Chronique de la quinzaine - 14 mai 1900
14 mai 1900
Nous ne pouvons malheureusement donner encore qu’une impression incomplète des élections municipales. La journée du 6 mai n’a pas été définitive. Il faut se contenter, quant à présent, de résultats approximatifs, ce qui ne veut pas dire que quelques-uns d’entre eux ne soient pas déjà très significatifs. Le scrutin du 6 mai nous a apporté un certain nombre d’enseignemens, qui pourront être un peu modifiés sur des points accessoires par les élections complémentaires ; mais, dans l’ensemble, il n’y aura sans doute pas de changemens bien profonds à des résultats qu’on peut, dès maintenant, considérer comme acquis.
Rien n’effacera, par exemple, l’impression qui s’est produite à Paris, lorsqu’on y a appris que les nationalistes l’emportaient dans neuf circonscriptions. Il y a eu là, pour beaucoup, une véritable surprise. Il suffisait, pourtant, d’écouter ce qui se disait et de regarder ce qui se préparait pour s’attendre à l’événement. Dans un nombre relativement considérable de circonscriptions, le nationalisme était entré en campagne avec une ardeur batailleuse qui était déjà un présage de victoire, car on ne se bat ainsi que lorsqu’on a une sérieuse espérance. Mais un autre symptôme encore révélait l’importance électorale que le nationalisme avait prise à Paris en quelques mois : c’est que presque tous les candidats qui n’étaient pas radicaux avancés ou socialistes recherchaient avec lui un lien plus ou moins direct, demandaient ou acceptaient son patronage, et se teintaient de ses couleurs. Faut-il revenir sur ce que nous avons déjà dit du nationalisme ? Il se compose d’élémens très divers, qui auraient besoin d’être distingués les uns des autres. Il comprend la matière de plusieurs partis, non pas en fusion, mais en confusion. Cela dit, il faut lâcher de comprendre le mouvement ascensionnel de cette coalition quelque peu mêlée. Quel est le sentiment commun à toutes ses parties, qui sert de lien entre elles ? C’est le mécontentement de ce qui se passe. Le nationalisme est de venu le syndicat des mécontens, comme on l’a dit autrefois du boulangisme, et ce rapprochement n’est pas pour lui une recommandation. Mais, à dix ou onze ans d’intervalle, les choses ne se ressemblent jamais complètement. L’évolution que suivra le nationalisme est encore, pour nous, une chose incertaine. Le phénomène politique qu’il présente a des côtés nouveaux. Il y a déjà cette différence entre le présent et le passé qu’autrefois la condamnation du général Boulanger, précédée de sa fuite, n’a pas été seulement le signal de la décadence du boulangisme, mais son effondrement. Aujourd’hui, au contraire, le succès du nationalisme à Paris se produit quelques semaines après le procès de la Haute Cour et l’exil des principaux chefs du parti. Déjà un des accusés, acquitté à la vérité, a été élu conseiller municipal, et il y en a d’autres en ballottage. Il semble que ce qui a tué le boulangisme ait donné un plus grand essor au nationalisme, tant il est vrai que l’histoire ne se répète jamais complètement, et qu’il n’y a rien de plus dangereux en politique que de conclure de ce qui a été à ce qui sera. Quelques hommes ont disparu ; on en a vu plus clairement que le mouvement de l’opinion ne tenait pas à eux. L’origine de ce mouvement est dans la réaction contre le ministère actuel. A la manière de ces corps qui, plongés dans un milieu chimique, produisent immédiatement la combinaison de tous les élémens qui leur sont contraires, le ministère a déterminé l’agglomération qui porte le nom de nationalisme, et qui ne se dissoudra que sous l’action de forces différentes. Le germe d’hier a subitement acquis des développemens imprévus. Il reste, à la vérité, au ministère un prétexte à tirer des circonstances actuelles pour justifier sa propre prolongation. Quelques-uns de ses amis » commençaient à lui donner timidement le conseil de s’en aller. N’avait-il pas achevé sa tâche ? La République n’était-elle pas sauvée ? — Vous voyez bien que non, dira-t-il sans doute : le danger est plus grand, et par conséquent ma présence plus indispensable que jamais ! — Et c’est ainsi que nous continuerons, forts du scrutin du 6 mai, de démontrer que le ministère est l’auteur du mouvement qu’il prétend arrêter ; et le ministère continuera de soutenir que, ce mouvement s’étant accéléré, il y a pour lui une obligation plus impérieuse de rester aux affaires.
