le gouverneur de la place pour le punir de l’avoir trop bien et trop longtemps défendue contre eux. On n’écorche plus vifs les gouverneurs de place, les prisonniers de guerre sont mieux traités, et les pilleurs de villes et de villages sont obligés de se surveiller un peu, sous peine d’encourir la réprobation publique.

Toute la question est de savoir s’il n’est pas des cas où la meilleure des législations est de n’en point avoir, et si l’opinion et certains sentimens généralement répandus ne sont pas pendant la guerre une sauvegarde plus sûre pour les idées d’humanité que des lois incomplètes ou douteuses, lesquelles au surplus sont dépourvues de toute sanction, puisque les neutres ne s’engagent pas à les faire respecter des belligérans. Les lois ont cet inconvénient qu’elles légitiment tout ce qu’elles n’interdisent pas, et il est dangereux de donner une sanction légale à la brutalité du vainqueur et une définition juridique de droits et de délits qui, par leur nature même, sont indéfinissables. Le délégué de Belgique, M. le baron Lambermont, disait dans une des séances de la commission que la guerre a ses pratiques, que c’est assez de les tolérer, qu’il ne faut pas leur faire l’honneur de les convertir en règles et de les inscrire dans un code. Il ajouta : « Si des citoyens doivent être conduits au supplice pour avoir tenté de défendre leur pays au péril de leur vie, il ne faut pas qu’ils trouvent inscrit sur le poteau au pied duquel ils seront fusillés l’article d’un traité signé par leur propre gouvernement, qui d’avance les condamnait à mort. » On peut souhaiter aussi que les exécuteurs de ces infortunés considèrent la triste besogne commise à leurs soins comme une violence que justifie la nécessité, et s’il n’était pas vrai qu’elle fût nécessaire, il serait déplorable qu’ils fussent défendus contre les étonnemens ou les perplexités de leur conscience par quelque article d’un code international qui décrète que dans certains cas un patriote est un criminel. La seule garantie contre les abus de la force est le sentiment qu’elle a de sa responsabilité et la peur que lui inspire quelquefois l’opinion. Tout ce qui pourrait soulager ses doutes ou étouffer ses scrupules, tout ce qui fixerait ses incertitudes touchant ce qui est licite et ce qui ne l’est pas ne servirait qu’à encourager son insolence; il vaut mieux que, faute de prescriptions positives, elle soit toujours inquiète du jugement qu’on portera sur elle. Funestes sont les lois quand elles mettent à l’aise les consciences.

Comme on le voit, l’Angleterre avait de bonnes raisons à donner pour justifier la défiance que lui inspire l’œuvre commencée à Bruxelles et qui doit se poursuivre à Saint-Pétersbourg. Il est plus douteux qu’elle ait sagement ou utilement agi en faussant compagnie à l’Europe et se retirant sous sa tente. Il n’y avait pas péril en la demeure, puisque les décisions de la conférence doivent être soumises à l’acceptation des gouvernemens et des corps législatifs. Ou la conférence avortera, et il est plus agréable de constater un avortement que d’en être rendu responsable, ou, contre toute espérance, on parviendra à réaliser un accord qui ne compromette aucun intérêt, et il sera fâcheux que la signature de l’Angleterre manque à cet acte international. L’Angleterre est en situation de faire ce qui lui plaît et de le faire comme il lui plaît. Les petits états, qui ont le chagrin de n’être pas des îles, sont obligés à des égards dont les puissans peuvent se dispenser. Il est probable qu’ils enverront des délégués à Saint-Pétersbourg, et qu’éclairés par les discussions de Bruxelles, ils leur donneront des instructions précises, qu’ils les chargeront de dire nettement ce qu’ils peuvent concéder et ce qu’il faut renoncer à leur demander. S’ils s’abstenaient, l’acte international qu’on projette pourrait se changer en un arrangement particulier entre quelques grandes puissances qui n’auraient plus à se soucier des réserves et des convenances des petits; mais assurément les délégués de la Belgique, des Pays-Bas et de la Suisse regretteront de ne plus avoir l’Angleterre à leurs côtés, puisqu’ils pouvaient compter sur ses sympathies et qu’elle avait si bien compris leurs intérêts.

Ce qui est certain, c’est que, si le refus du cabinet anglais a été un acte de raison, beaucoup de gens l’ont interprété comme un acte d’humeur. Le bruit court en effet que l’Angleterre n’est pas contente, bien qu’elle eût juré de l’être toujours. Fière de sa richesse, de sa puissance, de ses institutions libres que le monde lui envie, elle avait pris le parti de jouir tranquillement de son bonheur, et pour que rien ne vînt troubler sa quiétude optimiste, elle avait résolu de se désintéresser des affaires du continent, de ne s’en mêler tout au plus que pour donner des conseils, en promettant d’avance de ne point se fâcher s’ils n’étaient pas suivis. En un mot, elle appliquait à la politique les principes de la liberté commerciale, la théorie du laisser-faire et du laisser-passer. Pendant des années, elle a laissé faire les ambitieux, elle a laissé passer les événemens. Cette politique d’abstention a produit des fruits qui lui semblent amers. L’Angleterre, qui représente dans le monde le libéralisme, l’industrie et le commerce, voit aujourd’hui l’Europe tout occupée à fabriquer des soldats et la paix livrée à la merci de gouvernemens militaires qui ne passent pas pour mépriser les conquêtes. L’Angleterre, toujours soucieuse de l’équilibre européen et de la conservation des petits états, a conçu des inquiétudes pour la sûreté de deux de ces états qui lui sont chers; elle appréhende qu’ils ne servent d’enjeu ou de gage dans telle partie sanglante qui se jouerait sur leurs frontières. Jalouse de son influence à Constantinople, elle a le déplaisir de voir les affaires d’Orient gouvernées par un triumvirat dont les visées sont mystérieuses et qui ne lui fait pas ses confidences. Il y avait autrefois un pays dont elle surveillait les ambitions, mais avec qui elle aimait à échanger ses idées, avec qui elle concertait dans l’occasion de communs desseins, en lui faisant prendre l’engagement de n’y rien gagner. Quand l’Angleterre et la France s’entendaient, elles pouvaient faire ensemble la police de l’Europe; il faut aujourd’hui que l’Angleterre la fasse seule, et son ancienne alliée a perdu à jamais le goût des guerres désintéressées. Il est naturel que l’Angleterre ait de l’humeur, mais l’humeur ne remédie à rien. Le jour où elle s’occupera sérieusement de rétablir en Europe son influence compromise, elle ne s’en tiendra pas à des incartades; elle trouvera des moyens plus efficaces de forcer les puissances dont les intentions lui sont suspectes à compter avec elle, et sûrement elle saura leur prouver qu’elle possède encore le don de prévoir et le talent d’empêcher.


REVUE MUSICALE.
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Regrettez-vous le temps où l’opéra comique était l’opéra comique, où Scribe et Planard, Mélesville et Saint-Georges écrivaient de jolies pièces en trois actes que Boïeldieu, Auber, Hérold, Adam, mettaient en musique ? Scribe surtout excellait dans ce genre, son esprit s’y donnait carrière, pleinement affranchi de ce gros embarras du style qui au Théâtre-Français le gênait tant. En matière de libretto, la langue qu’on parle importe peu, les sentimens et la passion peuvent se contenter d’une sorte d’expression sommaire, la situation seule prédomine, et nous savons quelle entente Scribe possédait de la situation. La Dame blanche, Fra Diavolo, la Part du Diable, sont à ce point de vue de vrais chefs-d’œuvre et forment un spectacle qui vous intéresse sans vous causer la moindre fatigue. Les scènes vont gaîment leur train, l’intrigue se noue et pivote sur une donnée toujours plus ou moins énigmatique, et quand au beau milieu du dialogue l’orchestre entame sa ritournelle, c’est avec délices que vous accueillez ce motif galant et pimpant, qui semble venir là tout exprès pour vous avertir de ne pas trop vous fier à des combinaisons que l’auteur va déjouer tout à l’heure. Aujourd’hui nous avons changé tout cela ; parler d’idéalisme et de réalisme à propos d’opéra comique, c’est peut-être employer de bien grands mots, force est pourtant de reconnaître que de nouvelles tendances se sont affirmées. Notre opéra comique ne badine plus, il devient sérieux ; au lieu d’éluder ingénieusement un sujet en ce qu’il peut offrir d’insolite et de repoussant, il nous plaît au contraire de l’aborder de front : les duels au couteau, le coup de poignard tragique au dénoùment, rien ne nous effraie, et penser que Scribe, dans Fra Diavolo, s’épuisait en de si prestigieuses ressources pour sauver la situation en nous représentant un bandit capable de tout hors de la scène, mais qui devant le public se ferait scrupule de mentir aux convenances du genre ! Il n’avait qu’une idée, tourner autour de la question, évoluer. Ses opéras comiques sont des devinettes musicales merveilleusement amusantes ; vous pouvez vous y laisser aller, certain de ne rencontrer jamais l’ignoble ni l’horrible, deux élémens qu’il escamotera d’une main habile, s’ils se trouvent dans son sujet. Il serait curieux à ce titre de comparer l’Espagne du Domino noir à l’Espagne de Carmen ; d’un côté vous auriez Le Sage et Gilblas, de l’autre Mérimée.

C’est donc un fait accompli et sur lequel il n’y a plus à revenir, l’opéra comique tel que nos pères le comprenaient, tel que nous l’avons goûté dans notre jeunesse, ce genre-là n’existe plus : la symphonie et l’opérette l’ont tué. Les esprits élevés, les artistes sont allés vers la symphonie, quittes à venir au théâtre plus tard, mais à l’aborder alors par ses grands côtés, par le drame, et comptant bien ne point oublier que Beethoven, lorsqu’il compose un opéra, écrit Fidelio. Les autres (et ils se nomment légion) se sont rués sur l’opérette. Il faut que la chose ait du bon, puisqu’elle réussit. Elle a ses maîtres, ses virtuoses, son public, un public des plus huppés, qui, sur ma foi, s’ennuie aux Huguenots, bâille à Guillaume Tell, et ne se gêne pas pour vous le dire. De petits rhythmes écourtés et sautillans, une tarentelle continue, une kermesse toujours recommençante, et pour donner l’accent à cette note caractéristique de l’art qui nous est fait, et que, paraît-il, nous méritons, des soubrettes incomparables.

Gardons-nous de mépriser cet aimable et spirituel produit de notre temps, mais que cela ne nous empêche pas d’encourager ceux qui placent plus haut leur idéal. Ils sont là quelques jeunes hommes, nourris de fortes études, travailleurs infatigables sur qui repose l’avenir de l’école française, et que j’appellerai simplement des musiciens, en donnant à ce mot l’acception large et vigoureuse que Delacroix lui prêtait quand il disait d’un de ses confrères : « C’est un peintre ! » George Bizet, Jules Massenet, Reyer, Saint-Saëns, Lalo, qu’ai-je besoin de les nommer ? Tout Paris les connaît. Symphonistes, oui certes, mais en attendant mieux, hommes de l’orchestre qui seront demain des hommes de théâtre, et qui n’ont eu d’abord d’autre prétention que celle de prouver au public qu’ils savaient leur affaire. J’ignore ce qu’il adviendra de ces divers talens ; mais ce qui me réjouit l’âme, c’est de voir comment tout ce monde comprend la dignité de l’art.

Prix de Rome en 1856, M. Bizet commença par donner au Théâtre-Lyrique les Pêcheurs de perles, où déjà vous saisissez cet imprévu dans la modulation, ce quelque chose de nuageux, d’indéfini dans la mélodie qui bientôt caractérisera la manière de l’auteur. La mélodie de M. Bizet produit sur moi l’effet d’une de ces lumières qu’on place dans un globe de cristal opalisé. C’est doux, harmonieux, velouté, le rayon cependant manque un peu. Je recommande à ce propos dans les Pêcheurs de perles une romance, d’ailleurs fort connue, ma bien-aimée est endormie : toute la physionomie musicale de M. Bizet semble vivre et se condenser en ces quelques mesures d’un sentiment profond et que Schubert regretterait de n’avoir pas écrites. Depuis, sauf Djèmileh, un acte assez médiocre donné en 1872 à l’Opéra-Comique, presque toutes les tentatives du compositeur ont marqué, la chute même de l’Arlèsienne ne devait point l’atteindre, car, si la pièce est tombée, la musique s’est maintenue, et la salle de concert l’a vengée de sa mésaventure théâtrale.

Carmen aujourd’hui nous le livre au plein de son activité symphonique et dramatique. J’appuie à dessein sur les deux adjectifs, il y a les deux choses dans cet opéra, la symphonie et le drame, et peut-être bien est-ce trop si l’on considère les habitudes et les goûts du public de l’endroit. Pour nous autres gens délicats et curieux, toutes ces digressions ont de l’attrait, nous savons en prendre et en laisser et nous dire à propos d’un intermède musical ou d’un entr’acte : « Je reviendrai entendre cela ; » mais le public ne se paie point de semblables fantaisies, il ne passe rien, ou plutôt ne vous passe rien ; le public ne se réserve pas pour le lendemain. Il vous prête dès le début toute son attention, à vous de n’en point abuser. Souvent c’est le contraire qui arrive. On n’a point assez de se donner, on se prodigue ; on ouvre toutes les écluses. Déjà, au sujet du César de Bazan de M. Massenet, nous avons eu l’occasion de relever ce tort commun à la plupart des jeunes représentans de notre école. La ligne serpentine a son mérite, mais celle qui mène au but est la ligne droite, et j’en veux d’autant plus à M. Bizet de ces divagations instrumentales dont il se montre si coutumier, qu’elles escomptent en quelque sorte l’effet de la situation. On comprend ces ruses de guerre chez un spécialiste inhabile à parler la langue des passions, et cherchant à déguiser sous des fleurs d’éloquence et de virtuosité l’absence d’inspiration dramatique.

M. Bizet sera, quand il voudra, un homme de théâtre ; il nous le prouve à chaque instant dans Carmen. Les situations sont abordées carrément, développées, nuancées d’un tour parfait ; quoi de plus joli, de mieux en scène que le duo d’amour entre Carmen et José au second acte, de mieux venu que cette phrase délicieusement dite par Mme  Galli-Marié et M. Lhérie : là-bas, là-bas, dans la montagne ! J’aime aussi les couplets du torero, que M. Bouhy enlève haut la main, tout en s’y montrant, comment dirai-je ? un peu poseur, ce qui détonne légèrement avec le naturel des autres. Le quintette qui suit est de l’originalité la plus piquante et vous captive tout le temps par l’imprévu des harmonies, la variété des timbres de l’orchestre ; les voix tombent on ne sait d’où, ce sont des rhythmes en fusées, des éclairs en zigzags partant d’en haut et sillonnant la trame mélodique. Voulez-vous du pittoresque et voir revivre en chansons l’Espagne de Zamacoïs et de Fortuni, écoutez le chœur des picadors au premier acte, la marche des picadors au quatrième, et cette espèce de retraite dont le motif remplit le premier entr’acte ; suivez surtout la scène du campement dans la sierra. Au fond du théâtre, les bohémiens et les trabucaires vont et viennent. José, par intervalles, se rapproche de Carmen, qu’il importune de sa jalousie, de ses récriminations ; elle, cependant, déjà lasse de cet amour à l’aurore duquel nous assistâmes tout à l’heure et songeant à convoler à de nouvelles noces avec Escamillo le torero, rêveuse, presque sombre, interroge les cartes, qui ne lui disent rien de bon ; à ses côtés, ses compagnes font le même jeu , et les cartes inexorables la condamnent à mort, elle et le triste amant qui l’assomme de ses adorations. Voilà certes pour un opéra comique un tableau terriblement poussé au noir. Le motif toutefois a sa valeur, et Scribe l’eût employé, oui, mais à la condition d’évoluer sur place, de couper court à ses prémisses. Ici, nous sommes à la Porte-Saint-Martin, et les auteurs, loin de s’ingénier à trouver la bifurcation, se précipitent sur la pente du mélodrame. Ce que les cartes prophétisent à Carmen s’accomplira ; ce trio sert de préface au dénoûment, morceau capital. Nous sommes aux corridas de Madrid, Carmen, effarée d’amour, haletante, vient prendre sa part du triomphe de son torero, la course a lieu derrière un rideau qui masque le cirque ; banderilleros, chulos et picadors ont défilé joyeusement, la cloche sonne, Escamillo, dans la présomption du triomphe et du bonheur prochains, serre sa maîtresse contre son cœur, et court affronter l’arène. Carmen s’élance, va pour se mêler à la foule, soudain José se dresse devant elle, José, L’amant de la veille, qui s’est déshonoré, perdu pour elle, et de qui ses beaux yeux se détournent maintenant qu’une autre insolation l’a frappée.

Le duo s’engage crânement. Carmen est une créature inculte, une bête fauve, et ce n’est ni la franchise ni le courage qui lui manquent. Elle marche droit au péril. « On m’a dit de me défier de toi, de craindre pour ma vie ; me voilà ! » À l’idée qu’on le suppose coupable d’un pareil crime, José recule avec horreur, et ce crime, dix minutes plus tard, il le commettra. Le pauvre homme implore d’abord ; sa douleur, ses instances n’éveillent que mépris. Ennuyée, excédée, la bohémienne devient provocante, jette à José sa bague au visage ; celui-ci se retourne alors, frémit de haine, et, pour l’empêcher de courir à son torero, il la tue. — Tout ce grand morceau, presqu’un acte, est conduit avec un art supérieur. On se sent ému, saisi. L’affliction de ce malheureux, l’attitude féroce de Carmen en présence du désespoir qu’elle cause, son indifférence et ses lassitudes, puis, dans le moment tragique, le contraste de cette agonie sanglante qui se passe sur le devant de la scène, et des fanfares du triomphe éclatant au dehors, toutes ces gradations, tous ces mouvemens, sont d’une analyse et d’un rendu à ne laisser subsister aucun doute sur l’avenir dramatique d’un compositeur. Convenons aussi que l’exécution aide puissamment à l’effet. M. Lhérie est un José plein de pathétique et de furie ; quant à Mme  Galli-Marié, jamais peut-être elle n’avait marqué plus de talent que dans cet abominable rôle. Il faut suivre les nuances par lesquelles José arrive à n’y plus voir que rouge, observer ce jeu de l’actrice savant et vrai, toujours simple ; point de cris, point de mélodrame, des signes presque imperceptibles, mais profonds, de fins détails dans le geste et la physionomie trahissant tout l’ennui et toutes les frénésies du personnage. Carmen est fatiguée, excédée, « je ne sais point mentir, » dit-elle, là est le mot du caractère créé par Mérimée, et que Mme  Galli-Marié s’est attiré le reproche d’interpréter d’une façon trop vraie, trop réaliste. Étrange démon que cette artiste ! elle quitte le théâtre, n’ayant plus de voix ; elle y reparaît trois ans après en toute possession de ses moyens. Cet éternel Mignon avec ses airs pleurards l’avait énervée ; elle a retrouvé sa flamme et son esprit : pour de la distinction, c’est autre chose ; mais Mme  Galli-Marié se connaît en littérature, elle a lu Mérimée, et nous répondra qu’elle joue Carmen et point Célimène. Elle a les allures du rôle comme elle en a le ton. Emerson a dit : « L’ Anglo-Saxonne a la démarche fière d’une race libre, elle marche comme si elle avait conquis le monde ; l’Espagne, elle, ne marche pas en amazone ; mais l’Espagne a le meneo. » De Saint-Sébastien à Malaga, de Bilbao à la Ronda, toute femme en Espagne, grande dame ou paysanne, affecte cette désinvolture, et la jota elle-même n’a pas un caractère plus national que ce fameux mouvement de hanches dont ceux-là seuls se scandalisent qui veulent qu’en fait d’art il y ait encore des Pyrénées. S’imagine-t-on par hasard que la Havanera du premier acte produirait son effet sans cette pantomime qui l’accompagne ? Musique bizarre, monotone, au rhythme paresseux, traînard, et comme imprégnée de ce sentiment d’accablement particulier au pays orageux des tropiques ! Il est une complainte nègre que chante Mme  Viardot et que chante Pagans, le Havanero par excellence :


Ultè, nò è na...


M. Bizet s’en est très habilement inspiré, et Mme  Galli-Marié en traduit poétiquement la morbidesse.

Parlons maintenant des convenances d’un pareil sujet. « Comment peux-tu douter que je t’aime, puisque je ne te demande pas d’argent ? » Une femme capable de tenir un pareil langage ne peut guère nous intéresser au théâtre. Il y a de ces choses dont un écrivain du talent et de la force de Mérimée peut tirer parti dans un roman, mais qui ne sauraient pourtant être mises à la scène. Carmen s’éprend d’un soldat au premier acte, au troisième elle idolâtre un torero. Ajoutez à la pièce un acte de plus, ce sera le tour du capitaine Zuniga, et ainsi de suite. De telles figures ne sont, je ne dirai pas sympathiques, mais supportables, que lorsqu’un écrivain les localise et les fait valoir à leur point en les entourant de toutes les circonstances atténuantes que dispensent le style, l’observation et la philosophie humoristique d’un bel esprit paradoxal. Vues de face, elles ne vous inspirent que de la répulsion. Comme contraste à ce démon, les auteurs ont imaginé de produire un ange : la pieuse et sensible Micaëla, qui survient, l’olivier à la main et la romance aux lèvres, pour rappeler sa mère mourante au fils coupable et déserteur de toutes les vertus. Je n’ai nul besoin de remarquer ici que ce personnage absolument poncif n’est pas et ne pouvait être de Mérimée. C’est une invention des librettistes, et l’idée a bien son charme en ce qu’elle nous donne la bonne fortune de voir et d’entendre Mlle  Chapuy, et surtout en ce qu’elle nous remet devant les yeux cette excellente Alice de Robert le Diable, physionomie trop négligée, dont le public attendait une nouvelle épreuve. Il y a donc aussi une Némésis au théâtre ? On se raille de tout ; on ridiculise, on bafoue l’antique et le moderne ; on écrit la Belle Hélène, la Grande-Duchesse, on écrit Tricoche et Cacolet, et la première occasion qui se présente de prendre au sérieux la croix de ma mère, on ne la rate pas.

J’approuve beaucoup cette habitude qui s’introduit de plus en plus au théâtre, de donner à certains vocables étrangers leur accent national caractéristique, de prononcer majo et navaja comme ces mots se prononcent à la Puerta del Sol, et non plus en les estropiant à la française ; mais alors il faudra se surveiller et ne pas confondre dans le même dialogue gitana et zingara, autrement dit de l’espagnol avec de l’italien. Poètes, peintres et musiciens, tout le monde se préoccupe aujourd’hui d’ethnologie ; rien d’étonnant que cette curiosité d’information gagne et s’étende jusqu’aux moindres détails de la mise en scène ; on cherche le vrai, on fait nature. Allez voir ce second acte de Carmen, c’est à se croire en Espagne : décor, costumes, le ton, le geste, l’air du visage, tout y est. Ce Doncaïre par exemple que représente M. Potel, avec ses favoris épais, son large sourire, son foulard jaune noué entre l’oreille et la nuque, — vous l’avez rencontré sur toutes les routes de la frontière, dans les fondas et les ventas. Il est aussi dans Don Quichotte, où se retrouve tout ce qui fut, est et sera jamais espagnol. Ajoutons que dans l’originalité de cette mise en scène une juste part revient à M. Bizet, et que la couleur locale, comme il l’a comprise au début de son second acte, dénote aussi bien l’archéologue que le musicien. Sur un fond vieil-Orient de sons monotones et sourds tendu derrière la coulisse, la gent bohème brode ses arabesques et se dessine le chant militaire dans le lointain ; vous diriez la civilisation picaresque de l’Espagne moderne émergeant de ses origines judaïques, arabes, égyptiennes, que sais-je ? Cette question de l’ethnologie appliquée aux arts du théâtre mériterait d’être traitée ex professo ; je la recommande à M. Perrin ; nul mieux que l’habile directeur de la Comédie-Française ne rédigerait un pareil mémoire, et ce lui serait au moins une manière de titre à mettre en avant pour sa candidature à l’Académie des Beaux-Arts, dont chacun se demande étonné la raison d’être.

F. DE L.
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Le directeur-gérant, C. Buloz.