Chronique de la quinzaine - 31 mai 1900

Chronique n° 1635
31 mai 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.


La rentrée des Chambres a été très agitée : venant quelques jours après les élections municipales, elle devait inévitablement se ressentir de ce voisinage. On sait déjà ce qu’avait été le premier tour de scrutin à Paris. Il avait fait entrer au Conseil municipal une dizaine de nationalistes, et on avait vu là, à très bon droit, une protestation contre la politique du gouvernement. Le deuxième tour de scrutin a été plus significatif encore que le premier : après celui-ci, on avait parlé de défaite ministérielle ; après le second, il a fallu parler de débâcle. Toutes les écluses avaient été rompues par la violence du flot. Que ce flot emporte avec lui des élémens un peu mêlés, nous l’avons dit. Le nationalisme attend encore sa définition véritable et ne la recevra que des événemens. Mais, si nous ignorons ce qu’il sera demain, nous savons très bien ce qu’il est aujourd’hui : il est une explosion de mécontentement. Tous ceux qui ont été froissés dans leurs sentimens ou qui ont souffert dans leurs intérêts par suite de la politique étroite, violente et sectaire que le ministère actuel n’a pas inventée, mais qu’il a portée à son point le plus aigu, se sont servis du nationalisme comme ils se seraient sans doute servis d’autre chose, pour protester contre une politique qui leur était odieuse.

À Paris, ils ont été légion.

Les nationalistes s’attendaient bien à enlever quelques sièges à l’Hôtel de Ville, une douzaine peut-être, un peu plus ou un peu moins ; mais leur optimisme n’allait pas jusqu’à la trentaine, et c’est à peu près à ce chiffre qu’ils ont atteint. Unis aux conservateurs, ils forment aujourd’hui la majorité du Conseil municipal. C’est là ce que personne n’aurait osé croire avant l’événement, et ce qui, même après, a déconcerté, à la fois vainqueurs et vaincus, — les seconds surtout, comme on peut le croire. L’échec de M. Lucipia, l’ancien président du Conseil municipal, a été particulièrement remarqué. M. Lucipia avait joué un rôle sous la Commune. Il avait eu la vie la plus accidentée. Il représentait admirablement l’ancien conseil. Ses adversaires mêmes, s’ils avaient été obligés de parier, l’auraient fait en faveur de sa réélection. Et voilà que M. Lucipia, quelque considérable qu’il fût depuis longtemps, a été battu au second tour de scrutin par un professeur de l’Université, à peu près inconnu la veille. D’où étaient venues à M. Dausset cette notoriété et cette popularité si rapides ? Il avait activement travaillé à l’organisation de la Ligue de la Patrie française, et il avait été frappé par M. le ministre de l’Instruction publique. Celui-ci, quelques jours auparavant, avait écrit une circulaire pour interdire à tous les professeurs toute manifestation politique. Il y aurait beaucoup à dire sur cette circulaire : nous dirons seulement que, dans la pratique, elle a paru faite pour les uns et non pas pour les autres. Telle manifestation était permise, ou tolérée ; mais telle autre était interdite et sévèrement réprimée. L’inégalité était choquante. M. Dausset a pu se présenter au suffrage universel comme une victime ; il a été élu, et M. Lucipia est resté sur le carreau. Ce n’est pas le seul candidat que le ministère, avec son habileté de doigté, a désigné aux suffrages des électeurs : trois des accusés devant la Haute Cour, à la vérité acquittés par elle, sont passés presque sans transition du Luxembourg à l’Hôtel de Ville, où ils ont trouvé, pour leur porter les armes, les mêmes gardes de Paris qui, peu de mois auparavant, les retenaient prisonniers. Au reste, le gouvernement a bien voulu reconnaître qu’il avait été battu à Paris, mais il s’est efforcé de diminuer l’importance de cet échec en assurant qu’il avait pris brillamment sa revanche en province. Il n’est pas vrai du tout que les élections de province puissent être présentées comme une compensation, et encore moins comme une contre-partie de celles de la capitale. Elles ont été autres, plutôt que différentes. En province, sauf dans un petit nombre de grandes villes ou de régions gagnées au socialisme, on a fait simplement des élections municipales : ce n’est guère qu’à Paris qu’on a fait des élections politiques. M. Waldeck-Rousseau a affirmé que la plus grande majorité des élections départementales étaient républicaines. Sans doute. Mais il y a eu sur toutes les lèvres un sourire de scepticisme, lorsqu’il a paru ajouter que toutes ces victoires républicaines étaient des victoires ministérielles, et qu’il les a comptées hardiment à son actif. La République et le ministère restent encore deux choses distinctes.

Le jour même de la rentrée des Chambres, M. le Président du Conseil s’est fait interpeller par un ami. Cette mode des questions ou des interpellations officieuses tend à se généraliser, peut-être au détriment du sérieux de nos mœurs parlementaires. Un ami, on le pense bien, ne reproche pas au gouvernement d’aller trop loin dans le sens de sa politique. Au contraire, il lui reproche de ne pas aller assez loin ; de poser des principes admirables, mais de ne pas en tirer toutes les conséquences qu’ils comportent ; de présenter des projets de loi qui sauveraient vraiment la République, mais de ne rien faire pour les faire voter ; en un mot, de se borner à des manifestations, quand il faudrait des actes. De plus, les projets de loi déposés par le ministère ne sont pas complets. La licence de la presse est devenue intolérable ; la loi de 1881 a un besoin urgent d’être modifiée. Il nous est arrivé assez souvent de le penser, et même de le dire ; mais encore faut-il savoir quel genre de modifications le ministère se propose d’apporter à la loi sur la presse. Attendons le projet annoncé. Ce qui, dès maintenant, nous inspire quelque défiance, c’est que M. Waldeck-Rousseau, répondant à M. Gouzy, son interpellateur complaisant, lui a donné raison sur tous les points. Il a reconnu que ses meilleures intentions avaient été accompagnées de faiblesse dans l’exécution : mais, en faisant l’aveu de sa faute, il a promis de s’en corriger. Toutes les lois qu’il a présentées et qu’il a laissées dormir dans les oubliettes parlementaires, vont en être retirées. On va les discuter ; on va les voter. Il y avait quelque chose de navrant à entendre M. Waldeck-Rousseau faire son mea culpa de ce qu’il n’avait pas été encore assez radical, assez socialiste, assez jacobin. C’est ce qu’il a appelé revenir aux véritables traditions du parti républicain ! Il en était donc sorti ? Il s’en était donc écarté pendant de longues années ? Il les avait donc méconnues et reniées, ces traditions qu’il invoque aujourd’hui ? A supposer qu’il ait raison maintenant, on se demande quelle confiance doit inspirer un homme qui a eu tort si longtemps et qui s’en est aperçu si tard. Il est pénible de voir un orateur de talent brûler ce qu’il a adoré et adorer ce qu’il a brûlé. Mais ce talent lui-même, qu’est-il devenu ? Avouons qu’il était difficile à M. Waldeck-Rousseau d’en faire preuve dans les conditions où il parlait. C’est à peine s’il pouvait terminer une phrase. Presque à chacune de ses paroles, une véritable houle d’interruptions tombait sur lui avec fracas. Triste spectacle que celui de la Chambre, le premier jour de sa rentrée : mais, quelques jours plus tard, on devait voir mieux encore. Le sentiment de l’opposition, et d’une opposition grandissante d’heure en heure, a été exprimé par M. Ribot. M. Waldeck-Rousseau s’était attaqué, en M. Ribot, au président de la Commission de l’enseignement, cette commission qui a fait si bon marché des projets du gouvernement et qui les a, croyons-nous, définitivement enterrés. On pensait que M. Waldeck-Rousseau en avait philosophiquement pris son parti, et c’était à coup sûr ce qu’il avait de mieux à faire. Mais non. Il a fièrement rappelé, avec tous les autres, ses projets contre la liberté de l’enseignement, et c’est entouré de cette escorte qu’il s’est présenté à la tribune, audacieux et provocant, soulevant les applaudissemens frénétiques des radicaux et des socialistes, en même temps que les protestations des libéraux. Il brûlait ses vaisseaux. Malheureusement pour lui, d’autres se rappellent ce qu’il a oublié, ou ce qu’il voudrait faire oublier. Jamais l’éloquence de M. Ribot n’avait été plus vengeresse. Chacune de ses phrases portait coup. Il fut un temps, disait-il, où les hommes politiques attachaient leur honneur à rester fidèles à un programme, s’oubliaient eux-mêmes pour le faire triompher, arrivaient au pouvoir pour l’appliquer, et en tombaient pour ne se relever qu’avec lui. Ces temps sont-ils finis pour toujours ? Ne reviendront-ils plus ? « Je vous ajourne à six mois, » a dit M. Ribot en terminant. Six mois, c’est beaucoup : le cabinet ira-t-il jusque-là ? Il a eu, à la vérité, une majorité d’une cinquantaine de voix ; mais nous doutons qu’il puisse faire avec elle un long voyage sur une mer aussi orageuse que celle où le voilà embarqué.

Au débat sur la politique générale, un autre n’a pas tardé à se substituer. Depuis qu’il est convenu qu’on n’en doit plus parler, de l’affaire Dreyfus, tout le monde continue d’y penser, et il y a des gens qui s’en occupent d’une manière plus active. Quelques jours avant la rentrée des Chambres, un journal parisien a formellement accusé le ministère de l’Intérieur d’avoir lancé ou laissé s’engager quelques-uns de ses agens sur une piste qui devait conduire à une revision nouvelle. L’accusation portait que ces agens avaient été mis au service d’intérêts privés, ou même aux ordres de particuliers. Et quels particuliers ? Dieu nous garde de faire des personnalités inutiles : mais enfin, il faut bien dire que M. Joseph Reinach, à la veille des élections municipales, avait jugé tout à fait opportun de prononcer à Digne un grand discours, dans lequel il nous informait qu’aussitôt après l’Exposition, l’affaire serait rouverte. Par une fâcheuse coïncidence, on surprenait en même temps, chez quelques agens de la Sûreté générale, des menées sur la nature desquelles on n’a fait qu’à moitié la lumière, Enfin, — et c’est ce qui donnait de la gravité à une intrigue en elle-même assez vulgaire, — la correspondance d’un de ces agens était tombée entre les mains d’un député : elle avait été soumise à M. Le Hérissé par un officier de l’État-major général, le capitaine Fritsch.

Hélas ! dirons-nous : voilà encore une victime de l’Affaire, un brave et loyal officier, aux antécédens duquel M. le général de Galliffet a rendu hommage, mais qui a eu mi moment d’égarement. Il a commis une faute grave ; et, qu’on ait eu l’idée de l’en glorifier, c’est une preuve de plus du désordre des esprits ! Avec de tels principes, il n’y aurait plus de discipline, et par conséquent plus d’armée. Un officier n’a pas le droit de mettre son sens personnel au-dessus de celui de ses chefs, et encore moins de disposer des pièces et des documens qui sont confiés à sa discrétion dans l’exercice de ses fonctions. Le colonel Picquart l’a fait, nous ne l’avons pas approuvé ; le capitaine Fritsch l’a fait à son tour, nous ne l’approuvons pas davantage. Il a été mis en disponibilité par retrait d’emploi. Pour en revenir à ces pièces, c’est-à-dire aux lettres d’un agent nommé Tomps, le général de Galliffet ne les connaissait pas au moment où a eu lieu la première discussion à leur sujet : il en a nié l’existence. M. Waldeck-Rousseau les ignorait-il également ? En tout cas, il ne les a pas avouées, et les explications qu’il a fournies à la Chambre ont été des plus confuses : il a pris la défense de l’agent Tomps et l’a couvert absolument. La séance une fois levée, il a fallu revenir sur toutes ces déclarations. Le général de Galliffet, à peine rentré à son ministère, s’est fait apporter le dossier de l’affaire et y a trouvé les lettres en question : il est trop loyal pour n’avoir pas reconnu tout de suite non seulement son erreur, mais la nécessité de la rectifier. M. le Président du Conseil a pu s’apercevoir de son côté que l’affaire se compliquait beaucoup. Il s’est empressé d’infliger une demi-disgrâce à l’agent Tomps en le changeant de service, non pas qu’il le reconnût coupable, mais parce qu’il l’avait, a-t-il dit, trouvé « trop nerveux. » Ces explications ont été données au Luxembourg, milieu plus calme que celui du Palais-Bourbon, et où elles pouvaient se produire plus facilement. Le Sénat a écouté avec quelque stupéfaction un roman de policiers où il n’a pas compris grand’chose, et il a appris avec un pénible serrement de cœur l’indiscrétion d’un officier. M. le ministre de la Guerre a qualifié, à une double reprise, cette indiscrétion de « crime. » Le mot a paru dur. Néanmoins, il a passé. Le général de Galliffet, on le sentait en l’écoutant, ne voulait pas charger outre mesure l’officier qu’il avait été obligé de frapper, n lui avait rendu justice dans le passé. Il avait eu des paroles de regret au sujet de la décision que l’intérêt supérieur de la discipline lui avait imposée à lui-même. Il fallait s’en tenir là. Mais, si M. le ministre de la Guerre l’a fait au Sénat, il s’en faut de beaucoup que M. le Président du Conseil l’ait fait, à son tour, à la Chambre. Deux ou trois jours après, à la fin d’une séance qui avait été un peu traînante, et où le général de Galliffet avait fourni de nouveau les mêmes explications, M. Waldeck-Rousseau est monté à la tribune, et, en quelques paroles sèches et irritées, il a flétri la livraison de pièces confidentielles à un homme politique, pour finir par rejeter toute la responsabilité de la situation où ses agens l’avaient fourvoyé sur « la félonie d’un officier. »

Alors a éclaté un ouragan parlementaire dont rien ne peut donner l’idée. Pendant une demi-heure, M. le Président du Conseil est resté à la tribune sans parvenir à prononcer un mot. Le tumulte était au comble. Des cris passionnés s’échangeaient d’un côté à l’autre de l’assemblée. On entendait, tantôt des applaudissemens frénétiques, tantôt des clameurs indignées. Pendant quelques instans, on a chanté la Marseillaise. Le président de la Chambre, M. Paul Deschanel, a fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour ramener le silence, mais en vain. Finalement, il a dû se couvrir et la séance a été suspendue. Scandale déplorable, sans doute ; mais à qui la faute, sinon à M. Waldeck-Rousseau ? Nul orateur n’est ordinairement plus que lui maître de sa parole ; nul ne connaît mieux le sens des mots qu’il emploie. Il sait la différence entre un « crime, » comme avait dit M. le général de Galliifet, et une « félonie, » comme il a dit lui-même. Un crime ne porte pas toujours atteinte à l’honneur d’un homme, et ne le salit pas dans ses intentions secrètes : il n’en est pas de même de la félonie. Il y a dans la félonie quelque chose de vil et de dégradant. Voilà pourquoi, si l’expression de M. le général de Galliffet avait paru sévère, celle de M. Waldeck-Rousseau a été trouvée injuste autant qu’outrageante. C’est une lourde faute de la part d’un homme placé à la tête du gouvernement et qui a tant d’intérêts divers à ménager et à concilier : elle pèsera sur la réputation oratoire et surtout politique de M. Waldeck-Rousseau. Mais le mot, du moins, lui est-il échappé ? A-t-il trouvé son excuse dans la chaleur de l’improvisation ? Non : le sentiment de la Chambre a été que M. le Président du Conseil avait cherché l’effet qu’il a produit, bien qu’il n’en eût pas prévu toutes les suites. Singulière façon de produire l’apaisement ! Étrange manière de servir la conciliation ! Que ferait-on si on voulait déchaîner la guerre civile ? Le capitaine Fritsch a été coupable sans doute ; mais, s’il a mérité la peine qui l’a frappé, M. le Président du Conseil n’avait pas le droit d’y ajouter une expression qui sent le mépris. On n’insulte pas les gens qui ne peuvent répondre. M. le ministre de la Guerre l’a si bien compris qu’il s’est levé aussitôt et a quitté la salle des séances, laissant l’assemblée Incertaine sur ses résolutions. Cette incertitude a duré vingt-quatre heures, au bout desquelles on a appris que le général de Galliffet avait donné sa démission, et que rien n’avait pu le décider à la reprendre. Il a été remplacé par le général André. Quel que puisse être le mérite de cet officier, son entrée dans le Cabinet n’a aucune signification précise. On voit bien ce qu’on perd, on ne voit pas ce qu’on gagne. Le général de Galliffet, pour expliquer sa retraite, a invoqué des motifs de santé : nous croyons qu’il faut voir dans sa démission ce qui y est en effet, c’est-à-dire un acte politique : nous ne croyons pas que le ministère en soit fortifié.

Revenons à la séance de la Chambre, que nous avons laissée interrompue. Lorsqu’elle a été reprise, M. Waldeck-Rousseau n’a pas cherché à renouer le fil de son discours : il s’est contenté de dire qu’à défaut de son expression, sa pensée ne différait pas, au fond, de celle du ministre de la Guerre, et qu’il n’avait jamais entendu ne pas s’associer au tribut d’éloges que celui-ci avait donné à l’armée. L’explication a paru faible, insuffisante et tardive : il y a des mots qu’on n’efface pas. Au reste, il a été bientôt évident que le rôle de M. Waldeck-Rousseau était fini pour cette séance, sinon pom’plus longtemps. Le bruit avait couru dans les couloirs que M. Léon Bourgeois allait déposer un ordre du jour : il l’a déposé, en effet. M. Bourgeois a le flair des circonstances. Il se tient longtemps à l’écart, il se tait, il se réserve. Peut-être n’a-t-il pas toutes les qualités d’un chef de parti, car il laisse volontiers son parti aller à la débandade sans paraître s’en soucier le moins du monde ; mais, quand le moment est venu de se montrer lui-même, il le laisse rarement échapper. Il y a dans toute sa manière de la nonchalance et de l’à-propos. L’effondrement de M. Waldeck-Rousseau devait solliciter son dévouement à la chose publique. Il a senti qu’on pouvait tirer encore quelque chose de la défense de la République, et que la formule restait utilisable, malgré l’usage qui en avait été fait. M. Bourgeois s’est donc proposé d’opérer le sauvetage du ministère sans trop se compromettre avec lui, et de corriger la dernière maladresse qu’il venait de commettre. L’œuvre était tout à fait dans ses moyens. Voici son ordre du jour : « La Chambre, approuvant les actes du gouvernement, et sûre du dévouement de l’armée à la patrie et à la République, etc. » Qu’entendait exactement M. Bourgeois par les actes du gouvernement ? Il ne s’est pas expliqué sur ce sujet. M. Aynard l’ayant interrompu pour rappeler les projets de loi anti-libéraux dont nous avons eu si souvent l’occasion de parler, M. Bourgeois a paru en faire bon marché. On s’expliquera, a-t-il dit, sur ces projets quand la discussion en viendra, — si elle vient jamais, — et, après tout, des projets ne sont pas des actes. Il faut rendre à M. Bourgeois la justice qu’il n’a pas cherché à passionner le débat, et qu’il n’a prononcé aucun mot intempestif. Il s’est élevé tout de suite au-dessus de la discussion de la journée pour se perdre dans les nuages, c’est-à-dire dans les généralités. Il a parlé de la République, de la liberté, de la liberté politique, de la liberté civile, de l’union des républicains plus indispensable que jamais, et même de la conférence de La Haye où il avait dignement représenté son pays. M. le ministre des Affaires étrangères l’a interrompu pour lui donner raison. On se demandait où on était. Mais ces diversions faciles ont amené une certaine détente. M. Méline n’a pas eu de peine à en montrer l’ingénieux sophisme, et il a rappelé avec netteté, avec fermeté, pourquoi ses amis et lui ne pouvaient pas s’associer à l’ordre du jour proposé : cet ordre du jour n’approuvait-il pas, ne soutenait-il pas le cabinet ? Ohl si peu, aurait pu répondre M. Bourgeois. Évidemment, ce n’était que pour la forme. La préoccupation de M. Bourgeois était tout autre. Il voulait clore la séance sans désaveu pour une politique dont les restes pouvaient encore être accommodés, mais aussi sans approbation trop formelle, et en rectifiant certaines positions mal prises. Il l’a fait adroitement, et certains amis du ministère ont reconnu aussitôt toute leur pensée dans l’expression qu’il lui donnait. Et puis, il y a quelque chose de lénitif dans l’éloquence de M. Bourgeois, surtout lorsqu’on la compare à celle de M. Waldeck-Rousseau, et ce quelque chose était tout à fait en situation. Son ordre du jour a été voté par une cinquantaine de voix de majorité ; mais ces voix ont-elles été données à M. Bourgeois ou à M. Waldeck-Rousseau ? C’est ce qu’on saura sans doute bientôt plus clairement.

En attendant, nous avons eu une séance profondément attristante, qui témoigne de la décadence, ou de la déchéance de nos mœurs parlementaires. C’est un phénomène que l’on constate aussi dans d’autres pays, mais qui, s’il se prolonge chez nous, y sera plus grave qu’ailleurs, parce qu’il y a ailleurs des contrepoids à la puissance parlementaire, et qu’au total, en Allemagne, en Autriche et même en Italie, le Parlement peut mal fonctionner, sans que toute la machine politique soit paralysée. En France, au contraire, le Parlement est l’organe essentiel. Sans nous attarder pour aujourd’hui à cette comparaison, voyons ce qui se passe au delà des Alpes.


Un décret royal, en date du 18 mai, a prononcé la dissolution de la Chambre italienne, et convoqué les électeurs pour le 3 juin. On sent dans cette précipitation l’impatience d’en finir. Le gouvernement s’est appliqué à rendre aussi brève que possible la période électorale ; il a voulu limiter l’agitation dans le moindre espace de temps ; mais elle peut prendre en profondeur ce qu’on lui refuse en étendue. Il suffit, d’edlleurs, pour mettre le gouvernement dans un cruel embarras, que le statu quo actuel soit maintenu. Si les électeurs renvoient à Montecitorio la même Chambre qui vient d’en sortir, le ministère Pelloux aura été battu, et il se trouvera dans une situation plus difficile encore (jue celle dont il cherche en ce moment à conjurer le danger.

Nous avons raconté, à mesure qu’ils se produisaient, les événemens qui ont préparé et amené la crise. Après les émeutes qui, il y a plus de deux ans, ont ensanglanté plusieurs villes italiennes, et en particulier Milan, le ministère de cette époque a cru indispensable de présenter un certain nombre de projets de loi auxquels il attachait un caractère de salut public. Le général Pelloux a persévéré dans cette voie. Il s’est porté fort de faire aboutir les projets en question. N’avait-il pas la majorité, et ne fait-on pas tout ce qu’on veut lorsqu’on a la majorité ? Dans les époques normales, oui peut-être ; mais, dans les autres, pas toujours. La minorité, sentant sa faiblesse numérique, a résolu d’y suppléer par l’obstruction, et elle a ajouté quelques perfectionnemens à ce procédé, qui de’ient d’un usage constant dans l’Europe centrale, depuis le Sud jusqu’au Nord, c’est-à-dire depuis Rome jusqu’à Vienne et à Berlin. Puissions-nous en être préservés nous-mêmes ! Quand on est les moins nombreux, on l’est pourtant assez pour faire du bruit, et il suffit de faire du bruit pour empêcher toute discussion et tout vote. Que peut alors la majorité ? Rien ; il n’y a aucun moyen de faire obstruction à l’obstruction. Quand elle s’introduit dans une assemblée, elle y règne tyranniquement. Aussi aisément qu’un enfant fait dérailler une locomotive avec une pierre, une minorité, même infime, fait dérailler toute la machine parlementaire, encore plus délicate qu’elle n’est puissante.

Quoi qu’il en soit, l’opposition italienne s’est résolue à faire de l’obstruction systématique aux projets de loi du gouvernement. Celui-ci a cru ingénieux de sacrifier le présent à l’avenir. Il a renoncé à ces lois de défense qu’il avait présentées jusqu’ici comme indispensables et s’est appliqué de toute son énergie à obtenir une simple réforme du règlement. Peut-être y avait-il de sa part quelque candeur à croire qu’une réforme de ce genre aurait tous les résultats qu’il en attendait : pourquoi un règlement obtiendrait-il plus de considération que les lois fondamentales du gouvernement parlementaire ? Où une muraille a été inutile, une toile d’araignée risque de l’être encore plus. Encore aurait-il fallu, pour être respecté, que le nouveau règlement eût été voté dans des conditions régulières et correctes ; mais il ne pouvait pas l’être, et ne l’a pas été. Au coup de force de la minorité, la majorité en a opposé un autre : aussi bien d’un côté que de l’autre, les règles élémentaires du parlementarisme ont été faussées. Nous ne l’excusons pas plus chez les uns que chez les autres. Le seul résultat de cette manœuvre a été d’ailleurs de créer une solidarité étroite entre la gauche constitutionnelle de MM. Giolitti et Zanardelli et l’extrême gauche. On a vu alors se produire un incident parlementaire qui, dans un autre temps ou dans un autre pays, aurait pu produire un grand effet. Cent cinquante députés se sont levés à la fois et sont sortis de la salle des séances, les uns criant : « Vive le Roi ! » et les autres : « Vive la Constituante ! » La majorité les a vus partir, sans manifester ni regret, ni inquiétude, et a profité de leur absence pour voter tout ce qu’elle a voulu. Personne ne s’est donné l’illusion de croire que les choses en resteraient là. L’opposition ne se tenait pas pour battue, et le gouvernement, ce qui n’était pas moins grave, n’avait pas l’impression d’être définitivement victorieux. Quant au pays, il restait impassible, inerte, indifférent. Le ministère a-t-il espéré que cette indifférence, au moins apparente, du pays paralyserait l’opposition, ou atténuerait ses ardeurs ? Il a suspendu pour un mois la session des Chambres. Il a renvoyé les députés dans leurs provinces, comme on verse un bol d’eau bouillante dans un seau d’eau froide. Les vacances se sont passées dans une tranquillité relative. Mais qui pourrait dire avec certitude ce qui se passait sous cette surface calme ? Le sentiment général était déjà qu’on marchait à la dissolution. Les députés de l’opposition, sans faire gi-and bruit, étaient extrêmement actifs et se préparaient à qui mieux mieux à une lutte qu’ils jugeaient inévitable. A leurs yeux, le nouveau règlement de la Chambre, vicié dans son origine, n’existait pas, et ils étaient parfaitement décidés à protester contre lui, par tous les moyens, dès la reprise de leurs travaux.

Quant au ministère, son embarras était d’autant plus grand que tous ses membres n’étaient pas d’accord. Quelques-uns d’entre eux, — on assure même que le général Pelloux, président du Conseil, était du nombre, — comprenaient l’opportunité d’une transaction. Ils se sentaient en faute. Ils avaient fait un acte de force. Ils ne pouvaient en maintenir les résultats qu’à la condition d’y introduire quelques tempéramens. Pourquoi ne pas regarder la réforme réglementaire comme n’étant pas définitivement close, et ne pas permettre d’y introduire quelques amendemens ? Pourquoi ne pas admettre après coup la discussion qu’on avait repoussée avant ? On pouvait espérer que l’opposition, ayant reconnu la puissance de la majorité, se montrerait plus traitable. Si les bruits qui ont couru sont exacts, les chefs de l’opposition constitutionnelle de gauche, MM. Giolitti et Zanardelli, faisaient des propositions conciliantes : il aurait suffi de les accueillir pour rompre la solidarité qui s’était établie entre eux et les élémens plus avancés de la gauche. Par malheur, après s’être prolongés quelques jours, les pourparlers ont été rompus. Les passions de la majorité ne sont pas moins ardentes que celles de la minorité. L’inspirateur de la majorité est M. Sonnino, homme de mérite assurément, mais qui, rallié à l’école de M. Crispi, aime mieux tendre et faire grincer les ressorts que d’y mettre de l’huile. Le gouvernement doit compter avec lui. Le général Pelloux, après quelques jours d’hésitation, a fini par pencher, ou par tomber de son côté. Le mot d’ordre a été : plus de concessions. On a chapitré le président de la Chambre, M. Colombo, qui avait montré une remarquable fermeté pour faire voter la réforme du règlement. On lui a dit qu’on attendait de sa part plus encore, et qu’il pouvait s’élever d’un coup au rang des présidens historiques en introduisant, s’il le fallait, la force armée dans la salle des séances et en faisant empoigner et expulser tous les députés récalcitrans. Cette gloire n’a pas tenté M. Colombo. L’idée de faire arrêter cent cinquante députés, dont plusieurs avaient été ministres, présidens du Conseil, ou même présidens de la Chambre comme lui-même, l’a effarouché. Aussi, quand la session s’est rouverte, y avait-il entre la majorité et son président une différence de température morale qu’on n’a pas tardé à constater. Le gouvernement avait pourtant bien fait les choses : il avait mis un certain nombre de carabiniers, invisibles, mais présens, à portée de la main de M. Colombo, n’aurait suffi à ce dernier de faire un signe pour donner à ses compatriotes et à l’Europe le spectacle d’une de ces scènes auxquelles le gouvernement parlementaire a de la peine à survivre, parce qu’elles montrent trop crûment combien il est désarmé devant le simple emploi de la force. La Chambre s’est réunie. Aussitôt les membres de l’opposition ont employé un procédé d’obstruction moins brutal que d’autres, mais non moins efficace : ils se sont mis à chanter des chœurs a tue-tête, h’Hymne des travailleurs alternait avec l’Hymne de Garibaldi. Il a été bientôt évident que la capacité musicale de l’opposition ne s’épuiserait pas avant de longues heures, et que, dès lors, il fallait renoncer à toute discussion de l’ordre du jour. La majorité indignée se tournait vers le Président, et lui jetait des regards excitateurs. M. Colombo s’est couvert plusieurs fois de suite, mais il n’a pas fait appel aux carabiniers. Enfin, il a levé la séance. Pendant plusieurs jours, il a été vilipendé dans les journaux de la majorité, et il a dû l’être encore bien davantage dans les conversations. Et pourtant quel homme de sang-froid lui donnerait tort ?

La question de savoir ce que le gouvernement allait faire a été rapidement résolue, si rapidement qu’il est difficile de croire à une surprise. On aurait prévu ce qui s’est passé. Il était d’ailleurs si facile de le prévoir qu’on aurait été coupable de ne pas le faire. Le conflit avait pris de part et d’autre une acuité trop vive pour pouvoir être ré solu autrement que par la dissolution. Mais est-ce bien une solution ? Nous nous le sommes demandé en commençant, et nous nous le demandons encore en finissant. La brièveté même que le gouvernement a imposée à la période électorale montre qu’il n’a pas une grande confiance dans la solidité de l’esprit public : c’est à peine s’il lui donne le temps de réfléchir. Que produira cette hâte extrême ? Peut-être n’y aura-t-il aucun changement appréciable. On voit en Italie des phénomènes de fidéhté d’un parti à un homme qui permettent de s’attendre à tout dans cet ordre d’idées. C’est ainsi que les journaux annoncent en Sicile la candidature de M. Palizzolo, actuellement sous les verrous comme gravement soupçonné d’avoir fait assassiner M. Notarbartolo. M. Palizzolo n’est pas encore réélu, et peut-être ne le sera-t-il pas, bien qu’il soit, dit-on, soutenu par la bourgeoisie : les socialistes lui ont opposé un concurrent. Si celui-là revient, on peut s’attendre à en voir revenir beaucoup d’autres. Le gouvernement regrettera peut-être de n’être pas entré dans la voie de la conciUation. Mais à quoi bon faire des pronostics ? Au moment où paraîtra cette chronique, nous serons à la veille des élections italiennes, et, quelques jours après, l’événement aura prononcé.

Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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