Nous devons d’ailleurs reconnaître que le mouvement nationaliste s’est jusqu’ici presque exclusivement localisé à Paris. S’il s’était étendu a toute la province, la démonstration que nous tâchons de faire aurait pris un tel caractère d’évidence que le ministère lui-même n’aurait pas trouvé d’argumens, ni même de sophismes, à lui opposer. Mais, — abstraction faite des communes rurales où il nous est encore impossible de savoir ce qui s’est passé, — la plupart des villes ont échappé au nationalisme. Il est vrai que, dans le plus grand nombre d’entre elles, le nationalisme n’avait pas formellement livré bataille ; et, tout compte fait, on ne peut guère citer qu’Angoulême où il ait éprouvé un échec incontestable. Angoulême est la patrie politique de M. Paul Déroulède : en son absence, ses partisans y ont été battus. Partout ailleurs, le nationalisme ne s’est présenté qu’a l’état de formation un peu vague et rudimentaire, et il n’avait nulle part la même consistance électorale qu’à Paris. On a parlé de Bordeaux, et les amis du ministère se sont bruyamment réjouis de la dénonciation du fameux pacte qui existait depuis quelques années dans cette ville entre les partis extrêmes, c’est-à-dire entre les radicaux et socialistes d’une part et les royalistes de l’autre. Nous nous en réjouissons nous aussi ; mais notre satisfaction serait plus vive, si, au pacte d’hier, n’en avait pas succédé un autre qui ne vaut pas beaucoup mieux. Que le ministère l’approuve, soit ; il est conforme à sa propre image, les radicaux et les socialistes ayant fait alliance avec les républicains qui s’intitulent libéraux et modérés. Cette coalition d’un nouveau genre l’a emporté, comme l’ancienne l’avait emporté, il y a quelques années, et par des procédés analogues. Personne n’a le droit d’être bien fier d’un pareil résultat. Quoi qu’il en soit, le nationalisme n’était pas en cause à Bordeaux, et on ne peut conclure de ce qui s’y est passé, ni pour, ni contre lui. A Lyon, il n’y a pas eu de changement notable. A Marseille, tout est resté en suspens, et il faut attendre le ballottage pour émettre un jugement ; mais les radicaux socialistes y sont très menacés. Dans la région du Nord, les socialistes sont restés maîtres des positions qu’ils occupaient. On avait espéré en reconquérir sur eux quelques-unes, et cela serait sans doute arrivé, si nous avions eu un autre gouvernement ; mais, avec celui-ci, que pouvait-on faire ? Les électeurs du Nord n’ont sans doute pas oublié le temps où MM. Waldeck-Rousseau et Millerand se succédaient auprès d’eux pour se combattre avec véhémence. Il suffit de les voir aujourd’hui dans un même ministère pour que le désarroi s’empare des esprits. La dernière leçon qu’a donnée M. Waldeck-Rousseau, leçon de scepticisme et d’indifférence, a effacé toutes les autres.
Et c’est là une des causes qui, sur tant de points du territoire, ont assuré la-victoire du socialisme. Mais il y en a d’autres. Combien de fois n’avons-nous pas répété que la politique du ministère ne pouvait être favorable qu’au socialisme et au nationalisme ! Ces prévisions se sont réalisées. Quant aux partis intermédiaires, il serait exagéré de dire qu’ils ont disparu dans la lutte ; mais leur action y a été moins apparente et surtout moins efficace qu’autrefois. Le terrain qui a été gagné l’a été sur eux. Et ce ne sont pas seulement les libéraux et les modérés qui ont été atteints ; les radicaux l’ont été également sur plus d’un point. Ici, on ne les trouve plus assez avancés ; là, on trouve qu’ils le sont trop. C’est une leçon pour les uns et pour les autres : mais sauront-ils en profiter ?
