Chronique de la quinzaine - 14 mai 1850

Chronique no 434
14 mai 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1850.

La réforme électorale, voilà le grand événement de la quinzaine. Cette réforme était-elle nécessaire et urgente ? Par qui devait-elle être entreprise ? Sera-t-elle efficace ? Quelle est la politique enfin qu’elle semble inaugurer dans le parti modéré ? Telles sont les diverses questions qui se présentent aussitôt à l’esprit, et que nous voulons toucher rapidement.

À considérer le tempérament d’une notable portion du parti modéré, nous pouvons penser que, si, au lieu d’être vaincus dans le scrutin du 28 avril, nous eussions été vainqueurs, beaucoup de personnes auraient été d’avis que le suffrage universel avait du bon, et qu’il fallait attendre patiemment ce qu’il ferait de nous en 1852, quelle assemblée et quel président il nous donnerait. Quant à nous, nous ne pouvons pas nous reprocher d’avoir jamais pensé le moindre bien du suffrage universel. Nous avons toujours dit que c’était par là que nous péririons, qu’il nous avait sauvés la première fois, le 10 décembre 1848, par des causes qui n’étaient pas toutes bonnes, quoiqu’elles aient toutes contribué au bien ; que la seconde fois, c’est-à-dire aux élections de 1849, il ne nous avait pas tués : c’était là tout le service qu’il nous avait rendu ; mais que la troisième fois il nous tuerait infailliblement, et que les élections partielles que nous aurions jusqu’à l’élection générale de 1852 seraient des signes certains du danger qui nous menace. Voilà quelle a été dès l’origine notre conviction ; nous savions en effet d’où venait le suffrage universel, quels étaient ses auteurs et ses causes. Il n’est pas né de la constituante : il a précédé cette assemblée ; il vient du gouvernement provisoire, et quand ceux qui l’avaient créé tout d’une pièce l’invoquaient dans les premières élections de la république, nous savons qu’ils ne lui demandaient pas des élections impartiales et sincères qui l’opinion réelle du pays : ils lui demandaient des élections exclusives ; ils lui demandaient de repousser de l’enceinte législative les hommes qui avaient pris part jusque-là au gouvernement de la France, qui avaient été et qui sont la gloire et la lumière du pays. « Ceux qui ont adopté l’ancienne dynastie et ses trahisons, ceux qui limitaient leurs espérances à d’insignifiantes réformes électorales, ceux qui prétendaient venger les mânes des héros de février en courbant le front glorieux de la France sous les mains d’un enfant, ceux-là ne doivent pas être les élus du peuple victorieux et souverain, les instrumens de la révolution » (Circulaire du ministre de l’intérieur, 7 avril 1848.) Les instrumens de la révolution, voilà le mot expressif ! voilà les hommes qu’on demandait au suffrage universel !

Le suffrage universel était, à ce moment, une mesure révolutionnaire et non pas une loi impartiale et juste ; il ne faut pas oublier cette origine. Elle explique les effets que ce suffrage, tel que l’avait organisé le gouvernement provisoire, et tel que l’a maintenu la constitution de 1848, devait produire tôt ou tard. Il devait, dans la pensée de ses auteurs, développer la révolution, car il fallait développer ou plutôt il fallait faire la révolution, même après le 24 février, qui, disait-on, avait proclamé la révolution plus qu’il ne l’avait faite. Or, cette révolution encore à faire et qu’on demandait au suffrage universel, qu’on avait soin, dans cette intention, d’organiser révolutionnairement, au lieu de l’organiser légalement, cette révolution, c’est celle qui nous menace encore aujourd’hui, la révolution socialiste. La circulaire de M. Ledru-Rollin du 7 avril 1848 ne peut, à ce sujet, laisser aucun doute dans les esprits, aujourd’hui surtout que la faction socialiste a pris soin d’expliquer le sens des mots vagues dont on se servait alors. Ainsi, « il fallait, disait M. Ledru-Rollin, envoyer des représentans décidés à établir l’impôt progressif, un droit proportionnel et progressif sur les successions, une magistrature librement élue, une éducation gratuite et égale pour tous, l’instrument du travail assuré à tous, la reconstitution démocratique de l’industrie et du crédit… Quiconque n’est pas décidé à sacrifier son repos, son avenir, sa vie au triomphe de ces idées, quiconque ne sent pas que la société ancienne a péri, et qu’il faut en édifier une nouvelle, ne serait qu’un député tiède et dangereux. Son influence compromettrait la paix de la France. » Ailleurs, dans le fameux Bulletin de la République, même appel à cette révolution nouvelle qu’il fallait faire et qu’on demandait au suffrage universel. « L’assemblée, dit-on le 13 avril 1848, ne doit reculer devant aucune des conséquences de la révolution ; elle doit entraîner le pays par la grandeur de ses résolutions, et, s’il le faut, briser sans ménagement toutes les résistances. »

Ainsi, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’était pas seulement le maintien de la république qu’on demandait au suffrage universel, c’était une révolution, c’était une société nouvelle. On l’avait arrangé dans cette pensée, et quand on craignait que le suffrage universel ne voulût pas donner cette révolution nouvelle qu’on lui demandait, quand on craignait qu’il ne voulût pas rompre complètement avec l’ancienne société, alors on le menaçait ; on essayait de l’intimider ; on lui disait que, s’il envoyait des députés qui ne fussent pas décidés à faire cette révolution nouvelle, leur influence compromettrait la paix de la France, c’est-à-dire qu’il fallait faire la révolution demandée, sous peine de guerre civile. Et il est tellement vrai qu’on voulait faire du suffrage universel un instrument de révolution, que, lorsqu’on croyait qu’il ne se prêterait pas à cette besogne, alors on songeait à le traiter révolutionnairement, c’est-à-dire à l’abolir ou plutôt à le confisquer au profit de Paris, si bien qu’au lieu de faire voter tous les Français dans toute la France, il n’y aurait plus que Paris qui voterait pour toute la France ; on a peine à croire à de pareilles audaces. « Si les électeurs, dit le Bulletin du 15 avril, ne font pas triompher la vérité sociale…, il n’y aurait plus alors qu’une voie de salut pour le peuple qui a fait les barricades : ce serait de manifester une seconde fois sa volonté et d’ajourner les décisions d’une fausse représentation nationale. Ce remède extrême, déplorable, la France voudra-t-elle forcer Paris à y recourir ?… Paris se regarde avec raison comme le mandataire de toute la population du territoire national… Le peuple de Paris se croit et se déclare solidaire des intérêts de toute la nation. » C’est là un système électoral commode et expéditif ; Paris vote pour la France, Paris est le mandataire de la France. Ainsi, plus d’élections et plus même d’assemblée nationale ; le peuple de Paris remplace tout cela.

Nous avons cité ces différens passages des circulaires de M. Ledru-Rollin et des Bulletins de la république, afin qu’on sache bien comment est né le suffrage universel, dans quelle intention il a été organisé comme nous le voyons encore, ce qu’on en attendait, et le cas qu’on était disposé à en faire aussitôt qu’il n’accepterait pas aussi docilement qu’on l’espérait la mission révolutionnaire qu’on lui donnait. Dans la pensée du gouvernement provisoire, le suffrage universel était un instrument révolutionnaire. Et de quelle révolution devait-il être l’instrument ? Nous le savons aussi. Qu’y a-t-il d’extraordinaire maintenant que le parti modéré veuille faire du suffrage universel non plus un instrument de révolution, mais un instrument de paix et de stabilité ? Chaque parti fait les lois à son image. Nous ne voulons pas la révolution socialiste que le suffrage universel était destiné à nous donner. Nous devons donc modifier l’organisation de ce suffrage ; mais nous ne devons pas oublier non plus que, quoique organisé pour produire la révolution socialiste, le suffrage universel ne l’a pas produite, et qu’il a valu mieux que ses auteurs. C’est précisément pour cela que la réforme électorale a pour but, non pas de détruire le suffrage universel, mais seulement d’en changer l’organisation, d’en favoriser, si nous pouvons parler ainsi, les bons penchans, prouvés par sa résistance aux intentions de ses auteurs, et d’en corriger les mauvais, prouvés aussi par le succès, à Paris surtout, des candidatures socialistes.

Dans les élections parisiennes de cette année, le suffrage universel a semblé revenir à ses origines et à ses causes. Il a été révolutionnaire comme les circulaires de M. Ledru-Rollin voulaient qu’il le flat partout en France, et il a justifié la confiance que le Bulletin de la république avait dans le peuple de Paris, quand il proposait d’en faire le mandataire et le représentant unique de la France. Aussi serions-nous disposés à croire que le suffrage universel des provinces et des campagnes se trouvera fortifié et affermi par la nouvelle réforme électorale. Le suffrage universel de Paris s’en trouvera seul affaibli : franchement, où est le mal ? On est plus domicilié en province qu’à Paris ; cela veut dire qu’il y a plus d’esprit de suite et de stabilité en province qu’à Paris. Il est donc de bonne politique de favoriser dans les élections les provinces contre Paris.

Si nous considérons les origines du suffrage universel telles que nous venons de les constater, et le retour qu’à Paris surtout il était en train de faire à ses origines, il est évident que la réforme électorale est nécessaire et urgente. Elle devait donc être entreprise, et nous nous félicitons qu’elle ait été si résolûment entreprise par les chefs de la majorité. C’était par eux qu’elle devait l’être.

