Chronique de la quinzaine - 31 mars 1863

Chronique n° 743
31 mars 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1863.

Deux grandes questions étaient engagées au sein de l’opinion publique : l’une intérieure, l’autre extérieure, — la question des élections prochaines et la question de Pologne. La perspective de la lutte électorale vers laquelle nous marchons commençait à remuer, le public plus sérieusement, nous en faisons l’aveu, que nous ne nous y étions attendus. Le drame polonais excitait toujours la même pitié, la même anxiété, les mêmes tourmens de cœur et d’esprit qu’inspire à ceux qui sont impuissans sur la direction des affaires le spectacle d’une nation que l’on égorge froidement sous leurs yeux. Voici qu’un incident curieux, amené par une cause qu’il eût été difficile de prévoir, nous vient surprendre au milieu de ces deux grandes préoccupations : nous entendons parler de la démission de M. Fould. La retraite du ministre des finances, si elle s’accomplit, est un fait très accidentel dans sa cause : elle aura été déterminée par un communiqué adressé à deux journaux de Paris, et dont l’envoi ne peut s’expliquer que par l’absence de M. le ministre de l’intérieur ; mais c’est un fait très important par les conséquences qu’il peut avoir, et qui présente un intérêt tout particulier à la veille des élections générales. À en juger par le communiqué, on donnerait quelque part dans les régions officielles au sénatus-consulte du 31 décembre 1861 une interprétation que le promoteur principal de ce sénatus-consulte ne pourrait guère accepter, et qui paraîtra inconciliable surtout avec les explications très lucides que M. Fould venait de présenter, il y a peu de jours, au sénat, sur le caractère et la portée de son système. Si la démission de M. Fould était acceptée, le communiqué en question serait une des pièces les plus considérables du procès que le suffrage universel serait appelé à juger dans quelques mois, peut-être dans quelques semaines.

Si l’on nous demandait un programme de conduite pour l’opposition libérale dans les élections prochaines, nous ne répondrions point sans une certaine répugnance et une certaine réserve. Il y a dans les élections générales deux parties : d’un côté les candidats, de l’autre les collèges électoraux, les électeurs. Dans un pays où la vie du gouvernement représentatif est bien établie et fonctionne avec une activité régulière, rien de plus simple, rien de plus naturel que les rapports réciproques des candidats et des électeurs. Ceux qui aspirent à l’honneur de représenter leurs concitoyens ont alors tous les moyens de communiquer librement avec le corps électoral ; ils peuvent solliciter les suffrages, aller au-devant des électeurs. Une lutte à armes égales leur est ouverte. Le candidat propose et l’électeur dispose ; celui qui s’est mis en avant, même en cas d’échec, sort de ces scènes animées de la vie publique où il s’est élancé avec entrain sans avoir à se reprocher d’avoir tenté une démarche inutile ou ridicule. Entre cet état normal du régime représentatif et la situation présente de la France, il y a des différences si apparentes et si connues que nous sommes dispensés de les signaler. Ces différences sont telles qu’à nos yeux elles ne conseillent point aux candidats possibles de l’opposition l’empressement et l’ardeur. Dans la situation où nous sommes, le mandat de député n’offre pas l’attrait puissant qui échauffé les ambitions élevées. C’est aux électeurs de l’opposition de faire aujourd’hui les premiers pas, c’est d’eux que doit venir l’initiative ; c’est à ceux qui auront peu de goût à accepter les candidats des préfets, à ceux qui sentiront leur patriotisme et leur honneur intéressés à envoyer au corps législatif des députés indépendans du pouvoir, de venir chercher dans leur retraite les citoyens qu’ils croiront dignes de leurs suffrages. À cette condition, on pourra honorablement accepter les candidatures indépendantes : on n’aura point brigué avec impatience un honneur apparent, on ne fera que remplir avec dignité son devoir en prêtant son nom au ralliement des divers groupes de l’opinion libérale et en secondant un salutaire réveil de la vie publique.

Nous justifierons mieux notre réserve, si nous mettons en balance les causes qui ont diminué les attraits de la députation et les circonstances qui peuvent décider des hommes dévoués à en accepter la tâche.

Les difficultés qui rebutent certains esprits et certains caractères sont de plusieurs sortes. Il y a d’abord la formalité du serment préalable. Ne parlons point avec légèreté du scrupule de conscience et de fierté qui s’arrête devant le serment. L’appréciation du serment est une affaire personnelle, nous dit-on ; renvoyons-la au domaine de la conscience privée. Soit, mais n’oublions pas que le serment des hommes publics est un acte public et intéresse la morale publique. Un serment constitutionnellement défini et prêté à un souverain responsable n’est point semblable, ajoute-t-on, au serment absolu des légitimités féodales. Nous le voulons bien, et nous admettons qu’à ce titre il soit plus acceptable pour ceux qui n’en ont jamais encore prêté ; mais la position est-elle la même pour les hommes considérables qui s’étaient liés, non pas seulement par la parole jurée, mais par leurs convictions politiques et leur participation au pouvoir, à des gouvernemens antérieurs ? Nous estimons pour notre part la délicatesse qui retient sur ce point quelques-unes des personnes auxquelles nous faisons allusion. Un peu de fierté mélancolique ne messied point à certaines figures qui ont déjà leur page dans l’histoire, et qui seraient obligées de se grimer pour y remplir un nouveau feuillet. La constance des caractères publics, qui paraît raideur aux esprits légers, importe à l’honneur et à l’influence morale des opinions. Il ne viendra à l’esprit d’aucun homme juste et sensé de traiter d’émigrés à l’intérieur ceux qui, par respect pour leur passé, déclineraient la députation, afin de n’avoir point à faire le saut du serment. Il ne faut pas abuser des jeux de mots. Le devoir patriotique ne va point jusqu’à obliger un homme à être député, et on n’émigre point à l’intérieur parce qu’on refuse d’être candidat. Entre le député malgré lui et l’émigré à l’intérieur, il y a, grâce à Dieu, une multitude de rôles, l’agriculture, l’industrie, les affaires, les arts, les lettres, la presse, que l’on peut remplir en restant aussi bon Français que le suffrage universel lui-même, et où l’on peut rendre d’actifs services à son pays.

Il faut reconnaître d’ailleurs que la députation n’a plus sous le présent régime les prérogatives et l’autorité qui pouvaient la rendre autrefois enviable aux hommes qui devaient se croire appelés à exercer sur le pays l’influence de leurs idées et de leurs talens. La députation n’est plus la route par laquelle on arrive au pouvoir. La question de savoir à quels principes, à quels intérêts, à quels hommes le gouvernement doit appartenir, ne se peut plus résoudre dans le corps législatif. Les députés ne possèdent plus le droit d’initiative, qui permettait jadis à un simple citoyen, étranger aux compétitions de l’ambition politique, d’espérer qu’à un jour donné il pourrait faire adopter par le pays une inspiration heureuse de son esprit ou de sa conscience, ou qu’à force de persévérance et de dévouement il pourrait faire réussir quelque grande réforme. Un certain droit de contrôle, une petite influence consultative, voilà tout ce que peut posséder le député dans la constitution actuelle. La fonction est devenue plus terne et moins efficace en même temps qu’elle devenait plus ingrate. Enfin, si le rôle de député est rétréci, combien la tâche du candidat indépendant est plus laborieuse et plus hasardeuse ! Le pouvoir a ses candidats avoués, et il n’hésite point à mettre à leur service toutes les forces de l’administration. Quelle inégalité dans les moyens et dans les chances de la lutte ! Le candidat du gouvernement a pour lui tout ce qu’il y a d’organisé dans ce pays. Et quelle organisation ! La plus concentrée, la plus hiérarchisée, la plus disciplinée, la plus obéissante qui fut jamais ; tout le réseau des fonctionnaires, depuis le préfet jusqu’à l’officier de police et au gendarme ! En face du candidat de l’administration, qu’on ne craint même pas d’appeler le candidat de l’empereur, et qui s’appuie sur les cadres compactes et puissans de l’armée administrative, le candidat indépendant est tout seul. La liberté de la presse et la liberté d’association rétabliraient l’équilibre ; mais le candidat indépendant en est réduit à s’écrier : « Ciel, rends-moi la lumière, et combats contre moi ! » La lumière ne lui est pas rendue : la presse demeure contenue et comprimée, la liberté d’association est absente. Le candidat indépendant ne peut compter que sur la réaction loyale que pourra exciter un jour au sein d’une nation généreuse le spectacle de cette lutte inégale où un simple citoyen, armé de sa seule conviction et de son seul désintéressement, ne craint pas de s’avancer contre une organisation administrative presque irrésistible. Ce jour viendra, nous en sommes sûrs, si quelque incident excite dans le pays une émotion impétueuse, si à l’improviste le suffrage universel, dont la nature est toujours de se porter d’un seul côté, est averti par un pressentiment soudain que l’opposition est destinée au succès ; mais, sans être taxé de se laisser aller aux inspirations énervantes du découragement, on peut prédire que ce jour ne sera pas encore venu quand sera donné le signal des élections prochaines.

Ainsi nous attendons ce signal sans pensées présomptueuses. Nous tenons grand compte des motifs personnels ou généraux qui peuvent écarter de la lutte électorale plusieurs hommes considérables justement respectés par le public éclairé. Nous reconnaissons cependant qu’il est impossible de n’être pas touché des symptômes aussi consolans qu’imprévus de réveil politique que l’approche des élections fait éclater dans le pays. On ne saurait sans manquer à un véritable devoir, accueillir par une attitude dédaigneuse et une systématique inertie ces manifestations salutaires de la conscience libérale de la France partout où elles se produisent spontanément. Il serait peu digne et presque ridicule d’entreprendre une agitation factice et d’avance condamnée à la stérilité ; mais il ne serait pad patriotique de refuser son concours aux honnêtes efforts des électeurs qui, sans se laisser aller plus que nous aux illusions, veulent relever au sein du suffrage universelle drapeau du libéralisme indépendant. Partout où l’aveu d’une candidature peut aider à cette manifestation libérale, il doit être donné avec dévouements. Les chances de succès sont très médiocres. Qu’importe ? On aura fait son devoir en répondant au vœu et à l’effort de ralliement des minorités libérales et indépendantes. Le succès même n’aurait pas une très grande importance, si l’on ne songeait qu’au rôle politique et à l’efficacité de la députation ; mais il aurait une signification sérieuse comme manifestation morale de l’opinion. Si les attributions des députés sont restreintes, la parole du moins est libre au sein du corps législatif, et des débats où les opinions libérales pourraient s’expliquer avec abondance suppléeraient à la liberté de la presse absente et même en accéléreraient le retour. Si le corps législatif ne peut pas grand’chose pour l’action, s’il ne peut exercer une influence directe sur la politique extérieure et prévenir des guerres téméraires et ruineuses, il peut beaucoup pour la critique des fautes commises et des entraînemens dangereux ; il peut beaucoup par conséquent pour l’éducation politique du pays. Grâce au système introduit par le sénatus-consulte du 31 décembre 1861, son autorité et sa responsabilité sont très grandes dans la question des finances ; des députés qui en sauraient tirer parti n’auraient point à jouer un rôle médiocre et inutile. Les intérêts économiques sont la préoccupation dominante du pays : une tendance opposée à l’esprit de notre révolution, au génie de la liberté et de la démocratie, n’étant plus retenue par le frein d’une presse libre, se prononce de jour en jour davantage au sein de ces intérêts ; c’est la tendance a constituer les affaires en gigantesques monopoles, démesurément favorables aux intérêts de quelques particuliers, et aussi contraires au principe de l’égalité qu’au principe de la liberté. Ce n’est plus qu’au sein du corps législatif qu’il est possible d’entreprendre une lutte efficace contre les effrayans envahissemens de l’esprit de monopole dans le domaine de l’industrie et du crédit. Il y a donc dans les fonctions législatives à faire des choses difficiles et laborieuses, mais nécessaires et fécondes. La carrière est dépouillée de la plupart de ses anciennes séductions ; mais elle : conserve, malgré tout, un souverain attrait, puisqu’elle peut seconder la renaissance de la vie libérale dans notre pays.

L’activité qui reparaissait à Paris et dans les départemens parmi les élémens libéraux du corps électoral méritait, à notre avis, d’être encouragée dans les régions où les opinions peuvent encore posséder une force quelconque de centralisation et d’organisation. Nous ne croyons donc point qu’on doive regretter les réunions diverses qui ont eu lieu à Paris dans ces derniers temps, et dont les journaux ont parlé. Il ne nous a point déplu que les hommes distingués que dans des temps reculés nous appelions nos chefs se soient mis à parler entre eux d’élections. Nous sommes même enchantés de revoir encore nos vingt-quatre vieillards si dispos et d’apprendre l’existence de quelques-uns d’entre eux que nous avions crus morts depuis longtemps. Les vieux coursiers se sont sentis ragaillardis en reniflant d’avance l’air et la poussière d’un combat qui leur rappelle leurs anciennes prouesses. O gran bontà dei cavalieri antichi ! Quel exemple pour les jeunes générations auxquelles ces messieurs montrent encore la terre promise, qu’ils n’ont pas su, hélas ! leur conserver ! Sérieusement ces réunions n’ont pas seulement un caractère archaïque ; elles ont une imppr-tance qui a déjà été appréciée dans le corps électoral. Sans doute il convient à ces cénacles d’être modestes et prudens. Ils ne doivent ni ne veulent se constituer en comités généraux d’élections. Leurs principaux membres ne pensent point à s’attribuer une autorité dirigeante. Des généraux qui ont essuyé de si cruelles et si décisives défaites ont peu de goût, on le conçoit sans peine, à demander de nouveaux commandemens. Leur intervention trop active présenterait dépraves inconvéniens. Le rassemblement de leurs noms aurait à l’heure présente l’air d’un anachronisme. Ces noms rappellent malheureusement les divisions du passé, et l’esprit public les prendrait difficilement pour le symbole d’Une union active et féconde. Les hommes éminens qui les portent ont d’ailleurs une tournure d’esprit rétrospective ; une de leurs fautes a été d’introduire dans la politique le tempérament historique ; ils connaissaient si bien le passé, qu’ils avaient une tendance prononcée à vouloir toujours refaire le présent à son image ; puis ils sont arrivés à un âge où l’on a peu le goût et par conséquent le pressentiment de l’avenir, où l’on vit dans le souvenir bien plus que dans l’espérance. Nous le disons donc avec la plus respectueuse déférence pour ces hommes illustres, ils peuvent aider à la renaissance d’un grand parti libéral, mais ils y mettraient obstacle, s’ils songeaient qu’ils en puissent être les véritables initiateurs et les chefs. Dans une société politique vivante, l’action des partis n’est utile qu’à la condition que les partis consentent à se vivifier par des transformations incessantes. Le régime sous lequel nous vivons depuis douze ans n’a point été favorable assurément à l’éducation progressive des partis. Des anciens partis, il n’est plus resté en évidence que les états-majors, qui se sont pour ainsi dire laissé embaumer dans une inaction de douze années, et qui plus d’une fois ont paru ne point avoir l’intelligence de ce qui s’accomplissait autour d’eux dans le monde. Cependant, si l’on songe à l’état d’émiettement où les opinions étaient arrivées avant 1852, il semble que l’on puisse aujourd’hui tirer profit de la longue interruption qu’a subie chez nous la vie politique. Pendant que s’écoulait cette longue période d’inaction sont survenues des générations nouvelles, dégagées envers le passé, qui n’ont point hérité de ses divisions, de ses récriminations, de ses haines, pour lesquelles les questions de personnes, autrefois si irritantes, n’existent plus. C’est là surtout, c’est parmi les hommes nouveaux qu’il faut aller chercher les élémens du grand parti libéral de l’avenir : fidélité à la révolution française, dévouement à la démocratie, au progrès du peuple dans l’instruction et dans le bien-être, application au plus large développement de la liberté, tel est l’idéal du grand parti de la démocratie libérale. Son œuvre la plus pressante est aujourd’hui la conquête de la liberté. Le cadre d’un tel parti est immense ; il peut rallier ses recrues, non pas seulement dans les débris des anciens partis révolutionnaires et libéraux, mais dans tout ce qu’il y a de vivant, de généreux, de patriotique au sein des masses et dans la jeunesse ; il ne faudrait même pas connaître ses contemporains pour ignorer que cette grande cause peut compter sur les adhésions les plus nombreuses parmi les partisans les moins suspects du régime actuel, qui attendent le couronnement de l’édifice, même dans l’élite des fonctionnaires de tout ordre. Il importe de ne point méconnaître la réalité de la situation telle qu’elle se présente au parti de la liberté. Il importe, dans ces débuts, de ne point compromettre nos avantages par ces airs d’intolérance et d’exclusion qui s’attacheraient inévitablement à l’intervention trop active dans les élections de certains noms du passé. Nous reconnaissons avec satisfaction que ce scrupule a été compris dans les réunions électorales dont on a parlé. Au lieu de former des comités dirigeans, ces réunions paraissent devoir se borner au rôle de comités de consultation auprès desquels les électeurs indépendans trouveront les renseignemens et les moyens d’action légale qui pourraient leur être nécessaires dans la lutte. Quant à la fermeté et à la réserve que l’on peut attendre de ces groupes influens, M. Thiers vient d’en donner un louable exemple. Un applaudissement universel l’a remercié de la lettre spirituelle et digne par laquelle il a répondu à cet électeur de Valenciennes qui, intervertissant les rôles et peu soucieux des convenances, voulait faire de M. Thiers un candidat empressé et entendait le soumettre à un interrogatoire public.

Tous les incidens de politique intérieure qui surviennent aux approches d’une élection générale empruntent à ce voisinage une importance particulière. Parmi les incidens de cette nature, il n’en est point, nous le répétons, qui pût être plus inopiné que la démission de M. Fould et l’acte qui a motivé cette démission. Nous espérons encore qu’on ne laissera pas partir M. Fould ; mais cet événement, à quelque point de vue qu’on le considère et quel qu’en soit le dénoûment, n’offre rien dont les amis du gouvernement aient à se féliciter. Le communiqué envoyé au Journal des Débats et à la Patrie est un acte ministériel soumis à l’appréciation de l’opinion publique, et appartient par conséquent à la discussion. Il y a dans ce communiqué une question de procédé d’abord, et ensuite une interprétation singulière du nouveau système financier établi par M. Fould.

Le procédé, nous le confessons, nous a remplis d’étonnement. Nous savions bien que nous ne vivons point sous le régime des ministères responsables et par conséquent des cabinets homogènes, mais nous ne supposions pas que, dans un acte aussi important qu’une communication du gouvernement au public, il pût être parlé par d’autres ministres d’affaires ressortissant à un département ministériel sans que le chef de ce département eût été consulté. Nous ne supposions pas qu’un ministre fût exposé, à peu près comme nous, humbles journalistes, à recevoir indirectement de ses collègues un véritable avertissement. Il est incompréhensible que le ministre des finances n’ait pas été avisé d’une note où le système financier était apprécié au nom même du gouvernement. Il est encore plus incompréhensible que les rédacteurs de cette note et ceux qui l’ont envoyée aux journaux n’aient pas compris ce qu’elle avait de pénible pour le ministre des finances. Il y a là une série d’énigmes que nous ne nous chargeons point de deviner. Nous ignorons comment sont réglés les rapports entre les ministres, mais nous concluons avec le public qu’il y a dans le système de ces rapports une grosse imperfection dont les effets viennent d’éclater aux yeux de tous de la façon la plus étrange.

L’interprétation du système financier donnée par le communiqué n’est pas moins surprenante. Si cette interprétation n’était pas promptement rectifiée, le sens du système financier de M. Fould serait complètement altéré dans l’opinion publique, et on ne voit pas ce que le gouvernement y gagnerait. C’est en vain que le Moniteur a publié la fameuse lettre de l’empereur du 14 novembre 1861 et le célèbre mémoire de M. Fould ; c’est en vain que le sénatus-consulte de 1861 a été commenté par M. Vuitry au conseil d’état, par M. Troplong au sénat ; c’est en vain que M. Fould, assez mal défendu au, corps législatif, prenait lui-même, il y a peu de jours, la parole au sénat pour expliquer avec la plus grande clarté l’influence pratique du nouveau système sur l’exercice 1862. Les auteurs du communiqué ne semblent avoir rien compris à ces explications et à ces commentaires. Il leur suffit de comparer en chiffres bruts les dépenses extraordinaires de 1860, 1861 et 1862, et de proclamer avec une naïveté triomphante qu’elles sont à peu près égales pour chaque année. Ils ne veulent pas savoir la différence profonde qui existe entre les dépensés de 1860 et 1861 et celles de 1862 au point de vue des ressources avec lesquelles ces dépenses ont été couvertes. En 1860 et 1861, les dépenses extraordinaires, qui ont été de 290 millions pour une année, de 352 millions pour l’autre, étaient bien extra-budgétaires, car elles n’étaient pas couvertes par des ressources prévues au budget, par les revenus réguliers. Qu’en résultait-il ? Ces dépenses ont accru en deux ans le déficit de 642 millions et ont pesé d’autant sur la dette flottante. C’est devant cette conséquence effrayante que l’empereur s’est ému et a écouté les conseils de M. Fould. On était dans un système où, grâce à l’entraînement des crédits par décret, on ajoutait chaque année des sommes énormes au déficit. On allait vers une nécessité déplorable pour les finances d’un pays prospère, la nécessité de faire des emprunts en temps de paix pour couvrir des dépenses qui échappaient au contrôle préalable du corps législatif. Les dépenses de 1862, de l’année de transition d’un système à l’autre, ont été lourdes sans doute, plus lourdes qu’on ne pouvait le supposer quand on ignorait encore ce que devait nous coûter la guerre du Mexique ; mais elles ont été couvertes avec des ressources prévues, et que le corps législatif a votées d’avance ; Tandis que l’année 1861 augmentait le déficit de 352 millions, l’année 1862 n’y ajoutait que 35 millions, et encore, sans la guerre du Mexique, au lieu de ce petit déficit, elle eût donné un excédant de recettes de 50 millions, qui eût pu être appliqué au dégrèvement des taxes. Comment s’expliquer que l’écrivain, évidemment peu versé dans les questions de finances, qui a tenu la plume, n’ait pas saisi cette différence profonde, et pour la comprendre ne soit pas allé demander des lumières à M. Fould ?

Quant à nous, jusqu’à présent nous avions regretté que plusieurs de nos amis de l’opposition n’eussent pas consenti à reconnaître le profit politique et financier que l’on peut tirer du nouveau système. Avec le système des crédits par décret, l’abus des dépenses excessives était à peine sensible au pays, bu du moins ne devait se faire sentir à lui que bien tardivement et lorsque le mal serait irréparable. Ces dépenses se faisaient avec l’emprunt, d’abord sous forme de dette flottante, ensuite sous forme de consolidation définitive. Un pays qui ne rembourse jamais sa dette peut aller longtemps dans cette voie. Il dépense le capital, et, ne payant que l’annuité de l’intérêt, il ne sent pas pour le moment le poids de sa dépense. Rien de plus dangereux qu’un tel système qui endort le pays sur les conséquences de ses dépenses excessives, qui lui donne le change sur le caractère de ses prodigalités et les lui présente comme un signe de sa richesse ; rien non plus qui doive inspirer plus d’ombrage aux amis jaloux de la liberté, car dans cet ordre de choses le pouvoir a le maniement de sommes énormes dont le pays ne songe pas à lui demander compte, puisqu’il peut se les procurer sans que le public sente la charge de ses engagemens. Sous l’empire du sénatus-consulte de 1861, les choses sont profondément changées. Les dépenses doivent être sévèrement prévues, et il faut que les ressources prévues soient portées au niveau des dépenses et les dépassent même pour faire face aux besoins extraordinaires. Les ressources par conséquent doivent être demandées à l’impôt et non plus à l’emprunt. Si le gouvernement veut dépenser beaucoup, il faut qu’il impose beaucoup ; s’il plaît au pays de payer de grosses dépenses, il faut qu’il consente à payer de gros impôts. Du moins les chambres et le pays sont immédiatement avertis de l’effet des dépenses excessives, et en supportent le poids sur-le-champ. En présence des demandes du gouvernement, c’est aux chambres et au pays de prendre leur parti. De là deux garanties très efficaces d’économie, d’abord le contrôle des députés comptables envers les électeurs, ensuite la volonté des électeurs, souverains définitifs qui ont à juger de la convenance des taxes qu’ils paient et du mandat qu’ils ont à donner aux députés par lesquels il leur plaît de se faire représenter. Là est le principe même du gouvernement représentatif. Quand, à quel point l’efficacité de cette double garantie s’éprouvera-t-elle ? Nous l’ignorons ; mais nous sommes certains qu’un jour viendra où gouvernement, chambres et pays la sentiront simultanément ou tour à tour. C’est l’opinion de l’empereur, puisque, comme M. Fould le rappelait l’autre jour, il disait à l’ouverture de la session de 1862 que le résultat du nouveau système serait de nous forcer à l’économie.

Voilà pourtant ce dont les auteurs du communiqué n’ont l’air de se douter nullement. S’ils eussent voulu nous consoler des dépenses de 1862, ils eussent pu montrer par des explications analogues à celles qui précèdent l’énorme et heureuse différence qui, au point de vue politique comme au point de vue de la trésorerie, distingue ces dépenses de celles de 1860 et 1861 ; mais ce n’est pas ce qui les inquiète. « Ah ! vous croyez que vous dépensez moins ! ont-ils l’air de dire. Détrompez-vous ; vous avez dépensé en 1862 un peu moins qu’en 1861 et un peu plus qu’en 1860. » Des compensations que présentent à l’avantage de 1862 la prévision et la régularité des ressources, le chiffre si inférieur du découvert final, des espérances enfin que doit nous donner pour l’avenir un système qui nous forcera à l’économie, pas un mot ! La vertu des précautions générales prises dans le système de M. Fould est passée sous silence. Nous dépensons toujours autant, voilà tout, et l’on ne se soucie même pas de savoir si le gros public ne tirera pas d’une déclaration.qui se produit si habilement à la veille des élections cette conclusion naturelle : donc, avec les mêmes députés, nous ne dépenserons jamais moins. Bizarre quiproquo, qui, de surprise en surprise, nous conduit à cette situation plaisante, que c’est nous-mêmes qui sommes obligés de prendre contre un communiqué ministériel la défense du sénatus-consulte du 31 décembre 1861. Nous allons être pris de la maladie de tout le monde et ne plus savoir ce que nous faisons. Le comique de notre rôle nous avertit qu’il est temps de le quitter.

Malgré l’échec qu’a essuyé l’insurrection de Pologne en concentrant sa principale force organisée sous la dictature de Langiewicz, nous persistons à penser que les circonstances n’en restent pas moins favorables à un réveil de la nation polonaise, et que ce sera pour la France une grande faute et un long regret, si nous laissons échapper l’occasion d’obtenir pour ce peuple héroïque les redressemens qui lui sont dus. La cause de la Pologne s’agite en deux régions bien différentes : d’un côté se poursuit le duel à outrance entre la Pologne et la Russie dans les marais et dans les bois de l’ancien royaume et de la Lithuanie, de l’autre, les grandes puissances, qui ne peuvent assister sans pitié et sans une sorte de honte à ce combat inégal, continuent dans le mystère leur travail diplomatique, dont le public n’aperçoit que le mouvement extérieur.

Que résultera-t-il de la lutte armée entre la Pologne et la Russie ? Il paraît certain que la guerre de partisans ne cessera pas de si tôt. Les forces militaires de la Russie seront impuissantes à en venir promptement à bout. Cette triste lutte de la résistance désespérée contre la répression féroce est destinée à durer encore. Quand même ni l’action ni l’opinion de l’Europe ne devraient intervenir dans cette lutte, la Russie, si elle a des hommes d’état à sa tête, devrait avoir pris à l’égard de la Pologne un grand parti. Il est visible que la Russie ne peut pas résoudre par la force la question de la Pologne. Un peuple ne conquiert pas un peuple. Quand la Russie aurait encore une fois à ses pieds la Pologne mutilée et enchaînée, elle ne serait pas plus maîtresse de l’âme de cette nation qu’elle ne l’a été depuis bientôt un siècle. Si la Russie se croit appelée à une grande mission dans le monde, si elle pense avoir à accomplir sur elle-même de grands progrès, ses hommes d’état doivent bien savoir qu’elle ne pourra remplir sa destinée, qu’aucune régénération intérieure ne lui sera possible tant qu’elle demeurera dans l’état violent où elle est vis-à-vis de la Pologne. La Russie donne déjà à l’Europe une assez triste idée de sa force militaire par la difficulté qu’elle éprouve à vaincre une insurrection privée d’armes et de toutes les ressources avec lesquelles on fait la guerre. Son gouvernement donnerait une idée plus triste encore de son incapacité, de sa stérilité d’esprit, il se montrerait dénué de toute inspiration et de toute adresse, s’il ne réussissait pas à trouver une solution pacifique à la question polonaise. Au temps où nous vivons, un gouvernement devrait rougir de ne savoir recourir qu’à la force pour résoudre une difficulté intérieure ; une domination qui ne sait agir que par la violence est essentiellement faible et inévitablement frappée de mort au jugement de tous les esprits éclairés.

La Russie devrait mettre d’autant plus de hâte à prendre à l’égard de la Pologne un grand parti pacifique, qu’elle se soustrairait ainsi à toute perspective d’intervention européenne. De prétendus habiles à Pétersbourg peuvent bien compter sur les lenteurs du travail de la diplomatie, sur les intérêts qui divisent les cabinets, sur les défiances réciproques qui peuvent éloigner les unes des autres les grandes puissances de l’Europe. Ce calcul est très périlleux. Il est des états qui nourrissent envers la Russie des dispositions hostiles : la Suède, tout le monde le sait, n’attend qu’un signal ; l’Autriche est bien connue pour sa circonspection. Cependant l’Autriche a montré envers l’insurrection polonaise des tendances bien contraires à celles du gouvernement prussien ; elle ne livre pas, elle, les réfugiés ; l’insurrection a trouvé dans la Galicie, sans que la cour de Vienne y fît obstacle, une véritable base d’opérations ; si la Russie était plus forte, elle aurait déjà trouvé plus d’une fois dans la conduite de l’Autriche l’occasion d’un casus belli Si certaines garanties lui étaient données par la France, il est vraisemblable que l’Autriche irait plus loin, et, pour reconstituer une Pologne, pour mettre entre la Russie et elle le tampon d’un état dévoué à la civilisation occidentale, ne refuserait point son concours militaire. L’Angleterre, par l’organe de lord Palmerston, limite avec affectation ses sympathies pour la Pologne à l’emploi des moyens pacifiques ; mais si elle était certaine que la France ne dût pas chercher aux dépens de la Prusse une compensation territoriale aux remaniemens que pourrait entraîner le rétablissement de la Pologne, est-on bien sûr que le gouvernement anglais se montrerait si modéré ? Plus on y réfléchit, plus il semble que le point délicat de la question diplomatique soit l’idée répandue à tort ou à raison en Europe d’une alliance intime entre la cour des Tuileries et la cour de Pétersbourg. S’il était vrai que cette alliance intime eût existé, la Russie devrait comprendre combien il serait difficile qu’elle survécût à un nouvel égorgement de la Pologne. Ces alliances intimes peuvent présenter des avantages, mais elles sont exposées aussi à créer des solidarités dangereuses. Nous nous applaudirions, quant à nous, des effets d’une alliance pareille entre Paris et Pétersbourg, si la Russie, en sentant le prix, reconnaissait que, pour la conserver, elle est tenue de faire justice à la Pologne ; mais si cette alliance ne devait pas être utile à la cause polonaise, elle ne résisterait pas, qu’on ne l’oublie point à Pétersbourg, à l’impopularité qu’elle encourrait devant l’opinion de la France.

Les réceptions académiques présentent souvent un intérêt politique qui les amène naturellement dans notre cadre. Tel n’a pas été le caractère de la séance récente où M. Octave Feuillet a prononcé son discours. La carrière purement littéraire du nouvel académicien, la vie de son prédécesseur M. Scribe, ne pouvaient se rattacher d’aucune façon à ces considérations de politique magistrale qu’on nous expose si souvent à l’Académie. Peu de solennités de ce genre ont été cependant plus intéressantes et ont plus charmé l’auditoire. M. Feuillet, l’homme de la fine comédie et du récit élégant, a pris place parmi les quarante avec une aimable modestie. C’est M. Vitet qui lui a répondu. Le discours de M. Vitet, nous le répétons après tout le monde, est un modèle du genre. L’orateur a mêlé dans le portrait de Scribe cette délicatesse, cette sensibilité, cette suavité de goût qui ont fait de lui depuis longtemps le plus exquis de nos critiques.


E. Forcade.
Séparateur


ESSAIS ET NOTICES

Séparateur


LE TESTAMENT POLITIQUE D’AUGUSTE.


L’épigraphie a eu de nos jours une bonne fortune assez inattendue. C’était jusqu’ici une science modeste, accoutumée à se cacher au fond des académies. Les encouragemens de l’état sont allés l’y chercher. En même temps que paraissaient les œuvres de l’illustre Borghesi, qui a fait de l’épigraphie Une science nouvelle, de jeunes savans partaient pour la Grèce et l’Asie-Mineure, chargés de missions archéologiques. Toutes ces récentes expéditions, confiées à des esprits hardis et intelligens, ont été pleines de profits pour la science. C’est à l’une d’elles, plus heureuse encore que les autres[1], que nous devons de posséder enfin le texte définitif du testament politique d’Auguste. On se souvient que cette découverte fit grand bruit en Allemagne et en France il y a près de deux ans. Depuis lors, les jeunes explorateurs de la Galatie se sont empressés de livrer les résultats de leur voyage aux savans de tous les pays qui les réclamaient. Nous voilà donc, grâce à MM. Perrot et Guillaume, en possession d’un texte exact et à peu près complet du monument d’Ancyre, qu’on appelle ordinairement le « testament politique d’Auguste. » S’il y reste encore des lacunes, la science, qui va se mettre à l’œuvre, saura les combler, et l’on peut affirmer qu’elle achèvera d’éclaircir les quelques points qui restent douteux ; mais, je le répète, à l’exception de ces passages, le texte est complet et se lit d’un bout à l’autre sans trop d’interruption. Nous pouvons donc dès aujourd’hui en saisir l’ensemble et nous permettre de le juger.