En dehors de ces considérations générales, nous attendons, pour conclure, de connaître les ballottages. Et encore faut-il répéter que des élections municipales, disséminées dans trente-six mille circonscriptions, ne donnent jamais une image très nette de l’opinion du pays. Quant aux résultats des villes, ils sont souvent contradictoires et laissent dès lors une impression indécise. Toutefois les socialistes triomphent : ils en ont le droit, car ils n’ont nulle part perdu de terrain, et ils en ont gagné sur quelques points. Les nationalistes triomphent aussi : ils en ont le droit et même encore davantage, car tout le terrain qu’ils occupent, ils l’ont conquis depuis quinze jours. Ils ont d’ailleurs l’équité, ou, si l’on veut, la modestie de reconnaître que, s’ils doivent en partie leur succès à leurs propres efforts, ils le doivent surtout à la politique qu’ils combattaient. Le cabinet actuel a fait merveilleusement leurs affaires. Il leur a désigné quelques candidats par des persécutions maladroites. Il a menacé les libertés publiques. Il a inquiété les intérêts. Il a laissé et il continue de laisser dire à ses amis que la triste affaire qui nous a fait un si grand mal n’est pas terminée, et qu’on la reprendra bientôt. Il n’en fallait pas tant pour assurer, à Paris surtout, ville d’avant-garde, le succès de tout un lot de nationalistes. C’est là, dans les élections du 6 mai, l’œuvre propre du ministère : elle est très claire. L’œuvre du pays, dans les départemens, l’est moins. Mais, ici et là, on voit poindre ou se développer un double danger, danger socialiste, et, comme contre-partie, danger césarien. Assurément, nous ne disons pas que ce dernier soit nécessairement compris dans le nationalisme ; mais on peut l’en faire sortir. Et ce n’est pas au gouvernement actuel que nous demanderons de nous en garantir.
Les fêtes données à Berlin à l’occasion de la majorité du Kronprinz ont eu tout l’éclat que pouvait désirer Guillaume II. C’est la première fuis, depuis que la couronne Impériale est sur le front des Hohenzollern, qu’une pareille solennité est célébrée : aussi s’est-on appliqué à la rehausser par tout ce qui pouvait en augmenter la pompe et le prestige. On sait que l’empereur Guillaume, sans parler de ses autres habiletés, est un metteur en scène de premier ordre. Il a été le grand organisateur de ces fêtes ; il en a été l’orateur ; il n’a rien négligé de ce qui devait, lorsqu’elles seraient terminées, en perpétuer longtemps le souvenir dans la mémoire et dans l’imagination de ses peuples. Nous ne croyons pas qu’il y ait dans le monde un autre prince qui, avant de monter sur le trône, ait été l’objet de démonstrations aussi flatteuses que le jeune Kronprinz. L’Allemagne a pris à ces réjouissances la part qui lui appartenait, et il y a eu à Berlin un déploiement d’enthousiasme approprié aux circonstances : cependant, il semble bien que les fêtes ont conservé un caractère officiel, que le protocole y a régné en maître, et que tout enfin s’est principalement passé entre princes, rois et empereurs. Il en était venu de tous les points de l’Europe. On n’avait pas vu depuis longtemps une assemblée aussi brillante. Mais, dans le nombre de tant d’augustes ou d’illustres amis qui avaient répondu à l’appel de l’empereur allemand, un d’eux attirait surtout l’attention générale, et nous n’avons pas besoin de dire que c’était François-Joseph. Sa présence suffisait à donner un caractère presque touchant à ces fêtes qui, sans elle, auraient été, malgré tout, un peu banales.
François-Joseph est aujourd’hui le doyen, et de beaucoup, des souverains de l’Europe continentale. C’est seulement en Angleterre que le trône est occupé depuis de plus longues années encore par une souveraine plus âgée que lui, non moins aimée de ses peuples, non moins respectée de l’univers entier. La reine Victoria est l’arrière-grand’mère du Kronprinz ; mais on ne pouvait pas espérer qu’elle se rendrait à la célébration de sa majorité. Le voyage qu’elle vient de faire en Irlande est une épreuve suffisante pour ses forces. Le prince de Galles, non plus, n’est pas allé à Berlin : la famille royale d’Angleterre était représentée par le duc d’York. Quant à la famille royale d’Italie, on sait qu’elle l’était par le prince de Naples. Nous avons déjà parlé de l’impression pénible qu’on a éprouvée à Rome et dans toute la péninsule de ce que le roi Humbert n’eût pas été invité. Cette émotion a persisté en partie, si on en juge par les journaux qui ont rendu compte avec convenance des fêtes de Berlin, mais sans y mettre cet accent cordial avec lequel on avait l’habitude en Italie de parler des choses et des hommes d’Allemagne. Les détails des fêtes ont été soigneusement reproduits, mais on les a entourés de commentaires un peu secs. Évidemment, la mauvaise humeur première n’est pas encore tout à fait dissipée. Nous nous demandons pourtant s’il est bien vrai, et même s’il est possible que le roi Humbert ait été l’objet d’un oubli volontaire : un oubli involontaire serait, d’ailleurs, plus invraisemblable encore. Bien que nous n’ayons aucun renseignement à ce sujet, nous hésitons à croire que le roi d’Italie n’ait pas été pressenti sur l’accueil qu’il ferait à une invitation personnelle et directe, et, si l’invitation n’a pas été faite, c’est sans doute parce qu’il n’aura pas témoigné grand empressement à la recevoir. Il y a de la gêne, en effet, entre le roi d’Italie et l’empereur d’Autriche. Alliés, tant qu’on voudra, et surtout tant que le voudra l’Allemagne ; mais amis bien sincères, cela n’est pas aussi sûr. Nous n’en voulons pour preuve que les alarmes qui se sont manifestées en Italie, ces derniers jours encore, à propos de prétendus projets de l’Autriche sur l’Albanie. Peut-être serait-il plus juste de parler des indomptables espérances que conserve l’Italie de conquérir plus tard les parties de son territoire que l’Autriche continue de détenir. L’Italia irredenta reste la pensée de derrière la tête de tout Italien patriote, et ils le sont tous. Enfin, comment oublier que, passant un jour par-dessus toutes ces considérations qui auraient pu lui conseiller plus de réserve, le roi Humbert, accompagné de la reine Marguerite, est allé à Vienne faire visite à l’empereur François-Joseph, et que cette visite ne lui a jamais été rendue ? Combien d’années y a-t-il de cela ? Dix-neuf bientôt : c’était, si nous ne nous trompons, à l’automne de 1881 que cette démarche a été faite. Depuis lors, François-Joseph, — et cela évidemment pour des motifs graves, — n’a pas observé à l’égard de son allié cette règle élémentaire de la politesse qui est la même pour les rois que pour les particuliers, et qui consiste à rendre toujours les visites qu’on a reçues. Est-ce donc que François-Joseph n’aurait pas oublié les désastres militaires et politiques de la première partie de son règne, la Lombardie perdue, puis Venise, enfin son expulsion totale de l’Italie, à l’exception de Trente et de Trieste ? Non ; il a oublié tout cela, et nous allons voir, par les discours qui ont été tenus à Berlin, qu’il a dû oublier d’autres choses encore ; mais il est souverain d’un pays où la grande majorité est catholique ; il l’est lui-même avec ardeur ; à mesure qu’il avance en âge et qu’il voit sa fin plus prochaine, il s’affermit toujours davantage dans les sentimens qui lui tiennent le plus au cœur ; et ce n’est un secret pour personne que, s’il n’a jamais consenti à mettre le pied à Rome, c’est parce qu’il a craint de paraître adhérer par là à la dépossession du Saint-Père. Voilà pourquoi il s’est abstenu, et s’abstiendra jusqu’au bout. Il y a donc une question pendante entre François-Joseph et Humbert, question d’autant plus délicate que leurs personnes y sont engagées, et on se demande s’ils n’auraient pas éprouvé quelque embarras à se rencontrer, même chez un tiers également ami de l’un et de l’autre, ou qui se donne pour tel. Ne serait-ce pas en partie pour ce motif que le roi Humbert n’est pas allé à Berlin ? S’il y était allé et s’il avait témoigné à l’empereur François-Joseph la déférence qu’il devait à son âge, qui sait si ses sujets italiens n’en auraient pas éprouvé une irritation aussi vive que celle qu’ils ont ressentie du fait qu’il n’avait pas été invité ? Peut-être ne pouvait-il ni repousser, ni accepter cette invitation ; et peut-être est-ce pour cela qu’on ne la lui a pas adressée.
Il n’y a rien de moins conforme à la nature, aux sentimens naturels, aux intérêts naturels, que l’alliance de l’Italie et de l’Autriche. Rien n’est plus artificiel, ou, si l’on préfère, n’est plus complètement un effet de l’art politique. Cela est si vrai que les Italiens eux-mêmes expliquent quelquefois leur entrée dans la Triple Alliance comme une mesure de précaution qu’ils ont dû prendre contre les mauvais desseins de l’Autriche. Ils se sont faits alliés de peur de devenir ennemis. Crainte bien chimérique, d’ailleurs ! nous ne cesserons pas de le dire. L’Italie n’est menacée par personne, pas plus par l’Autriche que par la France. Elle ne pourrait l’être un jour que par les démarches parfois imprudentes où la poussent des alarmes sans fondement. Elle n’avait qu’à se laisser vivre bien doucement en Europe, et à développer son industrie au dedans et son commerce au dehors. Elle a préféré d’autres destinées : après tout, cela ne regarde qu’elle. Mais revenons aux fêtes de Berlin. Il est sûr que, pour un motif ou pour un autre, l’Italie n’y a pas été représentée comme elle aurait dû l’être, et il semble bien qu’elle en ait eu le sentiment, mêlé à la fois d’impatience et d’amertume. Les peuples ne voient que les faits ; ils en ignorent souvent les causes, et ne peuvent juger que sur les apparences.
L’Italie n’étant représentée que par le prince de Naples, toute la place était laissée à François-Joseph, qui est apparu comme le patriarche de l’Europe monarchique. Nulle figure ne pouvait d’ailleurs mieux que la sienne donner aux fêtes de Berlin la signification que l’empereur Guillaume désirait, mais que, peut-être, il n’avait pas espéré réussir aussi bien à leur imprimer. La présence de François-Joseph était, en effet, la consécration éclatante de l’Empire allemand sous sa forme et avec sa constitution actuelles, faite par un des hommes qui en ont le plus cruellement souffert. Quelle extraordinaire puissance d’oubli la politique n’impose-t-elle pas au besoin à un souverain ? Il est possible que ce soit une force ; mais évidemment le commun des mortels n’en est pas aussi capable ; il y faut des grâces d’état toutes particulières. L’empereur d’Autriche a pu écouter sans sourciller, dans la bouche éloquente de l’empereur d’Allemagne, des phrases de bienvenue comme celles-ci ; « Mon cœur a battu aujourd’hui plus que jamais pour l’empereur François-Joseph, et cet accueil ne s’adresse pas seulement à la noble personnalité de l’empereur François-Joseph, mais à l’allié et à l’ami fidèle de l’empereur d’Allemagne, de son père et de son grand-père, que le peuple allemand voit en Votre Majesté. Votre Majesté est venue offrir son amitié chère à la quatrième génération d’empereurs qu’elle a vue passer, et ce sera le plus précieux des joyaux qui auront été donnés aujourd’hui à mon fils. » François-Joseph a vu effectivement, au cours de son existence, trois générations d’empereurs d’Allemagne se succéder sous ses yeux, et le Kronprinz offre en sa personne l’espérance d’une quatrième. Mais, lorsqu’on remonte à la première, comme Guillaume II le fait si hardiment, on éprouve quelque surprise à l’entendre parler de cette amitié fidèle et inaltérable qui, si nos souvenirs sont exacts, paraît pourtant bien y avoir subi quelque éclipse. Nous trompons-nous et Sadowa n’est-il qu’un rêve ? Pour cette fois, nous regrettons l’absence du roi Humbert : François-Joseph aurait pu éprouver quelque soulagement en songeant auprès de lui à Sadowa. Mais qu’a-t-il pu penser de cette éloquence chaude et vibrante, qui fait si bon marché de l’histoire, tout occupée qu’elle est à célébrer le présent et à prédire l’avenir ? Nous n’en saurons sans doute jamais rien. Il s’est contenté de répondre sur le moment qu’il était « plein d’une joyeuse confiance dans la durée de l’amitié qui unit les deux Empereurs ; » il n’a parlé alors que de ceux d’aujourd’hui ; mais plus tard, après s’être recueilli, plutôt, sans doute, pour chasser que pour rappeler ses souvenirs, il a dit à son tour : « Je suis très heureux de saluer le prince à son entrée dans la carrière publique. J’y vois un présage heureux qui annonce que l’union fidèle qui a existé entre ceux qui vinrent avant lui subsistera encore au cours des générations futures. » Il y a parfois une étrange ironie, involontaire sans doute, dans la parole des princes.
A son retour à Vienne, François-Joseph a été accueilli avec enthousiasme par ses sujets allemands : nous ignorons si les autres ont été aussi satisfaits des résultats de son voyage. Et pourtant, si on fait comme lui et si on laisse au passé tout ce qui lui appartient irrévocablement, les manifestations de sympathie et de respect qui se sont multipliées autour de sa personne peuvent, en quelque mesure, être mises au compte de l’Autriche elle-même. L’Empereur s’était fait accompagner de son ministre des Affaires étrangères, le comte Goluchowski, comme s’il avait voulu associer son gouvernement aux hommages dont il devait être l’objet. Il n’est pas probable que, dans le peu de temps qu’il a passé à Berlin et au milieu de fêtes continuelles, le comte Goluchowski ait trouvé le temps de traiter des affaires importantes avec son collègue allemand, le comte de Bulow : il n’était là qu’à titre représentatif. Mais enfin, si la présence de François-Joseph à Berlin peut être considérée comme une ratification des événemens qui ont modifié la carte de l’Europe centrale d’une manière si profonde, on peut croire que, de la part de l’empereur Guillaume, il y a eu quelque intention de reconnaître à l’agglomération austro-hongroise, telle qu’elle existe aujourd’hui, plus de consistance et de solidité que ne lui en accorde quelquefois l’opinion européenne.
Combien de fois n’avons-nous pas entendu répéter, depuis quelques années surtout, que l’Autriche était menacée d’une dislocation prochaine, qu’elle ne survivrait certainement pas sous sa forme présente à l’empereur François-Joseph, et que ceux que l’on désigne, d’ailleurs sans leur consentement, comme ses héritiers sont déjà prêts à se partager les morceaux destinés à se détacher du vieil édifice ? Et naturellement, l’Allemagne est présentée, dans toutes ces hypothèses, comme prête à se faire la part du lion. N’y a-t-il pas en tout cela une grande part d’imagination ? La situation intérieure de l’Autriche est certainement très difficile. On signale avec raison, entre certaines parties de l’Empire, des menaces presque constantes de désagrégation, qui tiennent, comme chacun le sait, à des rivalités et à des haines de races. Lorsqu’on dit que l’influence personnelle de François-Joseph et la sympathie respectueuse qu’il inspire à tous les partis sont pour beaucoup dans le maintien d’un état de choses qui, par ailleurs, menace ruine, on dit assurément une chose vraie, mais à la condition de ne pas l’exagérer. Il faut souhaiter pour l’Autriche que François-Joseph disparaisse le plus tard possible, parce que son successeur, en héritant de ses droits, ne pourra hériter tout de suite ni de sa popularité, ni de son autorité. Il se produira à ce moment une crise difficile. Les dangers actuels ne trouveront pas tout de suite un contrepoids aussi efficace qu’aujourd’hui. Mais de là à prédire la fin de l’Autriche, la distance est fort grande, et nous restons d’autant plus sceptiques en présence de ces prophéties de malheur qu’elles dépassent plus la mesure. En tout cas, le péril ne sera inquiétant que s’il vient du dehors. L’Autriche est habituée à ses divisions intérieures, au point de vivre dans des conditions qu’aucun autre État européen ne pourrait supporter : mais l’étude de la nature nous montre la vie triomphant partout, même là où on l’aurait crue à priori impossible, et, grâce à Dieu, l’Autriche est très vivante. Elle ne serait vraiment menacée que si l’ambition d’autres puissances cherchait à se satisfaire à ses dépens, et, alors même, peut-être le sentiment du danger encouru réconcilierait-il les races qui la composent contre l’ennemi commun, quel qu’il fût. En tout cas, ce danger n’existerait que si l’Allemagne le provoquait : sinon, l’Autriche n’aurait à redouter des autres puissances aucune initiative dangereuse pour elle. Voilà pourquoi la manière dont l’empereur François-Joseph a été traité à Berlin a une signification qui rassure. On dira peut-être que ces hommages s’adressaient à l’homme, et que, par conséquent, sa disparition n’en sera un jour que plus inquiétante. Mais cela n’est pas vrai. Lorsque Guillaume II exprime le désir que, pendant de longues années, ou, pour mieux dire, pendant plusieurs générations encore, l’amitié des empereurs d’Allemagne et d’Autriche se maintienne sans altération, il émet un vœu qui s’étend plus loin que la vie de François-Joseph, et nous croyons que ce vœu est sincère. L’intérêt de l’Allemagne n’est pas aujourd’hui et ne sera pas demain dans de nouvelles conquêtes continentales ; il sera plutôt dans la conservation d’une Autriche qui continuera de contenir un important élément germanique. Sans doute, tout cela peut changer ; les mêmes vues peuvent ne pas persister chez les mêmes hommes, et l’histoire nous offre trop souvent des exemples de ces variations plus ou moins rapides pour qu’il faille toujours les regarder comme possibles ; les traditions les mieux établies peuvent être brusquement renversées par un souffle de révolution ; rien enfin, dans les édifices humains, n’est plus ferme, ni plus immuable que l’humanité elle-même. Mais enfin l’Autriche ne nous parait pas de sitôt menacée de l’effondrement que lui prédisent des publicistes à l’imagination impatiente ; et si François-Joseph, à Berlin, a dû renoncer à quelques souvenirs du passé, il a pu en emporter pour son pays de sérieuses espérances d’avenir.
Il a trouvé à Vienne des préoccupations immédiates qui suffisent il absorber pour le moment toutes ses pensées. Le Reichsrath vient de se réunir, et déjà toutes les difficultés qui avaient amené, il y a quelques mois, la suspension de ses travaux se présentent plutôt aggravées qu’atténuées. Elles s’aggravent inévitablement par le fait même qu’elles se prolongent, et que tous les essais qu’on a tentés pour les résoudre ont été et sont encore impuissans. On ne compte plus les ministères qui se sont succédé en Autriche depuis quelques années. Le dernier est celui de M. de Kœrber. S’il dure encore, c’est parce qu’il a prorogé le Parlement, en attendant qu’il eût trouvé, et sous prétexte de chercher une solution à l’insoluble problème des langues. M. de Kœrber est un administrateur éminent ; il représente, à un degré supérieur, ces ministres fonctionnaires qui alternent avec des ministres hommes politiques ou grands seigneurs, et qui poursuivent, à leur tour de rôle, quelque chose d’assez semblable à la quadrature du cercle, à savoir le moyen de concilier les Allemands et les Tchèques. Lorsqu’il est arrivé aux affaires, M. de Kœrber a inspiré, sans qu’on sache très bien pourquoi, sinon parce qu’il en avait l’air très assuré lui-même, la confiance qu’il allait enfin trouver le secret du sphinx. Il a réuni pour cela des conférences mi-partie allemandes et mi-partie tchèques, avec l’espoir que, lorsqu’ils se trouveraient en présence, l’eau et le feu finiraient par s’amalgamer sous ses propres incantations. Mais il n’en a rien été, et toutes ces expériences n’ont servi qu’à traverser les vacances parlementaires, à les occuper, à les justifier. Aujourd’hui, le parlement est réuni de nouveau, et l’obstruction recommence. Ce ne sont plus les Allemands qui la font, mais les Tchèques : il est vrai que, si ce n’étaient pas les Tchèques, ce seraient les Allemands. Tout ce que peut faire le gouvernement, c’est de choisir entre les deux ; mais, quelque choix qu’il fasse, le résultat est le même : il y a toujours un mécontent, et ce mécontent, ayant éprouvé l’efficacité de l’obstruction, ne manque pas d’en faire. Pour cela, tous les moyens sont bons, et d’ailleurs, ils se ressemblent tous. Les projets de loi de M. de Kœrber sont le résultat d’un effort très loyal et très honorable pour mettre tout le monde d’accord ; mais l’effort n’en a pas été moins vain. Les nouvelles séances du Reichsrath ont été aussi bruyantes que l’avaient été les dernières ; il a fallu les suspendre, et la situation a paru aussi inextricable que par le passé. Voilà ce qu’a trouvé l’empereur François-Joseph en revenant de Berlin. Il est vrai que le roi Humbert, qui n’y est pas allé, n’a pas la vie plus facile. A Rome, comme à Vienne, on n’a encore découvert qu’un moyen de gouverner avec le parlement : c’est de le mettre en vacances. Malheureusement il en revient, et les mêmes difficultés se représentent. L’opposition, à Rome, manifeste l’intention parfaitement arrêtée de faire obstruction au nouveau règlement, qui a été voté pour empêcher l’obstruction ; et quand nous disons voté, on sait comment il l’a été. Si le roi Humbert avait fait le voyage de Berlin, il aurait pu échanger des réflexions mélancoliques avec l’empereur François-Joseph au sujet de leurs parlemens respectifs, et cela aurait amené entre eux quelques conversations intéressantes. On annonce qu’à Vienne, pour vaincre l’obstruction des Tchèques, les Allemands ont déposé un projet de révision du règlement. C’est tout juste le moyen qui a été appliqué à Rome ; mais il reste à en éprouver l’efficacité.
En résumé, les fêtes de Berlin, malgré tout leur éclat, n’ont eu d’intérêt réel que pour l’Allemagne : il est vrai que cela doit suffire à l’empereur Guillaume. Il a pu former autour de lui la plus brillante réunion qu’on ait vue depuis longtemps : pourtant elle ne comprenait qu’un souverain d’une. des grandes puissances européennes. Il a pu proclamer une fois de plus la solidité de la Triple Alliance et en célébrer les mérites : pourtant la Triple Alliance était représentée autour de lui d’une manière inégale et boiteuse, et, pendant qu’il en parlait si éloquemment, elle était attaquée pour la première fois dans presque tous les journaux italiens avec un ton de dénigrement que nous n’avions pas encore entendu. Il a établi une sorte de solidarité entre tous les souverains de l’Europe, comme une garantie commune à eux tous : pourtant un de ces souverains, et non des moindres, a cru s’assurer une garantie meilleure encore en établissant une solidarité politique plus intime entre une république et lui. Il a parlé en excellens termes de la paix, et, sur ce point, il est d’accord avec tout le monde : pourtant on voit de plus en plus clairement que la Triple Alliance ne suffit plus à tout, et qu’elle cesserait, réduite à ses seuls moyens, de rendre les services dont elle s’enorgueillit. Enfin chacun de ceux qui ont assisté à ces belles fêtes a pu y trouver une diversion de trois ou quatre jours à ses soucis habituels : mais, aussitôt après, ils les ont retrouvés plus pressans. L’horizon a été un moment illuminé par un merveilleux feu d’artifice, et puis il a continué d’être éclairé par le soleil de tous les jours, sur lequel il passe quelquefois des nuages.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIERE.