Chronique de la quinzaine - 14 mai 1878

Chronique n° 1106
14 mai 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1878.

La France, on nous permettra cette expression familière, a été si peu gâtée depuis nombre d’années, elle a essuyé de tels déboires et elle a traversé des heures si sombres, qu’elle est bien pardonnable de se laisser aller un instant, avec un abandon presque naïf, au plaisir de revivre. Il y avait si longtemps qu’on n’avait pavoisé et illuminé ! Que les partis s’acharnent à commenter avec leurs vues étroites et leurs passions jalouses un événement intéressant pour tout le monde ; que les uns se figurent qu’il n’y avait eu rien de semblable avant la république et que les autres s’efforcent de prouver qu’il ne peut y avoir rien de favorable avec la république, l’instinct populaire, qui n’est pas un aussi profond calculateur, a éclaté tout bonnement, tout franchement. Cette exposition qui vient de s’ouvrir au Champ-de-Mars a été pour notre pays, surtout pour Paris, une véritable révélation, un coup de théâtre. La France s’est sentie renaître dans une splendide démonstration de puissance ; elle n’a pas été moins heureuse de voir une sorte de courant sympathique revenir vers elle, les témoignages d’amitié se multiplier à cette occasion, les princes de l’Europe réunis autour du chef de l’état pour l’inauguration de ces grandes assises de l’industrie et du travail. Certes les obscurités et les périls ne manquent pas à tous les coins de l’horizon, les chances de guerre n’ont point disparu ; ni de Londres ni de Saint-Pétersbourg rien n’est venu encore pour chasser le fantôme des redoutables conflits. Il y a cependant sur ce continent troublé une ville florissante qui a pu apparaître l’autre jour comme un terrain neutre, uniquement ouvert aux bienfaisantes émulations, qui a célébré sa fête de la paix comme une victoire. Et c’était en effet une victoire du génie de la France, se ressaisissant en quelque sorte lui-même par l’énergie du travail, attestant sans défi, sans fausse modestie devant le monde qu’il n’est point éclipsé, qu’il garde, en dépit des trahisons passagères de la fortune, sa vitalité, son influence et son attrait.

L’exposition a donc eu ce premier succès de montrer la France recueillant le fruit de quelques années réparatrices, relevée par les arts, par l’industrie, comme par le crédit, remise pour ainsi dire en honneur à ses propres yeux et aux yeux des autres nations. Elle est un premier dédommagement après tant de mauvais jours, et un des plus aimables commentaires de cette inauguration du 1ér mai. Un des signes les plus caractéristiques de toute cette situation nouvelle, c’est le discours que le prince de Galles a prononcé le lendemain dans un banquet des expo-sans anglais présidé par lord Granville. « Pendant une année, selon le mot de lord Granville, le prince n’a pas passé un jour sans travailler pour l’exposition, » —- et après avoir été à la peine il est au succès, à ce succès qu’il prend lui-même plaisir à constater. L’héritier de la couronne d’Angleterre à conquis d’un seul coup, par la bonne grâce de son langage, son droit de cité parmi nous. Il a trouvé le moyen d’être désormais chez lui dans une ville à laquelle il appartenait déjà un peu par ses goûts, par ses fréquens séjours ; il s’est créé une popularité souriante en faisant de la courtoisie la meilleure des politiques. Le prince de Galles n’a sans doute rien dit que de simple et de naturel. Il s’est plu à représenter la coopération cordiale de l’Angleterre et de la France dans une œuvre commune de civilisation comme un événement de la plus haute importance pour les deux nations et pour le monde entier. « La part que nous avons tenu à prendre dans cette exposition internationale, a-t-il dit, est la meilleure marque de sympathie que nous puissions donner à ce peuple français à qui nous devons tant et que j’aime de tout cœur. » Et le langage familier du banquet a même été peut-être plus accentué encore, plus empreint d’une vive et sincère cordialité. Il ne faut rien exagérer sans doute, il ne faudrait pas se hâter de donner à des paroles aimables une portée politique qu’un prince constitutionnel d’Angleterre ne donnerait pas à ses discours, surtout à des discours prononcés en pays étranger. L’héritier de la couronne d’Angleterre a parlé tout simplement en hôte charmé et séduisant de la France. Ce n’est pas moins un curieux phénomène propre à notre temps et propre aussi peut-être à cette situation générale que les événemens font à tout le monde.

Comme tout est changé en effet dans la vie des peuples ! Autrefois, à l’aurore de la révolution française, au début tourmenté et sanglant de la première république, tout était haine et fureur entre l’Angleterre et la France. Charles Fox avait de la peine à faire entendre dans la chambre des communes une parole de sympathie pour la révolution qui commençait et il ne pouvait réussir à désarmer la politique vengeresse de Pitt, dont le nom seul est resté pour des années un symbole de guerre, un objet d’animadversion populaire en France. A des époques bien plus récentes, les divisions, les antipathies, les défiances étaient loin d’avoir entièrement disparu, et le prince de Galles a pu dire l’autre jour sans embarras : « Il n’y a pas encore bien des années, il fut un temps où nous n’étions pas aussi amis que nous le sommes aujourd’hui. » C’était le temps où, pour un mariage en Espagne, pour un prédicant agitateur et oublié de quelque île de l’Océan, des ministres anglais déchaînaient les passions de leur pays contre nous, allaient presque jusqu’à la guerre, et où à Paris aussi on chantait volontiers dans les opéras que jamais en France l’Anglais ne régnerait. Tout cela ressemble désormais à des souvenirs de la guerre de cent ans ; les haines d’autrefois sont éteintes, et le fils de la reine Victoria l’a dit avec raison, avec une intelligente cordialité : « Ce temps-là est bien passé et oublié. La jalousie qui était la cause de cette ancienne animosité a disparu, j’en suis certain, pour toujours, et je demeure convaincu que l’entente cordiale qui existe entre ce pays et le nôtre n’est pas de celles qui changent. » C’est qu’en effet il n’y a plus entre les deux peuples que des intérêts communs, des raisons d’amitié, d’estime mutuelle et ce que nous appellerons une solidarité européenne. L’Angleterre et la France, avec des génies différens, représentent la même civilisation libérale, occidentale, et, si les Anglais n’en sont plus à s’apercevoir que les malheurs de notre pays n’ont point tourné à leur profit, les Français sentent assurément aujourd’hui que l’énergie avec laquelle le gouvernement britannique s’est réveillé est la suprême garantie des droits, de la sécurité, de l’équilibre de l’Europe.

Quant à la république, elle n’est plus évidemment comme autrefois un obstacle, elle reste, si on le veut bien, un gouvernement comme un autre, capable de comprendre ses devoirs et de les remplir. Le prince de Galles, à ce qu’il nous semble, ne s’en est senti gêné ni dans ses goûts, ni dans sa dignité d’héritier d’une des plus vieilles, d’une des plus belles couronnes de l’univers. Il est reçu comme il doit l’être, avec une courtoise et respectueuse déférence, par M. le président de la république, par M. le commissaire-général de l’exposition, par M. le ministre des affaires étrangères, et le premier gentleman de l’Angleterre ne croit nullement déroger en recherchant l’entretien des chefs de la majorité républicaine du parlement. Les autres princes qui ont assisté à l’inauguration de l’exposition sont reçus comme le fils de la reine Victoria, et ceux qui viendront trouveront le même accueil dans le gouvernement, dans la population. L’hospitalité parisienne ne sera peut-être pas pendant quelques mois et par certains côtés une hospitalité écossaise, elle sera dans tous les cas digne de la France aussi bien que de ceux qui voudront voir de près ce spectacle d’une exposition grandiose et d’un pays résolu à ne pas s’abandonner après des désastres inouïs. Assurément tout est nouveau dans cette grande expérience nationale ; tout doit être bien changé pour qu’un prince de Galles puisse venir en pleine république témoigner ses sentimens d’amitié pour la France dans une circonstance solennelle.

Oui, tout est changé, et si ces faits sont le signe parlant des transformations qui s’accomplissent dans les idées, dans les mœurs, ils sont aussi pleins d’enseignemens pour ceux qui se préoccupent d’acclimater sérieusement en France des institutions nouvelles, toujours difficiles à pratiquer. Les républicains réfléchis, sensés, n’ont qu’à regarder autour d’eux et à se demander ce qui peut le plus utilement servir la république. Est-ce de proférer sur le passage des princes étrangers des cris saugrenus, heureusement rares, de proposer pour un régime libéral et pacifique des hymnes de guerre civile, de coiffer quelque statue baroque de la république du bonnet phrygien, de prétendre tout refaire, tout remuer, tout ébranler, sous prétexte de tout marquer à l’effigie républicaine ? N’est-ce point au contraire de montrer aux princes de l’Europe une France hospitalière et polie, d’éviter tout ce qui peut réveiller de néfastes souvenirs ou provoquer des crises nouvelles, de mettre de la mesure et de la prudence même dans les réformes nécessaires, d’aider de son mieux le gouvernement à nouer, s’il le peut, des relations utiles, à conduire les affaires avec une modération prévoyante ? C’est là toute la question, c’est le nœud de la situation intérieure.

Que les partis poussent leurs victoires jusqu’au bout, qu’ils veuillent profiter de leurs avantages pour réaliser leurs idées, qui souvent ne sont que des chimères, pour satisfaire leurs passions et leurs ambitions, c’est assez l’usage, il est vrai ; c’est l’histoire de tous les temps, de presque toutes les situations. Nous le demandons cependant, au point d’existence incontestée où est arrivée la république constitutionnelle créée il y a trois ans, après l’échec éclatant des dernières tentatives de réaction, à quoi sert ce système de représailles, d’invalidations qu’on poursuit obstinément ? On a fini par se créer un embarras dont on ne sait plus comment se dégager, dont la chambre elle-même est visiblement agacée. Justes ou injustes, ces actes de parti ne se comprennent qu’au lendemain de la lutte et de la victoire ; quand la chaleur du combat s’est éteinte, ils n’apparaissent plus que comme de froides vengeances arbitrairement exercées. Il y a sept mois que le scrutin du 14 octobre 1877 a eu lieu, cinquante élections ont été déjà invalidées, on n’est pas arrivé au bout de cet inépuisable travail, et on ne l’aura probablement pas terminé avant la prorogation nouvelle qui commencera sans doute le mois prochain pour se prolonger jusqu’à la fin de l’automne. Il restera dans tous les cas un certain nombre d’élections mises pour ainsi dire sous le séquestre, en interdit jusqu’à une plus ample information. Voilà des collèges provisoirement sans députés, et ce serait une bien autre affaire si la commission d’enquête électorale avait réellement la pensée qu’on lui prête de coordonner une vaste instruction dont le dernier mot serait la mise en accusation du ministère du 16 mai. Ainsi plus d’une année après les événemens, peut-être l’année prochaine, on en viendrait 15, on ferait le procès des anciens ministres, — probablement dans une intention de paix ! C’est une fantaisie de représailles rétrospective qui n’a pu évidemment venir qu’à des esprits extrêmes, qui soulèverait les problèmes de la nature la plus délicate et qui aurait pour première conséquence de rouvrir presque fatalement une ère de conflits, d’agitations indéfinies. On ne voit pas que c’est tout ce qu’on pourrait faire de mieux pour démontrer que la république en est toujours à la période militante et troublée. Est-ce qu’il n’y a pas assez de questions sérieuses, faites pour occuper utilement les chambres ? Ces questions se pressent de toutes parts, dans toutes les sphères, et si on voulait les examiner pour elles-mêmes, sans les sacrifier aux préjugés de parti, elles suffiraient pour relever la vie parlementaire, pour la maintenir dans son éclat, pour lui assurer une autorité incontestée. On a là le budget de 1879 que M. Léon Say vient de présenter. On a des lois militaires dont quelques-unes sont même toujours urgentes ; on a des réformes sur l’enseignement, on a des lois sur les douanes, sur toute sorte d’intérêts positifs, pratiques, d’une importance décisive pour le développement de la fortune publique.

Que faut-il de plus ? Une des plus graves entre toutes ces questions, celle des chemins de fer, vient justement d’occuper le sénat pendant quelques jours. Ici du moins, si la politique n’a pas toujours été absente et ne pouvait l’être, la discussion a été instructive et forte. Elle a été soutenue, d’un côté par M. le ministre des travaux publics, que M. le ministre des finances a secondé un moment, d’un autre côté par M. Buffet, par M. Caillaux, par M. Bocher, qui est venu le dernier comme pour résumer la portée morale de cette épineuse affaire. Nulle diversion acrimonieuse et stérile ne s’est mêlée à ce débat, qui est resté jusqu’au bout précis, substantiel et courtois. On sentait que tout se passait entre des orateurs dignes de se mesurer. M. de Freycinet, en rencontrant des adversaires faits pour traiter sérieusement une question sérieuse, a trouvé pour lui-même une occasion nouvelle de montrer la lucide fermeté de son esprit, la netteté de sa parole, l’expérience de l’ingénieur, la confiance de l’homme résolu, et cette allure de sincérité, de franchise, qui séduit toujours une assemblée. Ce qu’il avait déjà été à la chambre des députés en répondant à M. Rouher, il l’a été dans le sénat en répondant à M. Buffet, à M. Caillaux, et maintenant il a cet avantage, qui est une forcé pour le gouvernement, d’être maître du terrain parlementaire, d’avoir la certitude qu’il rencontrera des contradictions, non des préventions, qu’il a dans tous les camps des sympathies. Du premier coup, il a pris son rang, moins par le succès définitif de sa loi que par la manière dont il a conquis le succès. Ce qui s’agitait réellement, on le sait. M. de Freycinet, comme M. Bocher le lui a dit sans esprit d’opposition, veut décorer et fortifier la république par des entreprises utiles, et c’est une très légitime ambition. Il a de grands projets qui ont été, il y a quelque temps, l’objet d’habiles rapports soumis au chef de l’état, et qui embrassent à la fois les chemins de fer, les ports, les voies de navigation. Il a commencé par les chemins de fer, par cette loi qui consacre le rachat d’un certain nombre de lignes secondaires, Charentes, Vendée, Orléans-Châlons, etc., l’incorporation de ces lignes dans le réseau d’intérêt général et l’exploitation provisoire par l’état. C’est là tout le projet d’aujourd’hui, et ce projet n’est lui-même que la préface, l’introduction du plan plus vaste que M. le ministre des travaux publics se propose d’exécuter.

A dire vrai, la nécessité de sauver quelques-unes de ces lignes secondaires en détresse, de les empêcher de périr par la faillite et l’abandon, de compléter les travaux laissés en suspens, cette nécessité n’a pas été mise en doute ; elle est reconnue depuis quelques années, et M. de Freycinet ne fait que recueillir l’héritage des ministres qui l’ont précédé. On a pu discuter sur les conditions, sur les opérations arbitrales, sur les prix, on n’a pas contesté le principe d’un rachat devenu inévitable, pas plus qu’on n’a eu l’idée d’élever une objection contre le développement nécessaire des voies ferrées françaises. Théoriquement tout cela est admis. La difficulté n’était pas là, elle était dans ce qu’on pourrait appeler la question du lendemain. Ces lignes, qui sont l’objet de la loi nouvelle, une fois rachetées et remises à l’exploitation provisoire de l’état, que se propose de faire M. le ministre des travaux publics ? Des négociations ont été déjà engagées, notamment avec la compagnie d’Orléans, pour la rétrocession d’une partie de ces lignes rachetées, elles n’ont pu réussir, elles ont été abandonnées. Si on les reprend avec la pensée de réaliser un désir, manifesté dans la chambre des députés, d’imposer d’autorité des modifications de tarifs, elles réussiront, bien moins encore vraisemblablement ; mais alors l’exploitation provisoire de l’état risque fort de devenir l’exploitation définitive. L’état entre dans une voie toute nouvelle à l’égard des chemins de fer ; les conflits de tarifs commencent avec les grandes compagnies, et de proche en proche, après les rachats partiels, c’est à un rachat général qu’on marche presque fatalement. Or ce rachat général, ce n’est pas seulement une dépense colossale, c’est le monopole déjà formidable de l’état s’étendant à tous les transports, s’accroissant de milliers de fonctionnaires nouveaux, de tous les ressorts d’une administration gigantesque. C’était là ce qu’on entrevoyait ; c’est le point délicat sur lequel ont porté les contestations les plus vives, et si M. le ministre des travaux publics a triomphé de toutes les hésitations, de craintes parfaitement légitimes, c’est qu’en déclinant les amendemens qui ont été présentés il a désavoué pour son propre compte toute idée d’une exploitation définitive de l’état, toute, préméditation de rachat général. Ce n’est pas seulement en son propre nom, c’est au nom du gouvernement tout entier qu’il a fait cette déclaration qui reste une garantie. Évidemment cette pensée, cette crainte a pesé jusqu’au bout sur la discussion du sénat, et en dehors même de cette difficulté pourtant si sérieuse, la question plus grave encore peut-être que toutes les autres est toujours celle des moyens d’exécution, des finances. On avait demandé, non sans raison, la jonction, l’examen simultané du rachat des chemins de fer et des mesures financières. De quelque façon qu’on s’arrange, qu’on examine les deux lois séparément ou simultanément, il faut toujours en revenir à la réalité inexorable, et la réalité c’est, en attendant mieux, un emprunt de 500 millions combiné de manière à être amorti en 75 ans ; c’est une annuité de 25 millions à inscrire dans ce budget de 1879 que M. Léon Say vient de présenter, qui est une œuvre faite avec soin, avec franchise, avec une entente ingénieuse de la situation du pays. Malheureusement, et M. Léon Say ne songe en aucune façon à le dissimuler, l’équilibre est précaire, laborieux, difficile à maintenir, et le moindre imprévu, éclatant tout à coup, peut l’altérer au détriment de tout ordre financier. La prévoyance de M. Thiers avait déposé dans le budget l’amortissement de la dette contractée avec la Banque de France pendant la guerre, et cet amortissement, qui touche à son terme, pouvait laisser une ressource disponible ; mais cette précieuse ressource est déjà plus qu’à demi absorbée d’avance par les dépenses qui se multiplient, et d’un autre côté on commence à demander de nouveaux dégrèvemens d’impôts pour l’année prochaine. On semble toujours vouloir résoudre ce problème de poursuivre des diminutions d’impôts et d’augmenter les dépenses ; aujourd’hui on inscrit une annuité de 25 millions de plus à côté d’une foule d’autres annuités dont M. le ministre des finances donne le fidèle détail et qui, en s’ajoutant sous des noms différens à la dette perpétuelle, finissent par constituer un ensemble d’intérêts assez formidable. C’est sur ce chiffre d’intérêts qu’il faudrait méditer avant de recourir à de nouveaux emprunts sous le coup de tous les genres d’imprévu qui peuvent mettre à l’épreuve la puissance économique et financière du pays.

Est-ce à dire qu’il n’y eût rien à faire et que les projets tout récemment soumis aux chambres ne soient qu’un programme chimérique, un acte de témérité aventureuse ? Non sans doute, M. de Freycinet n’a point cédé à l’esprit d’aventure et de chimère ; il a fait son devoir de ministre sérieux en cherchant à liquider la situation désastreuse de certains chemins de fer et à remettre en mouvement cette grande industrie, en proposant un ensemble de travaux utiles, en donnant, dès son avènement au pouvoir, un signal d’activité. Il n’a pas craint de paraître hardi, il a voulu montrer du premier coup la carrière à parcourir. Soit, la carrière est ouverte par la loi récemment votée ; mais il y a des mirages à dissiper, des écueils à éviter. Le mirage, c’est cette idée d’un rachat indéfini des chemins de fer et de l’exploitation par l’état qui séduit certains esprits absolus, qui entraînerait politiquement et économiquement le pays dans une voie sans issue, sur ce point, M. de Freycinet a donné des assurances qui ne seront pas oubliées ; il s’est engagé à ne pas faire de l’exploitation provisoire qui vient de lui être accordée « la plus définitive de nos institutions, » selon le mot spirituel de M. Buffet. L’écueil à éviter, c’est l’excès des engagemens financiers, l’entraînement des dépenses dans la voie où l’on fait le premier pas. Évidemment les meilleurs programmes d’entreprises publiques ne se réalisent pas à court terme. Ils dépendent de bien des circonstances, ils se lient à bien d’autres questions, et M. de Freycinet n’est pas seul dans le conseil. Il a auprès de lui son collègue de la guerre qui demande toujours beaucoup d’argent, son collègue de la marine qui redevient pressant, son collègue de l’instruction publique qui veut avoir des crédits pour les écoles ; il a dans son voisinage M. le ministre des affaires étrangères qui, lui aussi, pourrait bien dire son mot sans bruit, avec réserve, et il a enfin à ses côtés M. le ministre des finances qui, au milieu de tous, a son budget à défendre, l’intégrité des ressources nationales à sauvegarder. La meilleure politique est toujours celle qui essaie de concilier et de combiner tant d’intérêts divers.

Après tout, c’est là simplement ce que M. Bocher a voulu dire, lorsque, dans un discours d’une raison ferme et fine, il a cru devoir rappeler à M. de Freycinet, avec toute sorte de témoignages de sympathie, qu’il ne suffit pas de tracer de vastes programmes, de « faire grand, » qu’il vaut mieux procéder avec prudence, pour accomplir des choses durables sans s’exposer aux déceptions. M. le ministre des travaux publics le sait bien lui-même, et ici encore il a eu l’habileté de désarmer ou d’atténuer les inquiétudes en invoquant justement l’autorité de ses collègues et le contrôle des chambres, en montrant que l’exécution de ses projets dépend toujours du parlement qui peut proportionner ses votes aux nécessités nouvelles, aux ressources du moment. Chose bizarre pourtant, parce que M. Bocher a cru devoir mettre M. de Freycinet en garde contre le danger des exploitations de l’état et contre l’exagération des dépenses, parce qu’il a dit ce que le gouvernement ne conteste guère, ce que M. de Freycinet lui-même pense au fond, voilà M. Bocher transformé en ennemi de la république, en adversaire perfide des projets de M. le ministre des travaux publics. C’est un orléaniste qui vient sournoisement à la dernière heure pour essayer de dérober un succès à un ministre républicain, pour empêcher la république d’apparaître dans la splendeur de ses conceptions ! Ceux qui ont le moindre doute sur le rachat direct des chemins de fer, sur l’extension des monopoles administratif sur l’utilité des emprunts à l’heure qu’il est, veulent tout simplement entraver l’émancipation financière et économique de l’état, mettre en-échec la chambre des députés, — qui seule évidemment a le droit de tout décider et de tout trancher. M. le ministre des travaux publics s’accommoderait peut-être souvent de se sentir préservé d’aussi dangereux défenseurs. Franchement il y a des républicains d’un ordre particulier qui semblent avoir toujours peur de laisser venir trop d’alliés à la république et de n’avoir pas une église assez fermée, qui ne reconnaissent que leur propre, compétence et leur propre infaillibilité. Tout ce qui a été décidé dans leurs conciliabules est sacré, et hors de là il n’y a point de salut ! Depuis que les républicains ont la majorité dans la chambre des députés, il n’est plus permis de les contredire sans passer pour un ennemi de l’état. Eux seuls sont des hommes de gouvernement, de grands politiques, de grands administrateurs, de grands financiers, — et malheureusement ils le prouvent quelquefois d’une singulière façon, en ouvrant toute sorte de perspectives de crises nouvelles, en créant une petite agitation permanente autour des questions les plus délicates.

Que disait donc M. Gambetta hier encore en ouvrant la nouvelle commission du budget de 1879 dont il est le président ? Il parlait d’une « république tranquille, légale, forte, laborieuse et pacifique. » Voilà certes une définition rassurante. Eh bien ! qu’on organise donc cette république régulière, libéralement conservatrice, les esprits désintéressés n’en demandent pas davantage ; mais le meilleur moyen d’organiser, d’affermir, d’accréditer cette république sérieuse, ce n’est point à coup sûr de traiter légèrement les finances de l’état, de jouer avec les dégrèvemens ou les emprunts, et ce serait encore moins de livrer à des discussions imprudentes, souvent irritantes, toujours dissolvantes, tout ce qui touche à l’armée, aux institutions et aux mœurs militaires. On cède à des préjugés de parti, on ne s’aperçoit pas que depuis quelque temps particulièrement on crée à M. le ministre de la guerre une situation impossible. Tantôt c’est à propos de quelques officiers de l’armée territoriale qui ont été révoqués, — qui ne peuvent manifestement l’avoir été que parce qu’ils sont républicains ! — et on menace le gouvernement d’une interpellation dans les chambres. Tantôt c’est la gendarmerie qu’on met sur la sellette, qu’on veut rendre au régime civil, à M. le ministre de l’intérieur, qui n’en eut jamais la direction. Un autre jour c’est un officier qui a eu le malheur, — car c’est toujours un malheur pour un officier, — de se placer dans une position d’indiscipline, sous prétexte qu’il y avait des bruits de coups d’état dans l’air, qui a été frappé, — et aussitôt voilà une pétition pour demander par voie parlementaire la réintégration de cet officier. Une commission se forme dans la chambre pour examiner ce qu’il y a de plus délicat au monde, les conditions de la discipline, de l’obéissance militaire, et si M. le ministre de la guerre refuse de comparaître, il est vertement tancé. Tout cela est-il sérieux ? On ne voit pas qu’avec ces procédés on n’arrive qu’à un double résultat : d’un côté on affaiblit l’autorité du ministre de la guerre, d’un autre côté on discrédite un contrôle parlementaire qui devrait rester entier, qui serait d’autant plus efficace qu’il resterait dans sa sphère, dans son domaine. On agite tout et on ébranle tout sans profit possible.

Ce n’est jamais le moment de poursuivre ces œuvres de dissolution ; l’heure dans tous les cas serait moins favorable que jamais aujourd’hui, lorsque toutes les conditions de l’équilibre public sont en jeu, lorsque l’Europe en est à se demander si elle restera en paix ou si elle se réveillera dans les conflagrations de la guerre. Tout dépend de la mission que l’ambassadeur du tsar à Londres, le comte Schouvalof, remplit en ce moment à Saint-Pétersbourg. Que résultera-t-il de cette dernière tentative ? Voilà la question qui se pose pour tout le monde, pour la France comme pour les autres états. Sans doute la France est neutre, et M. le ministre des affaires étrangères a été appelé l’autre jour par une interpellation à définir avec netteté le caractère de cette neutralité, les intentions pacifiques de notre gouvernement, comme aussi les principes de droit public qu’il reconnaît, par lesquels il se croit lié. M. Waddington a précisé cette situation avec une parfaite et prévoyante, justesse. Oui, la France est neutre et veut rester neutre ; elle le sera avec d’autant plus d’honneur, elle jouera d’autant mieux son rôle pacifique qu’elle pourra s’appuyer sur une armée toujours puissante, soigneusement tenue en dehors des fluctuations des partis. M. le ministre des affaires étrangères n’est point sûrement d’un autre avis.

Au milieu des agitations du monde, au milieu des préoccupations extérieures et intérieures qui créent aux peuples, à la France comme aux autres pays, une vie laborieuse, les œuvres modestes, peu bruyantes, toutes pratiques ne sont pas les moins efficaces et les moins méritoires. Ce n’est pas pour l’ostentation et le bruit que s’est fondée, à la suite de la cruelle paix de 1871, la société de protection des Alsaciens-Lorrains. Eût-elle voulu se donner un rôle public, elle ne l’aurait pas pu, elle serait devenue bientôt un embarras, et elle aurait péri pour avoir voulu l’impossible dans des circonstances fatalement définies. Elle s’est formée tout simplement sous une inspiration d’humanité pour panser une des plaies de la désastreuse guerre ; elle est née d’un sentiment attendri de solidarité à l’égard des provinces brusquement détachées du giron national par la fortune des armes ; elle a été conçue pour secourir des compatriotes de la veille, les « Alsaciens-Lorrains demeurés Français, » les uns expatriés volontaires, les autres contraints par les nouveaux maîtres de quitter le foyer natal, tous rendant à la France ce dernier et filial hommage de venir lui demander asile. La première condition d’existence pour elle était de ne pas se mêler de politique ; son premier soin devait être de ne pas distinguer entre les déshérités qui s’adressaient à elle, de ne leur demander ni quelles étaient leurs opinions, ni quelles étaient leurs croyances et leur religion. C’est l’article fondamental des statuts : la société « reste étrangère à toute tendance politique et à toute distinction confessionnelle. » À ce prix seulement, elle pouvait vivre, et elle a vécu sous l’active et habile impulsion de M. le comte d’Haussonville, qui la préside, qui l’anime de son dévoûment, qui, il y a quelques jours encore, rendait compte pour la sixième fois à l’assemblée annuelle des fondateurs de tout ce qu’elle a fait. C’est une œuvre aussi touchante que sérieuse.

Ce que la société de protection des Alsaciens-Lorrains a fait réellement, ce qu’elle fait chaque jour est digne de respect et même considérable. Depuis qu’elle existe, elle a recueilli plus de 3 millions dont elle dépense la plus grande partie au profit de milliers de familles, aidant de toute manière ceux qui cherchent du travail, secourant les vieillards et les femmes, assurant l’éducation aux enfans. Pour l’éducation seulement, bourses et subventions, elle n’a pas dépensé moins 152,000 francs. Elle a surtout concentré ses efforts dans deux fondations durables. Au Vésinet, elle a créé pour les jeunes filles des provinces séparées un orphelinat qui est déjà ouvert, qui a son aménagement complet, et en Algérie elle a créé plusieurs villages dont l’un porte justement le nom d’Haussonviller. Elle a formé des centres de population qui comptent chacun près de 100 maisons, elle a donné aux provinces algériennes 6,000 colons, elle a dépensé sur la terre d’Afrique 750,000 francs ! Et la société protectrice des Alsaciens-Lorrains a voulu, elle aussi, figurer à l’exposition universelle. Elle a sa place au Trocadéro par les spécimens de ses maisons africaines et par les plans de ses villages. Elle ne demande pas mieux que de continuer ses bonnes et utiles actions ; pour elle, M. le comte d’Haussonville ne craint pas de se faire solliciteur. Voilà par exemple une société d’un genre particulier qui ne promet pas de dividendes ! Elle n’offre que la généreuse satisfaction de concourir à une œuvre de piété patriotique et humaine. Les souscripteurs qui courent le monde ne trouvent pas partout un aussi beau dividende, et la commission du budget elle-même ne place pas toujours aussi bien l’argent de la France !

CH. DE MAZADE.


LE ROMAN D’APOLLONIUS DE TYR.

La Bibliothèque nationale possède, entre autres richesses intellectuelles, un vélin qui, tout en datant du XIVe siècle pour l’écriture, n’en est pas moins la version d’un roman beaucoup plus ancien, et composé dans une autre langue que celle de cette traduction. Or cette autre langue, c’est la langue grecque ; on peut le prouver non-seulement par l’étude du texte latin, mais encore en considérant les mœurs des personnages, leurs noms et les lieux qui furent le théâtre des événemens. Ainsi, au point de vue de la langue et du style, le manuscrit présente, à l’appui de notre assertion, des argumens et des faits de trois ordres : d’abord une foule de locutions insolites en latin, et qui cependant sont moins des solécismes que l’exacte reproduction d’autant de tournures grecques correspondantes ; ensuite bon nombre de termes détournés de leur sens habituel et qui n’ont retenu du latin qu’un perfide extérieur ; enfin plusieurs mots absens de tous les vocabulaires, et qui se trouvent être littéralement du grec transporté dans le latin. Sous le rapport historique et littéraire, les mœurs dont le roman d’Apollonius de Tyr nous offre la peinture sont incontestablement grecques, témoin le Gymnase, le Pornion, les fêtes de Posidon, le temple d’Artémis, et le reste. Le héros s’appelle Apollonius : c’est qu’il est doué d’une sagacité qui tient de la divination, et dont il fit usage pour résoudre les énigmes du roi Antiochus. Le médecin qui, précurseur d’André Vésale, réveille à la vie l’épouse d’Apollonius, se nomme Céramonte, c’est-à-dire qui combat et repousse la mort. Le roi de Mitylène, qui, sur le marché où des pirates ont mis en vente la fille d’Apollonius, persiste à se faire enchérisseur contre le marchand Lénonius, c’est Antinagoras. Enfin les époux à qui Tarsia est confiée par son père sont l’un Strongulio ou Grossier, et l’autre Dionysias ou Adonnée-au-vin.

Le lieu de la scène est tour à tour Antioche, Tyr, Tarse, Mitylène et Éphèse. Notre manuscrit du XIVe siècle, je me trompe, la version latine du roman grec écrit au commencement du Ve, est l’œuvre d’un chrétien, témoin l’ange qui vient annoncer la mort d’Antiochus ; témoin aussi la prière adressée au Seigneur (J.-C.), et l’adjuration du vrai Dieu, du Dieu vivant (per Deum verum, per Deum vivum). De plus, ce chrétien était un moine ; il se trahit en maint endroit par cette formule de salutation : ô mon révérend, mon très révérend ! Son latin, qu’il ne faut pas confondre avec le latin moderne, accuse les premières années du Ve siècle, et se ressent inévitablement de la chute de l’empire romain d’Occident.

Avant le Ve siècle, on chercherait en vain une version quelconque du roman grec d’Apollonius de Tyr ; mais plus tard la poésie et la prose semblent rivaliser à qui interprétera le mieux un digne émule d’Héliodore et de Longus. Il convient de placer en première ligne, pour la date du moins. Une traduction qui fut faite en vers politiques grecs, et qui serait tout entière perdue sans retour, puisqu’on ne sait rien de l’auteur, pas même son nom, ni l’époque de sa vie, si Ducange n’en avait recueilli de rares débris, quelques mots aujourd’hui épars çà et là, dans son grand répertoire de la grécité du moyen âge. Au XIIe siècle, alors que les vers politiques, dont Ducange ne prit connaissance qu’au XVIIe pouvaient bien se conserver dans plus d’un cloître, un moine, Godefroy de Viterbe, mit en vers latins, je ne dirai pas le roman d’Apollonius de Tyr, mais les vers politiques du premier traducteur poétique, dont on chercherait en vain le nom. Au XIVe siècle, l’Anglais Gower redonna les hexamètres de Godefroy de Viterbe, sous la forme d’un nouveau poème intitulé : Confessio Amantis. Et deux cents ans plus tard, ô destinée des livres ! Shakspeare, le grand Shakspeare, taillait son drame de Périclès dans les Confessions ou Mémoires d’un amant ; car ceux qui, sur un doute élevé par Schlegel, mais combattu victorieusement par Dryden, voudraient retrancher cette pièce du théâtre du poète, n’ont pas pris garde que la tragédie des amans de Vérone vient peut-être d’une source semblable, d’un roman grec aussi, les Éphésiennes de Xénophon, et que Roméo et Juliette ont remplacé Habrocomos et Anthia, comme Périclès a été substitué à notre Apollonius. Mais dans Gower, Godefroy de Viterbe et l’auteur anonyme des vers politiques je ne vois qu’une paraphrase multiple, plus ou moins variée, c’est-à-dire plus ou moins infidèle de la prose grecque, et c’est à la prose seule qu’il appartient, qu’il est toujours facile de calquer la prose. Voilà donc pourquoi un si grand intérêt, un si haut prix s’attache à notre manuscrit de la Bibliothèque nationale, manuscrit conçu par l’esprit d’un cénobite au Ve siècle, et tracé de la main d’un cénobite au XIVe. Cependant, vers la fin du XVIe siècle, en 1595, à Augsbourg, en Bavière, Welser publia en prose latine le roman d’Apollonius de Tyr, sous ce titre : Narratio eorum quæ contigerunt Apollonio Tyrio.

Si quelque chose pouvait rehausser encore la valeur de notre manuscrit et faire mieux comprendre l’utilité de l’édition véritablement princeps qui a paru en 1856, par mes soins, dans le volume des Romanciers grecs de la collection Didot, ce serait certes de lire le livre imprimé à Augsbourg et de le collationner avec le manuscrit de Paris. Aussi bien Welser a beau déclarer qu’il met au jour Apollonius sur la foi des plus anciens manuscrits, ex membranis vetustissimis, soit qu’il ait retranché ou ajouté de sa grâce, toutes les altérations qu’il introduit défigurent Apollonius et le rendent méconnaissable. Et pourtant, du vivant même de Welser, le monastère de Saint-Uldaric et de Sainte-Afra à Augsbourg offrait de grandes ressources pour l’intelligence comme pour la transcription des anciens monumens littéraires. Et puis dans le même temps la bibliothèque de Constantinople possédait encore, parmi les livres de Manuel Eugénius, un exemplaire grec de l’histoire d’Apollonius, — personnage très éclairé et très courageux qui a lui-même écrit ses aventures, — sans compter que le même ouvrage était aussi inscrit au catalogue de la Bibliothèque impériale de Vienne.

Au résumé, Apollonius doit désormais prendre rang entre Héliodore et Longus ; s’il n’a pas été évêque comme le premier, ni traduit par un évêque comme tous les deux, du moins son œuvre est gracieuse autant que chaste, ingénieuse autant que judicieuse. De même que Daphnis et Chloé nous ont valu Paul et Virginie, je veux oublier Annette et Lubin de Marmontel, ainsi on dirait qu’Apollonius et Archistratis sont les ancêtres directs d’Héloïse et d’Abélard, de Julie et de Saint-Preux. Nous ne savons jusqu’ici de Longus que son nom et son ouvrage ; à l’avenir, nous saurons d’Apollonius son nom, son ouvrage, sa patrie, et qu’il vivait vers le commencement du Ve siècle de notre ère.

Plus heureux qu’Aristide, dont les romans furent traduits en latin par Sisenna, Apollonius a été interprété tour à tour en prose latine, en vers grecs, en vers latins et en vers anglais. À la différence de tant d’autres productions du même genre, celle-ci est excellemment morale et religieuse : elle est d’un bout à l’autre un saisissant et dramatique enseignement de la Providence et de la justice de Dieu. Aussi l’auteur, qui avait lui-même tracé de sa main deux exemplaires du récit de sa vie, put-il, sans profanation ni sacrilège, en déposer un dans le temple d’Éphèse.

Le héros et tout à la fois l’auteur de notre roman réunit dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines, la félicité sans mesure ainsi que les misères. Sa pénétration d’esprit et surtout l’aide de Dieu relèvent au comble des grandeurs et de la prospérité, d’où il tombe ensuite, sans s’y abîmer ni s’avilir, dans l’abaissement et l’infortune. — Apollonius épouse une princesse qui le choisit entre tous pour les dons de son esprit et de son cœur ; puis il s’embarque avec elle pour aller recueillir l’héritage d’une couronne. Pendant la traversée, Archistratis accouche, elle tombe en léthargie ; on la croit morte, on l’ensevelit et l’on jette à la mer son cercueil, que la vague déposera dans un instant sur la côte de Mitylène. Mais Apollonius confie Tarsia, l’enfant qui vient de naître, aux soins de Dionysias, chez qui elle restera jusqu’à l’âge de quatorze ans. Déjà la bière échouée sur le rivage attire les regards du médecin Céramonte ; il approche, fait ouvrir le coffre et s’aperçoit bientôt que la femme qu’il renferme n’a pas encore rendu le dernier souffle. Il réveille soudain un reste de vie, et celle qu’on tenait pour morte se réfugie à l’ombre de l’autel, dans le sanctuaire de la chaste Artémis. Cependant Tarsia grandissait dans la maison de Dionysias, qui avait elle-même une fille moins favorisée du côté des dons de la nature et jalouse pour cela de l’esprit et de la beauté de sa compagne. La mort de Tarsia est donc résolue par la mère de Philothémie ; mais au moment où la jeune fille allait périr sous le fer de Théophile, des pirates accourent, l’enlèvent et l’exposent en vente sur le marché de la ville voisine. Lénonius, un marchand d’esclaves, et le roi de la contrée, Antinagoras, se la disputent, et le sort des enchères l’adjuge au premier, qui la livre au Pornion. Cependant la : jeune fille restera pure au milieu de la corruption ; elle saura demeurer intacte, pareille à la rose des buissons que pas une main ne cueille et que protégent ses épines. Tout à coup un nouveau naufrage jette Apollonius sur la côte de Mitylène ; il est en proie au chagrin ; il a fait serment de ne plus couper sa barbe ni ses cheveux. Sa femme, il la croit morte, et pourtant elle vit à Éphèse, elle y est prêtresse de Diane ; sa fille, il la croit morte et pourtant elle vit dans la même ville que lui, à Mitylène, où elle refuse obstinément de sacrifier à Vénus. Enfin, vaincu par les instances de ses amis et par les réjouissances publiques des fêtes de Neptune, il se laisse conduire et va prêter l’oreille aux chants d’une jeune fille dont les paroles sont des énigmes. Apollonius devine, comprend et s’écrie : « C’est mon sang, c’est Tarsia, c’est ma fille ! » Et tous deux ils partent pour Éphèse, où Diane conservait à Apollonius sa femme, et sa mère à Tarsia.

C’est au chapitre xxxv des Aventures d’Apollonius que se peuvent lire en latin les énigmes proposées par Tarsia à la sagacité ou plutôt à la tendresse de son père ; il les résout sur-le-champ, et elles lui servent à reconnaître son enfant, qu’il croyait morte depuis longtemps. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de trouver ici le mot et la version française de ces quatorze énigmes :

Je marche dans la fange, et ma tunique pure
Sans ternir son éclat traverse la souillure :
Telle au sein d’un buisson, épineux bouclier,
Échappe à tous les doigts la fleur de l’églantier.
De toutes la plus noble, unique enfant d’un roi,
Mes yeux seraient sans pleurs et mon cœur sans effroi,
Si par un chemin sûr j’arrivais à connaître
De quels parens le ciel voulut me faire naître.
Un jour, ô doux espoir ! ce secret dévoilé
Comblera de bonheur mon esprit consolé.
Mais, toi, sèche tes pleurs et dissipe ta peine ;
Adresse au firmament une face sereine,
Et relève vers Dieu tes pensers abattus :
Celui qui nous créa, par des soins assidus
Nous garde et nous conduit ; il a vu tes alarmes,
Et ce n’est pas en vain que tu versas des larmes.
(Une enfant née à Tarse, ou Tarsia.)

Sur terre est un séjour où l’écho rebondit,
Le séjour à grand bruit lui-même retentit ;
Mais l’hôte en est muet ; pourtant avec vitesse
Et l’hôte et la maison s’acheminent sans cesse.
(La mer.)

De la rive profonde ami fidèle et tendre,
Je chante les neuf sœurs ; et je leur fais entendre

D’harmonieux accords, quand, gorgé de liqueur,
Mon bec est tout noirci de l’humide couleur.

(Le roseau taillé en plume.)


Que d’un corps, sous ses doigts, le maître me revête,
De la langue je suis le visible interprète.

(Le caractère, alphabétique.)


D’une belle forêt enfant rapide et long,
Je m’avance entouré d’un cortége profond ;
Sur cent chemins je cours, je glisse, je voltige,
Et jamais de mes pas n’y laisse aucun vestige.

(Le vaisseau.)


Partout, d’un bout à l’autre, avec art introduit,
Un feu va serpentant et jamais il ne nuit ;
 Au centre, la chaleur ne cause nulle crainte :
Car les hôtes sont nus, à l’égal de l’enceinte.

(Thermes, ou bains chauds.)

Apollonius, qui a deviné, répond à sa fille par les énigmes qui vont suivre :

Si, déposant mon deuil, j’accomplissais tes vœux,
Je pourrais sans péril descendre dans les feux.

(Thermes, ou bains chauds.)


J’ai sur un fer unique une pointe jumelle ;
Je tiens tête à l’orage, au flot qui s’amoncelle
Sondant le gouffre amer, de ma tenace dent
J’entame aussi le sein du solide élément.

(Ancre de navire.)


Ne suis lourde par moi, mais je porte un poids d’eau ;
Mes viscères gonflés font un vaste caveau ;
Une goutte est au fond, et dès qu’elle se brise,
Je m’affaisse, je meurs au souffle de la brise.

(Bulle de savon.)


Mon crâne est dégarni, pourtant j’ai des cheveux ;
Au dedans j’ai des crins que je dérobe aux yeux
Dans les plaines de l’air une main exercée
M’envoie, et je reviens, prestement relancée,

(Balle à jouer.)


Sans jamais faire un choix, j’accepte tout visage ;
C’est que rayonne en moi, d’un éclat sans partage,
Un éclair qui ne peut recevoir d’autres traits
Que ceux qui devant lui se sont déjà montrés.

(Miroir.)


Quatre jumelles sœurs qu’assemble un même sort,
Que joint un nœud secret, à l’envi font effort,
Courent à qui mieux mieux, et, luttant de vitesse,
Sans s’atteindre jamais se poursuivent sans cesse.

(Roues de quadrige.)


C’est par nous qu’on s’élève ; abaissant les hauts lieux,
Ne formant qu’un seul tout, nous guidons vers les cieux
Des frères qui rangés en un même assemblage
Se suivent pas à pas et d’étage en étage.

(Montans d’escaliers.)


C’est par nous que l’on peut, pour atteindre le faîte,
Dans les airs, sans péril, abandonner sa tête.

(Degrés d’une échelle.)

Si dans tous les événemens de la vie d’Apollonius se montre la providence de Dieu, sa justice éclate dans la mort violente d’Antiochus et de sa fille, dont la foudre désunit et brise les incestueux embrassemens ; elle apparaît encore dans le supplice de Lénonius brûlé vif et de Dionysias lapidée par le peuple avec son mari. En revanche, on aime à voir le pauvre pêcheur Hellanicus, qui avait couvert d’une part de son manteau la nudité d’Apollonius naufragé, recevoir une magnifique récompense des mains du reconnaissant monarque d’Antioche, de Tyr et de Cyrène.

Au point de vue de l’histoire des mœurs, on recueillera du roman d’Apollonius de précieuses notions : il suffit de citer ce qui concerne l’usage du passeport, l’usage de revêtir, à l’exemple d’Arion, un costume particulier pour représenter, en s’accompagnant d’un instrument, un personnage tour à tour tragique ou comique, la coutume d’attacher en croix les esclaves et de leur rompre les jambes, enfin l’obligation où étaient les époux d’apporter une dot à leurs fiancées.

Pour le redire, en finissant, j’estime que la perte irréparable de l’œuvre originale d’Apollonius, et même celle de la version en vers politiques, à part les quelques mots conservés par Ducange, ayant fait de notre manuscrit de Paris, tracé en latin au XIVe siècle et composé au Ve, le monument désormais le plus ancien et le plus digne de foi, il y aura sans doute quelque utilité à éditer, après l’avoir traduit dans le dialecte de Jacques Amyot et de Paul-Louis Courier, un roman dont il n’avait encore été donné à l’Europe lettrée qu’une rédaction fort inexacte en prose latine, avec une triple paraphrase en vers anglais, latins et grecs.

J. LAPAUME.

LA CHARITÉ À NAPLES.
Storia della carità napoletana, per Teresa Filangieri Ravaschieri Fieschi. Napoli, 1877.

Le second volume de l’Histoire de la charité napolitaine que fait paraître la duchesse Ravaschieri Fieschi n’est pas moins intéressant que le premier, dont j’ai déjà entretenu les lecteurs de la Revue[1]. L’auteur est demeuré fidèle au plan d’écrire autant de monographies distinctes qu’il existe à Naples d’institutions charitables. C’est ainsi que ce nouveau volume est consacré tout entier à deux établissemens : l’hospice de Saint-Pierre et Saint-Janvier hors les murs, et le Pieux-Mont-de-la-Miséricorde. Ce plan, dont le caractère complexe des établissemens napolitains ne permettait peut-être pas à la duchesse Ravaschieri de se départir, présente pour le lecteur français l’inconvénient de ne pas lui permettre d’établir entre l’organisation et les ressources de l’assistance charitable à Naples et à Paris une comparaison instructive. Mais peut-être donne-t-il à l’ouvrage lui-même un intérêt plus général en lui conservant son caractère historique et en nous faisant pénétrer au cœur de la vie morale et religieuse de l’Italie méridionale dans le passé et dans le présent. Ainsi que l’écrit la duchesse Ravaschieri avec une tristesse éloquente, « l’histoire des peuples est presque toujours une histoire de douleur ; mais ces douleurs, lorsqu’elles émeuvent la charité, peuvent changer le mal en bien et féconder dans l’âme des hommes ces vertus civiques qui font l’honneur d’une nation. » C’est en effet des douleurs du peuple napolitain que sont nés presque tous les établissemens charitables qui honorent aujourd’hui son sol, et en particulier cet hospice de Saint-Pierre et Saint-Janvier, dont la duchesse Ravaschieri ouvre l’histoire par un récit sobre et touchant de la mort de saint Janvier et de sa mère, qui rendit le dernier soupir à genoux, en prière, après avoir embrassé son fils partant pour le martyre. L’hospice de Saint-Pierre et Saint-Janvier ne remonte cependant point à une aussi ancienne origine. Il fut fondé en suite de la terrible peste de 1656, qui créa à Naples une telle misère qu’il fut nécessaire de prendre des mesures pour donner un abri aux nombreux mendians. Transformée, agrandie, l’œuvre se divise aujourd’hui en trois branches : un refuge pour les femmes, un asile pour les orphelins et un hospice pour les vieillards. C’est en effet, un usage de la charité napolitaine d’abriter sous un même toit les misères les plus diverses, et l’on n’y paraît pas redouter la contagion morale et matérielle que ces misères agglomérées peuvent se transmettre de l’une à l’autre. L’hospice de Saint-Pierre et Saint-Janvier ne paraît pas au bout des modifications qu’il devra subir, car la nouvelle législation italienne sur les établissemens hospitaliers lui a imposé d’introduire certains changemens dans ses statuts en même temps que la lente transformation des mœurs le met aux prises avec des difficultés nouvelles. Entrons ici dans quelques détails : c’est le seul moyen de saisir sur le vif certains traits de la charité et des mœurs napolitaines.

L’hospice de Saint-Pierre et Saint-Janvier comprenait, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, un asile pour les orphelins et orphelines, appelé Conservatoire. Aux orphelines qui avaient été reçues en bas âge dans cet asile s’ouvrait, suivant la vocation qu’on croyait reconnaître en elles, une destinée bien différente. Les unes, et c’étaient celles qui, dans le Conservatoire, avaient donné par leur conduite le plus de sujets de satisfaction, entraient de dix à quatorze ans dans une sorte de pensionnat à la tête duquel était une abbesse, et, lorsqu’elles persévéraient dans leur bonne conduite, elles étaient admises, aussitôt que leur âge le permettait, à prendre le voile sous le nom d’oblates. À partir de leur prise d’habit, elles menaient aux frais du couvent une vie de pieuse oisiveté, pourvues d’une petite pension qui suffisait à peine à les préserver de la faim. Quant aux autres, à celles qui inspiraient le moins de confiance, on se bornait à les instruire dans d’humbles travaux ; mais elles avaient l’espérance de trouver à se marier, grâce à l’appât d’une dot de 50 ducats que l’hospice fournissait chaque année à deux d’entre elles. Lors de leur mariage, les jeunes filles du Conservatoire n’étaient pas obligées de quitter l’établissement et pouvaient même conserver auprès d’elles leurs enfans jusqu’à l’âge de huit ans. Passé cet âge, elles devaient les placer en apprentissage ou les faire admettre au petit séminaire qui dépend également de l’œuvre. Les femmes mariées qui continuaient à demeurer dans l’établissement étaient libres de sortir, mais seulement accompagnées de leur mari.

La nouvelle législation italienne est venue bouleverser cet état de choses plutôt singulier, en mettant fin, par une mesure assez arbitraire, il faut en convenir, au recrutement des oblates. Aujourd’hui les jeunes filles admises au couvent doivent en sortir à vingt-cinq ans. Mais en même temps une sage réforme intérieure a introduit dans leur enseignement l’apprentissage de métiers utiles. Celles qui n’ont pas de famille trouveront à leur sortie l’appui et la surveillance d’une œuvre de patronage à laquelle la duchesse Ravaschieri s’est vouée avec une ardeur qui ne saurait manquer d’aboutir au succès, et je ne crois pas qu’au point de vue de la charité bien entendue, l’œuvre de Saint-Pierre et Saint-janvier ait perdu à voir ses statuts remaniés par la main un peu rude du gouvernement italien.

Plus particulière et plus différente encore de toutes les organisations charitables que nous connaissons est celle du Pieux-Mont-de-la-Miséricorde, dont l’origine, si elle n’était historique, paraîtrait tenir un peu de la légende. Un vendredi du mois d’août 1601, sept jeunes gentilshommes qui appartenaient aux premières familles de Naples, ayant été empêchés par le mauvais temps de se rendre à une partie de plaisir projetée à Pausilippe, eurent l’idée de consacrer au soulagement des malades de l’hôpital de Sainte-Marie-du-Peuple les 33 carlins qu’ils avaient réunis pour leur expédition joyeuse. De là à se réunir le vendredi de chaque semaine pour visiter les malades de ce même hôpital, il n’y eut qu’un pas, et ces jeunes gens, réunissant leurs ressources et leurs efforts, fondèrent bientôt une association puissante qui est arrivée avec le temps à posséder une église magnifiquement ornée, un établissement de bains à Ischia qui existe encore aujourd’hui et où les pauvres sont traités gratuitement, un asile dit « de l’Ange gardien, » consacré aux prisonniers malades, un grand nombre de lits dans les hôpitaux, et des bourses dans plusieurs colléges. L’œuvre conserva longtemps la forme et l’organisation que lui avaient données ses premiers fondateurs. Elle était administrée par sept députés que nommaient les souscripteurs de l’œuvre, et dont chacun s’adonnait à l’une des sept œuvres de miséricorde : le soin des malades, l’ensevelissement des morts, l’assistance aux prisonniers, le rachat des captifs, la visite des pauvres honteux, le secours aux pèlerins, enfin l’administration des biens de l’œuvre.

La forte organisation du Pieux-Mont-de-la-Miséricorde, qui disposait de ressources considérables, ne put cependant échapper au despotisme jaloux de Ferdinand VII. En 1843, un rescrit royal enlevait, malgré leurs protestations, aux sept députés élus la direction de l’œuvre pour la donner à un superintendant nommé par le roi. Ce rescrit ne fut jamais accepté par les souscripteurs, et, lors de l’annexion du royaume de Naples à la monarchie piémontaise, le retour aux anciens statuts fut réclamé par eux avec instance. Ce n’est que tout récemment qu’ils ont obtenu gain de cause, et que le gouvernement italien a donné son approbation à un statut nouveau rendant à l’œuvre ses anciennes franchises, et introduisant dans les sept œuvres de miséricorde quelques modifications rendues nécessaires par la disparition des captifs à racheter et des pèlerins à recevoir.

Disons à ce propos qu’il est regrettable que la duchesse Ravaschieri ne s’exprime pas avec plus de liberté sur la situation bonne ou mauvaise que les nouvelles lois religieuses ont faite en Italie aux établissemens charitables. Catholique ardente et patriote sincère, partagée, combattue peut-être entre ces deux tendances, elle aurait pu, mieux que tout autre, nous donner sur ces questions si rarement examinées de sang-froid l’avis d’un esprit ferme et sagace. Autant qu’on peut en conclure des renseignemens qu’elle nous fournit sans y insister, on est amené à penser que le gouvernement italien s’est cru trop souvent en droit de prescrire des mesures arbitraires et parfois assez brutales, mais qu’à tout prendre il a fait plus de bien que de mal aux œuvres charitables, soit en y introduisant d’utiles modifications, soit en écartant de la vie religieuse des jeunes filles, qui y étaient poussées bien moins par une vocation sincère que par indolence ou par difficulté de gagner autrement leur vie, soit en contraignant celles qui restent au couvent à sortir d’une contemplation plus paresseuse que mystique, et à s’adonner à des œuvres utiles. Ce qui montre, soit dit en passant, que, si en matière d’organisation charitable la plus grande, somme de bien se fait par la liberté, il peut se faire aussi quelque bien par les moyens les moins libéraux, même sous les gouvernemens qui se targuent le plus de libéralisme.

En parcourant ce livre, qui nous apporte des détails si peu connus sur les mœurs charitables d’un pays cependant si voisin du nôtre, je me demandais pourquoi un effort ne serait pas fait pour rendre plus complètes ces informations internationales. Nous avons eu ces dernières années un congrès de géographie, un congrès de statistique, un congrès pénitentiaire. Pourquoi n’aurions-nous pas quelque jour un congrès de la charité où les différens gouvernemens se feraient représenter par les fonctionnaires qui ont charge de l’assistance publique et auquel seraient appelés à prendre part tous ceux qui, par leurs études, leur profession, leur expérience, sont versés dans ces matières ? Si les femmes étaient admises à ce congrès (et il faudrait bien se garder de les exclure), si la duchesse Ravaschieri consentait à venir s’asseoir sur ses bancs, elle y apporterait des renseignemens aussi intéressans que ceux qu’elle recueillerait elle-même, et je serais étonné si elle ne conservait pas dans sa parole quelque chose de l’éloquence émue qui anime plus d’une page de son livre. Je ne sais si cette idée paraîtra susceptible d’une exécution pratique ; mais, à défaut de congrès, souhaitons de voir se multiplier des publications comme celles de la duchesse Ravaschieri. A côté de l’attrait des renseignemens qu’on y trouve, on éprouve aussi en lisant des ouvrages de cette nature une consolation, c’est de sentir qu’à travers les différences de mœurs, de race, de religion, parfois malgré la contrariété passagère des intérêts politiques, il y a cependant un lien qui unit aujourd’hui toutes les nations civilisées : c’est la préoccupation du progrès social et du bien commun de l’humanité.


Othenin d’Haussonville.


Le directeur-gérant, C BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1875.