La qualité qu’on remarque la première quand on lit le testament politique d’Auguste, c’est la grandeur. On voit bien, à un certain ton dominateur, que l’homme qui parle a gouverné pendant plus de cinquante ans le monde entier ; il connaît l’importance des choses qu’il a faites, il sait qu’il a créé un nouvel état social et présidé à l’une des plus grandes transformations de l’humanité. Aussi, quoiqu’il ne fasse guère que résumer des faits et citer des chiffres, tout ce qu’il dit a un grand air, et il sait donner à ces sèches énumérations un tour si majestueux qu’on se sent saisi en les lisant d’une sorte de respect involontaire. Il faut cependant s’en défendre. La majesté peut être un voile commode, qui sert à dissimuler bien des faiblesses ; l’exemple de Louis XIV, si voisin de nous, doit nous apprendre à ne pas nous y fier sans examen. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que la grandeur était une qualité si véritablement romaine que Rome en conserva longtemps les apparences après que la réalité eut disparu. Quand on lit les inscriptions des derniers temps de l’empire, on ne s’aperçoit guère qu’il est en train de périr. Ces pauvres princes, qui possèdent quelques provinces à peine, parlent du même ton que s’ils commandaient encore à l’univers entier, et il entre dans leurs mensonges les plus grossiers un air incroyable de dignité. Si l’on veut donc éviter d’être dupe en étudiant les monumens de l’histoire romaine, il est bon de se tenir en garde contre cette première impression, qui peut être trompeuse, et de regarder les choses de plus près.

Bien que l’inscription que nous étudions porte pour titre : « Tableau des actions d’Auguste, » ce n’est pas véritablement toute sa vie qu’Auguste a voulu raconter. Il y a de grandes lacunes, et qui sont très volontaires ; il ne tenait pas à tout dire, lorsqu’à soixante-seize ans, au milieu de l’admiration et du respect de l’univers, le vieux prince jetait les yeux sur le passé pour en tracer ce résumé rapide, il y avait bien des souvenirs qui devaient le gêner. Il n’est pas douteux, par exemple, qu’il n’éprouvât une grande répugnance à rappeler les premières années de sa vie politique ; cependant il fallait bien qu’il en dit quelque chose, et il était plus prudent encore de chercher à les dénaturer que de les taire. « A l’âge de dix-neuf ans, dit-il, j’ai levé une armée par ma seule initiative et à mes frais ; avec elle, j’ai rendu la liberté à la république, dominée par une faction qui l’opprimait. Le sénat, par des décrets honorables pour moi, m’admit dans ses rangs parmi les consulaires, me conféra le droit de commander les troupes, et me chargea, avec les consuls C. Pansa et A. Hirtius, de veiller au salut de l’état en qualité de propréteur. Les consuls étant tous les deux morts la même année, on me mit à leur place, et on me nomma triumvir pour constituer la république. » Dans ces quelques lignes, qui sont le début du testament, il y a déjà de bien singulières réticences. Ne dirait-on pas en vérité qu’il a obtenu toutes les dignités qu’il énumère en servant la même cause, et qu’il ne s’est rien passé entre les premiers honneurs qu’il a reçus et le triumvirat ? Ces décrets honorables du sénat, qui sont rappelés ici avec quelque impudence, nous les connaissons grâce aux Philippiques. Le sénat y félicite le jeune César « d’avoir défendu la liberté du peuple romain » et d’avoir combattu Antoine. Or c’est après s’être entendu avec Antoine pour asservir le peuple romain, dans la lugubre entrevue de Bologne, qu’Auguste reçut ou plutôt qu’il prit le titre de triumvir. Sur toutes ces choses, le testament garde un prudent silence.

Ce qui suivit cette entrevue était encore bien plus difficile à raconter. C’est ici surtout qu’Auguste voulait qu’on oubliât. « J’ai exilé ceux qui avaient tué mon père, punissant leur crime par des jugemens réguliers. Ensuite, comme ils faisaient la guerre à la république, je les ai vaincus. » On remarquera qu’il n’est pas question des proscriptions. Qu’en pouvait-il dire en effet ? et y avait-il des artifices de langage assez habiles pour en diminuer l’horreur ? À tout prendre, il était plus honnête de n’en pas parler ; mais comme, suivant la belle réflexion de Tacite, il est plus facile de se taire que d’oublier, nous pouvons être assurés qu’Auguste, qui ne dit rien ici des proscriptions, y a plus d’une fois songé pendant sa vie. Quand même il n’en aurait pas éprouvé de remords, il a dû se sentir souvent embarrassé par ce démenti terrible que le passé donnait à sa politique nouvelle, car il avait beau faire, les proscriptions protestaient toujours contre ce rôle officiel qu’il avait pris d’homme clément et vertueux. Ici même il nous semble que cet embarras se trahit. Son silence ne le rassure pas tout à fait. Il sent que, malgré la discrète réserve de son récit, de fâcheux souvenirs ne manqueront pas de s’éveiller dans l’esprit de ceux qui le liront. N’est-ce pas pour les prévenir et les désarmer qu’il s’empresse d’ajouter : « J’ai porté mes armes sur terre et sur mer dans le monde entier, soutenant des guerres contre les citoyens et les étrangers ? Victorieux, j’ai pardonné aux citoyens qui se soumettaient, et quant aux nations étrangères qu’on pouvait épargner sans danger, j’ai mieux aimé les conserver que de les détruire. »

Une fois ce mauvais endroit passé, il lui devenait plus facile de raconter le reste. Cependant il est encore très court au sujet de la première époque de sa vie. Peut-être craignait-il que le souvenir des guerres civiles ne nuisît à cette réconciliation des partis que la lassitude générale avait amenée après Actium. Il est certain qu’il n’y a pas un mot dans tout le testament qui puisse réveiller quelque rancune. Il ne dit presque rien de ses anciens rivaux. C’est à peine si l’on peut relever un mot dédaigneux contre Lépide et un souvenir désagréable pour Antoine, qu’il accuse en passant de s’être approprié le trésor des temples. Voici tout ce qu’il dit de sa guerre contre Sextus Pompée, qui lui coûta tant de peine, et comme il parle de ces vaillans hommes de mer qui l’avaient vaincu : « J’ai délivré la mer des pirates, j’ai repris trente mille esclaves fugitifs qui avaient fait la guerre à la république, et je les ai rendus à leurs maîtres pour les châtier. » Quant à cette grande victoire d’Actium, qui lui avait donné l’empire du monde, il ne la rappelle que pour constater l’empressement de l’Italie et des provinces occidentales à se déclarer pour lui.

Mais, quelque intérêt qu’on puisse trouver à ces souvenirs historiques, ce n’est point par là que le monument d’Ancyre est surtout curieux. Sa véritable importance est dans ce qu’il nous apprend du gouvernement intérieur d’Auguste. Ici encore il y a des réserves à faire. Les politiques ne sont guère dans l’usage d’afficher sur les murailles des temples les principes qui les dirigent, et de livrer aussi généreusement au public les secrets de leur conduite. Il est évident qu’Auguste, qui écrit ici pour tout le monde, n’a pas voulu tout dire, et que si l’on veut savoir l’exacte vérité et connaître à fond l’esprit de ses institutions, il faut s’adresser aux historiens, à Dion Cassius surtout, qui, dans le curieux discours qu’il prête à Mécène, trace réellement le programme que réalisa l’empire. Ce programme nous aide singulièrement à comprendre ce qu’il nous reste à étudier du testament d’Auguste. Il faut toujours l’avoir devant les yeux pour bien saisir l’esprit de ses institutions, la raison de ses libéralités, le sens caché des faits qu’il mentionne, et surtout le caractère de ses rapports avec les diverses classes de citoyens.

C’est de l’armée qu’il parle d’abord. « Environ cinq cent mille Romains, dit-il, ont porté les armes sous moi. J’en ai établi dans des colonies ou renvoyé dans leurs municipes, après avoir acquitté leur solde, à peu près trois cent mille. À tous j’ai assigné des terres ou donné de l’argent. » Il revient plus d’une fois encore, dans le reste de l’inscription, sur les libéralités qu’il a faites à ses vétérans. Elles durent lui coûter fort cher, car nous voyons qu’en une seule fois, lorsqu’il établit le trésor militaire, il y fit porter 170 millions de sesterces (34 millions de francs). Tant de dépenses faites pour contenter l’armée prouvent assez les inquiétudes qu’elle lui causait. Il est certain que ses propres légions lui ont créé autant d’embarras que celles des ennemis. Il avait affaire à des soldats qui se sentaient les maîtres, et que depuis dix ans on enivrait de flatteries et de promesses. La veille de la bataille, ils étaient pleins d’exigences par le besoin qu’on avait d’eux ; le lendemain de la victoire, ils devenaient intraitables par l’orgueil qu’elle leur inspirait. Pour les contenter, il eût fallu exproprier en masse, à leur profit, tous les habitans de l’Italie. Octave y avait consenti d’abord après Philippes ; mais plus tard, quand sa politique changea, quand il comprit qu’il ne pourrait fonder d’établissement solide, s’il s’attirait la haine des Italiens, il prit le parti de payer largement aux propriétaires les terres qu’il donnait à ses vétérans. « J’ai remboursé en argent, dit-il, aux municipes la valeur des champs que j’avais promis à mes soldats dans mon quatrième consulat, et plus tard sous le consulat de M. Crassus et de Cn. Lentulus. J’ai payé pour les champs situés en Italie 600 millions de sesterces (120 millions), et 260 millions de sesterces (52 millions) pour ceux qui étaient situés dans les provinces. De tous ceux qui, jusqu’à moi, ont fondé des colonies dans l’Italie et les provinces, je suis le premier et le seul qui ait agi ainsi. » Il a raison de s’en vanter. Ce n’était guère l’habitude des généraux de ce temps de payer ce qu’ils prenaient, et lui-même avait longtemps donné d’autres exemples. Lorsqu’un peu tard il s’avisa de résister aux exigences de ses vétérans, il eut à soutenir des luttes terribles, dans lesquelles sa vie fut plus d’une fois en danger. De toute façon, la conduite qu’il tint alors avec ses soldats est une des choses qui lui font le plus d’honneur. Il leur devait tout, il n’avait rien de ce qu’il fallait pour les dominer, ni les qualités de César, ni les défauts d’Antoine, et cependant il osa leur tenir tête, et finit par les maîtriser. Il est bien remarquable que, quoiqu’il ait conquis son pouvoir uniquement par la guerre, il ait su, dans le gouvernement qu’il fonda, maintenir la prédominance de l’élément civil. Si l’empire, dans lequel il n’y avait plus d’autre élément de force et de vie que l’armée, n’est pas devenu dès cette époque une monarchie militaire, c’est assurément à sa fermeté qu’on le doit.

Il n’y a rien de plus simple que les rapports d’Auguste avec le peuple. Les renseignemens que fournit le testament à ce sujet sont tout à fait d’accord avec le discours de Mécène ; il le nourrit et l’amusa. Voici d’abord le compte exact des sommes qu’il a dépensées pour le nourrir : « J’ai compté au peuple 300 sesterces (60 fr.) par tête d’après le testament de mon père, et 400 sesterces (80 fr.) en mon nom sur le butin fait à la guerre pendant mon cinquième consulat. Une autre fois, dans mon dixième consulat, j’ai encore donné 400 sesterces de gratification à chaque citoyen, de ma fortune privée. Pendant mon neuvième consulat, j’ai fait douze distributions de blé à mes frais. Quand je fus revêtu pour la douzième fois de la puissance tribunitienne, j’ai encore donné 400 sesterces au peuple par tête. Toutes ces distributions n’ont pas été faites à moins de deux cent cinquante mille personnes. Étant revêtu pour la dix-huitième fois de la puissance tribunitienne, et consul pour la douzième, j’ai donné à trois cent vingt mille habitans de Rome 60 deniers par tête (48 francs). Pendant mon quatrième consulat, j’ai fait prélever sur le butin et distribuer dans les colonies formées de mes soldats 1,000 sesterces (200 francs) pour chacun d’eux. Environ cent vingt mille colons reçurent leur part dans Cette distribution qui suivit mon triomphe. Consul pour la treizième fois, j’ai donné 60 deniers à chacun de ceux qui recevaient alors des distributions de blé. Il s’en trouva un peu plus de deux cent mille. » Après ces largesses vraiment effrayantes, Auguste mentionne les jeux qu’il a donnés au peuple, et, quoique le texte offre ici quelques lacunes, on peut supposer qu’il ne lui en a pas moins coûté pour l’amuser que pour le nourrir. « J’ai donné des spectacles de gladiateurs….. fois[2] en mon nom, et cinq fois au nom de mes enfans ou petits-enfans. Dans ces différentes fêtes, environ dix mille hommes ont combattu. Deux fois en mon nom, et trois fois au nom de mes petits-fils, j’ai fait combattre des athlètes que j’avais fait venir de tous les pays. J’ai célébré des jeux publics quatre fois en mon nom et vingt-trois fois à la place des magistrats qui étaient absens, ou ne pouvaient pas suffire aux frais de ces jeux… J’ai fait voir vingt-six fois en mon nom, ou au nom de mes fils et petits-fils, des chasses de bêtes d’Afrique dans le Cirque, au Forum ou dans les amphithéâtres, et l’on y a tué environ trois mille cinq cents de ces bêtes. J’ai donné au peuple le spectacle » d’un combat naval au-delà du Tibre, dans le lieu où se trouve aujourd’hui le bois des Césars. J’y ai fait creuser un-canal de dix-huit cents pieds de long sur douze cents de large. Là, trente navires armés d’éperons, des trirèmes, des birèmes, et un grand nombre de vaisseaux moins importans combattirent ensemble. Ces vaisseaux contenaient, outre leurs rameurs, trois mille hommes d’équipage. » Voilà, à ce qu’il me semble, un commentaire curieux et officiel du fameux mot de Juvénal : Panem et circenses. On voit bien que ce n’était pas une boutade de poète, mais un véritable principe de politique imaginé par Auguste, et que ses successeurs conservèrent comme une tradition de gouvernement.

Les rapports d’Auguste avec le sénat étaient, on le comprend, plus délicats et plus compliqués. Même après Pharsale et Philippes, c’était encore un grand nom qu’il fallait ménager. Tout abattue qu’elle était, cette vieille aristocratie causait encore quelques frayeurs et semblait mériter quelques égards. On le voit bien à ce soin que prend Auguste, dans son testament, de ne jamais parler du sénat qu’avec respect. Son nom revient à tout propos avec une sorte d’affectation. On dirait vraiment, si l’on se fiait aux apparences, qu’alors le sénat était le maître, et que le prince se contentait d’exécuter ses décrets. C’est bien là ce qu’Auguste voulait faire croire. Il a passé toute sa vie à dissimuler son autorité ou à s’en plaindre. De sa demeure royale du Palatin, il écrivait au sénat les lettres les plus touchantes pour lui demander de le relever enfin du soin des affaires, et jamais il ne parut plus dégoûté du pouvoir qu’au moment où il concentrait tous les pouvoirs entre ses mains. Il n’est pas extraordinaire que cette tactique se retrouve dans son testament ; elle lui avait trop bien réussi avec ses contemporains pour, qu’il ne fût pas tenté de s’en servir avec la postérité. Aussi continue-t-il à jouer pour elle la même comédie de modération et de désintéressement. Il affecte, par exemple, d’insister autant sur les honneurs dont il n’a pas voulu que sur ceux qu’il a acceptés. « Lorsque, dit-il, pendant le consulat de M. Marcellus et de L. Arruntius, le sénat et le peuple me demandèrent de prendre le pouvoir absolu, et qu’ils vinrent me l’offrir à moi-même, je ne l’acceptai pas ; mais je n’ai pas refusé de me charger de la surveillance des vivres, et par les dépenses que j’ai faites, j’ai délivré le peuple de ses frayeurs. Comme en récompense il m’offrait le consulat annuel ou à vie, je l’ai refusé. » Ce n’est pas le seul hommage qu’il rende à sa modération. Il est question plus d’une fois encore des honneurs ou des présens qu’il n’a pas voulu accepter ; mais voici vraiment qui passe les bornes : « Dans mon sixième et mon septième consulat, après avoir étouffé les guerres civiles, quand l’accord de tous les citoyens me livrait le pouvoir suprême, j’ai remis le gouvernement de la république aux mains du sénat et du peuple. En récompense de cette action, j’ai été appelé auguste par un sénatus-consulte, ma porte a été entourée de lauriers et surmontée d’une couronne civique, et l’on a placé dans la curie Julia un bouclier d’or avec une inscription pour honorer ma vertu, ma clémence, ma justice, et cette modération que je montrais en laissant, dans les magistratures dont j’étais revêtu, autant de pouvoir à mes collègues qu’à moi. » Ce curieux passage fait voir combien les inscriptions pourraient tromper, si on leur accordait une confiance aveugle. Ne semble-t-il pas que l’on serait en droit d’en conclure que l’an 726 de Rome, par la générosité d’Auguste, la république a recommencé ? Or c’est précisément l’époque où l’autorité absolue des empereurs, délivrée des craintes du dehors et acceptée paisiblement de tout le monde, achève de se constituer. Dion lui-même, l’officiel Dion, qui est si disposé à croire les empereurs sur parole, ne peut pas accepter ce mensonge d’Auguste ; il ose n’être pas dupe et n’a pas de peine à montrer que ce gouvernement, sous quelque nom qu’il se déguise, était au fond une monarchie ; il aurait pu ajouter que jamais monarchie ne fut plus absolue. Un seul homme s’est fait l’héritier de tous les magistrats de la république, et il réunit en lui tous leurs pouvoirs. Il a supprimé le peuple, qu’il ne consulte plus ; il est le maître du sénat, qu’il choisit et forme à son gré ; à la fois consul et pontife, il règle les actions et les croyances ; revêtu de la puissance tribunitienne, il est inviolable et sacré, c’est-à-dire que le moindre mot qui échappe contre lui devient un sacrilège ; censeur sous le titre de préfet des mœurs, il peut contrôler la conduite des particuliers, et s’introduire, quand il veut, dans les affaires les plus intimes de la vie[3]. Tout lui est donc soumis, la vie privée aussi bien que la vie publique, et depuis le sénat jusqu’aux foyers les plus humbles et les plus cachés, son autorité a le droit de pénétrer partout. Ajoutez que les limites de son empire sont celles du monde civilisé ; la barbarie commence où finit la servitude, et il n’y a pas même contre ce despotisme la triste ressource de l’exil. C’est pourtant l’homme qui possède cette puissance effrayante, à qui rien n’échappe dans son immense empire et à l’empire duquel il n’est pas possible d’échapper, c’est lui qui vient nous dire, avec une assurance effrontée, qu’il n’a pas voulu accepter le pouvoir absolu !

Il faut reconnaître que ce pouvoir absolu, qui se dissimulait avec tant de précaution, cherchait aussi par tous les moyens à se faire pardonner. Toutes les compensations qu’on peut offrir à un peuple pour lui faire oublier sa liberté, Auguste les a libéralement données aux Romains. Je ne parle pas seulement de cette prospérité matérielle qui fit que, sous son règne, le nombre des citoyens s’accrut de près d’un million[4], ni même du repos et de la sécurité qui, au sortir des guerres civiles, étaient le besoin le plus impérieux de tout le monde, mais aussi de cet éclat incomparable que ses embellissemens de toute sorte donnèrent à Rome. On était sûr de plaire au peuple par ce moyen. César, qui le savait, avait dépensé en une fois 100 millions de sesterces (20 millions) rien que pour acheter le terrain où devait être son forum. Auguste fit mieux encore. Le testament contient la liste des monumens qu’il a fait construire, et cette liste est si longue, qu’il n’est pas possible de la citer tout entière. On y compte quinze temples, plusieurs portiques, un théâtre, un palais pour le sénat, un forum, etc. Rome entière fut renouvelée par lui. On peut dire qu’aucun monument ne lui échappa, et qu’il fit restaurer tous ceux qu’il n’avait pas fait reconstruire. Il acheva le théâtre de Pompée et le forum de César, il rebâtit le Capitole. En une seule année, il fit réparer quatre-vingt-deux temples qui tombaient en ruine. Tant de millions n’étaient pas dépensés vainement, et toutes ces profusions, chez un prince aussi rangé, cachaient une profonde pensée politique : cette Rome de marbre devait distraire le peuple des souvenirs importuns du passé, et lui faire oublier la Rome de brique.

Ce n’était pas du reste la seule compensation qu’Auguste offrît aux Romains : il leur en donnait de plus nobles, par lesquelles il cherchait à légitimer son pouvoir. S’il demandait au peuple le sacrifice de sa liberté, il prenait soin de combler de toute sorte de satisfactions son orgueil national. Personne n’a mieux que lui fait respecter Rome au dehors ; personne ne lui a donné tant de sujets d’être fière de cet ascendant qu’elle exerçait autour d’elle. La dernière partie de son testament est pleine du récit complaisant de ces hommages que les pays les plus reculés du monde ont rendus à Rome sous son règne. De peur qu’on n’arrêtât les yeux avec quelques regrets sur ce qui se passait au dedans, il s’empressait de les diriger vers cette gloire extérieure. À tous les citoyens qu’attristait l’aspect de ce forum désert et de ce sénat obéissant, il montrait les armées romaines pénétrant chez les Pannoniens et chez les Arabes, les flottes romaines naviguant sur le Rhin et le Danube, les rois des Bretons, des Suèves, des Marcomans réfugiés à Rome et réclamant l’appui des légions, les Mèdes et les Parthes, ces terribles ennemis de Rome, lui demandant un roi, les nations les plus lointaines, les moins connues, les mieux protégées par leur éloignement et leur obscurité, troublées par ce grand nom qui pour la première fois arrive jusqu’à elles et sollicitant l’alliance romaine. « Il m’est venu de l’Inde, leur disait-il, des ambassadeurs de rois qui n’en avaient encore envoyé à aucun général romain. Les Bastarnes, les Scythes, les Sarmates, qui habitent en-deçà du Tanaïs, et au-delà de ce fleuve, les rois des Albaniens, des Hiberniens et des Mèdes, m’ont envoyé dès députés pour demander notre amitié. » Il était bien difficile que le cœur des plus mécontens résistât à tant de grandeur ; mais ce qui fut surtout un coup de maître, ce fut d’étendre jusque dans le passé ce souci qu’il montrait de la gloire de Rome. « Il honorait presque autant que des dieux, dit Suétone, tous ceux qui, dans tous les temps, avaient travaillé pour elle. » Et pour montrer que personne n’était exclu de ce culte, il fit relever la statue de Pompée, au pied de laquelle César était tombé, et la plaça dans un lieu public. Cette conduite généreuse était aussi une tactique habile. En adoptant les gloires du passé, il désarmait par avance les partis qui pouvaient être tentés de s’en servir contre lui, et en même temps il donnait une sorte de consécration à son pouvoir en le rattachant à ces vieux souvenirs.

Ces compensations qu’Auguste offrait aux Romains en échange de leur-liberté semblent leur avoir suffi. Tout le monde s’habitua vite au gouvernement nouveau, et l’on peut dire qu’Auguste régna sans opposition. Les complots qui plus d’une fois menacèrent sa vie étaient le crime de quelques mécontens isolés, de jeunes étourdis qu’il avait disgraciés, ou d’ambitieux vulgaires qui voulaient sa place ; ce n’était pas l’œuvre des partis. Et même peut-on dire qu’il y eût encore des partis en ce moment ? Ceux de Sextus Pompée et d’Antoine n’avaient pas survécu à la mort de leurs chefs, et depuis Philippes il n’y avait guère plus de républicains. À partir de cette époque, c’est un axiome adopté de tous les esprits sages « que le vaste corps de l’empire ne peut plus se tenir debout ni en équilibre sans quelqu’un qui le dirige. » Seuls, quelques obstinés, qui ne se sont pas convertis encore, écrivent dans les écoles des déclamations violentes sous le nom de Brutus et de Cicéron, ou se permettent de parler librement dans ces réunions polies, qui étaient les salons de cette époque : in conviviis rodunt, in circuits vellicant ; mais ce sont là des exceptions sans importance, et qui disparaissent au milieu d’un concert universel d’admiration et de respect. Auguste a pris soin de rappeler dans son testament tous les hommages que lui ont rendus, pendant plus de cinquante ans, le sénat, les chevaliers et le peuple. Ce qui explique cette longue énumération, c’est moins un accès de vanité puérile que le désir de constater cet accord de tous les ordres de l’état qui semblait légitimer son autorité. Cette pensée se révèle surtout dans ces dernières lignes du testament où il rappelle une des circonstances de sa vie qui lui était le plus précieuse, parce que le consentement de tous les citoyens y avait paru avec le plus d’éclat : « Pendant que j’étais consul pour la treizième fois, dit-il, le sénat, l’ordre des chevaliers et tout le peuple m’ont donné le nom de père de la patrie, et ont voulu que ce fait fût inscrit dans le vestibule de ma maison, dans la curie et dans mon forum, au-dessous des quadriges qui y avaient été placés en mon honneur par un sénatus-consulte. — Quand j’écrivais ces choses, j’étais dans ma soixante-seizième année. » Ce n’est pas sans motif qu’il a réservé ce détail pour la fin. Ce titre de père de la patrie, dont il fut salué au nom de tous les citoyens par l’ancien ami de Brutus, Messala, semblait être la consécration légale d’un pouvoir acquis par l’illégalité et une sorte d’amnistie que Rome accordait au passé. On comprend qu’Auguste mourant se soit arrêté avec complaisance sur ce souvenir, qui semblait l’absoudre, et qu’il ait tenu à terminer par là cette revue de sa vie politique.

Tel est, rapidement analysé, le monument curieux qu’on appelle le testament d’Auguste. Cherchons, en finissant, quelle impression il laisse sur celui qui l’a écrit.

La vie politique d’Auguste est enfermée tout entière entre deux documens officiels qui, par un rare bonheur, nous sont tous les deux parvenus : je veux dire le préambule de l’édit de proscription qu’Octave a signé, et, selon toute apparence, rédigé lui-même, et que nous a conservé Appien, — puis le testament retrouvé sur les murailles du temple d’Ancyre. L’un nous fait voir ce qu’Octave était à vingt ans, au sortir des mains des rhéteurs et des philosophes, dans le premier feu de son ambition, et avec les instincts véritables de sa nature ; l’autre nous montre ce qu’il était devenu après cinquante-six ans d’un pouvoir sans contrôle et sans limites. Il suffit de les rapprocher pour connaître le chemin qu’il avait fait, et les changemens qu’avaient amenés en lui la connaissance des hommes et la pratique des affaires.

Le pouvoir l’avait rendu meilleur ; ce n’est pas l’ordinaire, et l’histoire romaine ne nous montre guère plus après lui que des princes que le pouvoir a dépravés. Depuis la bataille de Philippes jusqu’à celle d’Actium, ou plutôt jusqu’au moment où il sembla demander solennellement pardon au monde en abolissant tous les actes du triumvirat, on sent qu’il travaille à devenir meilleur, et l’on suit presque ses progrès. Je ne crois pas qu’il y ait un autre exemple d’un effort aussi violent fait contre soi-même, et d’un succès aussi complet à vaincre sa nature. Il était naturellement lâche et se cacha sous sa tente la première fois qu’on fut aux prises avec l’ennemi. Je ne sais comment il fit, mais il parvint à se donner du cœur ; il s’aguerrit en combattant Sextus Pompée, et devint téméraire dans l’expédition contre les Dalmates, où il fut blessé deux fois. Il était cynique et débauché, et les orgies de sa jeunesse, racontées par Suétone, ne le cèdent point à celles d’Antoine ; cependant il se corrigea au moment même où il fut le maître absolu, c’est-à-dire quand ses passions auraient rencontré le moins d’obstacles. Il était né cruel, et froidement cruel, ce qui ne laissait guère d’espoir qu’il dût changer, et pourtant, après avoir commencé par assassiner ses bienfaiteurs, il finit par épargner même ses assassins, et celui à qui son meilleur ami, Mécène, avait un jour donné le nom de bourreau, le philosophe Sénèque put l’appeler un prince clément et débonnaire. De toute façon, l’homme qui a signé l’édit de proscription ne semble plus le même que celui qui a écrit le testament, et il faut admirer qu’après avoir commencé comme il avait fait, il ait pu se changer à ce point et mettre une vertu ou l’apparence d’une vertu à la place de tous ces vices qui lui étaient naturels. Cependant, quelque justice qu’on soit forcé de lui rendre, il nous serait difficile de l’aimer. Peut-être avons-nous tort après tout, car la raison nous dit que nous devrions savoir plus de gré aux gens des qualités qu’ils se donnent en triomphant ainsi d’eux-mêmes que de celles qu’ils ont reçues du ciel sans prendre aucune peine ; mais je ne sais comment il se fait que ces dernières sont les seules qui nous plaisent. Il manque aux autres un certain charme, que la nature seule donne et qui gagne les cœurs. L’effort y paraît trop, et derrière l’effort l’intérêt personnel, car on soupçonne toujours que l’on n’a pris tant de peine que parce qu’on y trouvait son profit. Cette sorte de bonté acquise, où la raison a plus de part que la nature, n’est sympathique à personne, parce qu’elle paraît être le produit d’une volonté qui calcule. C’est ce qui fait que toutes les vertus d’Auguste nous laissent froids et ne nous semblent tout au plus qu’un chef-d’œuvre d’habileté. Il leur manque, pour nous toucher, un peu de naturel et d’abandon. Ce sont là des qualités que n’a jamais connues ce personnage roide et composé, quoiqu’au dire de Suétone il affectât volontiers la simplicité et la bonhomie dans ses relations familières ; mais n’est pas bonhomme qui veut, et ses lettres intimes, dont il nous reste quelques fragmens, montrent que sa plaisanterie manquait d’aisance, et qu’il n’était simple qu’avec effort. Ne savons-nous pas d’ailleurs, par Suétone lui-même, qu’il écrivait ce qu’il voulait dire à ses amis pour ne rien laisser au hasard, et qu’il lui est même arrivé de rédiger par avance ses conversations avec Livie ?

Ce qui achève de nous gâter Auguste, c’est le voisinage de César. Le contraste est complet entre eux. César, sans parler de ce qu’il y avait de plus grand et de plus brillant dans sa nature, nous attire tout d’abord par sa franchise. Son ambition peut nous déplaire, mais il avait le mérite au moins de ne pas la dissimuler. Je ne sais pourquoi M. Mommsen s’évertue, dans son Histoire romaine, à vouloir prouver que César ne tenait pas au diadème, et qu’Antoine, quand il le lui offrit, ne gavait pas consulté. J’aime mieux m’en tenir à l’opinion commune, et je ne crois pas qu’elle lui fasse du tort. Il voulait être roi, et en porter le titre comme en avoir l’autorité. Jamais il n’a eu l’air, comme Auguste, de se faire prier pour accepter des honneurs qu’il souhaitait avec passion. Ce n’est pas lui qui aurait voulu nous faire croire qu’il ne gardait l’autorité suprême qu’avec répugnance, et qui aurait osé nous dire, au moment même où il attirait à lui tous les pouvoirs, qu’il avait rendu le gouvernement de la république au peuple et au sénat. Nous savons au contraire qu’il disait franchement après Pharsale que la république était un nom vide de sens, et que Sylla n’était qu’un sot d’avoir abdiqué la dictature. En toutes choses, jusque dans les questions de littérature et de grammaire, il était hardiment novateur, et n’affichait pas un respect hypocrite pour le passé au moment où il en détruisait les restes. Cette franchise est plus de notre goût que ces dehors menteurs de vénération qu’Auguste prodiguait au sénat après l’avoir réduit à l’impuissance, et quelque admiration que témoigne pour lui Suétone quand il le montre saluant humblement chaque sénateur par son nom avant les séances, je ne sais si je ne préfère pas encore à cette comédie l’impertinence de César, qui avait fini par ne plus se lever quand le sénat venait le voir. Tous les deux ont paru dégoûtés du pouvoir ; mais il n’est venu à l’esprit de personne de croire qu’Auguste disait la vérité quand il demandait avec tant d’instance qu’on le rendît à la vie privée. Les dégoûts de César étaient plus profonds et plus sincères. Ce pouvoir souverain, qu’il avait poursuivi pendant plus de vingt ans, avec une constance infatigable, à travers tant de périls, au moyen d’intrigues ténébreuses dont le souvenir devait le faire rougir, ne répondit pas à son attente, et parut médiocre à ce cœur qui l’avait tant souhaité. Il se savait détesté des gens à l’estime desquels il tenait le plus ; il était contraint de se servir d’hommes qu’il méprisait et dont les excès déshonoraient sa victoire ; plus il s’élevait, plus la nature humaine lui apparaissait sous un aspect fâcheux, plus il voyait s’agiter et se croiser à ses pieds de basses convoitises et de lâches trahisons. Il en vint, par dégoût, à ne plus tenir à la vie ; elle ne lui sembla plus mériter la peine d’être conservée et défendue. C’est à l’homme qui disait déjà, à l’époque du pro Marcello : « J’ai assez vécu pour la nature ou pour la gloire, » qui plus tard, lorsqu’on le pressait de prendre des précautions contre ses assassins, répondait d’un ton découragé : « J’aime mieux mourir une fois que de trembler toujours, » c’est bien à lui qu’il conviendrait de dire avec Corneille :

J’ai souhaité l’empire et j’y suis parvenu ;
Mais en le souhaitant je ne l’ai pas connu.
Dans sa possession j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tout propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.

Ces beaux vers me plaisent moins, je l’avoue, placés dans la bouche d’Auguste. Ce politique avisé, si froid, si maître de lui, ne me semble pas avoir véritablement connu cette noble tristesse qui, dans le héros, nous révèle l’homme, ce découragement d’un cœur mécontent de lui malgré ses succès, et dégoûté du pouvoir par le pouvoir même. Quelque admiration que j’éprouve pour cette belle scène où Auguste propose d’abdiquer l’empire, je ne puis m’empêcher d’en vouloir un peu à Corneille d’avoir pris au sérieux et de nous dépeindre gravement cette comédie solennelle dont personne à Rome n’était dupe, et lorsqu’en lisant toute la tragédie je veux rendre mon plaisir complet, je suis toujours tenté de remplacer le personnage d’Auguste par celui de César.

Tous ces ménagemens hypocrites d’Auguste n’étaient pas seulement des défauts de caractère, ce furent aussi des fautes politiques, et qui laissèrent les traces les plus fâcheuses dans le gouvernement qu’il avait créé. Ce qui rendit insupportable la tyrannie des premiers césars, c’est précisément ce vague que les mensonges intéressés d’Auguste avaient répandu sur la nature et les limites véritables de leur pouvoir. Quand un gouvernement affirme hardiment son principe, on sait comment se conduire avec lui ; mais quelle route suivre, quel langage tenir, lorsque les apparences de la liberté se mêlent au despotisme le plus réel, lorsqu’une autorité illimitée se cache sous des fictions républicaines ? Au milieu de ces obscurités, tout devient péril et naufrage. On se perd par l’indépendance, on peut se perdre aussi par la servilité, car si celui qui refuse quelque chose à l’empereur est un ennemi déclaré, qui regrette la république, celui qui accorde tout avec empressement ne peut-il pas être un ennemi déguisé qui veut faire savoir que la république n’existe plus ? La lecture de Tacite nous montre les hommes d’état de cette terrible époque marchant au hasard parmi ces ténèbres volontairement entassées, se heurtant à chaque pas à des périls imprévus, exposés à déplaire s’ils se taisent ou s’ils parlent, s’ils flattent ou s’ils résistent, se demandant sans cesse avec effroi de quelle manière ils pourront contenter cette autorité ambiguë, mal définie, et dont les limites échappent. On peut dire que ce manque de sincérité des institutions d’Auguste a fait le supplice de plusieurs générations. Tout le mal est venu de ce qu’Auguste songeait plus au présent qu’à l’avenir ; c’était un habile homme, plein de ressources pour sortir d’embarras dans les situations difficiles ; ce n’était pas un grand politique comme César, car sa vue ne s’étendait guère au-delà des difficultés du moment. Placé en présence d’un peuple qui supportait malaisément la royauté et qui ne pouvait pas supporter autre chose, il inventa cette sorte de royauté déguisée, et laissa vivre à côté d’elle toutes les formes de l’ancien régime, sans s’occuper de les accommoder ensemble. Puis il fit de ce provisoire un système définitif, et crut qu’il avait créé un gouvernement nouveau, quand il n’avait imaginé qu’un expédient. Il faut reconnaître néanmoins que si Auguste se montra un assez médiocre politique, il fut un excellent administrateur. En coordonnant ensemble tout ce que la république avait créé de pratiques sages, de règlemens utiles, en remettant en vigueur les traditions perdues, en créant lui-même des institutions nouvelles pour l’administration de Rome, le service des légions, le maniement des finances, le gouvernement des provinces, il a organisé l’empire, et l’a ainsi rendu capable de résister aux ennemis du dehors et aux causes de dissolution intérieure. Si, malgré un régime politique détestable, l’abaissement général des caractères, les vices des gouvernans et des gouvernés, l’empire a eu encore de beaux jours et a duré trois siècles, il le doit à la puissante organisation qu’il avait reçue d’Auguste. Voilà la partie vitale de son œuvre ; elle est assez importante pour justifier le témoignage qu’il se rend à lui-même dans cette phrase si fière de son testament, qui est précisément une de celles, que la découverte du texte d’Ancyre permet de restituer : « J’ai fait des lois, nouvelles. J’ai remis en honneur les exemples de nos aïeux qui disparaissaient de nos mœurs, et j’ai laissé moi-même des exemples dignes d’être suivis par nos descendans. »


Gaston Boissier.


Séparateur



REVUE MUSICALE.


Séparateur


Décidément l’année, qui est si féconde en grands événemens politiques, passera sans que les théâtres, lyriques de Paris et de l’Europe aient pu donner le jour à un ouvrage nouveau de quelque valeur. C’est le vieux qui règne, c’est toujours la Muette de Portici qui fait vivre honorablement l’Opéra, et non pas la Mule de Pedro, intermède en deux actes, dont la première représentation a eu lieu le il mars. Cette mule célèbre, dont M. Dumanoir nous raconte les vertus, est la propriété de Pedro, riche fermier d’un village de la Vieille-Castille. Il est jeune, il est riche, il est garçon, et il voudrait compléter son bonheur en épousant Gilda, fille du batelier Hernandez ; mais la charmante Gilda a son cœur engagé. Elle aime un ami d’enfance, Tebaldo, qui est parti pour l’armée, et elle l’attend pour l’épouser. Gilda refuse donc les offres de Pedro, qui paraît fort étonné de la résistance que lui oppose une jeune fille sans fortune. Piqué au jeu, comme on dit, surtout à cause des railleries de ses amis, qui rient de sa mésaventure, Pedro forme le projet de l’enlever et de la conduire de force dans sa demeure. Cette action un peu brusque qui s’accomplit nuitamment, au bruit des grelots de la mule vaillante, n’amène pas le résultat qu’en espérait Pedro ; Le ravisseur est joué, bafoué par Gilda, qui est d’un esprit moins simple qu’il ne le pensait. Après quelques incidens de mise en scène, qui sont assez ingénieusement amenés, Pedro prend tout à coup une détermination des plus généreuses. Non-seulement il renonce à la main de Gilda, qu’il tient prisonnière dans sa maison, mais il pousse l’abnégation jusqu’à donner à Tebaldo les moyens de racheter un homme et d’épouser celle qu’il aime. Ainsi finit cette simple histoire, qui ne serait pas plus ennuyeuse qu’une autre, si l’auteur du livret l’avait racontée dans un style moins lyrique et plus approprié au caractère dès personnages, qui ne sont après tout que des paysans.

La musique de la Mule de Pedro est de M. Victor Massé, l’auteur ingénieux et délicat de la Chanteuse voilée, de Galathée, des Noces de Jeannette et de la Reine Topaze, opéra en trois actes, qui fut représenté au Théâtre-Lyrique dans le mois de janvier 1857. La Reine Topaze, qui a eu un grand nombre de représentations, grâce au beau talent de Mme Carvalho, pour qui l’auteur avait écrit le rôle principal, est l’œuvre la plus considérable de M. Massé, celle où il a fait le plus d’efforts pour agrandir son style et ses idées, qui sont en général de courte haleine et plus gracieuses que saillantes. L’ouverture de la Mule de Pedro est une agréable petite symphonie composée de deux motifs qui se trouvent dans la partition, et que l’auteur a rattachés l’un à l’autre avec beaucoup dégoût. Le second motif surtout est développé avec élégance, et le tout forme une jolie introduction qui a bien la couleur de l’ouvrage. Après le chœur des fermiers, on remarque au premier acte la chanson où Pedro énumère les vertus de sa mule :

C’est elle qui chaque semaine
Me mène aux marchés d’alentour.

La mélodie, le rhythme et la couleur de cette chanson, qui circule dans tout l’ouvrage, ne sont pas d’une entière nouveauté. Je passe sous silence le trio qui vient après entre Pedro, Hernandez et Gilda, pour signaler seulement la conclusion à demi-voix de la romance de Gilda :

La réponse est formelle,
C’est un congé, c’est un refus.

L’air dans lequel le jeune Tebaldo, qui est revenu de l’armée, exprime les sentimens qu’il éprouve à la vue du village où il a aimé Gilda :

Hameau natal, terre chérie,


est une jolie phrase de romance dans le vieux genre. Le second mouvement de cette romance, l’allegro,

Vous qui causez mon trouble et mon ivresse,


relève un peu la monotonie de l’andante, que M. Warot, du reste, chante avec goût. Je ne puis louer ni le duo entre Tebaldo et Pedro, cette longue scène remplie de dialogues et de récits inconsistans qui ne sont pas encadrés dans une forme saillante d’accompagnement qui serve de guide et d’aliment à l’oreille, ni le finale très bruyant où s’accomplit l’acte de l’enlèvement de Gilda. C’est dans le second acte, selon moi, qu’on trouve ce qu’il y a de plus remarquable et de mieux réussi dans la nouvelle partition de M. Massé. Sans trop nous arrêter sur la scène où le jeune Grillo, garçon de ferme de Pedro, divague pendant la nuit en attendant son maître, je ne signalerai dans sa chanson que la petite phrase du refrain :

Moi, je ne veux, quand je sommeille,


qui est délicatement accompagnée. Quant à la cavatine dans laquelle Pedro cherche à rassurer le cœur de Gilda, qu’il vient d’enlever et qu’il tient dans sa demeure, — dans ce logis, heureux domaine, — c’est encore une de ces mélodies de vieille race française, dont l’accent sentimental, trop souvent employé par M. Massé, finit par produire l’ennui malgré le talent de M. Faure, qui chante ce morceau avec la solennité d’un professeur. Le duo qui suit entre Gilda et Pedro, scène piquante où Gilda, pour se tirer du piège qu’on lui a tendu, feint d’accepter joyeusement le sort que lui propose son ravisseur, est assez bien dans la phrase du début ; mais la conclusion à deux voix en est vulgaire et d’un style toujours trop ambitieux pour le caractère des personnages. Il se termine d’ailleurs par un point d’orgue insupportable, par une cadence banale que M. Massé a mise à tous les morceaux de sa partition ; ce lieu commun intolérable consiste en cette fastidieuse formule, que tous les chanteurs répètent à tour de rôle : — sol en bas, ré, ut, ou bien sol, mi, ré, ut ; autrement, sol, si, ut, et tout cela lancé à pleine voix pour exciter les transports de la triste phalange qui domine au parterre ! Le boléro que chante Gilda après le souper où elle cherche à enjôler son ravisseur Pedro :

Je suis la gitana,
La fille vagabonde,


est une mélodie assez franche, d’un rhythme bien accusé. J’ai surtout remarqué dans ce boléro, chanté par Mme Gueymard avec une emphase que le public admire beaucoup, une charmante modulation du mode majeur au mode mineur, qui est d’un effet délicieux. Il y a beaucoup de ces délicatesses d’harmonie dans la nouvelle partition de Itt. Massé. Il n’y a pas grand’chose à dire des couplets de Tebaldo, ni du duo qui résulte de la rencontre de Tebaldo et de Gilda ; mais le trio qui vient après entre les trois principaux personnages, Gilda, Tebaldo et Pedro, est la meilleure page de la partition. La situation est d’ailleurs intéressante, et le compositeur en a tiré un très bon parti. La scène commence par une très jolie phrase que chante Pedro :

Par son assurance
Elle a cru me tromper,


et dont l’accompagnement est d’une harmonie très recherchée ; l’ensemble des trois voix :

Carillon plein de charme,
Sonnez, cloche d’alarme !


est d’un bel effet, et tout le morceau mériterait les plus grands éloges, si les parties vives et bien venues étaient rattachées les unes aux autres par des récits moins décharnés. Ce défaut d’ampleur, ces langueurs de style qui se font sentir dans les morceaux un peu développés, ces tirades de paroles explicatives, ces dialogues interminables qui ne sont pas enchâssés dans une phrase saillante et lumineuse de l’orchestre, ce sont là les infirmités de la plupart des opéras du jour. Il y a donc dans la Mule de Pedroa trois ou quatre morceaux assez bien venus, une jolie ouverture, un beau trio très dramatique, une mélodie franche et colorée, la Gitana, de jolis détails, des harmonies délicates et un peu trop fouillées pour un ouvrage dramatique, des modulations furtives qui titillent l’oreille au lieu de l’éclairer, une grande monotonie dans les chants et dans les mélodies, qui semblent être un écho trop fidèle de la vieille romance française et contiennent beaucoup de formules surannées dont M. Massé a empêtré son style. L’exécution, qui n’a pas été mauvaise, a eu cependant le défaut qu’on peut reprocher à l’ouvrage, l’exagération, qui se trouve même dans le style de M. Dumanoir. Mme Gueymard a chanté les différens morceaux du rôle de Gilda en véritable princesse, et M. Faure dans le rôle de Pedro est aussi un chanteur habile, mais un peu trop important, ce me semble. Le rôle de Tebaldo a servi aux débuts de M. Warot, petit ténor qui vient de l’Opéra-Comique. M. Warot a du talent, du goût et du sentiment, et le nouveau public devant lequel il paraissait lui a fait un accueil favorable.

Puisque nous parlons de ténor, ce merle blanc devenu si rare aujourd’hui en Europe, il faut que le monde sache que l’Opéra vient d’en découvrir un, et qu’il l’a trouvé non pas au Conservatoire de Paris, d’où il ne sort jamais une voix saine, mais dans les rangs du peuple et dans une société d’orphéonistes. En effet, M. Villaret, qui a débuté dans Guillaume Tell le 21 mars, vient de la ville d’Avignon, où il exerçait la profession de brasseur. M. Poultier était tonnelier, et M. Gueymard, si je ne me trompe, garçon de ferme ou d’écurie. M. Villaret faisait partie d’une société chorale de la ville ; sa voix, ses dispositions pour la musique et pour le chant furent remarquées par le directeur de cette société, M. Brun, qui s’intéressa à ce pauvre ouvrier, et lui donna les premiers et bons conseils. On assure que M. Nogent Saint-Laurens, se trouvant à Avignon, eut l’occasion d’entendre M. Villaret dans je ne sais trop quelle fête publique, et qu’il fut si frappé de la beauté de sa voix qu’il en par la à M. le directeur de l’Opéra. M. Villaret fut mandé à Paris, et, après examen de sa voix, il fut engagé au grand théâtre pour trois ans. Après six mois d’études sous la direction d’un maître de chant attaché à l’Opéra, M. Vauthrot, on jugea que M. Villaret pouvait se risquer à paraître devant le public de Paris dans le rôle important d’Arnold. Tels sont les antécédens de M. Villaret, qui est un homme de trente et quelques années. Il est grand, d’une taille bien prise et d’une figure mâle. Sa voix a l’étendue et le timbre d’un beau et vrai ténor, c’est-à-dire qu’il possède huit notes, du la du médium à l’octave supérieure, d’une sonorité égale et charmante. M. Villaret peut au besoin monter jusqu’à l’ut et descendre jusqu’au assez aisément. Il chante avec modération, avec goût, et sans jamais forcer son organe de manière à en altérer le timbre, défaut énorme dont sont affectés aujourd’hui tous ces forcenés qu’on qualifie de chanteurs dramatiques. Il a dit avec sentiment la phrase délicieuse du duo avec Guillaume, — O Mathilde, idole démon âme ! — et n’a pas été moins heureux dans le duo avec Mathilde ; enfin, dans l’incomparable trio du second acte et dans l’air fameux du quatrième, — Asile héréditaire, — M. Villaret a soutenu la bonne impression qu’il avait produite dès son entrée en scène. Le public et la presse en général ont accueilli le nouveau ténor avec un chaleureux empressement. C’est en effet une bonne fortune que l’apparition de M. Villaret sur la scène de l’Opéra, où il pourra rendre de grands services en ramenant au répertoire de beaux chefs-d’œuvre délaissés. M. Villaret, qui paraît être une nature droite et simple, qui a une organisation saine et peut-être un peu froide, se préservera mieux qu’un autre de la folie endémique des chanteurs de ce temps, qui tous confondent l’art de chanter et de charmer l’oreille avec le plaisir de hurler et de soulever les clameurs de cette plèbe qui domine dans les bas-fonds de tous les théâtres lyriques, Je ne puis m’accoutumer à voir ce groupe de mercenaires, cette ignoble institution de la claque) puisqu’il faut la nommer par son nom, interrompre brusquement une belle phrase -une scène touchante par des applaudissemens frénétiques qui empêchent l’émotion sincère de se former dans le cœur du spectateur, et qui lui communiquent une sorte de fièvre nerveuse dont il ne peut se défendre. Il résulte de ce manège, de ce fracas d’applaudisseurs salariés, que le public reste passif, et qu’il n’exerce que bien rarement le droit qu’il a d’avoir une opinion sur l’œuvre et sur l’artiste qu’il écoute. Tout est organisé dans les théâtres et ailleurs pour le triomphe du mensonge, et la vérité est aussi mal venue que ceux qui l’aiment et qui la défendent à leurs risques et périls. Le monde des arts est aussi rempli de courtisans de la fausse, gloire que le monde politique.

Le Théâtre-Italien, qui a éprouvé tant de vicissitudes cette année, ne tardera pas à clore la saison de ses harmonieux concerts. M. Tamberlick, qui nous est arrivé de Saint-Pétersbourg au commencement du mois de mars, s’est produit immédiatement dans le Poliuto de Donizetti, qui est l’un de ses meilleurs rôles. Ce faible ouvrage d’un maître charmant qui n’avait pas ce qu’il fallait pour chanter la foi ardente et sublime d’un chrétien des premiers siècles, cette partition, très inégale de style, renferme pourtant deux ou trois morceaux remarquables qui suffisent à faire croire au public qui fréquente le Théâtre-Italien que Poliulo est un chef-d’œuvre de musique religieuse. M. Tamberlick a chanté l’air du premier acte et sa partie dans le beau sextuor du finale avec l’ampleur de style et l’émotion profonde qui distinguent ce noble artiste. Il a été non moins heureux dans le duo du second acte, où Mme Penco l’a parfaitement secondé. On ne sait pourquoi M. Tamberlick s’est aventuré dans un opéra de M. Verdi, un Ballo in maschera, où il s’est trouvé un peu dépaysé. Quoi qu’il en soit de la voix défaillante de M. Tamberlick, qui ne possède plus que quelques notes strir dentés, c’est un artiste de la grande école dont l’accent et l’admirable diction me rappellent Garcia, d’illustre mémoire.

Pendant quelques jours, on s’est demandé avec une curiosité bien naturelle quel sort futur on réservait au Théâtre-Italien. Les candidats qui aspiraient a diriger ce beau domaine étaient aussi nombreux que les sables de la mer. Il y avait, dit-on, parmi ces compétiteurs des hommes de toutes les nations et de toutes les conditions, des Espagnols encore, des Anglais, des Allemands, des Juifs, des banquiers, des vaudevillistes beaucoup, pas un Italien. Il serait trop simple de mettre à la tête d’un théâtre où l’on chante la musique de Cimarosa et de Rossini dans la langue de Boccace et de l’Arioste un homme né à Rome, à Venise ou à Naples ! Est-ce pour se débarrasser de tant d’importuns que l’administration supérieure s’est décidée à supprimer la subvention de 100,000 francs que l’état accorde au Théâtre-Italien depuis longtemps ? Cette mesure est bien grave et pourrait ne pas peu contribuer à précipiter la décadence d’un théâtre qui est un ornement de. la vie parisienne et une école de bon goût dont la France ne peut se passer. Je sais qu’il existe dans le monde officiel et dans la presse un groupe d’esprits faux et aventureux qui parlent de la musique italienne et des chefs-d’œuvre qu’elle a produits avec un dédain superbe, et qui pensent que l’art de toucher le cœur par la voix humaine et les belles formes mélodiques est un art fini qui doit faire place aux grandes combinaisons dramatiques où la passion, les mœurs et la logique des caractères seront désormais les seuls principes du compositeur. Ce sont ces esprits-là qui trouvent que Mozart et Rossini ne sont pas des musiciens dramatiques et que Don Giovanni et Guillaume Tell sont d’admirables hors-d’œuvre qui disparaîtront de. la scène lorsque les grandes conceptions lyriques des hommes nouveaux pourront se produire. C’est pourquoi ils demandent que le théâtre où l’on chanté Cimarosa, Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi et Mozart, devienne, comme celui de Londres, un grand spectacle cosmopolite où les virtuoses de toutes les nations pourront chanter Robert le Diable, les Huguenots, Guillaume Tell, le Freyschütz, Fidelio, la Vestale, les Iphigénies dans la douce langue de Métastase, parce qu’elle est plus euphonique que les autres. Ne croyez pas-que je plaisante, c’est un vœu qu’a émis tout récemment M. Berlioz, et tout indique que l’écrivain a bien deviné le sort qui nous attend.

Puisque le nom de M. Berlioz s’est présenté à mon esprit, je saisis cette occasion de dire un mot d’un petit événement qui s’est passé à la sixième séance de la Société des concerts le 22 mars. Le programme de ce beau concert contenait la symphonie avec chœurs de Beethoven, c’est-à-dire le plus grand monument musical qui existe au monde. Beethoven a fait des choses plus belles que cette dernière et neuvième symphonie ; mais aucune de ses conceptions n’ouvre un plus vaste horizon que ce poème immense, qui est composé de quatre parties dont l’exécution dure plus d’une heure et un quart. Il faudrait un volume pour analyser ce monstre, dont chaque épisode renferme des beautés infinies et une fantaisie qu’on ne peut comparer qu’à celle de Shakspeare. L’exécution de la symphonie a été parfaite, et les chœurs mêmes ont marché avec ensemble. Le quatuor final, qui est si difficile d’intonation, a été convenablement interprété par Mme Vandenheuvel-Duprez, Viardot, MM. Warot et Bussine. Après l’hymne d’Haydn exécuté par tous les instrumens à cordes, qui remplissait le second numéro du programme, MMmes Viardot et Vandenheuvel-Duprez sont venues chanter un nocturne tiré d’un opéra en deux actes, Béatrice et Benedict, dont les paroles et la musique sont de M. Berlioz. Il a composé cet intermède, pour le théâtre de Bade, où il a été représenté deux fois dans le mois d’août de l’année dernière. Le duo chanté par deux femmes, Héro et Ursule, est une mélodie douce et sereine, ou plutôt une rêverie un peu vague, une sorte de lai d’amour qui rappelle les vieux madrigaux de l’école italienne, mais rajeuni par un accompagnement ingénieux et coloré. Les deux voix, qui marchent presque toujours à la tierce, se heurtent parfois à une dissonance de seconde qui suspend avec grâce le doux murmure de la rêverie poétique, puis elles s’éteignent sur la tonique du ton comme un soupir qui se perd dans l’espace. C’est joli, c’est poétique, c’est délicatement écrit, et si le chant, par, lui-même, manque un peu de relief et d’originalité, la couleur et le sentiment en sont exquis. Admirablement chanté par les deux virtuoses que nous avons nommées plus haut, ce duo charmant a produit beaucoup d’effet sur le public du Conservatoire, qui a voulu le réentendre. Je n’aurais qu’une petite tache à signaler dans cette douce rêverie : c’est le gruppetto de la flûte faisant appoggiature sur la note du ton vers les dernières mesures. Je ne trouve pas que ce trait de réalisme soit d’un bon effet, et je n’étais pas le seul à blâmer ce petit artifice. Chose singulière, les amis et les admirateurs antiques et solennels de M. Berlioz paraissaient étonnés qu’il eût pu écrire un morceau d’un sentiment aussi délicat, tandis que moi, nourri dans la discussion et la polémique, je trouvais tout naturel qu’un homme distingué, à qui j’ai toujours refusé les facultés suprêmes du réformateur, eût rencontré l’heureuse inspiration que nous venions d’applaudir, ce qui prouve une fois de plus qu’un contradicteur intelligent vaut mieux pour un artiste que des sonneurs de cloche.


P. SCUDO.


V. DE MARS.

  1. Exploration archéologique de la Galatie, de la Bithynie, d’une partie de la Mysie, de la Phrygie, de la Cappadoce et du Pont, exécutée en 1861, etc., par M. G. Perrot, ancien membre de l’École française d’Athènes, M. E. Guillaume, architecte, pensionnaire de l’Académie de France à Rome, et M. J. Delbet, docteur en médecine. Paris 1863, Didot.
  2. Le chiffre n’a pu être lu ni dans le grec ni dans le latin ; il devait être assez considérable. Sénèque, pour montrer à quel point on peut devenir indifférent à la mort, raconte que sous Tibère un gladiateur, se plaignant de la rareté de ces grands massacres et faisant allusion à l’époque d’Auguste, disait : « C’était le bon temps ! — Quam bella oelas periit ! »
  3. Nous ne faisons que résumer ici un très curieux chapitre de Dion Cassius, Hist. Rom., LIII, 17.
  4. L’inscription d’Ancyre donne, au sujet de cette augmentation, les renseignemens les plus précis. En 726, Auguste fit le cens une première fois, après quarante et un ans d’interruption ; on compta dans ce recensement 4,063,000 citoyens. Vingt ans après, en 746, on en compta 4,233,000. Enfin en 767, l’année même de la mort d’Auguste, il y en avait 4,937,000. Si l’on ajoute au chiffre que donne Auguste celui des femmes et des enfans, qui n’étaient pas compris dans le cens romain, on verra que, dans les vingt dernières années de son règne, l’augmentation avait atteint une moyenne de 16 pour 100 à peu près. C’est justement le chiffre auquel s’élève l’accroissement de la population en France après la révolution, de 1800 à 1825, c’est-à-dire que des circonstances politiques assez semblables avaient amené les mêmes résultats. On pourrait croire à la vérité, que cette augmentation de la population sous Auguste tient à l’introduction des étrangers dans la cité ; mais on sait par Suétone qu’Auguste, contrairement à l’exemple et aux principes de César, se montra très avare du titre de citoyen romain.