Chronique de la quinzaine - 14 mars 1863

Chronique no 742
14 mars 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1863.


L’intérêt qui s’attache en France aux événemens de Pologne et à la situation future de la malheureuse et vaillante nation polonaise va grandissant. Aux manifestations unanimes de la presse, aux démonstrations qui ont eu lieu dans quelques-unes de nos grandes villes, et plus encore aux impressions qui se révèlent dans les conversations privées, on voit bien que le cœur de la France est véritablement touché. Sur cette question, il n’y a aucune de ces divergences d’opinion qu’ont excitées les affaires d’Italie : le catholique et le révolutionnaire, le partisan des nationalités et le conservateur attaché à la légalité diplomatique se réunissent dans le même sentiment. Et ce qui donne à ce sentiment plus de force, c’est que tout le monde est convaincu que la France ne s’est jamais trouvée dans des circonstances où elle fût en mesure d’exercer une influence plus efficace en faveur de la Pologne. Il y a là une occasion, peut-être rapide et passagère, que la France et son gouvernement auraient à regretter longtemps d’avoir laissé échapper.

Pénétrés nous-mêmes de ce sentiment, nous avons cru dès l’origine qu’il ne suffisait point de l’exhaler en vagues déclamations, et qu’il ne fallait pas non plus le laisser égarer par les exigences passionnées qui vont au-delà des conditions actuelles des choses. Nous avons cru et nous pensons que la question polonaise doit être abordée diplomatiquement. Nous ne comprenons ni ces emportés qui voudraient que l’on allât du premier bond aux mesures extrêmes, ni ces pessimistes qui proclament d’avance que, par la voie diplomatique, on n’aboutira à rien, et qu’autant vaudrait commencer par l’action immédiate. « Ce que demande la diplomatie, disent ceux-ci, ne peut être accordé par les Russes, et ne saurait satisfaire les Polonais. » C’est possible ; mais il n’est permis à la politique civilisée de tenir pour irréconciliables des prétentions contraires qu’après avoir fait pour les accorder les plus sincères efforts, et après avoir acquis la démonstration pratique de son impuissance. Les rhétoriciens qui voudraient que l’on débutât d’emblée par la guerre ne sont pas des amis sérieux de la cause polonaise, et, au lieu de lui faire des prosélytes, diminueraient beaucoup le nombre de ses partisans. L’action diplomatique est ouverte à la France et aux autres puissances par le droit écrit européen et par des traités qui, depuis plus de trente ans, sont violés à l’égard de la Pologne ; elle est ouverte par la situation actuelle de la Pologne, situation tourmentée qui est une cause d’inquiétudes et de perturbation pour l’Europe ; elle est ouverte par la convention conclue entre la Prusse et la Russie, convention qui résulte de la situation de la Pologne, et a mis à nu précisément le péril que cet état de choses fait courir à la sécurité de l’Europe. Le droit d’action diplomatique ne peut être dénié à la France et aux puissances qui voudront ou s’unir à elle ou agir comme elle. Nous reconnaissons avec lord Palmerston que l’existence du droit ne crée point l’obligation d’agir ; mais nous ne pensons point nous tromper en affirmant qu’à cette heure l’opinion publique en France, appréciant d’instinct l’ensemble des circonstances où se trouve l’Europe, croit que l’occasion de s’occuper du sort de la Pologne est si propice qu’elle nous en impose l’obligation.

Il n’y a guère à prendre garde aux subtilités par lesquelles on a cherché à établir que la convention russo-prussienne ne nous offrait pas cette occasion. On a essayé d’atténuer la gravité de cette convention. On a prétendu qu’elle avait été conclue par inadvertance, que l’on avait oublié à la fois à Pétersbourg et à Berlin que des arrangemens antérieurs donnaient aux deux puissances les garanties qu’elles ont cherchées dans la convention nouvelle, et que du reste ce qui ôtait toute importance à cette convention, c’est qu’elle n’était point soumise aux ratifications. Nous croyons que cette explication n’est nullement fondée en fait. La gravité de la convention nouvelle consiste en ce qu’elle autorise le passage réciproque des troupes des deux puissances sur leurs territoires respectifs. Or il n’y avait rien de semblable dans les arrangemens antérieurs relatifs à l’échange des déserteurs. Quant aux ratifications, elles sont positivement prévues dans la convention ; si elles n’ont pas été effectivement échangées, si d’un autre côté il n’y a pas eu de passage de troupes d’un territoire sur l’autre, si la Prusse s’est bornée à surveiller la frontière, c’est qu’en présence de l’émotion de l’Europe on a compris à Pétersbourg et à Berlin la faute commise en se la renvoyant mutuellement. La faute n’en a pas moins été commise, et si à la pratique elle n’a pas été poussée à ses conséquences extrêmes, elle n’en a pas moins fourni un droit nouveau aux autres puissances européennes de prendre en considération la question polonaise.

Ce droit, la France et l’Angleterre l’ont exercé et continueront à l’exercer. Il est malheureusement visible aujourd’hui que l’action de ces deux puissances n’a point été collective. L’Angleterre ne s’est point ralliée au système français ; elle a choisi un système différent de celui que la France proposait. Les amis de la Pologne, ceux qui comme nous souhaitaient que l’accord des trois grandes puissances, la France, l’Angleterre et l’Autriche, des deux premières au besoin si l’Autriche devait demeurer sur le second plan, se formât vite et se manifestât dans un document commun, doivent regretter profondément cette divergence.

Sur le fond de la question, si l’on en juge par les débats du parlement, l’opinion de l’Angleterre ne différait pas de celle de la France. Les discours de lord Russell et de lord Palmerston ont même été plus sévères sans doute envers la Russie et la Prusse que n’ont pu l’être les communications diplomatiques de la France. Sans parler des incidens, de la mesure du recrutement qui a provoqué l’insurrection et de la convention militaire conclue entre la Prusse et la Russie, le sentiment des deux gouvernemens est le même sur le fond des choses : tous deux estiment que la situation actuelle de la Pologne n’est pas tenable. L’objet poursuivi par les deux gouvernemens est tout à fait le même. Tous deux, se fondant sur les traités européens qui leur donnent le droit d’intervenir dans la question polonaise, demandent que les institutions et l’autonomie promises par les traités à la Pologne lui soient rendues. On s’est séparé sur le mode d’action. Le cabinet des Tuileries avait proposé qu’une note commune fût envoyée par la France, l’Angleterre et l’Autriche à Pétersbourg et à Berlin. L’Autriche ne se montra pas défavorable à cette proposition; elle subordonna son acquiescement à celui de l’Angleterre. Le cabinet anglais ne l’accueillit point; il montra de la répugnance pour l’action commune, et exprima la pensée qu’il valait mieux que chaque gouvernement fît de son côté les représentations qu’il jugerait nécessaires. La France dut donc faire connaître à Pétersbourg et à Berlin et sa note et la pensée qu’elle avait eue de la rendre commune à l’Angleterre et à l’Autriche; mais lord Palmerston s’est ravisé : il est revenu à l’idée de saisir un concert européen de la question polonaise. Seulement, au lieu de restreindre ce concert aux trois grandes puissances, il veut soumettre la question polonaise à une conférence où seraient représentés les états signataires des traités de Vienne. Nous ne pensons pas que la France puisse refuser son adhésion à cette proposition anglaise; mais la combinaison nous paraît très malencontreuse et bien moins favorable à la cause polonaise que l’idée primitive de la France. Son premier inconvénient, c’est d’entraîner de pénibles lenteurs. Dans le système français, il n’y avait à établir l’entente qu’entre trois puissances; ces puissances une fois d’accord, leur action eût été rapide et eût promptement amené le dénoûment de la crise polonaise. À ces puissances, lord Palmerston et lord Russell veulent ajouter trois états : la Suède, l’Espagne et le Portugal. Au lieu de trois, on sera huit, si la Russie et la Prusse acceptent la conférence; on sera six encore, si, ces deux puissances refusant la délibération proposée, l’on veut passer outre. Quelle complication et quels retards inévitables dans la négociation ! Le projet français présentait un autre avantage. Depuis bientôt cinquante ans, les affaires générales de l’Europe se traitent entre les cinq grandes puissances : connaissant les sentimens partagés par trois de ces puissances, ou, si l’on veut, par la France et l’Angleterre, la Russie eût pu s’y rendre sans déroger ; elle n’eût fait que céder aux conseils amicaux de ses pairs. Espère-t-on sincèrement obtenir de sa fierté qu’elle soumette son procès avec la Pologne au jugement de trois états de second ordre, dont deux, l’Espagne et le Portugal, n’ayant aucun intérêt dans la question, n’y peuvent prétendre à une bien grande autorité, dont le troisième, la Suède, peut être considéré par la Russie comme animé d’une hostilité directe contre elle ? Ainsi le système anglais entraîne l’embarras d’une négociation préliminaire pour obtenir l’adhésion des huit états signataires des traités de Vienne à la réunion d’une conférence sur les affaires de Pologne. La Prusse et la Russie peuvent faire traîner cette négociation en longueurs interminables, même avec la pensée de s’y dérober par un refus final. Enfin, si l’on délibère sans la Prusse et la Russie, quelles difficultés ! quelles lenteurs ! et pour aboutir à quoi ? À ne rien faire, ou, s’il faut faire quelque chose, à concerter les moyens d’action de l’Angleterre, de l’Autriche, de la France, c’est-à-dire, après des pertes de temps bien cruelles, si l’on songe qu’elles auront prolongé l’effusion du noble sang qui coule en Pologne, à revenir à ce concert à trois par lequel la France proposait tout d’abord de conduire et de résoudre la question polonaise !

Si l’on nous pressait de deviner quel est le motif de la politique adoptée par lord Palmerston, nous donnerions tout de suite notre langue aux chiens. Lord Palmerston veut-il empêcher que l’action diplomatique puisse aboutir à la guerre ? On prétend dans la presse anglaise que telle eût été la conclusion obligée de la politique proposée par la France. Si aux représentations de la France et de l’Angleterre la Prusse et la Russie avaient opposé un refus absolu, les puissances occidentales eussent été, dit-on, contraintes d’en appeler aux armes, et l’Europe, à l’heure qu’il est, serait peut-être déjà en feu. L’argument n’est pas fondé ; mais en tout cas il s’appliquerait avec une égale force contre la marche suivie par l’Angleterre. Si l’on parvient à réunir en conférence les puissances signataires des traités de Vienne, si la majorité de la conférence se prononce pour la garantie à la Pologne des institutions constitutionnelles qui lui ont été promises en face de l’Europe, nous croyons que la fierté russe aura plus de raison d’être blessée de cette sorte d’arrêt solennel d’un tribunal amphictyonique que des conseils amicaux qui lui auraient été discrètement adressés par deux ou trois grandes puissances ; si en conséquence la Russie refuse de se soumettre au verdict des signataires des traités de Vienne, ne se trouvera-t-on pas plus près encore du conflit ? Il vaudrait bien la peine de ressusciter un autre congrès de Vienne pour en faire une simple assemblée consultative, dont les décisions, privées d’avance de toute efficacité pratique, pourraient être impunément bafouées ! Mais, si après avoir pris soin d’établir l’opinion de l’Europe sur la question polonaise avec le plus grand appareil possible, on tient à ne pas demeurer ridiculement dans le limbe des vœux platoniques, si l’on veut faire prévaloir cette opinion dans les faits, ne se trouvera-t-on pas dans la nécessité de combiner cette alliance active entre la France, l’Angleterre et l’Autriche, que M. de Talleyrand eut l’art de réaliser en plein congrès de Vienne, et dont on a l’air de s’effrayer aujourd’hui? Si l’on est logique, on sera donc infailliblement conduit à la situation qu’il eût été bien plus prudent d’accepter dès à présent, qui aurait eu aujourd’hui une véritable force de conciliation au lieu d’une apparence comminatoire, et l’on arrivera à cette situation dans des conditions bien plus désavantageuses, après la perte d’un temps précieux, après une longue effusion de sang, avec les blessures de la Pologne plus envenimées, avec l’amour-propre russe plus irrité et rendu plus opiniâtre. Est-ce par défiance de la France que lord Palmerston s’expose à ces chances périlleuses? Veut-il, si par malheur la guerre devait sortir de ces complications, nous envelopper d’une sorte de réseau européen où notre ambition serait comme enchaînée d’avance? Le calcul serait peu adroit; de telles précautions ont sur le tempérament de la France une influence toute contraire à celle que l’on y voudrait chercher. Nous aimons mieux nous expliquer cette étrange politique par le caractère de lord Palmerston. Ceux qui connaissent cet homme d’état, ceux qui ont étudié attentivement sa carrière, n’ignorent point qu’à travers ses brillantes et populaires qualités, il y a au fond un vieil esprit procédurier, un véritable tempérament de solicitor. Lord Palmerston a souvent conduit les grandes questions de politique étrangère avec la ruse formaliste de l’avoué plutôt qu’avec les vues hautes et larges de l’homme d’état.

C’est évidemment l’homme de procédure qui a pris le dessus en cette circonstance. Notre titre, s’est-il dit, c’est le traité de Vienne ; il faut invoquer le témoignage et le concours de tous les signataires au contrat. Que l’Espagne donc, que le Portugal lui-même soient comme nous parties au procès! Dieu fasse que la pauvre cliente, la Pologne, ait la vie assez dure pour donner le temps aux chancelleries mises en cause par lord Palmerston de remuer, de noircir, de mettre en ordre leurs paperasses! Si l’abnégation, si la vaillance, si la foi désespérée suffisent, la Pologne saura s’agiter, souffrir et combattre assez longtemps pour donner à la politique européenne le temps de la rejoindre, malgré le sabot que lord Palmerston vient de mettre à son char diplomatique. Le mouvement polonais défie la puissance russe. L’insurrection dure en s’étendant et en se fortifiant ; la durée est elle-même le plus grand succès auquel elle ait pu prétendre jusqu’à ce jour. Le mouvement moral se propage; le vide se fait bien réellement autour du gouvernement russe à Varsovie. Un certain nombre de membres du conseil d’état ont donné leur démission, et parmi eux l’archevêque Felinski. Les esprits les plus modérés, les plus prudens, comprennent bien en Pologne qu’entre le gouvernement russe et la patrie militante il n’est pas possible d’hésiter. D’un autre côté, malgré les tâtonnemens et les incertitudes qui ont pu la déconcerter, la diplomatie européenne est visiblement agitée. Les ambassadeurs voyagent. Le prince de Metternich se rend à Vienne ; ce n’est pas, dit-on, précisément pour les affaires de Pologne. M. de Metternich avait décidé avant les événemens de Pologne cette course à Vienne ; entré de plein cœur dans le mouvement constitutionnel où l’Autriche se régénère, il était bien aise d’assister aux fêtes qui vont être célébrées à Vienne en l’honneur de la constitution. C’est possible, mais le public ne nous paraît pas déraisonnable lorsqu’il suppose que M. de Metternich aura bien des choses à dire à Vienne de vive voix touchant la question de Pologne. Le prince de Reuss, de la légation prussienne, se rend à Berlin : est-ce simplement pour ranimer la question du traité de commerce entre la France et le Zollverein? C’est possible encore; mais comment, dans ses entretiens avec M. de Bismark, s’abstiendrait-il de l’édifier sur l’intérêt que la France porte à la Pologne? Constatons d’ailleurs que la Russie, et c’est à nos yeux un solide motif d’espérance, est loin d’avoir opposé aux conseils des puissances occidentales une résistance décourageante. Elle n’a point répondu par un acte diplomatique; mais dans ses communications verbales elle assure qu’elle persévère dans l’intention de rendre à la Pologne des institutions constitutionnelles. Dieu fasse donc que, grâce aux lenteurs de lord Palmerston, elle ne laisse point passer l’heure où les concessions pourraient être encore faciles et profitables !

Une question financière d’une grande importance, et au point de vue de la bonne gestion des ressources publiques et au point de vue constitutionnel, s’est présentée récemment dans la discussion des crédits supplémentaires au corps législatif. Nous avons déjà touché à cette question en parlant de la récente brochure de M. Casimir Perler sur la situation financière. Le but que l’on semblait s’être proposé et que l’on devait effectivement avoir en vue dans le sénatus-consulte de 1861, qui supprima le régime des crédits extraordinaires par décret, était d’empêcher qu’il fût fait par les départemens ministériels des dépenses supérieures aux prévisions du budget et aux ressources votées par le corps législatif. On ne pouvait sans doute se dissimuler, en adoptant ce système, qu’il était impossible que dans la pratique il ne se présentât pas des circonstances où, pour faire face aux besoins imprévus, il deviendrait nécessaire de dépasser les crédits spéciaux votés au budget. On crut parer à cette éventualité, dans les cas ordinaires, par les viremens. Pour les cas extraordinaires, tels qu’une guerre inopinée, la question des crédits devait être soumise à la chambre convoquée extraordinairement. On entendait échapper de la sorte à ce régime des crédits par décret dont l’entraînement augmentait chaque année la masse du déficit. On voulait que le contrôle parlementaire s’exerçât du plus près qu’il serait possible sur la dépense, et opposât un frein énergique à l’accroissement du découvert. L’intention était des plus louables, et nous n’avons pas marchandé notre approbation au ministre qui eut l’initiative de cette réforme.

C’eût été une bonne fortune pour le nouveau régime financier que la première année de son expérimentation fût exempte de tout crédit supplémentaire : le public eût pris plus de confiance dans son efficacité, le gouvernement eût contracté l’habitude de s’arrêter devant la limite des dépenses prévues et des ressources votées; mais cette bonne fortune a manqué dès la première année au nouveau régime. Il s’est présenté un cas que nous ne savons comment qualifier, qui n’est ni un cas ordinaire ni un cas extraordinaire, et qui a grandement altéré l’équilibre : ce cas est la guerre du Mexique. Les besoins créés par cette guerre vers la fin de 1862 ne sont certes point ordinaires, puisque, malgré les fortes allocations du budget, ils ont provoqué une dépense excédante de 24 millions. Ce cas n’est pas non plus de ceux que l’on range parmi les accidens extraordinaires, tels qu’une guerre européenne, qui rendrait nécessaire la convocation immédiate des chambres, car la guerre du Mexique avait été engagée pendant la dernière session, et la dépense imprévue qui en provenait était exigée par les renforts qu’on avait dû envoyer inopinément au Mexique pour assurer la sécurité de nos troupes et l’honneur du drapeau. Le cas n’étant pas ordinaire, l’expédient des viremens a été insuffisant; comme il n’a pas été non plus estimé extraordinaire, la chambre n’a pas été convoquée : on a fait tout bonnement un dépassement de crédit de 24 millions, sauf à demander à la chambre, qui d’ailleurs allait se réunir, le bill d’indemnité qu’elle vient d’accorder sans peine. Il reste donc de la première année d’expérience du nouveau régime financier ce fait très malencontreux, qu’il est démontré qu’avec ce régime il peut y avoir des dépassemens de crédit et des dépenses considérables engagées en dehors non-seulement des prévisions du budget, mais d’un ordonnancement public tel que celui qui résultait des crédits ouverts par décret.

Nous ne sommes pas de ceux qui cherchent à exagérer la gravité et la portée de ce fâcheux incident de la première année d’expérimentation du nouveau régime financier. Loin de là. Si les dépenses excessives de la guerre du Mexique sont la conséquence d’une regrettable faute politique, les résultats financiers de cette faute eussent été vraisemblablement beaucoup plus lourds avec le régime des crédits par décret. Nous croyons que, liée par les conditions du nouveau régime, l’administration a dû faire des efforts beaucoup plus sérieux pour restreindre ses dépenses; nous estimons enfin que le nouveau système a eu au moins pour effet avantageux de mettre plus promptement en évidence et de rendre plus sensibles les regrettables résultats financiers de la guerre du Mexique. Il importe cependant de tirer de cet accident la leçon qu’il renferme ; il importe que les dépassemens de crédit par suite de circonstances qui ne sont ni ordinaires, ni extraordinaires, ne deviennent pas une habitude; il importe enfin de rechercher s’il n’y a pas de moyen pratique de rendre ces dépassemens de crédit aussi rares que possible, afin que, la dépense étant renfermée dans la limite des ressources prévues et des crédits votés par la chambre, nos finances ne soient plus exposées aux déficit continus.

Qu’on y prenne garde, ce serait un grand résultat, non-seulement financier, mais politique, d’établir en France, comme un dogme, que la dépense doit être contenue dans les prévisions votées. On répondra que le gouvernement ne sera pas plus économe pour cela, que la chambre ne sera pas plus sévère : le gouvernement sera quitte pour présenter de plus gros budgets, lesquels ne manqueront pas d’être votés par des majorités complaisantes. S’il devait en être ainsi, ce serait une raison plus forte de souhaiter que l’entraînement à la dépense ne pût plus trouver un abri commode et périlleux dans la dette flottante, où se creuse le déficit que doit venir combler l’emprunt. Crédits supplémentaires, dépassemens de crédit, déficit, dette flottante, emprunt, c’est le cercle vicieux d’où il faut sortir avant tout. Il faut contraindre les gouvernemens et les peuples immodérés dans la dépense à demander leurs ressources non à l’emprunt, mais au revenu ordinaire, c’est-à-dire en dernière analyse à l’impôt. Le fardeau de la dépense paraît bien léger tant qu’on paie avec le produit de l’emprunt; on en sent tout le poids quand on paie avec le produit de l’impôt. Vous voulez faire des expéditions stériles, taxez-vous. Vous voulez poursuivre des guerres lointaines pour des objets indéterminés, taxez-vous. Vous voulez exécuter des travaux de fantaisie et de luxe, taxez-vous. Quand vous sentirez la nécessité de diminuer vos charges, vous comprendrez enfin la nécessité de brider vos caprices.

Il y a à travers tout cela une grande question de responsabilité qui doit être franchement mise à nu. En Angleterre, il n’est pas un premier ministre et un chancelier de l’échiquier qui ne se fassent un point d’honneur de contenir la dépense dans le revenu. Ce n’est pas à dire pour cela que le gouvernement anglais, en l’absence des chambres, soit dans l’impuissance de faire face à une dépense inopinée. Pour parer aux insuffisances qui peuvent se révéler dans un département ministériel, le premier lord de la trésorerie, qui est toujours le premier ministre, a plusieurs moyens à sa disposition. Il peut appliquer à la dépense imprévue et nécessaire les excédans de crédit prévus sur un article du même chapitre, quelquefois les excédans de crédit prévus sur un autre chapitre : ce sont là des viremens. Dans les cas d’urgence, il peut même dépasser l’allocation totale du département ministériel, à la condition de présenter à la prochaine session du parlement une demande de crédit supplémentaire, c’est-à-dire un bill d’indemnité. Mais en Angleterre la responsabilité ministérielle est nettement définie, et aboutit au parlement. Si la politique qui a entraîné le premier lord de la trésorerie à dépasser ses crédits n’obtient pas l’approbation du parlement, le premier ministre et le cabinet se retirent. Celui qui ordonnance le crédit supplémentaire est responsable devant ceux qui votent l’impôt. En France, sous le régime de la constitution de 1852, où réside la responsabilité? Dans la personne du chef de l’état, responsable devant la nation. L’empereur, on ne devrait jamais le perdre de vue, est chez nous en quelque sorte un premier lord de la trésorerie inamovible. Lui seul peut autoriser les dépassemens de crédit. Nous ne pouvons nous rappeler sans sourire l’importance qu’attachait autrefois l’opposition de gauche à une loi organique où serait définie la responsabilité ministérielle : un projet de loi semblable figurait à perpétuité dans le programme de la gauche, qui ne prenait pas garde que la sanction de la responsabilité ministérielle résidait dans les chambres donnant ou retirant leur confiance aux cabinets. S’il était si difficile et si oiseux de faire sous le régime parlementaire une loi sur la responsabilité ministérielle, on devine que nous n’avons point l’impertinente pensée de demander la réglementation par une loi de la responsabilité impériale. Cette loi existe, elle n’est autre que la constitution elle-même. L’empereur, ayant la responsabilité, a l’initiative; mais le corps législatif, organe de la nation, a l’appréciation et le contrôle de la politique impériale. En matière de finances, l’empereur a exprimé le dessein, lorsqu’il a renoncé au système des crédits par décret, de contenir la dépense dans la limite des ressources prévues. L’expérience d’une première année vient de nous prouver que les précautions déjà prises pour que ce dessein s’accomplisse ne sont peut-être pas suffisantes. D’autres précautions seraient nécessaires. Par exemple, les prévisions des budgets dans le système français sont établies par les ministres dix-huit mois avant que les budgets deviennent exécutoires. Il est difficile que ces prévisions conservent leur précision et leur exactitude en présence de circonstances dont elles sont si éloignées. Ce procédé est une cause de confusion pour nos finances. Cette cause n’existe pas dans le système de plusieurs gouvernemens constitutionnels, de l’Angleterre et de la Belgique par exemple. L’exercice financier commence en Angleterre le 5 avril; le parlement est toujours rassemblé au commencement de février. Or les demandes de crédit sont présentées par les ministres en février et en mars, quelques semaines à peine avant le commencement de l’exercice : elles peuvent donc être établies avec plus d’exactitude. La session durant d’ailleurs jusqu’au mois d’août, le budget avant la séparation du parlement est déjà depuis plusieurs mois en cours d’exercice; les ministres ont déjà pu éprouver l’exactitude de leurs évaluations : si elles paraissent devoir être insuffisantes, ils ont encore le temps, avant la fin de la session, d’obtenir de la chambre des supplémens de crédit. Il en est de même en Belgique. On voit que, par une simple disposition de temps, d’autres pays s’assurent un meilleur et plus sûr maniement de leurs finances. Pourquoi ne ferait-on pas de même en France? Chez nous, l’année financière commence au 1er janvier; pourquoi la chambre ne serait-elle pas réunie au commencement de novembre? Pourquoi le budget de l’année prête à s’ouvrir ne serait-il pas présenté avec des évaluations toutes fraîches dans les deux premiers mois de la session? On éviterait ainsi les erreurs de prévisions qui sont si fâcheuses dans le système actuel; si l’on s’était trompé, on pourrait, avant la fin de la session, apporter à la chambre les rectifications nécessaires. Enfin les correspondances qu’auraient entraînées les viremens ou les dépassemens de crédit entre les départemens ministériels et l’empereur en tant que premier lord de la trésorerie devraient être imprimées et communiquées à la chambre au début de la session. Achevé par ces diverses dispositions, notre système pourrait être considéré comme présentant des garanties efficaces contre l’excès des dépenses sur les ressources. Payant comptant par l’impôt tous les frais de la politique du gouvernement, le pays saurait au vrai ce que cette politique lui coûte, et s’il trouvait son argent trop mal défendu par les députés actuels, ce serait à lui de choisir dans les élections générales des représentans qui eussent assez d’intelligence et d’application pour découvrir les fautes du pouvoir, assez de talent pour les dénoncer avec netteté et assez de caractère pour y résister.

Le gouvernement met la main assez aventureusement à une œuvre bien difficile en tentant d’organiser en Algérie la propriété arabe. Quelle que soit l’opinion que l’on professe dans cette question, on doit convenir qu’une telle entreprise est une véritable crise pour notre colonie algérienne, et l’on s’explique l’émotion dont nos colons ont été saisis depuis la publication de la lettre de l’empereur qui annonçait le projet de sénatus-consulte aujourd’hui soumis au sénat. On ne peut sans doute que s’associer à ce qu’il y a de généreux dans les intentions de l’empereur envers les populations arabes de l’Algérie. Certes la France ne peut suivre l’exemple de ces nations qui ont fondé leur empire colonial sur l’extermination ou l’abrutissement des races indigènes, elle doit faire en sorte que sa domination soit un bienfait pour les Arabes et accroisse progressivement leur civilisation et leur bien-être ; mais qu’animé d’un tel dessein on passe tout à coup à la pensée d’accomplir une révolution soudaine dans la condition sociale des Arabes, nous avons peine à le comprendre. Constituer la propriété sur des bases nouvelles ! mais c’est la plus grande révolution qui se puisse accomplir dans une société ; c’est un genre de révolution que le temps seul jusqu’à ce jour a mené à bonne fin, et il est difficile de croire qu’aucune force humaine y puisse jamais suppléer au temps. À entreprendre un aussi grand travail, mieux eût valu aller tout de suite au système le plus radical, à celui qui aurait le plus rapproché les Arabes de notre système de propriété, de la seule propriété véritable, de la propriété individuelle. L’organisation des Kabyles, ces cultivateurs si laborieux, ces propriétaires si tenaces, nous montre en Algérie même que l’islamisme n’est pas incompatible avec le principe vivace de la propriété individuelle. Le petit nombre d’Arabes qui sont venus chercher dans nos zones civiles un abri contre l’oppression et la rapacité des chefs de tribus prouve que la propriété individuelle, et la vie indépendante dont elle est la garantie, ne sont point sans attrait sur la race nomade. À fonder la propriété arabe, il fallait au moins s’assurer par de longues études, par des expérimentations successives, s’il n’était pas possible de rendre les Arabes individuellement propriétaires. Il y a là des questions d’une importance si capitale qu’il eût fallu les éclairer de toute sorte d’enquêtes et les vulgariser par les discussions les plus larges et les plus patientes. On a pris un parti qui a tous les inconvéniens et tous les périls d’une mesure radicale, sans en avoir les avantages. A l’organisation par tribus et par douars, organisation absolument contraire à notre civilisation, de laquelle nous devions nous efforcer d’affranchir les Arabes, on donne la consécration de la propriété collective. On prétend initier les Arabes à la propriété par le communisme. Nous ne concevons pas que l’on ne soit point effrayé des complications de ce communisme que l’on va créer d’emblée. Ce sera une sorte de communisme féodal; tous les profits en seront pour les chefs des tribus, dont ils fortifieront, on ne voit pas avec quel avantage pour nous, la puissance et le prestige. Ce sera un communisme compliqué de servage, avec cet inconvénient de plus que l’Arabe ne sera point attaché comme le serf à la glèbe qu’il cultivera, que le chef, pour le pressurer davantage, pourra le déplacer à volonté. Ce sera un communisme sur lequel viendra se superposer notre administration militaire, chargée d’y intervenir sans cesse. Il nous semble qu’il n’est point nécessaire d’avoir étudié les mœurs des Arabes et de connaître l’Algérie pour être étourdi de la téméraire confusion d’un tel système. Les utopistes qui prétendent que l’Algérie ne peut être mise en valeur pour nous que par les Arabes accusent les colons européens de la stérilité de leurs efforts depuis la conquête. Les progrès réalisés par l’Algérie sont cependant incontestables; les 200 millions qui expriment le mouvement commercial de la colonie ne peuvent être considérés comme une insignifiante bagatelle. Ce qui paraît admirable au contraire à tous ceux qui savent à quelles conditions se fondent les véritables colonies agricoles et commerçantes, c’est que la vitalité de l’esprit d’industrie européen ait pu produire de pareils résultats dans la situation où l’Algérie était placée, en ayant à faire aux trois principes les plus anti-colonisateurs qu’il y ait au monde : notre système prohibitif ou protecteur, qui a si longtemps annulé les ressources de l’Algérie, notre système administratif et réglementateur, et, pour tout couronner, le régime militaire. Si l’on réalise le plan qu’on prépare pour l’Algérie, si l’on ne laisse pas à tous les intérêts le temps de s’expliquer et de se défendre, si l’on ne laisse pas à la métropole le temps de se faire une opinion et de la mûrir, il est à craindre que la marche de notre colonie ne rencontre de nouveaux et graves obstacles. C’est par des coups de pouvoir aussi soudains et aussi prompts que la France a compromis autrefois la fortune de ses colonies, et a fini par faire croire aux autres et par croire elle-même que son génie est radicalement impropre à la colonisation.

L’Angleterre vient de nous donner dans les fêtes du mariage du prince de Galles un de ces spectacles singuliers qui frappent et étonnent la curiosité de l’Europe. C’est toujours la vieille Angleterre, quelque chose d’archaïque et de jeune à la fois, un peuple libre qui a conservé la belle humeur monarchique, qui fête ses souverains avec des sentimens spontanés et une cordialité franche et quelque peu sauvage, et non avec le carton et les oripeaux officiels que nous consacrons sur le continent aux représentans du pouvoir. Pendant ce temps, l’Italie fait ses comptes et ouvre ses caisses au produit de son grand emprunt : nous lui souhaitons bon succès; nous espérons que M. Minghetti tiendra ses promesses, et montrera autant de vigueur de caractère dans l’accomplissement de sa tâche qu’il a montré d’ingéniosité et d’élévation d’esprit dans la conception de son plan financier. Pendant ce temps encore, l’Espagne traversait une épreuve à laquelle elle est rompue par une vieille habitude : elle a changé de ministère, essayant de plusieurs durant la crise, et recevant à la fin un cabinet auquel elle ne s’attendait guère.

Le cabinet du général O’Donnell, après une durée de cinq ans, a définitivement succombé devant tous les assauts dirigés contre lui, ou, pour mieux dire, il s’est laissé tomber dans une situation moralement rétrécie et amoindrie, pris de défaillance en pleine possession d’une majorité parlementaire modèle. La crise de reconstitution qu’il avait traversée après les débats sur le Mexique avait trop laissé voir une véritable incohérence ; il s’est recomposé un instant, et il n’est tombé que plus vite, faute d’avoir pu faire accepter par la reine la dissolution d’une chambre qui ne lui avait pourtant jamais causé la surprise d’un vote hostile, qui n’avait d’autre défaut que de refléter merveilleusement la confusion des partis. Mais voilà où commencent les péripéties. Tout le monde a été quelque peu appelé à donner son avis. C’est d’abord le général Manuel de la Coucha, marquis del Duero, président du sénat, qui a été chargé de former un cabinet; il s’est mis à l’œuvre immédiatement, il a réuni un certain nombre d’hommes considérables sans se départir de la politique du précédent ministère. Au dernier moment, cette combinaison, qui paraissait pourtant avoir un caractère sérieux, a échoué on ne sait trop pourquoi. Puis est venu le général Armero d’accord avec M. Mon; puis enfin la mission de reconstituer le pouvoir est passée au général Narvaez, qui lui aussi a essayé de former son ministère, et qui n’a pas été plus heureux. Et quand la série de toutes les combinaisons possibles a été épuisée, c’est le marquis de Miraflores qui a été appelé à la présidence du conseil, et qui a fait, lui, ce que nul autre n’avait réussi à faire. Il a formé un cabinet dont les membres principaux sont le général José de la Coucha, qui a été ambassadeur à Paris, un sénateur, M. Vaamonde, un député, M. Moreno Lopez.

Le difficile est de savoir si c’est un dénoûment et de saisir la signification de ce ministère. Le marquis de Miraflores est un homme d’un âge déjà fort respectable, d’un grand nom et d’une grande position sociale sans doute, ancien diplomate, ancien ministre; malheureusement il n’a peut-être pas tout ce qu’il faut pour apporter au pouvoir une pensée dirigeante. Si l’on cherche ce que peut vouloir le nouveau cabinet au point de vue de la direction extérieure et des affaires du Mexique, on trouve le marquis de Miraflores et le général Coucha, qui ont sévèrement jugé la politique suivie par le général Prim, dont un autre ministre, M. Moreno Lopez, a été au contraire le chaud défenseur. Au point de vue de la direction intérieure, on n’a pour tout trait de lumière qu’un mot du ministre de ce département, M. Vaamonde, qui, recevant ses employés, a traité un peu cavalièrement l’union libérale et a mis tout l’espoir du cabinet dans ce qu’il a appelé le parti des centres. L’opinion reste d’autant plus incertaine qu’il n’a pu y avoir aucune explication dans les chambres, qui, après avoir été suspendues par le précédent ministère, ont été ajournées jusqu’après Pâques. Peut-être alors d’ailleurs n’en saurait-on pas beaucoup plus. On se demande si le cabinet actuel ne ramènera pas sous peu au général O’Donnell, ou s’il ne conduira pas à quelque combinaison plus caractéristique. Le trait le plus frappant de cette dernière crise est cet essai de tous les ministères possibles aboutissant à l’imprévu sans nulle raison apparente, en dehors de toute action des chambres. C’est un jeu qui peut n’être point sans danger, qui use les partis et la politique, et risque de conduire à une de ces situations où il n’y a plus que des pouvoirs affaiblis en face de crises qui éclatent tout à coup.


E. FORCADE.



ECONOMIE RURALE.

DE L’HABITATION DES ANIMAUX.


C’est une question bien modeste en apparence que celle des progrès de l’architecture rurale appliquée à l’habitation des animaux d’une ferme. Si on l’étudié de près cependant, on reconnaîtra qu’elle se lie étroitement à tout un ensemble de réformes dont notre agriculture, depuis le commencement du siècle, ressent la bienfaisante influence. Il n’est aucune amélioration introduite dans l’architecture agricole qui ne se traduise bientôt pour les maîtres en un plus long séjour sur leurs domaines, pour les ouvriers en un accroissement de richesse et de moralité. De grands et incontestables résultats ont été obtenus ainsi depuis un certain nombre d’années. Néanmoins, si les demeures de nos paysans sont en général devenues plus comfortables, on s’en tient trop souvent, pour le bétail, aux écuries de 1787, c’est-à-dire à ces écuries qu’Arthur Youg, dans ses Voyages en France, nommait des tas de fumier couverts. Les bons exemples que multiplient la facilité des voyages et les sages conseils de nos vétérinaires, de ceux surtout qui ont fait leurs études dans les écoles spéciales d’Alfort, de Lyon ou de Toulouse, ont déjà réveillé quelque peu à ce sujet l’incurie de nos paysans; mais, sans oublier l’impérieuse nécessité de l’économie, il reste encore beaucoup à faire.

Pour l’habitation des animaux comme pour toute dépendance d’une ferme proprement dite, il faut d’abord recommander aux propriétaires de ne pas confier aux architectes des villes la direction de leurs travaux. Les nouveau-venus à la campagne ignorent l’art de bâtir économiquement; mieux vaut s’entendre avec un bon maître maçon et un bon charpentier du voisinage. Pourvu qu’on ne leur demande que des constructions un peu simples. ils savent parfaitement se tirer d’affaire, et peuvent même, dès qu’on leur fournit un modèle ou un plan, résoudre facilement certaines complications. C’est à ce point de vue surtout que deviennent utiles plusieurs livres où l’on s’efforce de rendre accessibles les indications techniques sur ce sujet trop négligé, et un de ceux que nous signalerons de préférence est le Traité des constructions rurales de M. L. Bouchard-Huzard[1]. Sans nous étendre, avec l’auteur du livre, sur le travail des nombreux ouvriers qui concourent à la construction d’un bâtiment agricole, il est bon de dire tout de suite que la profondeur donnée à ce bâtiment a une importance majeure. On ne trouve plus facilement aujourd’hui, du moins on ne trouve plus à bon compte de grands et forts arbres. Ceux d’une portée exceptionnelle acquièrent tout aussitôt une valeur vénale hors de proportion avec leurs dimensions. Les propriétaires qui construisent feront bien de se préoccuper de cette difficulté. Une cloison, un mur même, coûtent souvent meilleur marché qu’une poutre un peu forte; on devra donc, soit avec des bois debout employés comme soutiens, soit à l’aide d’assemblages, soit surtout en évitant les grandes portées, ne pas s’exposer à de coûteux achats. C’est alors qu’interviennent utilement les appentis et toutes ces combinaisons, peu gracieuses, mais économiques, qui permettent de couvrir la même surface à moindres frais. Remarquons encore qu’à une époque où le luxé et le comfort se généralisent, on aurait tort d’élever nos constructions nouvelles sur le modèle des anciennes. Sans être aussi grands seigneurs que les grands fermiers de l’Angleterre, les fermiers d’aujourd’hui exigent, — et ils ont raison, — une habitation qui soit en rapport non-seulement avec leurs travaux, mais aussi avec leurs nouvelles habitudes. Le corps de logis qu’ils occuperont sera donc situé de telle sorte que de leur porte ou de leur fenêtre ils puissent surveiller facilement la cour où circulent les hommes, les bâtimens où sont renfermés les bestiaux et les récoltes. Un léger écartement entre ce corps de logis et les autres constructions aura l’avantage de faciliter la circulation de l’air et de permettre qu’on égaie les abords de la maison par quelques plantations de fleurs.

Ce n’est point cependant cette partie des constructions d’une ferme qui doit nous arrêter. C’est l’habitation des animaux qui nous montrera surtout l’architecture agricole aux prises avec quelques difficultés spéciales. Aussi ne craindrons-nous pas ici d’entrer dans quelques détails qui viennent compléter sur plus d’un point nos études précédentes sur le rôle des animaux dans l’agriculture[2].

Les animaux que l’on engraisse se trouvent bien d’une certaine obscurité jointe à une douce moiteur, et par conséquent à un peu de raréfaction de l’air qu’ils respirent; mais il en est autrement des bêtes qu’on élève et de celles qu’on garde longtemps pour en utiliser le travail ou les produits. Elles ont besoin de logemens plus secs et plus sains, où la lumière pénètre largement, où l’air se renouvelle sans obstacle. On devra donc enlever souvent le fumier, laver les auges et les râteliers, reblanchir les murs et les plafonds, à l’occasion même assainir avec du lait de chaux, du chlorure de chaux ou du sulfate de fer, le sol qui s’imprègne de jus nauséabonds. Les portes battront en dehors et seront coupées à une hauteur telle que le bas reste suffisamment fermé quand, pour donner de l’air ou du jour, on voudra tenir ouverte la partie supérieure. Pendant l’été, celle-ci pourra, comme les fenêtres, recevoir des toiles métalliques ou des canevas qui éloignent des insectes parfois très nuisibles. Quant aux fenêtres, elles seront placées de telle sorte que nul courant d’air ou de trop vive lumière ne vienne compromettre par des maladies d’yeux ou des refroidissemens la santé des animaux domestiques. Cette question de l’air est si importante que l’on se trouve bien, dans plusieurs circonstances, d’établir des cheminées d’appel ou des ventilateurs.

Le sol recevra une pente assez faible pour ne pas rendre fatigante la posture des bêtes pendant leur station, assez forte pour assurer le prompt écoulement des liquides à l’aide de rigoles résultant de la jonction de deux pentes contraires établies sans présenter nulle part aucun rebord saillant. Il devra en conséquence être un peu exhaussé, et sinon pavé, du moins convenablement tassé. Un plancher solide, établi à une certaine hauteur au-dessus des bêtes, les garantira du froid, et préservera la provision de fourrages des émanations de l’étable, qui pourraient l’altérer. L’exposition au midi est celle que les animaux préfèrent, et, si les bâtimens sont assez vastes pour le permettre, on aura raison de ménager dans les murs de grandes portes qui, en donnant un plus libre accès aux voitures, faciliteront la distribution des fourrages et l’enlèvement des fumiers. Il convient enfin que le rapprochement des annexes où se préparent, à l’aide du hache-paille, du concasseur ou de la chaudière, les diverses rations d’alimens, rende ce service plus rapide, et par conséquent plus économique. Un dernier cas doit être prévu. Parfois se produisent des accidens qui réclament des soins exceptionnels et attentifs, parfois sévissent des maladies contagieuses : une salle bien isolée et destinée, en ce cas, à recevoir les animaux malades, mais qui pourra être utilisée autrement dans les conditions ordinaires, sera donc presque partout d’un grand secours.

Il faut examiner maintenant, pour chaque espèce d’animaux domestiques, les conditions particulières qui doivent être remplies. Le cheval est toujours le mieux soigné. Non-seulement sa valeur est plus grande, ce qui rend sa conservation plus précieuse, mais aussi il est, plus que le bœuf et le mouton, reconnaissant des soins qu’on lui donne, docile aux ordres qu’il reçoit, par conséquent l’ami de son maître. N’est-il pas juste que partout on lui fasse la part la plus belle ? Il faut dans l’écurie 30 mètres cubes d’air environ et 2 mètres de large au moins par chaque cheval. La pente du sol n’excédera pas 30 millimètres par mètre, de peur de fausser les aplombs. La mangeoire, devant s’élever de 1 mètre au-dessus du sol et dépasser le râtelier de 32 centimètres environ, expose les animaux qui veulent se relever brusquement à se donner quelques coups dangereux. On fera donc bien, en établissant les mangeoires d’une écurie, de se préoccuper de ce point. Un râtelier vertical garantit mieux les yeux des chevaux de la poussière des fourrages, et il ne les force pas de rejeter la tête trop en arrière. Ce sera toujours celui qu’il conviendra de préférer. On le tiendra élevé de 1 mètre 40 centimètres au-dessus du sol, et distant du mur de 35 centimètres à peu près. Derrière les chevaux régnera un passage de service n’ayant pas moins de 2 mètres de large, et dans un coin de l’écurie se trouveront le coffre à avoine et les ustensiles de pansage. L’écurie sera-t-elle à un seul rang? Y disposera-t-on deux rangs de chevaux, soit dos à dos, en appuyant leurs râteliers aux murs, soit nez à nez, en les séparant par un râtelier double et une double mangeoire? A vrai dire, ce n’est guère là qu’un détail que doit régler la place disponible; mais il y a, en ce qui concerne les écuries, une question fort importante sur laquelle nous devons nous arrêter davantage, parce qu’elle est trop souvent négligée : c’est celle des séparations à établir entre les divers animaux. Tout le monde comprend qu’on sépare soigneusement les étalons des jumens et les poulains des autres chevaux. Cependant les précautions devraient aller plus loin dans une exploitation bien tenue. La vie commune a toujours des inconvéniens pour les faibles, et les chevaux ont beau, quand ils n’appartiennent pas à une race d’élite, être d’humeur plus pacifique que des chevaux de pur sang; il n’y en a pas moins, à l’écurie comme ailleurs, des victimes et des tyrans. Ici c’est une bête vorace qui en un instant avale, outre sa ration d’avoine, la ration de son voisin; là c’est une bête de caractère brutal qui répond par un coup de pied ou un coup de dent aux caresses de ses camarades. Pour obvier à ces inconvéniens, il faut établir entre les divers habitans de l’écurie des séparations suffisantes. Même garnies de paillassons ou de larges planches, même armées de sauterelles[3] qui en permettent le prompt et facile décrochement. les barres sont loin de présenter tous les avantages que l’on en attend. Rien ne vaut la stalle, c’est-à-dire la séparation fixe et pleine, le mur de bois élevé à une bonne hauteur, qui permet de parfaitement isoler chaque bête et sa ration. La stalle est-elle fermée aussi par derrière au moyen d’une porte, cette sorte de chambre prend le nom de boxe, et elle est indispensable pour les poulains et leurs mères, qu’on y laisse sans entraves. Ajoutez à côté de l’écurie des paddock, c’est-à-dire de petites cours closes et séparées, dans chacune desquelles les bêtes peuvent jouer et prendre l’air, et vous avez une organisation excellente, digne des meilleurs haras, mais trop dispendieuse malheureusement pour la plupart des fermes.

Les râteliers seront-ils de simples échelles de bois ou d’élégantes corbeilles de fer? Ce n’est guère là qu’une question de dépense première. Les auges seront-elles faites en bois, en fonte ou en pierre? Les auges en planches doivent être écartées parce qu’elles s’usent vite, qu’elles ne se nettoient pas aisément, et que dans leurs fentes se glissent des substances qui agissent ensuite comme de véritables fermens sur la nourriture destinée aux chevaux; d’ailleurs ces sortes de mangeoires ne se prêtent pas bien à séparer la ration de chaque bête, — ration qu’il importe encore plus d’isoler dans l’auge que dans le râtelier. Reste le mode d’attache à choisir. Ou bien la longe, armée à son extrémité d’un petit billot de bois, peut couler dans un anneau fixé à la mangeoire, ou bien elle peut se terminer elle-même par un anneau qui glisse sur une barre de fer montant verticalement du sol à la mangeoire. Le premier mode est plus économique, mais le second laisse aux chevaux une plus grande latitude de mouvemens.

Il n’en est pas tout à fait des étables comme des écuries. Les bêtes bovines ont moins besoin d’air que les chevaux, et elles ne souffrent pas autant d’un peu de chaleur, ni même d’une légère altération de l’atmosphère qu’elles respirent. Vingt-quatre mètres cubes d’air par bête adulte suffisent largement aux meilleures conditions. Pour les étables à veaux d’élève, qui demandent un air plus vif et plus sec, on se trouve bien d’approcher de cette proportion; mais pour les vaches laitières, surtout pour celles que l’on se propose d’engraisser, la parfaite aération du bâtiment n’a pas une importance aussi grande. Il ne faut cependant pas oublier que les poumons des animaux ont, comme leurs autres organes, des exigences à satisfaire, et que de terribles mécomptes viennent souvent punir un trop complet oubli des lois de la nature. C’est ce qu’on remarque surtout dans plusieurs contrées où l’on tient enfermés dans des espèces d’étuves sans air, auxquelles on donne à tort le nom d’étables, des animaux qui, sortant en moiteur pour aller boire et pâturer, et trouvant au dehors une eau glaciale ou un air trop vif, subissent le pernicieux effet d’aussi brusques transitions.

Les bêtes bovines, quand elles se couchent, replient leurs jambes sous elles-mêmes. Les séparations et les boxes ne sont donc pas nécessaires dans une étable, excepté pour les taureaux, les vaches qui viennent de mettre bas, et enfin pour les animaux qu’on engraisse à côté d’autres bêtes soumises à un régime alimentaire moins succulent. Si ce sont des vaches que l’on entretient, faire ne doit pas avoir une pente très prononcée, car des avortemens pourraient en résulter : 3 mètres 50 centimètres de long et un peu moins de 2 mètres de large suffisent pour des bêtes vivant en commun. L’attitude habituelle des bêtes bovines indique clairement que leurs râteliers doivent être tenus un peu bas, droits plutôt qu’inclinés, en laissant aux barreaux qui retiennent le fourrage un écartement de 10 à 11 centimètres. Aujourd’hui cependant on commence à adopter dans plusieurs fermes une disposition de râteliers descendant jusqu’à terre, ce qui permet aux animaux de passer la tête entre les barreaux pour aller prendre leur nourriture sur le sol où on l’a déposée : c’est en partie l’étable belge ou flamande. Les bêtes se trouvent exactement alors dans les mêmes conditions d’attitude qu’au pâturage. Quant aux crèches, elles ne s’élèveront jamais à plus de 90 centimètres au-dessus du sol, et elles seront d’autant plus larges et profondes que les animaux devront plus souvent recevoir une nourriture aqueuse. Si l’on veut tenir en stabulation permanente ou presque permanente les bêtes qui peuplent une étable, le service des fourrages verts et la manipulation des divers alimens exigent le voisinage immédiat d’une chambre ou tout au moins d’un abri dont on fera bien de se préoccuper en construisant la ferme. La vacherie de Vincennes, avec son petit chemin de fer intérieur, ses auges arrosables et son mode d’attache, serait un modèle parfait dans ce genre, n’était la question de finance, qui ne peut pas être pour un simple cultivateur aussi secondaire que pour un domaine impérial.

Quoique les dispositions adoptées pour nos étables soient souvent défectueuses, on peut malheureusement dire que l’organisation de nos bergeries est pire encore. Si l’on excepte les pays où une culture avancée a fait introduire des bêtes de valeur et beaucoup augmenter l’importance des troupeaux, presque partout les moutons sont logés d’une manière déplorable. La laine épaisse qui couvre le mouton indique cependant bien quel devrait être son genre de vie. Il craint la pluie, parce que sa toison se sèche difficilement une fois qu’elle a été mouillée; mais cette toison le protège efficacement contre le froid. C’est l’air qui convient avant tout aux animaux de l’espèce ovine. Pourquoi donc les étouffer dans des caves, dans des bergeries hermétiquement closes comme celles que l’on rencontre chez trop de cultivateurs? Plus on peut exposer au midi et en même temps largement aérer les bergeries, plus on en place les habitans dans de saines et favorables conditions. Un mètre carré d’espace et trois mètres cubes d’air par tête ovine adulte, avec de grandes facilités pour la ventilation, sont toujours à désirer. Aussi, quand le climat le permet, établit-on dans les murs, outre les fenêtres et les portes, d’utiles barbacanes, ou même se contente-t-on d’espèces de hangars plus ou moins bien clos. Le sol de la bergerie doit être parfaitement sec. C’est l’excessive chaleur et l’humidité de leurs demeures qui donnent si fréquemment aux troupeaux la pourriture et des maladies de pieds. Une largeur de 50 centimètres de râtelier par tête est indispensable, car toutes les bêtes à la fois se mettent à manger dès qu’on vient de renouveler leurs fourrages. Quant aux auges, elles doivent se trouver sous les râteliers, afin de recevoir les grains qui peuvent tomber des pailles, être élevées de ù5 centimètres environ au-dessus du sol et être assez profondes, assez bien établies pour contenir les tourteaux, les farines, les morceaux de racines et parfois les pulpes ou les drèches que l’on fait consommer aux moutons.

La bergerie est le lieu où s’opèrent toujours les plus fréquens changemens. Il faut séparer les bêtes qu’on engraisse, afin de les tenir plus chaudement, de les placer un peu dans l’obscurité et de les mieux nourrir; il faut isoler les béliers; il faut que les brebis, au moment de l’agnelage, aient leur logement particulier; plus tard, il faut leur enlever leurs agneaux, sans cependant mêler déjà ceux-ci au reste du troupeau; il faut enfin se réserver dans un coin la place du magasin de sel, des farines, etc.. Toutes ces nécessités ne peuvent guère être économiquement remplies qu’en utilisant comme moyens de séparation des claies mobiles ou même les râteliers et leurs auges, qui doivent en ce cas être facilement transportables. Chacune de ces divisions d’animaux communiquera par une porte spéciale avec le dehors de la bergerie : c’est une mesure indispensable pour aider au service des fourrages.

Tout le monde a sans doute eu déjà l’occasion de voir un troupeau de moutons rentrer dans la bergerie ou bien en sortir. Dans ces momens-là se manifestent l’indiscipline la plus grande et l’impatience la plus vive. Chaque bête veut passer la première; toutes s’efforcent de franchir le seuil, et souvent de graves accidens résultent de ces luttes; des bêtes se blessent, parfois des brebis se font avorter, parfois même des agneaux s’étouffent. Il existe un moyen assez simple de parer à cet inconvénient : il suffit d’élever à 50 centimètres environ un passage en plan incliné un peu moins large que la porte, et qui seul donne accès dans la bergerie et en permet l’issue. A droite et à gauche règne un talus rapide qui empêche les animaux de se présenter à la porte en trop grand nombre à la fois. Que cette précaution soit prise ou non, il est indispensable d’entourer de lices devant les portes un espace suffisamment étendu pour y tenir enfermé le troupeau ou la partie du troupeau dont on soigne les râteliers. Ainsi seulement le berger peut se débarrasser des animaux dont il va servir la nourriture tout en les gardant sous sa main.

Le fumier de toutes les bêtes développe dans les environs immédiats du lieu où il se trouve une odeur désagréable, dont l’intensité varie suivant les animaux qui le produisent; mais le< fumier du cochon est celui qui répugne davantage au plus grand nombre de personnes. C’est donc loin de la maison d’habitation qu’il convient de reléguer la porcherie, et cet éloignement présente peu de dangers, car en cas de tentatives de vol par des étrangers, et à supposer les chiens de garde en défaut, les cris persistans et perçans du cochon suffiraient vite pour donner l’éveil aux habitans de la ferme. L’exposition au midi convient essentiellement aux loges des cochons, parce que ces animaux craignent beaucoup le froid. On regarde comme indispensables 2 mètres 50 centimètres de hauteur, et un espace superficiel de 1 mètre 50 centimètres par cochonneau, de 3 mètres 20 centimètres ou mieux de 3 mètres 50 centimètres par animal adulte. Les truies portières doivent pouvoir disposer pour elles et leur jeune famille, pendant l’allaitement, d’une loge dont la superficie ne s’écarte guère de 10 mètres carrés. La voracité des porcs est si grande que les truies absorbent sans aucun remords la nourriture qu’on destine à leurs petits, et que même parfois elles dévorent ceux-ci dès qu’un accident a causé leur mort. Avec de telles nourrices, on ne peut prendre trop de précautions pour assurer aux élèves la jouissance exclusive du repas qu’on leur sert. Aussi une bonne disposition consiste-t-elle à établir hors de l’atteinte des mères un compartiment dans lequel les cochonneaux peuvent parvenir en se glissant au travers de barreaux, et où ils trouvent la nourriture spéciale qu’on veut leur réserver[4]. Entre les diverses loges, des murs de séparation de 1 mètre 25 centimètres de haut suffisent parfaitement. Du reste, toutes ces loges, soigneusement pavées, auront depuis le fond jusqu’à l’extérieur une pente légère qui leur donnera comme un aspect de lits de camp, et qui maintiendra sèche la litière des animaux.

Ce sera également au midi que devra être exposé le poulailler, car une habitation chaude est indispensable aux poules dont on veut obtenir beaucoup d’œufs et des œufs précoces, comme aussi aux poules que l’on veut faire couver de bonne heure. Le poulailler n’a pas besoin d’être très compliqué. Il suffit qu’il renferme un perchoir sur lequel chaque bête dispose d’une largeur de 20 à 25 centimètres, et assez incliné, s’il comporte plusieurs rangs, pour que les poules ne se salissent pas l’une l’autre. On dispose les nids à pondre de divers côtés, surtout dans les réduits les plus sombres des bâtimens que fréquentent les poules; mais il convient de placer sous la main de la fermière la chambre des couveuses. Quant au poulailler même, les murs en seront soigneusement crépis, et l’aire, bien sèche et carrelée, s’élèvera quelque peu au-dessus de terre. Une échelle aboutissant à une petite porte à coulisse pourra donner accès aux poules sans qu’on ait besoin d’ouvrir la grande porte. Toutes ces précautions doivent être prises pour rendre plus difficiles les nocturnes visites des fouines ou d’autres animaux carnassiers.

Au milieu de la cour qu’entourent les bâtimens ruraux s’amoncelle le fumier. Un mur n’est pas indispensable pour en enclore et en protéger la masse : un toit qui lui serve d’abri contre les rayons du soleil et les eaux pluviales coûterait presque toujours trop cher; mais on doit soigneusement lui réserver une aire assez grande. Pour être bien faite, la fosse à fumier, comme on dit souvent, sera construite de telle sorte qu’elle puisse recevoir, si l’importance de la ferme l’exige, deux tas voisins, l’un que l’on accumule en vue de le faire fermenter, l’autre dont la fermentation est accomplie, et qui fournit les engrais nécessaires. Entre les deux tas se trouvera la citerne, ou tout au moins le trou dans lequel s’écouleront les purins.

Le personnel de la ferme et les animaux qu’elle entretient n’ont pas seulement besoin d’abris pour eux-mêmes et pour les choses à leur usage; il est encore un service des plus importans dont fera bien de se préoccuper l’homme qui bâtit une ferme : nous voulons parler du service de l’eau. La cuisine des hommes, la préparation des boissons fermentées, les lessives, les soins de propreté des personnes et le nettoyage du matériel et des chambres, l’abreuvement des animaux et leurs bains, tout cela demande beaucoup d’eau. Si donc on n’a pas sous la main une source ou un ruisseau, il faut recourir à des moyens artificiels. Les eaux de pluie, réunies par des gouttières ou amenées par les pentes du terrain, peuvent aboutir à des mares ou à des citernes; mais ces eaux-là sont rarement propres. De longues lignes de drains peuvent aller demander aux pièces de terre voisines leur eau souterraine; mais cette eau-là n’est d’ordinaire ni assez aérée, ni assez débarrassée des sels qu’elle a dissous sur son parcours. Les sécheresses dont nos animaux ont tant souffert en 1858 et en 1859 prouvent d’ailleurs que la pluie et les tuyaux de drainage n’assurent pas toujours une provision d’eau suffisante. Les puits même sont parfois mis à sec. Cependant ce sont encore les puits qui, à défaut de sources à fleur de terre, peuvent ordinairement le mieux alimenter d’eau les habitans d’une ferme. Un géologue praticien que tout le monde connaît de nom, M. l’abbé Paramelle, a, dans un livre excellent à consulter, donné sur la recherche des nappes d’eau souterraines les plus utiles conseils. La quantité et la qualité des eaux dont on dispose exercent une trop puissante influence sur la santé des hommes et des animaux pour qu’on néglige cette question, qui du reste varie quelque peu suivant les animaux dont il s’agit. Ainsi le cheval et le mouton veulent une eau plus pure que celle dont le bœuf se contente.

Tels sont quelques-uns des principes applicables à l’habitation et à l’hygiène de nos animaux domestiques. Nous pourrions encore suivre l’architecture rurale dans une autre série de travaux, étudier par exemple les constructions destinées à servir d’abri aux récoltes ou aux produits de la ferme, celles qui peuvent être consacrées à des industries annexes, ou enfin celles qui ne s’appliquent qu’à des accessoires, comme le sont les clôtures, les barrières et les chemins. Il nous a suffi de montrer une fois de plus combien sont nombreuses les notions scientifiques qui intéressent l’agriculture. Cultiver la terre ne doit plus être un métier grossier et aveugle, un acte de force brutale consistant à bêcher le sol et à faucher les moissons. C’est un art complexe qui puise à toutes les sciences, et qui, en dehors de la grande question sociale de l’alimentation publique, soulève encore assez de problèmes d’architecture, d’hygiène vétérinaire, d’histoire naturelle, de mécanique, pour expliquer l’amour que lui portent beaucoup d’hommes distingués.


L. VILLERME.


LA VIERGE À LA CHAISE DE RAPHAËL.
NOUVELLE GRAVURE par CALAMATTA.[5]


La Vierge à la chaise est une de ces grandes pensées qui viennent d’un seul jet aux grands maîtres, parce qu’elles sont simples et nettes. Une belle femme et deux beaux enfans, voilà ce que Raphaël a voulu faire, sans s’inquiéter à l’avance de la majesté du. sujet et du prestige du symbole. Il savait que la divinité rayonnerait dans l’expression, et il pensait qu’il n’y avait pas lieu d’idéaliser la forme dans le sens ascétique. On n’était plus au temps du mysticisme austère, on nageait en pleine poésie et en pleine civilisation. On cherchait la vérité, on réhabilitait la nature. Il chercha et trouva tout simplement le type de la vierge de Judée dans une de ces belles créatures qu’on voit encore à Albano, à Laricia, à Gensano. Il fut frappé ou il rêva d’un superbe enfant déjà en possession d’une de ces physionomies hardiment accentuées qui promettent une beauté mâle, et il se dit qu’ils seraient parfaitement divins, s’ils étaient parfaitement beaux.

Sont-ils divins en effet? Au point de vue du christianisme primitif, non. Ils sont trop splendides de jeunesse et de force. Au point de vue moderne, ils manquent à la couleur historique religieuse. Ils n’appartiennent pas à la race sémitique. Ils sont Romains pur sang. Ni le costume ni le type de la Vierge ne donnent l’idée de la foi austère des premiers chrétiens. Cette madone italienne n’est pas la Vierge extatique du mythe; ce robuste bambino n’est pas le futur missionnaire du renoncement, le prophète de l’idéal, le crucifié volontaire, pas plus que le terrible maudisseur du Jugement dernier de Michel-Ange n’est la victime expiatoire de l’Évangile. Ce qui caractérise les maîtres de la renaissance, c’est la puissance et la liberté de leur interprétation; c’est leur volonté de réhabiliter le culte de la forme. Sans aucun souci de la tradition, des détails légendaires et des attributs symboliques consacrés par les siècles, ils suppriment les nimbes d’or et ne craignent pas d’attenter à la majesté du sujet en indiquant à peine un léger rayonnement autour des têtes sacrées. Ils sont artistes avant tout, artistes plus libres que ceux d’aujourd’hui vis-à-vis de leur sujet, tantôt plus recherchés, tantôt plus naïfs, selon leur disposition du moment, et variant leur idée au gré de leur inspiration. Rien dans l’œuvre de Michel-Ange ne ressemble moins au Christ du Jugement dernier que celui de la Pietà; rien, dans l’œuvre de Raphaël, ne diffère plus de la Vierge au voile de notre musée que la Vierge à la chaise. La première, agenouillée devant l’enfant endormi, le préserve du soleil avec une grâce un peu maniérée et un air de sollicitude plutôt religieux que maternel. L’autre, complètement femme et mère, le tient assis sur ses genoux, et de ses mains enlacées le serre doucement contre sa poitrine. Marie n’est point là l’inspirée qui adore le futur Sauveur, c’est la mère qui possède son fils sans aucune terreur religieuse, sans aucun pressentiment de l’avenir. La tête expressive de l’autre enfant, le futur précurseur Jean-Baptiste, est d’une naïveté souriante. Le seul reproche à faire à cette composition si simple et si heureuse, c’est l’attitude de prière donnée aux mains jointes du petit saint ; encore est-ce une critique de l’idée, et non de l’arrangement, qui est excellent et nécessaire à l’harmonie parfaite du groupe ; mais cette supplication des mains nuit à la grande sérénité de la scène et divise l’intérêt entre un groupe parfaitement impassible et un enfant qui supplie sans émouvoir les objets de son adoration. En outre, Raphaël a fait une toute petite concession aux mesquineries de l’usage, en passant au bras de cet enfant une petite croix de bois, joujou prophétique d’un effet fort puéril. Je n’aime pas ces fioritures apocryphes dans les sujets proposés à la piété du chrétien ou au respect du penseur philosophique. Elles prêtent à la plaisanterie ou elles égarent l’imagination dans le caprice des légendes. La peau de mouton et la petite croix de Jean-Baptiste enfant sont devenus des attributs classiques, à ce point que certaines bonnes femmes s’imaginent qu’il est venu au monde avec cette peau cousue à l’épaule et cette croix passée au bras. Dans les mauvaises reproductions de la Vierge à la chaise l’exagération puérile de l’expression des têtes donne lieu à une explication du sujet que j’ai entendu donner par une petite fille de bonne foi parlant à son frère. « Vois-tu, lui disait-elle, la maman est triste parce que le petit Baptiste a montré à l’enfant Jésus une croix qu’il ne voulait pas regarder. L’enfant Jésus est en colère et il boude ; le petit Baptiste pleure et demande pardon. »

Cette naïve critique disparaît entièrement devant la peinture originale et devant la reproduction fidèle et sincère due au burin de Calamatta. Ici le traducteur n’a point cherché à exagérer la puissante personnalité de l’enfant Jésus par une expression de fierté sauvage. Raphaël et les grands maîtres de son temps ne connaissaient pas ces recherches de la pensée, et ils arrivaient au but par les simples moyens de la vérité. L’enfant Jésus de Raphaël n’est pas tourmenté de l’esprit prophétique sur le sein chaste et paisible de sa mère. C’est un véritable enfant du peuple dont le regard clair et pur reflète l’innocence céleste du premier âge, et, malgré cette réalité complète, l’idéal divin émane de lui, grâce à ce je ne sais quoi d’insaisissable et d’inexprimable qui est le cachet du génie. L’enfant Baptiste n’est ni pleureur, ni extatique ; il est enfant aussi, il sourit à son bien-aimé avec une naïveté charmante, et sans ses mains jointes il ne détruirait en rien la placidité rêveuse de l’ensemble. Quant à la mère, elle n’a aucune mélancolie, aucun pressentiment, aucune extase. Elle est la candeur personnifiée ; elle ne réclame aucune vénération, elle est bien plus forte que cela, elle l’inspire.

Voilà le grand mérite de cette nouvelle production de Calamatta ; c’est de mettre devant nos yeux et de faire entrer dans notre esprit la véritable pensée de Raphaël, si indignement travestie par la foule des imitateurs de ce chef-d’œuvre.

Passavant, dans son minutieux catalogue de l’œuvre de Raphaël, compte plus de soixante gravures faites d’après le tableau de la Vierge à la Chaise, et il en a omis beaucoup : quant au nombre des lithographies, il est incalculable ; mais, il faut bien le dire, presque toutes ces reproductions sont déplorables, et elles expliquent parfaitement l’indignation de M. Viardot demandant, avec une sainte douleur d’artiste (Musées d’Italie), qu’il soit fait défense absolue de reproduire cette inimitable peinture. Au fond et en théorie, M. Viardot a bien raison : la popularisation imparfaite des chefs-d’œuvre est un outrage à la mémoire des maîtres, et à la vue de ces reproductions de pacotille, tous ces grands génies, s’ils revenaient au monde, briseraient leurs pinceaux avec désespoir, sans compter que la foule des saints personnages représentés par eux prêcheraient de nouveau contre le culte des images.

Mais il faudrait pourtant faire quelques exceptions et laisser certaines copies à l’étude des artistes. Ainsi, et pour ne parler que de la Vierge à la chaise la gravure de Morghen a un grand mérite de facture ; il en est de même de celle de M. Desnoyers ; celle de Garavaglia (1828) se rapproche du caractère de l’original ; une autre gravure de plus grande dimension a eu en 1851 un succès en Allemagne. Néanmoins rien dans tout cela n’a donné le véritable sentiment et le véritable effet du tableau, et quiconque se le rappelle verra avec une satisfaction sérieuse la gravure de Calamatta. Comme caractère en effet, elle est sans pareille. Elle rend avec une conscience sans détour la manière large et même jusqu’aux libertés de pinceau du modèle, libertés qui vont très loin, puisqu’on a remarqué que l’aspect du tableau était celui d’une peinture à fresque, et que le pied de l’enfant et la main de la mère étaient à peine faits. Calamatta n’a point cherché à dissimuler cette liberté, et il a fort bien fait, selon nous : qui donc se permettrait de terminer les marbres inachevés de Michel-Ange ?

Quant au mérite du procédé de gravure employé par Calamatta, je demanderai la permission de l’indiquer d’après l’appréciation d’un connaisseur exquis. « J’ai pour principe, m’écrit-il, que tous les procédés sont bons, s’ils amènent un heureux effet, et je m’inquiète peu de savoir s’ils sont ou non conformes aux règles. D’ailleurs, ce qui me paraît caractériser le talent de Calamatta, c’est l’absence de procédé particulier. Le burin lui obéit comme à un autre le crayon. Il se pénètre tellement d’avance du dessin, du caractère et du sentiment de son modèle, qu’il grave comme s’il dessinait, avec une sûreté, une facilité de main incomparables. Voyez dans sa Vierge, presque partout une simple taille qui suit et épouse la forme, qui s’infléchit, s’engraisse, s’atténue, pour indiquer ou côtoyer le modèle, quelquefois un point à côté pour la soutenir, très peu de hachures croisées et d’entretailles. Voilà ce qui me frappe par-dessus tout : un grand effet obtenu par les moyens les plus simples. Certes on ne pourrait rendre ainsi un Meissonier, un sujet dont le mérite principal serait dans le fini précieux ; mais pour traduire une œuvre aussi largement conçue que celle de la Vierge à la chaise, je crois qu’il fallait une allure aussi franche, un coup de burin aussi gras et aussi sincère que le coup de brosse de l’original. »


GEORGE SAND.


V. DE MARS.

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  1. 2 vol. grand in-8o, chez Mme veuve Bouchard-Huzard.
  2. Voir la Revue du 1er avril et du 1er juillet 1862.
  3. On nomme sauterelles les petits mécanismes que l’on peut faire sauter instantanément, et qui servent à rattacher les barres de séparation aux cordes qui les soutiennent.
  4. Cette excellente disposition s’applique aussi avec avantage aux bergeries : elle repose sur le principe de construction appliqué aux cages sous lesquelles on abrite la nourriture des poussins, afin de la soustraire à la voracité des poules.
  5. Publié par Dusacq et C°, 10, boulevard Poissonnière.