Nous avons souvent entendu dire, depuis quelque temps, que la majorité de l’assemblée ne faisait rien pour sauver la société menacée, et c’était surtout aux chefs de la majorité que ce reproche s’adressait. Les esprits généreux et passionnés sont fort à leur aise pour demander des mesures énergiques et décisives, quand ils ne commandent qu’à leur parole ou à leur plume. Les chefs d’une grande majorité composée de nuances diverses n’ont pas cette liberté de décision. Ils doivent consulter l’opinion qu’ils représentent, et pour faire ce qu’ils croient nécessaire depuis long-temps, il faut souvent qu’ils attendent que la nécessité se soit aussi fait voir à leurs amis et à leurs alliés. Cette conviction qu’il fallait changer l’organisation du suffrage universel ne s’est faite que peu à peu dans quelques-uns des membres du parti modéré. Les ardens et les généreux disent souvent, comme Séide à Mahomet :

J’ai devancé ton ordre. — Il eût fallu l’attendre,


répond Mahomet, et c’est aussi ce que répond souvent l’opinion publique à ses interprètes les plus impatiens. Les chefs de la majorité ont donc attendu, et ils ont eu raison, que tout le monde dans le parti modéré fût persuadé qu’il était nécessaire de modifier l’organisation du suffrage universel. Alors ils se sont mis à l’œuvre, et ils ont proposé la réforme électorale qui va bientôt se discuter. Nous ne parlons jusqu’ici que des chefs de la majorité dans l’assemblée législative, parce que c’est à eux surtout qu’on reprochait l’inertie de l’assemblée ; mais nous associons le président de la république et son ministère à la reconnaissance que mérite la décision hardie qui a été prise, oui, une décision hardie, quoiqu’il ne s’agisse que de ne pas attendre patiemment la mort et de résister au mal quand il en est temps encore, quoique cela semble l’effet de la plus vulgaire prudence, quoique nous n’eussions pas compris une société qui aurait consenti à mourir à petit feu, sans rien faire pour son salut. Il y a tant d’hommes auxquels suffit le jour présent ! Que de fois avons-nous entendu dire qu’il ne fallait pas s’inquiéter avant le temps, que nous avions deux ans devant nous, et d’ici là la Providence ! Il a donc fallu de la hardiesse pour mépriser ces clameurs de la fausse prudence. Les chefs de la majorité, en présentant leur réforme électorale, ne se sont point préoccupés de leurs dangers personnels, ils ne se sont préoccupés que des périls de la société. Ils savent bien qu’ils ont désigné leurs noms aux vengeances du parti montagnard ; mais l’illustration de la plupart d’entre eux les désignait déjà à la proscription. Ils n’ont pas craint d’engager courageusement leur vie pour la société, et ils n’ont demandé au parti modéré et à la majorité de l’assemblée qu’une seule chose : c’est de les suivre. S’ils n’eussent pas été suivis, ils auraient quitté l’assemblée, et ils en auraient eu le droit, car personne n’est tenu de commander, quand personne ne se croit tenu d’obéir. Les chefs de la majorité ont, grace à Dieu, trouvé dans la majorité de l’assemblée la même fermeté qu’ils avaient, en eux-mêmes. Tout s’est donc fait, de la part de tout le monde, de la part des chefs de la majorité comme de la part du président de la république et de son ministère, avec une fermeté sérieuse et tranquille qui nous fait bien augurer du succès.

La réforme électorale, telle qu’elle est proposée en ce moment, sera-t-elle efficace ? Sauvera-t-elle la société des dangers que lui prépare le suffrage universel tel que l’ont organisé les hommes du gouvernement provisoire ? Préviendra-t-elle cette révolution socialiste que les circulaires de M. Ledru-Rollin demandaient au suffrage universel, et que le suffrage universel semble vouloir maintenant nous donner, à Paris surtout ? C’est là une grave question ; mais il y en a une qui précède celle-là : c’est de savoir si le parti montagnard laissera se faire cette réforme, et s’il n’aura pas recours à l’insurrection pour l’empêcher. Telle est en effet la question que nous entendons débattre tous les matins.

Oui, dans un pays qui prétend avoir un gouvernement et être une société, on débat tous les matins la question de savoir, non pas si la loi est bonne ou mauvaise, non pas si elle a bien ou mal déterminé les conditions du domicile politique, mais s’il faut courir aux armes aujourd’hui ou demain, et comment il faut faire la guerre civile ! Cela s’appelle une question de procédure insurrectionnelle. Les uns veulent qu’on commence par refuser l’impôt, et, si le percepteur l’exige, alors on prendra son fusil pour repousser le percepteur. C’est ce qu’on appelle localiser la résistance. C’est le système des guérillas opposé à la grande guerre ; mais d’autres sont pour la grande guerre, ici, à Paris, et ils font leur plan de campagne, et cela se discute froidement et comme chose ordinaire et naturelle ! En vain les chefs s’opposent à cette effervescence ; on les traite de corrompus et de traîtres. Alors, pour se racheter de cette dangereuse et meurtrière accusation, les chefs enflent la voix à la tribune, et M. