Chronique de la quinzaine - 14 mars 1872

Chronique n° 958
14 mars 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1872.

L’autre jour, à Versailles, comme, à l’occasion de la loi sur l’Internationale, on se laissait aller de part et d’autie à proposer l’éternel remède, la souveraine panacée de la monarchie ou de la république, un interrupteur jeiait dans le bruit ces simples mots : « nous voulons avant tout que la France vive ! » Il n’est pas rare que de semblables paroles retentissent dans l’assemblée, que dans ces tumultes trop souvent renouvelés, au milieu des combats que se livrent les passions des partis, on s’écrie avec une sorte de remords, avec un accent de reproche mutuel : « Et les Prussiens ! et les départemens envahis ! et les 3 milliards à payer ! et le pays qui souffre et qui attend ! » On ne peut certes mieux dire, c’est le cri du patriotisme qui s’exhale de temps à autre dans la confusion des débats publics comme le chœur dans les tragédies antiques, et ce qui éclate sous la forme d’une interruption, tout le monde le pense, tout le monde le sent, cela n’est point douteux. Qu’on écoute les membres de l’assemblée les plus renommés et les plus obscurs, ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas devant l’opinion, il n’en est pas un seul qui ne convienne de tout, qui ne comprenne le danger de provoquer des divisions fatales, de soulever des discussions prématurées, désastreuses ou stériles, qui ne reconnaisse la nécessité de se rattacher à la seule politique possible et salutaire, la politique du patriotisme et du bon sens. Oui, on l’avoue, on le comprend, et on n’en fait ni plus ni moins. Malheureusement ce qu’on dit dans une conversation ou dans une interruption, on ne peut parvenir à le transformer en règle de conduite ; on fait la provision la plus ample de résolutions généreuses, et aussitôt qu’on rentre dans la mêlée, dès qu’on se remet à l’œuvre, on retombe sous la tyrannie des considérations les plus secondaires, on revient aux excitations, aux défiances, aux antipathies de personnes ou d’opinions, à tout ce que l’esprit de parti peut imaginer de plus meurtrier ou de plus futile. On passe le temps à s’observer, à se combattre mutuellement avec des réticences et des arrière-pensées ; on s’occupe surtout d’empêcher ses adversaires de gagner du terrain, dût-on n’en pas gagner soi-même. La droite accuse la gauche, la gauche accuse la droite, les centres gémissent, le gouvernement regarde, et tout va un peu à la diable.

Disons le mot : on sent bien à coup sûr l’amertume de nos désastres, on n’ignore pas que nous sommes dans une des situations les plus extraordinaires et les plus affreuses où la mauvaise fortune ait jamais jeté un peuple, et, pour faire face à cette situation, on se figure trop qu’il suffit de recourir aux moyens ordinaires, de revenir aux habitudes anciennes, aux tactiques des partis, aux petites combinaisons parlementaires. Non, malheureusement cela ne suffit pas. C’était bon ou acceptable autrefois, lorsqu’on vivait dans des conditions plus ou moins agitées, plus ou moins précaires, mais encore intactes, — lorsque la France n’avait pas souffert du mal de l’invasion et de cette dissolution morale qui a fait sa faiblesse devant l’étranger. Aujourd’hui le mal a éclaté dans toute sa force, il se manifeste sous les formes les plus saisissantes ; il ne s’agit plus pour y remédier de tactiques plus ou moins habiles, de combinaisons plus ou moins adroites pour éluder les difficultés : il n’y a plus d’autre ressource que de chercher dans les circonstances mêmes le secret d’une politique qui, par ses inspirations et par ses procédés, s’élève à la hauteur d’une situation si cruellement aggravée. Il faut que la France vive, on l’a dit avec une poignante vérité, il faut que la France se délivre, se réorganise, se reconstitue ; il faut que toutes les prétentions, toutes les impatiences, toutes les arrière-pensées plient devant cette suprême et impérieuse nécessité. Tout est là, et c’est parce qu’il en est ainsi que le provisoire, ce malheureux provisoire où nous avons été jetés par une tempête, avait sa raison d’être, puisque par sa nature il pouvait mieux que tout autre concentrer toutes les forces dans l’œuvre commune de réparation nationale, puisqu’il ne demandait aux partis que leur patriotisme sans leur imposer le désaveu de leurs principes ou l’abdication de leurs espérances, puisque seul il pouvait tenter avec quelque chance de succès cette grande conciliation momentanée qu’aucun autre régime n’aurait pu réaliser.

Ce provisoire, il n’a point cessé d’avoir sa raison d’être, et c’est ce qui le soutient encore au milieu des singuliers assauts qu’on dirige contre lui ; mais il est bien clair que, si l’on veut qu’il garde une certaine efficacité, et nous pourrions même dire sa moralité, il faut le pratiquer avec le sentiment supérieur des grandes nécessités publiques qui l’ont produit, non avec des passions de partis ou des réminiscences d’un autre temps. Il faut, en un mot, l’accepter simplement et franchement pour ce qu’il est, comme un système transitoire, anonyme et collectif de réorganisation nationale qui appelle toutes les coopérations. Si l’on veut porter dans la pratique de ce régime toutes les excitations, les raffinemens, les subtilités, les rancunes, les jalousies de l’esprit de parti, il en résulte ce que nous voyons depuis quelques semaines. C’est une mêlée indescriptible, où l’on finit par ne plus se reconnaître. Faute d’une direction supérieure et d’une idée nette des situations, on tombe dans une confusion agitée et stérile. On n’a plus même le sentiment de la proportion exacte des choses. On se détourne des questions les plus graves, et on grossit des incidens qui n’ont aucune importance. On confond tout, on brouille tout, on court après les interpellations, on se jette sur un changement de ministre comme sur une bonne fortune, on voit des crises partout, dans la moindre divergence qui peut s’élever entre l’assemblée et le gouvernement. Devant le pays qui attend, qui travaille, qui ne demande que le calme, on offre le spectacle d’une vie publique artificielle et fiévreuse où depuis quelques jours particulièrement se succèdent les scènes tumultueuses, comme ce vacarme que M. Saint-Marc Girardin a eu dernièrement à maîtriser par son sang-froid et sa fermeté. Et sait-on quelle est la conséquence ? Tout récemment on s’est mis à la recherche d’un régime définitif, on ne l’a point trouvé, on ne s’est pas senti la force de résoudre ce problème en effet fort redoutable ; aujourd’hui on s’occupe à ruiner ce régime provisoire qui est notre dernière ressource, de telle sorte que, si l’on n’y prend garde, avant qu’il soit longtemps on finira par se trouver entre un définitif insaisissable et un provisoire progressivement déconsidéré, livré à toutes les suspicions, devenu chaque jour plus difficile à pratiquer. Que restera-t-il après cela ? que veut-on faire de nous ? On ne peut pas ou l’on ne sait pas édifier la maison dans laquelle on a la prétention de nous loger, et on ébranle la tente qui nous abrite contre les derniers souffles d’une tempête qui pourrait renaître à l’improviste.

Il faut cependant arriver à savoir ce qu’on veut, il faut choisir. Si par une illusion suprême et obstinée on croit encore à la possibilité de fixer dès ce moment le présent et l’avenir de la France dans un régime d’institutions définies, il n’y a point à hésiter, il faut poser la question et mettre aussitôt la main à l’œuvre pour la trancher. Si, comme cela n’est que trop évident, on croit cette tentative impossible aujourd’hui ou tellement difficile, tellement périlleuse qu’elle ne résoudrait rien, et qu’elle pourrait tout compromettre, il faut savoir se décider, et le mieux encore est de ne pas se donner l’air de céder et de résister à la force des choses, de faire de la politique de mauvaise humeur. Ce qu’il y a de plus sage, c’est de s’arranger résolument, de façon à tirer le meilleur parti possible d’un régime qu’on appellera provisoire, si l’on veut, et qui en fin de compte est la souveraineté nationale dans ce qu’elle a de plus simple, de plus élémentaire. Voilà la vérité sans équivoque et sans subterfuge.

Sans doute ce régime n’est point dénué d’inconvéniens, il exige de la part de ceux qui sont chargés de le mettre en œuvre des ménagemens infinis, une patiente vigilance, un infatigable esprit de conciliation, une volonté absolue de subordonner toutes les questions secondaires à l’intérêt supérieur du pays, d’éviter les conflits inutiles. Hélas ! toutes ces conditions nécessaires, impérieuses, ce n’est pas le régime provisoire qui nous les impose, c’est la fatalité même de notre situation qui nous les inflige. Non, nous ne sommes pas libres de nous abandonner à toutes nos fantaisies, nous ne sommes pas libres de jouer le sort du pays pour faire triompher nos idées de prédilection, nous ne sommes pas libres de perdre le temps en indignes tumultes parlementaires à propos de l’application d’un article du règlement intérieur de l’assemblée, lorsque les mois s’écoulent, lorsque chaque jour nous rapproche de l’époque où nous aurons 3 milliards à payer pour reconquérir la liberté de nos départemens laissés en gage. Est-ce qu’un régime définitif quelconque nous exonérerait de ces conditions douloureuses, et aurait la vertu magique de nous dispenser de bon sens, de patriotisme ? Est-ce la faute de ce provisoire où les circonstances nous ont placés si nous ne savons pas nous en servir, si à côté des inconvéniens inévitables qu’il entraîne nous ne savons pas découvrir les moyens qu’il nous offre pour délivrer le pays, pour le mettre à l’abri des coups de main et des aventures, pour lui assurer la libre possession de lui-même dans la paix intérieure ? C’est le pays, répète-t-on sans cesse, qui réclame la fin de ce fatigant provisoire, qui se lasse et s’inquiète de cette situation sans nom et sans lendemain. D’abord le pays n’est pour rien dans ces excitations d’opinions contraires où on lui donne si bénévolement un rôle, le pays est tranquille, les partis seuls sont à s’agiter autour d’un héritage qu’ils se disputent avant qu’il soit ouvert ; mais en outre ce qu’on dit sur la nécessité de fixer les destinées du pays pourrait être vrai, si la monarchie, le jour où elle serait proclamée, ne devait pas avoir contre elle les républicains, les bonapartistes, les socialistes, prêts à lui disputer sa victoire, — si la république de son côté n’était pas exposée à rencontrer toutes les défiances, toutes les craintes, tous les effaremens, si en un mot dans tout cela il n’y avait pas, au lieu du définitif qu’on poursuit, la guerre civile, qui livrerait plus que jamais la France à l’étranger.

Qu’on y réfléchisse bien : la difficulté n’est point dans la nature d’un régime qui par lui-même se prête à tout, qui est naturellement ce qu’on le fait ; elle est en nous tous, dans les passions qui s’agitent, chez ceux qui sont chargés de nous représenter, de nous gouverner, et dont l’attitude n’est malheureusement pas étrangère aux incohérences d’une situation qu’on laisse s’amoindrir et s’énerver. Le mal vient de ce qu’on n’a peut-être pas fait tout ce qu’il fallait dès le premier moment pour préciser les conditions de cet ordre provisoire, pour définir les rapports de l’assemblée et du gouvernement, pour dégager avec netteté les points fixes de la politique, ceux qu’un sentiment commun de patriotique prudence devait mettre en dehors de toute discussion. Aujourd’hui c’est une situation à redresser, à relever à la hauteur où elle aurait dû rester toujours, et cela ne se peut évidemment que par un effort énergique de l’assemblée sur elle-même pour se préserver des confusions qui l’affaiblissent, par la fermeté du gouvernement dans la direction des affaires, par la bonne volonté de tous. M. de Guiraud, en interpellant l’autre jour le gouvernement sur la retraite de M. Pouyer-Quertier, a fait avec une discrétion incisive la critique de tout ce qui se passe en ce moment, et rien en vérité n’était plus facile. Il n’a pas vu seulement qu’il faisait la critique de l’assemblée elle-même en accusant M. Thiers de gouverner avec tous les partis, de ne pas aller planter son drapeau dans le camp de la majorité ! D’abord comment veut-on que M. Thiers gouverne autrement avec un régime dont l’essence est justement de n’être le triomphe d’aucun parti, de n’avoir d’autre objet qu’une œuvre de réorganisation nationale ? Mais de plus où est donc cette majorité dont on parle ? Sans doute il y a une majorité des grands jours qui se retrouve dans les momens difficiles où tout doit plier devant une nécessité impérieuse. Ce qui manque, c’est une majorité permanente, accoutumée à une action commune, ralliée autour de ce programme tout simple, tout tracé par les circonstances, qui pourrait se résumer en un seul point, la résolution inflexib’e de maintenir ce qui existe, d’écarter toutes les questions irritantes et périlleuses de constitution définitive tant qu’un fragment du territoire reste au pouvoir de l’ennemi.

Que l’assemblée, avertie par le danger des divisions qui la travaillent, forme en elle-même cette majorité, que le gouvernement, appuyé sur ce faisceau plus national que politique, se fortifie, se complète au besoin, donne une impulsion nouvelle à la marche des affaires, c’est là précisément ce qu’on ne cesse de demander. Il est bien certain que, si une majorité décidée de l’assemblée et le gouvernement’s’entendaient sur les deux ou trois points essentiels de la politique, tout serait singulièrement simplifié. La situation serait pour le moment assurée, et resterait à l’abri de ces oscillations qui réveillent perpétuellement une impression de doute et d’incertitude. Les incidens qui pourraient surgir à l’improviste ne seraient que des incidens, et n’auraient qu’une médiocre importance. M. Victor Lefranc serait libre de présenter sa loi sur la presse, la commission parlementaire serait libre de modifier cette loi, personne n’aurait l’idée qu’une crise sérieuse pût sortir d’une divergence dans une semblable question. M. Pouyer-Queriirr pourrait quitter le ministère des finances, il serait mêvsie suivi par quelques autres de ses collègues, dont la retraite n’affaiblirait certes pas le gouvernement ; ce ne serait pas une grosse affaire. En un mot, tout se régulariserait autant que possible, ce serait la subordination de tous les intérêts secondaires à l’intérêt supérieur, et M. Thiers pourrait tranquillement s’occuper du grand objet de toutes les pensées, de cette libération du territoire à laquelle nul ne songe plus que M. le président de la république. M. Victor Lefranc a prononcé récemment quelques mots qui prouvent qu’en dehors de cette malheureuse souscription nationale, qu’on a un peu durement découragée, il doit se préparer quelque combinaison. La meilleure serait évidemment celle qui associerait les capitaux étrangers à l’affranchissement de la France, et qui hâterait notre libération en présentant des garanties que l’Allemagne serait disposée à recevoir dès ce moment. C’est là le problème à résoudre avant tout pour que « la France vive, » comme on le disait ; on ne désespère point, à ce qu’il paraît, d’y arriver d’ici à quelques mois. Il faut convenir que devant cette question toutes les autres questions s’effacent, même celle du procès d’un ancien préfet et de la retraite de M. Pouyer-Quertier à la suite de la déposition que l’ancien ministre des finances est allé faire devant la cour d’assises de Rouen.

Elle n’était pas cependant sans une certaine importance, cette singulière affaire qui vient de se dérouler devant le jury normand, elle n’était pas sans une certaine signification dans l’ordre des faits contemporains. L’ancien préfet de l’Eure sous l’empire était accusé, on le sait, d’avoir détourné des fonds du département qu’il était chargé d’administrer, d’avoir prodigué les viremens fantastiques, les mémoires fictifs, pour dissimuler certaines dépenses. M. Pouyer-Quertier, appelé comme témoin, a dit ce qu’il a cru devoir dire ; il a seulement un peu trop oublié peut-être qu’il était ministre des finances en laissant voir quelque complaisance pour un système qui pouvait conduire à des procédés administratifs au moins étranges, à des irrégularités par trop choquantes ; il y a eu même un instant où il a donné une sorte d’éclat à un dissentiment entre lui et ses collègues du cabinet au sujet de ce procès. L’accusé a été acquitté, le témoin a payé de son portefeuille non pas sa déposition, mais l’attitude quelque peu hasardée qu’il avait prise dans cette affaire. Que M. Pouyer-Quertier, dans les explications qu’il a données devant l’assemblée, ait plus ou moins persisté dans des théories financières qui ont été d’ailleurs supérieurement réfutées par M. Casimir Perler, là n’est point la question. Que l’ancien préfet de l’Eure, de son côté, ait été acquitté ou condamné, ce n’est point là encore le point principal. Le jury était libre dans son jugement, il a renvoyé absous l’accusé qu’il avait devant lui, tout est dit ; mais ce qu’il y a de grave et de curieux, c’est cette histoire d’une administration préfectorale sous l’empire qui s’est déroulée pendant quelques jours devant la cour d’assises de Rouen.

Ainsi voilà un aéronaute à qui on demande un mémoire de terrassier pour des travaux qu’il n’a pas faits naturellement ; voilà une somme affectée à un asile d’aliénés qui passe à l’ameublement d’une chambre à coucher ; voilà un argent destiné à un établissement quelconque, et dont on se sert pour les jardins de la préfecture. Les choses vont de cette façon, Il n’y a point de crime, dit-on, ce n’est qu’une irrégularité qui se commet partout, dont le conseil-général avait le secret. Il n’est pas moins vrai que l’irrégularité qui ne cache aujourd’hui aucune action malhonnête peut demain dissimuler quelque détournement frauduleux, quelque honteux gaspillage. Où est la garantie ? où est la possibilité d’un contrôle efficace ? Lorsque l’arbitraire s’est établi au sommet, il descend jusqu’aux moindres degrés de l’administration. Ces viremens qu’on invoque sont le commode passeport de toutes les fantaisies. Et si ces faits sont à noter, c’est qu’ils jettent un jour singulier sur l’administration ou du moins sur les procédés de certains administrateurs de l’empire, c’est qu’ils ont un sens politique, c’est qu’ils ne sont point malheureusement étrangers à tous nos désastres. S’il y avait eu un contrôle véritable, sérieux, il n’y aurait pas eu ces insaisissables déplacemens de dépenses qui ont appauvri nos forteresses, nos armemens, nos approvisionnemens, pour alimenter la ruineuse et meurtrière expédition du Mexique. Voilà la triste moralité de cette affaire.

Oui, l’histoire récente de la France commence là, dans cette obscurité de l’arbitraire, pour se dérouler bientôt à travers les péripéties sanglantes et aller se perdre dans cette insurrection du 18 mars, sur laquelle une commission de l’assemblée a fait une enquête dont les résultats offrent le plus saisissant intérêt. L’histoire de l’infortune française est là tout entière, douloureusement, tragiquement écrite dans tous ces faits, dans toutes ces dates qui se succèdent, dans tous ces détails et ces témoignages scrupuleusement recueillis ; on peut la saisir dans ses origines, dans ses suites néfastes. Assurément rien n’est plus instructif que cette enquête qui vient d’être publiée, qui éclaire la marche des événemens, qui jette une lumière si étrange sur les choses et même sur certains hommes qui n’ont pas précisément un rôle des plus brillans. C’est tout un ensemble anarchique, confus, sinistre, où toutes les passions de sédition fermentent pendant cinq mois de siège pour faire explosion au dernier jour en présence de la patrie abattue et de l’ennemi campé autour des murs de Paris ! Et qu’on ne se figure pas que les tristes héros de cette fatale et lugubre aventure ignoraient ce qu’ils faisaient et où ils allaient ; ils le savaient très bien, témoin la curieuse déposition où l’on peut lire ces mots proférés par un de ces malheureux : a Si nous sommes vaincus, nous brûlerons Paris, et nous ferons de la France une seconde Pologne ! » Voilà comment ils entendaient sauver et régénérer la France ! Or dans tous ces événemens quel est le rôle de l’internationale ? C’est une question qui n’est pas seulement étudiée dans l’enquête, qui est en ce moment même discutée devant l’assemblée, où le gouvernement a porté une loi qui frappe d’interdiction et de peines sévères l’association internationale. On peut dire aujourd’hui, et on l’a dit dans la discussion, que cette triste et malfaisante société a perdu sa puissance, qu’elle n’est plus dangereuse, que la frapper d’une loi spéciale c’est lui donner le relief de la persécution ; qu’on dise ce qu’on voudra, on ne peut pas laisser vivre une affiliation dont l’existence est un attentat permanent, par cela même qu’elle menace la société française dans son unité morale, le pays dans son indépendance nationale. D’autres et notamment le rapporteur de la commission de l’assemblée, M. Sacaze, avaient commencé avec talent l’instruction de ce procès, le garde des sceaux, M. Dufaure, vient de l’achever avec une verve singulière d’éloquence et de bon sens. Ce n’est pas la loi qui interdit l’eau et le feu à l’Internationale, c’est l’Internationale qui s’est placée d’ellemême hors de la loi française. Il n’y a plus en vérité qu’à constater cette situation. L’unique question est de savoir quel est le meilleur moyen d’assurer à la société française une défense, aux ouvriers eux-mêmes une sauvegarde contre ceux qui exploitent leur misère ou leur crédulité pour chercher jusque dans le sang et les ruines la satisfaction d’une malsaine ambition.

C’est le malheur de la France de s’être trouvée d’un seul coup réduite à toutes les extrémités, atteinte dans sa force militaire, dans sa sécurité intérieure, dans son prestige et son ascendant de puissance européenne. Elle a eu tout à refaire à la fois, une armée, un gouvernement, des finances, une administration, une diplomatie. Est-il surprenant que de si grands désastres ne se réparent pas en un jour, qu’une nation si éprouvée, cette nation fùt-elle la France, ne se relève point instantanément, qu’elle se sente embarrassée, enchaînée dans son action ? Non, ce n’est pas là ce qui doit surprendre, et il est trop clair qu’il y a une sorte de contradiction douloureuse entre le souvenir de ce qu’on pouvait autrefois et le sentiment de ce qu’on peut aujourd’hui. L’essentiel est qu’on se fasse des idées et un système de conduite en rapport avec les circonstances, de telle façon que notre pays puisse ressaisir par degrés le fil de ses destinées, retrouver cette prospérité dont il a en lui-même tous les élémens et le rang qui lui est dû en Europe. C’est surtout dans la politique extérieure l’affaire de notre diplomatie.

La grande et unique préoccupation de notre diplomatie doit être évidemment aujourd’hui de reprendre partout, si l’on nous passe le terme, une bonne position, de ne rien compromettre, de savoir où sont nos amis, 01^1 sont nos ennemis, et surtout de renouer patiemment tous ces liens de traditions, d’intérêts, de civilisation commune, qui unissent la France aux nations qui l’entourent, que les événemens ont pu mettre à l’épreuve sans les rompre. Pense-t-on qu’il fût très opportun d’engager l’action de la France dans certaines questions avec l’unique chance de créer des susceptibilités et des froissemens là où il n’y aurait, si on le voulait, qu’une amitié et des affinités naturelles ? Nous parlons ici plus particulièrement de l’Italie et de nos relations avec le cabinet de Rome. Le gouvernement, qui a dans les mains tous les fils de la politique extérieure, a sagement compris l’intérêt supérieur de la France ; il n’a pas voulu laisser planer plus longtemps un nuage ou une équivoque sur ses rapports avec le gouvernement italien, et M. Fournier est décidément officiellement ûommé ministre de France à Rome. Ce n’était plus une question, si l’on veut. Il n’y avait, à proprement parler, aucune difficulté, puisque le gouvernement s’était déjà prononcé en désignant M. de Goulard comme représentant de la France à Rome ; mais enfin on avait si bien fait, les commentateurs de toute sorte s’étaient si bien ingéniés à tout embrouiller, à tout obscurcir, sous prétexte de tout expliquer, qu’on ne savait plus à quoi s’en tenir, qu’il finissait par en résulter une situation aussi embarrassante pour le gouvernement italien que pour le gouvernement français. Aujourd’hui tout cela est éclairci, l’affaire est réglée, et M. Fournier va définitivement partir pour Rome. L’affaire est-elle bien réglée en effet comme on pourrait le croire ? Oui certainement elle doit l’être ; seulement, comme tout doit être singulier dans cette question, il se trouve qu’au moment même où le gouvernement envoie son représentant auprès du roi Victor-Emmanuel au Quirinal, une commission de l’assemblée croit devoir insister pour provoquer un débat parlementaire sur des pétitions qui ne tendraient à rien moins qu’à réclamer une intervention de la France en faveur de la souveraineté temporelle du saint-siége. Ces pétitions, on les croyait ajournées indéfiniment ; pas du tout, elles tiennent au cœur de M. Chesnelong et de M. de Belcastel, La discussion s’ouvrira un de ces jours, on redira ce qu’on a déjà dit au mois de juillet dernier, on renouvellera des protestations aussi dangereuses qu’inutiles. Il y a de grands politiques à Versailles qui trouvent que la France a trop d’amis dans le monde, qu’elle n’a pas assez de difficultés sur les bras, et qui sont très passionnément, très obstinément occupés à préparer une manifestation dont l’effet ne peut être assurément de rendre au pape la puissance temporelle qu’il a perdue, mais qui pourrait en certains cas devenir une étrange manière de faciliter la mission de M. Fournier à Rome.

Qa’on recommence, si l’on veut, une discussion qu’on croyait avoir épuisée il y a huit mois ; la politique de la France s’attestera sans nul doute dans un simple ordre du jour qui écartera toutes les considérations blessantes pour l’Italie ; le gouvernement y aidera de tous ses efforts, de toute sa sagesse, l’assemblée elle-même refusera de sanctionner ces manifestations périlleuses auxquelles on voudrait la provoquer, et il y a une raison souveraine pour qu’on ne fasse rien : c’est qu’on ne peut et qu’on ne doit rien faire, c’est que ceux-là mêmes qui défendent le plus vivement les pétitions n’oseraient pas aller jusqu’au bout de leur pensée. Ce sont des esprits chimériques qui, dans l’illusion de leur fanatisme ou de leur foi, ne se rendent même pas compte des conséquences de ce qu’ils proposent. Que des évêques, que des prêtres se croient tenus de témoigner en faveur du saint-père, qu’ils regrettent pour le pipe la souveraineté temporelle perdue, ils sont dans leur rôle, ils considèrent la question au point de vue religieux et rien qu’au point de vue religieux. On sait du moins qu’ils sont liés par ce qu’ils regardent comme un devoir sacerdotal, et naturellement leur opinion n’a pas un poids décisif dans une grande question internationale ; mais y a-t-il un politique assez aveugle ou assez léger pour proposer à la France un système qui ne pourrait la conduire qu’à une guerre inévitable avec l’Italie ou à une démonstration puérile ? Avant de songer à la souveraineté temporelle du pape, il nous est permis sans doute de songer à la France. — Mais non, disent ces grands politiques, ce n’est pas la guerre qu’on demande, on se borne à solliciter une intervention diplomatique auprès des puissances de l’Europe. — Et sur quoi se fonderait cette intervention ? auprès de qui interviendrait-on ? Est-ce sérieusement qu’on parle de s’adresser à la Russie, à l’Autriche, qui s’est désintéressée de tout ce qui se passe en Italie, à l’Espagne, qui a demandé un roi à la maison de Savoie ? Eh bien ! soit, qu’on n’intervienne pas, ajoute-t-on, qu’on s’abstienne du moins de sanctionner les événemens qui ont mis Rome au pouvoir de l’Italie par l’envoi d’un ministre de France. Ignore-t-on qu’entre des puissances qui se respectent c’est là une rupture diplomatique, qu’une rupture diplomatique conduit bientôt à une rupture morale, nationale, et à tout ce qui peut s’ensuivre ? N’y eût-il même que cette discussion qu’on veut provoquer, et que les députés catholiques qui s’en font les promoteurs devraient avoir la prévoyance d’ajourner ou plutôt d’abréger, n’y eût-il que cela, il ne faut pas croire que ce soit absolument sans danger, car enfin on dira tout ce qu’on voudra à Versailles, on parlera durement de l’Italie, du roi Victor-Emmanuel. Or il y a un parlement à Rome, on pourra répondre à ce qui aura été dit à Versailles, et quel que soit le vote, fût-il le plus favorable, il peut rester des traces de ces animosités parlementaires. On créera des difficultés aux deux gouvernemens ; on entretiendra autour d’eux des susceptibilités, lorsqu’on devrait comprendre au contraire qu’entre la France et l’Italie il ne peut y avoir que des raisons d’amitié et d’alliance, lorsque la meilleure politique est de multiplier et de fortifier les rapports d’intimité entre les deux pays. Eh non ! on ne fera pas la guerre à l’Italie pour rétablir le pape, c’est bien évident ; soit : on n’aura pas du moins perdu son temps, on aura donné libre cours à sa mauvaise humeur, et on aura fait ce qu’on aura pu pour susciter des ombrages, pour laisser croire que la France garde toujours quelque arrière-pensée dans ses rapports avec la nation italienne, tandis que c’est assurément le moindre des soucis de la masse du peuple français.

C’est une étrange manière de servir notre malheureux pays. Et sait-on à qui profitent ces démonstrations sans prévoyance, sans portée réelle, mais non sans danger ? À M. de Bismarck, qui est assez habile pour tirer parti de tout, et qui ces jours derniers, dans la chambre des seigneurs de Berlin, n’a pas manqué de faire grand bruit de la petite effervescence catholique de Versailles, en lui donnant une étendue et une signification qui étonneraient, si une hardiesse quelconque pouvait surprendre de la part du prince-chancelier de l’empire allemand. Sans doute M. de Bismarck avait son objectif personnel et direct dans cette affaire ; il avait à enlever le succès de sa loi sur l’inspection des écoles, qui rencontrait dans la chambre des seigneurs une assez vive opposition. Il avait convoqué le ban et l’arrière-ban de ses partisans. Cela ne suffisait pas encore, à ce qu’il paraît. Au moment voulu, à la dernière heure, il a tiré du fourreau une arme infaillible. Il s’est trouvé par hasard avoir découvert dans son courrier du matin un rapport qui venait justement de lui être adressé par un des diplomates « les plus expérimentés et les plus considérés. » Et que disait ce mystérieux rapport si opportunément arrivé à Berlin dans la valise de M. d’Arnim ? Il assurait que la France, à n’en pas douter, méditait une revanche, qu’elle attendait l’effet des agitations religieuses fomentées en Allemagne sur un mot d’ordre venu de Rome, de Paris, de Bruxelles, de Genève, — qu’elle comptait sur ces agitations pour « paralyser la force et l’unité allemandes, » prête à saisir l’occasion propice et à se lever au signal du clergé, qui a inscrit sur son drapeau : « vengeance contre l’Allemagne et rétablissement de l’hégémonie française. » Cette révélation, qui fait honneur à la sagacité du diplomate auteur du rapport, n’a pas manqué son effet, on le comprend : la loi sur l’inspection des écoles a été votée à une assez grande majorité ; mais M. de Bismarck ne se contente pas de si peu, il est homme à poursuivre plusieurs objectifs à la fois, et, puisqu’il était en veine de divulgations intéressantes, il a continué la lecture du fameux rapport, où il est dit qu’il ne faut pas se faire illusion, qu’avec la revanche contre l’Allemagne nous préparons « un coup contre l’Italie, » que nous ne nous arrêterons pas tant que nous n’aurons pas ramené notre drapeau au-delà des Alpes et rétabli dans le pays « la domination papale, c’est-à-dire la domination française représentée par le pape. » C’est notre dernier mot ! Allons, l’armée que réorganise M. Thiers a de la besogne devant elle, la France médite de l’envoyer à Berlin et à Rome ! Heureusement M. de Bismarck est là, et il a chargé sans doute le prince Frédéric-Charles, qui par hasard, lui aussi, se trouvait à Rome en ce moment-là, de rassurer le gouvernement italien. Qu’a pu dire le prince Frédéric-Charles au roi Victor-Emmanuel ? Nous ne le savons certainement pas ; ce qu’il y a de curieux tout au moins, c’est ce rapprochement entre le langage tenu par M. de Bismarck à Berlin et le voyage du prince prussien à Rome. Le chancelier de l’empire allemand a pensé que les manifestations intempestives qui se sont produites depuis quelque temps à Versailles étaient pour lui la meilleure occasion d’offrir son alliance à l’Italie, de déployer ce spectacle de l’intimité des deux nations qui ont marché ensemble au combat en 1866. Les Italiens, qui sont de fins et clairvoyans politiques, ont dû savoir beaucoup de gré à leur ancien allié, mais assurément ils ne se sont pas sentis assez menacés pour accepter ses offres. Quoi qu’on en dise, ce n’est pas le penchant des vrais patriotes, des vrais libéraux italiens, de ceux qui ont fondé et affermi l’indépendance, de se tourner vers l’Allemagne. Ils sentent au contraire toute la force des liens qui unissent leur pays à la France, et l’homme à l’esprit élevé qui dirige la politique extérieure de l’Italie, M. Visconti-Venosta, ne se prêterait certainement pas, sans les plus graves motifs, à des combinaisons dont nous pourrions nous plaindre. Qui pourrait dire cependant que le travail obstinément poursuivi par la Prusse au-delà des Alpes ne finirait pas par avoir quelque succès, si on persistait à troubler nos relations avec l’Italie par un système permanent d’hostilités et de récriminations ?

Voilà le service que des esprits étroits rendent à notre pays. Ils donnent des armes à M. de Bismarck, ils font ce qu’ils peuvent pour détacher de nous une alliée naturelle, pour décourager des hommes dont les sympathies ont touiours été et sont encore pour la France. Le mal qu’ils s’exposent à faire à notre pays n’est égalé que par cet autre mal que font certaines polémiques de la presse ; si depuis un an la guerre n’a point éclaté entre la France et l’Italie, ce n’est point la faute de certains journaux. Jamais il n’y eut un tel acharnement de faux bruits et d’excitations. Tantôt c’est le gouvernement français qui réclame le rappel de M. Nigra, ministre d’Italie à Paris, tantôt c’est le gouvernement italien qui va nous envoyer M. Minghetti pour nous notifier ses alliances avec la Prusse ou pour remplir on ne sait quelle mission mystérieuse. Un autre jour, c’est M. d’Harcourt qui donne sa démission d’ambassadeur de France auprès du saint-siége en apprenant i’envoi de M. Fournier auprès du roi Victor-Emmanuel, Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Absolument rien. M. Nigra n’a eu aucun démêlé avec le gouvernement français. M. Minghetti ne doit pas venir à Versailles, et il n’est nullement, comme on le dit, le partisan d’une alliance de son pays avec l’Allemagne. M. d’Harcourt donnât-il sa démission, et il ne la donne pas, cela ne changerait rien à la palitique française au-delà des Alpes. Le seul fait vrai et permanent, c’est la nécessité de la bonne intelligence entre les deux nations.

Il faut en prendre son parti, l’Italie est désormais une puissance régulière, elle est sortie de la période des épreuves, et tandis qu’elle se développe paisiblement, voilà le dernier, le plus terrible de ses agitateurs, qui vient de disparaître, comme si son heure était passée, Mazzini est mort à Pise, il s’était fait une telle habitude du mystère qu’on s’est demandé si ce n’était pas encore un moyen de dérouter l’opinion ; mais non, il est bien mort, puisqu’on a fait son oraison funèbre dans le parlement italien, après l’avoir très résolûment condamné quand il était de ce monde. Mazzini n’était point certes un homme vulgaire ; son malheur est d’avoir été depuis quarante ans le plus acharné, le plus implacable des conspirateurs et des sectaires. Il a passé sa vie à organiser des complots, et il meurt dans l’obscurité. Il n’avait plus rien à faire dans ce monde, il n'était même plus dangereux pour l'Italie. Il disparaît, laissant le souvenir de l'existence la plus mystérieuse, la plus tourmentée, et un nom qui restera le symbole de toutes les machinations ténébreuses.

CH. DE MAZADE.




LE MEXIQUE EN 1872.

Depuis soixante ans, les républiques hispano-américaines offrent le désolant spectacle d'une perpétuelle et irrémédiable anarchie. Maîtresses d'un vaste et riche territoire, à cheval sur deux océans, elles n'ont pas su profiter de leurs ressources naturelles pour arriver à un développement normal et paisible ; on dirait que le mélange du sang indien et du sang espagnol a produit une race indomptable, rebelle à la civilisation. La fédération mexicaine, par les crises incessantes qui l'agitent, découvre périodiquement à tous les yeux la dissolution progressive de cette société hybride. Après le court intermède de l'intervention française et du règne de Maximilien, imposé comme une mesure coercitive, on est retombé dans le chaos des compétitions présidentielles, des guerres intestines, du haut brigandage et du désarroi financier. A l'heure qu'il est, la lutte sévit plus furieuse que jamais, et les batailles se succèdent, toujours l'une moins décisive que l'autre.

Au milieu de ces péripéties, l'Indien Benito Juarez, le représentant du parti démocratique ou « constitutionaliste, » n'a pas cessé depuis 1858 de porter le titre de président de la république. On se rappelle que la constitution radicale de 1857 avait rétabli au Mexique le régime fédéral. Le président Comonfort, homme modéré, mais sans énergie, avait alors à côté de lui Juarez comme vice-président; quand, après avoir vu avorter son coup d'état, il dut quitter le Mex'que au commencement de 1858, Juarez adressa au pays une proclamation par laquelle il déclara que, conformément à la constitution, il prenait en main le pouvoir exécutif, tombé en déshérence. Ce ne fut cependant qu'au mois de janvier 1861 qu'il put entrer à Mexico après la défaite de son rival Miramon, le chef du parti conservateur. L'intervention française ne fit que le rendre plus populaire en le posant comme le champion de l'indépendance nationale ; pendant le règne de l'empereur Maximilien (de 1864 à 1867), il n'abdiqua jamais, et les États-Unis continuèrent de le reconnaître pour le chef légitime de la nation. En 1867, il fut enfin réélu pour quatre ans, malgré l'opposition du général Gonzalès Ortega, président de la cour suprême et en cette qualité vice-président de la république, qui prétendait succéder de droit à Juarez, comme ce dernier avait succédé à Comonfort en 1858. Il se débarrassa d'Ortega en le faisant arrêter. Kelâché au bout d'un an, Ortega se contenta de publier un manifeste, oia, tout en réservant ses droits, il répudiait les offres que lui faisait le

parti révolutionnaire. Au printemps de 1871, quand M. Juarez, après l’expiration de ses pouvoirs, s’est présenté de nouveau à ses électeurs, il a eu pour compétiteurs le général Porfirio Diaz et don Sébastien Lerdo de Tejada, président de la cour suprême. On se rappelle sans doute que Porfirio Diaz était le chef qui commandait les troupes mexicaines devant Puebla. Depuis la chute de l’empire, il vivait retiré dans ses terres, situées dans l’état d’Oajaca, mais il jouissait d’une grande popularité, et son frère Félix, gouverneur d’Oajaca, travaillait sous main à lui préparer les voies. Lerdo avait été pendant huit ans le bras droit de Juarez comme chef du ministère. On s’attendait bien aussi à voir sortir M, Ortega de sa retraite ; au lieu de cela, il a publié un appel patriotique aux électeurs où il les conjurait de porter leurs votes sur M. Juarez.

Dans le congrès, les « porfiristes » et les « lerdistes » s’efforcèrent depuis lors d’entraver en toute occasion l’action du président, qui ne négligeait rien pour assurer sa réélection. Ils ne purent tout fois empêcher l’adoption de plusieurs modifications importantes de la loi électorale, parmi lesquelles il suffit de citer la suivante : à l’avenir, le congrès ne doit plus intervenir par son vote dans l’élection présidentielle que si aucun des candidats n’a pu réunir la majorité absolue des suffrages. En attendant, les agens de Diaz et de Lerdo battaient le pays pour travailler les esprits. Sur ces entrefaites, le congrès sanctionna les élections entachées de fraude par lesquelles venait d’être constituée la municipalité de Mexico ; Juarez n’hésita pas à la dissoudre, et le gouverneur Bustamante rétablit alors l’ayuntamiento de 1870. Le congrès, qui s’était ajourné le 30 mai, avait laissé en sa place la commission permanente, laquelle s’empressa de protester contre la dissolution du corps municipal. Le 25 juin eurent lieu les élections au premier degré, puis le 11 juillet les élections définitives des nouveaux députés et du président. Sur 227 membres du congrès, 67 seulement ont été réélus. Juarez a eu 5,837 voix, Lerdo 2,874 et Diaz 3,555. Aucun candidat n’ayant réuni la majorité absolue des votes, le congrès devait décider de l’élection. Un moment, les lerdistes avaient espéré rompre le dé de la manière suivante. Par une abstention en masse, ils auraient empêché le congrès de se constituer et de voter sur l’élection présidentielle ; puis le terme légal de la proclamation du président une fois dépassé, l’élection était annulée de fait et don Sébastien succédait alors à M. Juarez en sa qualité de vice-président élu en 1867. Cette manœuvre un peu naïve fut déjouée sans trop de peine. Dès lors, les porfiiristes se flattaient d’obtenir la résignation des lerdistes en faveur du généial Diaz. Toutefois, prévoyant la possibilité d’un échec et peu disposés à le subir, ils s’apprêtaient à lever l’étendard de la révolte. Diaz avait sous la main 5,000 hommes recrutés par son frère Félix. Le général Quiroga, un ancien impérialiste, réunissait des troupes à Laredo et se tenait prêt à envahir Nuevo-Leon ; Martinez, Toledo, Marquez, Negrete, un aventurier de la pire espèce, qui depuis quatre ans n’a fait qu’ourdir des conspirations, le vieux Lozada, gouverneur de Tepic, un ancien chef de brigands que M. Juarez croyait avoir gagné à sa cause en le confirmant dans ses pouvoirs usurpés, tous ces flibustiers ne demandaient pas mieux que de faire cause commune avec les rebelles et de pêcher en eau trouble. Au Mexique, la guerre civile n’est le plus souvent qu’un prétexte pour piller les caisses publiques, arrêter les diligences, fusiller les gens qu’on n’aime pas, enfin pour assouvir toutes les passions qui ne trouvent pas leur compte dans un ordre de choses régulier.

Le congrès devait s’ouvrir au mois de septembre. Les trois candidats réunissaient des sommes considérables pour acheter les votes. M. Juarez protestait contre les votes de plusieurs états dont les gouverneurs lui étaient notoirement hostiles et avaient pesé sur les élections ; de son côté, la commission permanente, composée en majorité de lerdistes, protestait contre les irrégularités commises dans le district fédéral de Mexico et dans d’autres états, accusant le président d’avoir intimidé le suffrage et d’avoir employé l’argent du trésor à « chauffer » son élection.

Vers la fin de septembre, le congrès, après avoir dûment vérifié les votes, confirma les pouvoirs de M. Juarez, Ce fut le signal de la révolution. Tout d’abord le général Parras se leva dans Sinaloa ; il s’était trop hâté, et l’émeute fut facilement écrasée par le gouverneur. Ensuite vint le tour de la garnison d’Ayolla, place située à 25 kilomètres de Mexico, dont la tentative n’eut pas plus de succès. Le 1er octobre, dans l’après-midi, la révolte éclatait à Mexico même. Les 400 gendarmes qui gardaient la prison de la ville (acordada) se mutinèrent sous la conduite du major Almendarès, s’emparèrent de la citadelle et s’y barricadèrent avec l’assistance de 800 prisonniers qu’ils avaient mis en liberté. C’était un dimanche ; le ministre de la guerre, M. Mejia, se trouvait à la campagne, et M. Juarez fut obligé de donner lui-même les ordres nécessaires. Le gouverneur Castro ne tarda pas à reprendre l’acordada ; cependant on vint l’avertir que le général Rivero était aux portes de la ville avec un corps d’insurgés : il se porta immédiatement à sa rencontre et réussit à le repousser, mais il fut tué dans l’action. Vers minuit, le général Rocha avait réuni assez de troupes pour monter à l’assaut de la citadelle, qui fut reprise après un combat sanglant ; il y perdit 500 hommes, et avant dix heures du matin on avait passé par les armes plus de 250 insurgés, notamment tous les officiers et sergens. Les chefs de l’insurrection, les généraux Negrete, Toledo, Echevarria, avaient pu s’échapper. Le gros des troupes présentes à Mexico n’avait pas bronché ; autrement les prisonniers délivrés auraient pu faire beaucoup de mal aux habitans.

Tandis que la révolution était ainsi réprimée à Mexico, elle triomphait dans les états du nord. Pedro Martinez avait rassemblé sur les frontières de San-Luis une bande de socialistes du cru, lesquels lançaient des proclamations incendiaires modelées sur celles de la commune de Paris. Un article de leur programme concerne le mariage ; ils demandent qu’à l’avenir les femmes soient libres de quitter leurs maris, si cela leur convient. Les rebelles coupaient les télégraphes, attaquaient les convois, brûlaient des villages, faisaient main basse sur les caisses publiques qui, par hasard, renfermaient de l’argent, et rançonnaient sans distinction leurs nationaux comme les étrangers. À Monterey, le général Trevino fit arrêter les fonctionnaires fédéraux et leva une contribution de 50,000 pesos. Le consul américain, qui était inscrit sur la liste pour 1,500 pesos (7,500 francs), refusa d’abord d’obéir et arbora le drapeau étoile de l’Union ; mais on lui donna dix jours pour payer ou pour aller en prison, et il s’exécuta. Après avoir équipé à Monterey un petit corps d’un millier d’hommes, le gouverneur de Nuevo-Leon se mit en marche pour attaquer Saltillo, que défendait le gouverneur juariste Cepeda, pendant que Martinez y arrivait par une autre route. La défection de Trevino donnait au mouvement insurrectionnel un caractère de gravité, car ce général jouit d’une grande considération ; il avait soutenu plus d’une fois la cause de Juarez, qui le comptait au nombre de ses amis ; encore en 1870, il s’était battu contre le même Martinez avec lequel il faisait maintenant cause commune. Pour expliquer sa détermination subite, on supposait qu’il avait dû conclure avec Diaz un traité secret où il s’était réservé une position au moins équivalente à celle qu’il occupait jusqu’à présent. En se prononçant pour Diaz, il se séparait d’ailleurs de la législature de Nuevo-Leon, qui restait fidèle à M. Juarez.

Après quelques escarmouches heureuses contre des troupes fédérales envoyées au secours de Saltillo, Trevino, Quiroga et Martinez réussirent à bloquer complètement la place. Le 28 novembre, les assiégeans pénétrèrent dans la ville, que les fédéraux leur disputèrent pied à pied : le 5 décembre au soir, la citadelle capitulait à son tour ; la garnison, de 1,600 hommes, obtint de se retirer après avoir déposé les armes. De Saltillo, Trevino se dirigeait sur San-Luis Potosi, lorsqu’il apprit que San-Luis et Guanajato, qui jusque-là semblaient dévoués à la cause de Porfirio Diaz, venaient de se prononcer pour Lerdo. En revanche, le parti porfiriste gagnait du terrain dans les états du sud. Diaz lui-même, qui d’abord s’était tenu sur la réserve en déclarant qu’il se soumettrait au vote du congrès, avait pris les armes. Il arborait le drapeau de la constitution de 1857, mais en apportant à la loi électorale des modifications qui trahissaient des tendances réactionnaires, et que la presse juariste exploitait habilement contre lui.

M. Juarez ne pouvait se faire illusion sur la gravité du mouvement insurrectionnel. Il s’était empressé de mettre en campagne toutes les troupes disponibles, environ 14,000 hommes, sous les généraux Alatorre, Rocha, Escobedo, Cortina ; mais les caisses de l’état étaient vides comme à l’ordinaire, et les opérations sont difficiles, dans un pays aussi vaste et aussi peu habité. Néanmoins on ne doutait pas un seul instant à Mexico du triomphe des armes fédérales. La destruction des fils télégraphiques et l’insécurité des routes empêchèrent la capitale de connaître au jour le jour la marche des événemens ; les bruits les plus contradictoires circulaient à chaque moment sur les progrès de l’insurrection. Les uns disaient que l’armée d’Alatorre fondait à vue d’oeil par suite des nombreuses désertions, les autres soutenaient que Diaz avait été abandonné de ses partisans et qu’il ne tarderait pas à être pris. En attendant, Aguas-Calientes, Durango, Zacatecas, Coahuila, Puebla, Vera-Cruz, passaient dans le camp porfiriste. La garnison de Mazatlan (Sinaloa) avait fait son pronunciamiento le 17 novembre, en proclamant comme gouverneur provisoire un négociant de la ville, auquel succédèrent trois autres gouverneurs jusqu’à l’arrivée du général Marquez, qui prit définitivement possession du pouvoir. À Guaymas, le colonel Jésus Leyva s’était emparé de la place, avait vidé les caisses publiques et levé de fortes contributions, après quoi il était parti avec une bande de 300 hommes pour mettre la main sur les mines d’Alamos, dont la garnison, forte de 400 hommes, s’enfuit à l’approche des insurgés. Cependant le gouverneur de Sonora eut vent de cette expédition ; il se porta à la rencontre de Lejva, le battit, et le fit fusiller avec dix-huit officiers.

Une autre complication surgissait dans la Basse-Californie. Du temps de Maximilien, M. Romero, l’agent du Mexique à Washington, avait vendu à une compagnie américaine, moyennant 1,500,000 francs, tous les terrains de la péninsule qui appartenaient à l’état. La compagnie s’était empressée d’y envoyer quelques centaines de colons, qui avaient fondé une ville dans la baie de la Madeleine, avaient foré des puits artésiens pour amener de l’eau dans ces déserts de sable, avaient découvert des mines de cuivre, et s’étaient créé un article d’exportation par la récolte de l’orseille, que l’on trouve ici sur les roches nues en plus grande abondance que nulle part ailleurs. Les steamers de la malle du Pacifique transportent les récoltes à Panama, d’où elles sont expédiées à New-York. Malgré ces ressources variées, la colonie ne prospérait pas. Le salaire des ouvriers était peu élevé, et les 160 acres que la compagnie offrait à chaque settler nouveau perdaient leur attrait lorsqu’on voyait qu’elle n’avait pas les moyens d’aider les colons à s’y établir. Beaucoup de ces colons quittèrent donc la ville naissante pour aller soit à San-Francisco, soit à La Paz, où ils sont à la charge des autorités locales. La compagnie alors voulut rejeter la responsabilité de son échec sur le gouvernement mexicain, l’accusant d’avoir entravé l’immigration et d’avoir excité les indigènes contre la colonie. De son côté, le gouvernement commençait à comprendre le danger qu’il y avait à laisser s’établir au cœur de la Basse-Californie, connue autrefois au Texas, un nombre considérable d’Américains, et il songeait à faire annuler le contrat de cession, en dédommageant la compagnie par des terrains situés sur la frontière du nord. L’insurrection est venue à point pour trancher le différend. Le gouverneur Davalos, de connivence avec la maison Cobos, qui fait le commerce de l’orseille, a dispersé les colons. Le consul américain, M. Dekay, a été forcé de s’embarquer, avec son personnel et avec les autorités fédérales, à bord d’un cabotier qui les a transportés à San-Diego. Il paraît d’ailleurs que la compagnie s’était mise dans son tort en aliénant sans autorisation une partie considérable de ses territoires, et en important directement des produits qui auraient dû acquitter des droits de douane au port de La Paz. On croyait que cet incident amènerait une intervention des États-Unis, intervention que M. Juarez aurait lui-même, dit-on, sollicitée, mais le gouvernement de l’Union paraît peu disposé à se mêler des querelles de ménage de ses voisins. L’argent se faisant de plus en plus rare dans les caisses du Mexique, M. Juarez ne pourrait offrir, comme prix du secours que lui accorderait M. Grant, qu’une cession de territoire, et il est peu probable qu’un pareil marché fût ratifié par le congrès.

Le 1er janvier, une proclamation du ministre de la guerre annonçait que le général Rocha venait de battre Porfirio Diaz dans deux rencontres importantes ; à Mexico, les cloches sonnaient à toute volée, la ville était pavoisée, la garnison défilait dans les rues musique en tête. Quelques jours après, Alatorre s’emparaît d’Oajaca, Félix Diaz tombait assassiné, comme on suppose, et le Journal officiel de Mexico publiait un appel au patriotisme de Porfirio Diaz, dont il reconnaissait les mérites personnels. Dans le nord, le général juariste Corlina tenait toujours en échec Quiroga, qui avait des forces supérieures ; on se battait périodiquement dans les environs de Matamoros et de Camargo. Vers le 9 février au contraire, on annonçait que les fédéraux sous le général Neri venaient de perdre une bataille contre les rebelles commandés par Guerra, entre Zacatecas’ et San-Luis Potosi ; puis Marquez remportait un succès signalé dans Sinaloa sur le gouverneur juariste. Un moment, la cause de Juarez semblait très compromise. Les rebelles étaient au nombre de 30,000 hommes. On parlait d’invoquer le protectorat américain. Un fort parti proposait de détacher du Mexique les états de Chiapas, Tabasco, Oajaca, Tehuantepec, pour les réunir au Guatemala, dont les frontières touchent aux frontières mexicaines, et qui, soit dit en passant, vient de s’affranchir de la domination des jésuites en les expulsant du pays en même temps que l’archevêque de l’Amérique centrale, don Bernardo Pinol. Les dernières nouvelles que l’on a du Mexique affirmaient cependant que Porfirio Diaz était mort d’une dyssenterie, le 12 février, dans les montagnes de Queretaro, que ses partisans avaient passé en partie dans le camp lerdiste, que les généraux juaristes Rocha et Corella tenaient tête à Trevifio, Guerra et Martinez devant San-Luis Potosi, où se concentrait l’action. Ces nouvelles concordent mal avec les bruits qui représentent la cause de

Juarez comme à peu près perdue, quoique une dépêche du 28 février annonce que les rel)elles ont emporté San-Luis.

On ne peut nier que le gouvernement libéral de Juarez a donné quelques bons résultats. Malgré l’impuissance des ressources, il a beaucoup fait pour les écoles, il a poussé avec énergie les travaux publics : canaux, chemins de fer, télégraphes, ont été construits à grands frais. Le télégraphe qui devait relier Mexico à la première station des États-Unis était achevé à la fin de l’année dernière, et on préparait l’immersion d’un câble électrique entre le Yucatan et l’île de Cuba. La liberté religieuse n’est plus au Mexique un vain mot : les protestans sont admis à célébrer leur culte dans les églises qui leur ont été concédées dans toutes les grandes villes. D’un autre côté, on se plaignait, il est vrai, des allures despotiques de Juarez, et on lui reprochait des dilapidations par lesquelles des fonds publics allaient dans les poches de ses séides. Les hommes du gouvernement exploitaient leurs positions avec un sans-gêne trop cavalier. Escobedo achetait à des taux fictifs des biens d’impérialistes confisqués et vendus aux enchères ; Romero, comme ministre des finances, avait acquis, disait-on, à vil prix des biens d’église sécularisés. Ces facilités faisaient envie à ceux qui n’étaient pas admis au partage. « Ôte-toi de là que je m’y mette, » c’est le mot d’ordre de cette société perdue d’égoïsme et habituée aux bouleversemens.

Depuis la chute de Maximilien, l’Allemagne seule avait renoué ses relations diplomatiques avec la république mexicaine ; l’Espagne l’a suivie dans cette voie tout récemment. L’Angleterre et la France ne sont toujours pas représentées à Mexico. On sait que Juarez a répudié toutes les dettes de l’empire, les emprunts, les réclamations françaises, et que, tout en reconnaissant ce qui était dû aux créanciers anglais, il n’a presque rien fait pour les désintéresser. Néanmoins le pays ruiné par la guerre fournissait à peine des revenus suffisans pour entretenir les rouages administratifs. Cette détresse persistante du trésor empêche le gouvernement de réduire les impôts qui écrasent l’industrie, et de réformer le système excessivement vexatoire des douanes. On est obligé de faire flèche de tout bois, per fas et nefas. Lorsqu’au mois de juin dernier le général Rocha était parvenu à dompter définitivement la sédition de Tampico, le ministre des finances exigea des commerçans l’acquittement de tous les droits que les rebelles avaient déjà perçus une première fois pendant qu’ils étaient maîtres de la place. Ces droits sont pourtant le prix de la protection que l’état s’engage à fournir à tout citoyen. Le premier soin des chefs d’une insurrection est toujours de confisquer le numéraire qui n’a pas eu le temps de se cacher, de mettre l’embargo sur les navires dans les ports, de s’assurer en un mot le nerf de la guerre. Aussi, dans ce pays, le crédit n’existe pas.

On a essayé de créer à Mexico une banque nationale, qui eût pu faire des avances à l’état et commanditer des entreprises industrielles ; mais personne ne veut accepter du papier de la république. Les capitaux étrangers n’osent pas se montrer ; où trouver de la protection[1] ? On sait qu’en cas de litige il faut souvent commencer par acheter les juges, qui appartiennent au plus offrant. On spécule sur ces juges ; à Mexico, il y a des individus qui font métier d’acheter des procès désespérés, qu’ils se chargent de gagner, eux. Une caisse d’épargne, la première, a été fondée après bien des hésitations ; elle végète péniblement, car, pour un Mexicain, confier son argent à un établissement public, c’est lui dire adieu ; il préfère l’enfouir, le perdre au jeu, le manger. Il est d’ailleurs difficile de trouver un bon placement pour les sommes déposées ; d’interminables formalités et un droit de timbre exorbitant dégoûtent le public des hypothèques. Périodiquement on agite la question d’un emprunt à négocier avec les États-Unis pour ranimer un peu les affaires et pour activer les travaux publics commencés ; mais les États-Unis ne se sépareront pas de leurs dollars sans un bon gage territorial, et, si on leur donne un doigt, ils pourraient bien prendre la main. Qui sait d’ailleurs si les événemens qui s’accomplissent en ce moment ne forceront pas le Mexique de se mettre à la remorque de son puissant voisin ?


THÉÂTRE-FRANÇAIS.
L’AUTRE MOTIF, comédie en un acte, en prose, de M. Éd. Pailleron.
Reprise de TURCARET.

Pourquoi dit-on que, dans les relations des deux sexes, les hommes prennent toujours, et sans se croire obligés à réfléchir, l’initiative ? Il y a des cas où ils font preuve d’une assez grande prudence, et, bien que nous n’ayons pas de coutumes ou de tribunaux qui leur imposent cette conduite, on les voit assez communément et de fort bonne heure faire briller en eux cette sagesse britannique. Il en est qui la portent jusqu’à l’excès de la bonne opinion sur eux-mêmes ; ils craignent si fort de compromettre une jeune femme à marier, qui souvent ne pense pas à eux, qu’on est obligé de voir dans cette pruderie masculine une crainte comique de hasarder leur précieuse personne. Que sera-ce donc si l’on ajoute à tous ces circonspects ceux qui, poussés par un motif autre que le bon, et engagés dans la voie d’une galanterie où nul péril ne menaçait jusque-là leur aimable célibat, apprennent tout à coup l’apparition de l’ennemi, et aperçoivent le mariage en perspective ? La crainte devient alors de la terreur panique ; le sexe fort, représenté par eux médiocrement à son avantage, abandonne le champ de bataille et demande son salut à la fuite la plus précipitée.

Telle est l’idée sur laquelle repose la très jolie comédie de l’Autre Motif, par M. Édouard Pailleron, et ces réflexions montrent qu’il y a une étoffe solide sous la situation plaisante où son esprit et sa gaîté naturelle se jouent à leur aise. Mme d’Hailly, jeune femme séparée de son mari, reçoit les hommages désintéressés et repousse les autres ; c’est une vertu positive et bien avisée qui arrête à temps les entreprises quand elles cesseraient d’amuser sa coquetterie sans calcul et sans méchanceté, elle n’apprend qu’à la fin de l’acte son veuvage. George de Piennes l’aime sincèrement et ne peut croire qu’elle ignore ce qu’il sait parfaitement, la mort du mari. Claire, sœur de George et amie intime de la jeune femme, est chargée d’annoncer à celle-ci sa liberté ; mais son début naturellement embarrassé trompe Mme d’Hailly sur la nature de cette mission, sur la délicatesse parfaite de son amie, et l’empêche d’écouter jusqu’au bout. Au milieu de ces malentendus, les spectateurs sont avertis qu’il y a quelque chose que Claire n’a pas pu dire, mais ils l’oublient pour suivre le courant de la scène et rient volontiers de tout ce qui fait rire cette honnête et spirituelle Mme d’Hailly ; ils rient de ce brave George de Piennes, qui est traité comme le commun des adorateurs. Voilà un fond où vient se dessiner le petit monde qui tourne d’ordinaire et s’agite autour d’une femme séparée de son mari, et en même temps un imbroglio amusant, noué avec habileté, ménagé avec finesse, dénoué d’une façon qui n’était pas trop prévue.

Sans doute Mme d’Hailly séparée de son indigne mari, un ivrogne, aurait pu vivre dans une retraite absolue ; plus dévouée qu’une veuve du Malabar, elle se serait sacrifiée du vivant de son époux. Que les femmes capables de s’enterrer vivantes lui jettent donc la première pierre ! Elle demeure un modèle aussi gracieux qu’irréprochable pour toutes celles qui restent dans le monde et s’y font respecter. Les victimes de son innocente coquetterie sont les gens les moins à plaindre, des coureurs d’aventures qui se réservent par profession pour soulager le poids de ces chaînes non brisées et d’autant plus commodes pour eux, des vaniteux qui demandent à ces sortes de liaisons la preuve très équivoque d’un amour librement offert. Mme d’Hailly s’amuse donc à bon droit de l’égoïsme des uns et de la fatuité des autres. Elle a trouvé une méthode qui garantit sa sûreté, des procédés dont le détail réjouit for le public. Elle divise en quatre périodes la cour assidue qui lui est faite par ces amoureux qui se ressemblent tous. La première se compose de politesse exquise, d’attentions furtives, de mots brillans ménagés avec sobriété par esprit d’épargne et de prévoyance. De la verve et de l’entrain, des projets d’amitié, un gant ôté, une poignée de main, un shake-hands qui sent son gentleman, composent la seconde. Avec la troisième arrivent l’air pensif, les silences, l’amitié qui ne suffit plus, une larme furtive. Dans la quatrième entrent en jeu les nerfs, les pâleurs ou les rougeurs, les imprécations, la fatalité ! Quatre périodes renfermant l’art tout entier de ces petits-maîtres nouveaux, quatre règles comme dans la méthode de Descaries. Quand la passion qu’elle a vue naître et grandir en est venue là, Mme d’Hailly a recours à l’infaillible moyen, une grande robe noire, et ces mots prononcés d’un air pénétré : « Je suis veuve ! » Après quoi, le compte de l’amoureux est réglé, car les conditions sont changées, la convention tacite est dénoncée : cette déclaration met en fuite tous ceux qui venaient sur la foi des traités. Ils sont « liquidés, » suivant la plaisante expression de M. Pailleron.

N’allez pas vous récrier contre ce spirituel scepticisme de femme à l’endroit des grandes phrases d’amour : il est dans la nature. Croyons-nous de bonne foi qu’une femme de bon sens et pas trop aveuglée par son amour-propre sera aisément dupe de notre éloquence amoureuse ? Où jamais ce persiflage fut-il mieux placé que dans la bouche (notez-le bien) d’une personne aussi vertueuse que spirituelle, et quand il s’agit d’amours faux et de caprices très calculés ?

Il est vrai que l’ironie intarissable de Mme d’Hailly répand toutes ses moqueries sur le pauvre George de Piennes, qui l’aime sérieusement et qui n’adressait pas ses vœux à la femme séparée, à la femme dont la chaîne est relâchée sans être rompue. C’est précisément là ce qui produit le comique de la situation. George ne peut savoir que le sort du défunt n’est pas connu, que la commission dont sa sœur était chargée n’est pas faite. De son côté, Mme d’Hailly ne voit dans George qu’un adorateur de plus, entrant dans la période agressive et orageuse, celle de la passion qui ne songe plus à la retraite et qui brûle ses vaisseaux. Voici que le malheureux George, qui s’était discrètement tenu dans les termes de l’amitié respectueuse, n’est plus obligé à la même réserve ; Mme d’Hailly est veuve, il se déclare. La quatrième période commence pour lui sans qu’il s’en doute. Est-ce sa faute si l’amour vrai s’exprime comme le faux, qui toujours singe l’autre ? Il n’aimerait pas, s’il ne parlait comme il le fait ; mais Mme d’Hailly ne sait pas ce dont George est informé, et elle s’amuse de ce qu’elle prendrait fort au sérieux dans le cas où elle connaîtrait sa situation. Plus elle rit, plus il se livre à ses sarcasmes. La vivacité de la passion ne fait que redoubler la verve de la plaisanterie et réciproquement ; c’est là une scène d’excellente comédie.

Cependant le malentendu ne peut durer toujours, et le moyen infaillible de Mme d’Hailly en amène tout naturellement la fin, u Je suis veuve, monsieur ! — Je le sais bien, madame. » Quoi donc ! il ne prend pas la fuite ? D’ordinaire, ce mot magique faisait une révolution complète, il transposait les situations, le danger passait d’un côté à l’autre de la scène et avec lui la terreur. Rien de semblable ici : George serait-il différent des autres ? Que dis-je ? aurait-il plus d’effronterie que les autres ? Il aura su par un mot, par un signe de sa sœur, que la robe noire et « je suis veuve » ne sont qu’un stratagème, et il persiste, et il avoue qu’il était au fait de la petite comédie. Ici le quiproquo atteint aux proportions d’une folle gaîté, jusqu’à ce que l’on voie apparaître Claire avec une lettre de faire-part qui rétablit chacun en sa vraie situation. La veuve réelle est prise au piége que lui a tendu sans le vouloir la veuve fictive, à la grande satisfaction des sentimens vrais et honnêtes.

Nous ne voulons pas quitter cette charmante pièce sans relever un détail infiniment petit que nous aurions supprimé, quoiqu’il provoque le rire du public. « Ça se corse » est une manière de dire qui peut surprendre agréablement dans la bouche d’une jolie femme, mais qui semble faire tache dans une comédie dont le langage est excellent. « Les délicats sont malheureux, » il faut les écouter pourtant, car ils finissent toujours par avoir raison. M. Pailleron a rencontré des talens très distingués pour interpréter sa comédie. La finesse, le mordant, l’entrain aussi joyeux que brillant de M’"" Arnould-Plessy ont emporté tous les suffrages, M. Febvre la seconde admirablement ; Mme Ponsin joue son rôle de sœur et d’amie avec une rondeur qui prépare à merveille le malentendu. Cet heureux ensemble promet la durée à un succès qui a été franc, légitime, et où l’on retrouve avec l’esprit du temps un peu du bon rire d’autrefois.

C’est comme une tradition reçue de répéter que le Turcaret de Lesage est moins bien accueilli que dans le principe : on l’a toujours dit, et toujours la pièce amuse les spectateurs qui aiment à concilier l’intérêt de leur plaisir avec les exigences de leur goût. Le rire n’y éclate bruyamment que dans les deux derniers actes, mais rien ne languit dans les autres ; c’est une intarissable fécondité de traits plaisans, de mots heureux, d’expressions neuves, que cette comédie jette à l’auditoire sans effort. Jamais Lesage n’a mieux prouvé à quel point il possédait cet esprit naturel que Voltaire lui accordait avec dédain, comme si c’était un petit éloge. Il faut pourtant qu’il y ait une raison à ces réserves de quelques-uns qui n’osent rire et applaudir qu’à moitié, dans la crainte où ils sont de rire contre les règles et de s’amuser sans la permission unanime de la critique.

On dit que le personnage de Turcaret n’est plus de notre temps. Qu’on se donne au moins la peine de chercher quels seraient les ridicules, je ne dis pas qui distinguent, mais qui pourraient distinguer un financier de nos jours ! Donnons-lui pour maîtresse une femme échappée du grand monde et qui n’en est pas encore tout à fait exclue ; il a certainement assez d’orgueil et d’or pour prétendre à cela. Si par hasard il était marié, et qu’il fût d’ailleurs amant titulaire, il souffrirait très patiemment les délais d’un mariage qui couvre d’un voile décent le commerce de galanterie auquel on s’en tient volontiers de part et d’autre. Pas n’est besoin d’ajouter que la dame de condition vraie ou prétendue a des faublesses plus tendres et qu’elle se laisse gruger comme elle gruge elle-même son Crésus : le tout est de ménager les bienséances théâtrales. Le financier que nous supposons ferait des billets au porteur en bonne prose et des billets d’amour en mauvais vers qu’il n’en serait que plus ressemblant à nos receveurs-généraux traducteurs d’Horace. Il est si naturel de délasser dans un quatrain une plume fatiguée de signer des bordereaux ! Il est indispensable qu’il bâtisse un hôtel dont la beauté fasse crever de dépit tous ses rivaux ; il faut qu’il soit connaisseur, qu’il ait une galerie, des concerts dont la cour et la ville s’entretiennent. Eh bien ! ce financier que nous croyons imaginer, Lesage l’a inventé bien avant nous, car c’est là sa comédie tout entière. Ne disons pas que Turcaret n’est point de notre temps.

Mais Turcaret est d’une sottise amère ! Pas si sot qu’on veut bien le croire et surtout qu’il plaît aux acteurs de le faire. D’abord il est à regretter, à notre avis, qu’on se soit éloigné de l’image qu’on s’en faisait autrefois. Trois vers de Voltaire, dans sa comédie de la Prude, renferment le portrait fidèle du financier :

Gros, court, basset, nez camard, large échine,
Le dos en voûte, un teint jaune et tanné,
Un sourcil gris, un œil de vrai damné.

Affublez ce personnage d’une grosse perruque et d’un habit de couleur sombre, vous avez le financier complet. Ne lui donnez pas un habit, des dentelles, qu’il ne sait pas porter. Plus le Turcaret qu’on nous présente est doré jusqu’aux yeux, plus il semblera lourd, et il faut avouer que M. Barré a fait peu d’efforts pour échapper à cet écueil. Nous aurions voulu que le contraste même du costume nous apprît combien Turcaret est désorienté, hors de son monde et de sa vraie place. En y réfléchissant, on verra que toutes ses sottises viennent de là. Il s’égare dans un monde d’aventurières plus ou moins titrées, de marquis dont l’aisance lui impose et dont Is persiflage le glace, de chevaliers d’industrie dont il soupçonne les artifices, mais dont il accepte les flatteries. On n’est jamais habile hors de sa sphère : il y faut au moins quelque apprentissage, et l’art de gagner malhonnêtement beaucoup d’écus ne suppose pas une grande pénétration pour percer à jour des intrigues de femme galante. Voilà pour les tromperies de la marquise.

Il y en a d’une autre sorte. Turcaret est dupé par Frontin, qui joue d’abord la niaiserie, afin de gagner sa confiance ; cette précaution, dont les valets de la comédie ne s’étaient pas encore avisés, prouve que Lesage n’a pas prétendu faire de Turcaret un imbécile. Le faux exploit par lequel M. Furet vient réclamer une grosse somme à la baronne en présence de l’éternel bailleur de fonds n’est pas un piége si grossier, et il est permis à ce fripon retors d’y tomber. Lesage s’y connaissait, il avait pratiqué les antres de la chicane. On le voit dans sa pièce. Il savait dans quel filet on pouvait prendre même un Turcaret.

Après cela, il ne faut pas oublier que l’auteur a voulu simplement nous faire rire de son maltôtier, comme Molière de ses médecins et de son faux dévot. Il y a financiers et financiers ; celui de Lesage n’est pas un surintendant, un Voysin, un Desmarest, ces justiciables ou ces victimes de Saint-Simon. Il n’est pas non plus un concussionnaire, un vampire du peuple, un objet de haine et de terreur. Il est tout uniment un membre d’une compagnie de finances, un huitième, un dixième de partisan, un être abject, mais encore plus risible à cause de son goût pour les dépenses fastueuses. Voyez la scène avec M. Rafle : il est usurier plus encore que manieur d’argent ; il profite de sa caisse pour cautionner celui-ci, pour flibuster de compte à demi avec celui-là, pour mener à bout des affaires véreuses, pour prêter à gros intérêts, pour vider les petites bourses. Que parle-t-on des Lucullus de la finance du xviiie siècle, des Paris-Duverney, des La Popelinière, des Bouret ? Si l’on veut voir la satire de ceux-ci, on ne la trouvera pas au théâtre, ils étaient trop les rois du siècle pour le souffrir ; elle est dans certains romans du temps, tels que le Paysan parvenu, et encore avec quelles précautions ! Ces hommes-là étaient des petits-maîtres, grâce à Turcaret, dont la ridicule personne les avait corrigés de la vulgarité du moins, car ils se laissaient tromper, piller, ruiner par les mêmes moyens.

Ne prenons pas surtout la pièce de Lesage au tragique. On s’éloigne de plus en plus du vrai point de vue de la comédie pure, depuis qu’on s’est habitué à la voir mêlée d’élémens sérieux. Pour peu qu’un de nos chefs-d’œuvre comiques s’y prête, on le transforme en drame. Si nous n’y prenons garde, nous sommes bientôt sur le point de ne plus comprendre Tartufe ; nous voyons dans l’hypocrite un caractère profond, redoutable, plus propre à faire trembler qu’à donner envie de rire. Le Misanthrope n’est pas loin de nous faire tomber dans le même contre-sens ; on dirait, à entendre parler certaines personnes, que Molière a écrit le rôle d’Alceste pour engendrer je ne sais quelle mélancolie misanthropique. Est-ce que nous perdrions le sens de la comédie ? Je ne le crois pas, et même l’accueil fait à la pièce de Turcaret prouve que l’on sait rire encore de ce qui est risible. Cependant il ne faut pas que des modes et des conventions nouvelles effacent dans les esprits la notion du vrai. Toutes les combinaisons sont permises au talent, pourvu que les grandes œuvres consacrées par l’admiration unanime ne laissent jamais oublier les conditions éternelles de l’art.
e. l.

C. Buloz.

  1. Au plus fort de l’insurrection, une dépêche datée du 30 janvier, que nous trouvons dans les journaux de New-York, renfermait les nouvelles suivantes : « Le train de Puebla vient d’être attaqué par des brigands qui ont pillé les voyageurs et leur ont pris jusqu’à leurs vêtemens ; ils ont emmené six voyageurs et maltraité les autres. — On se propose d’ouvrir à Mexico une exposition internationale. »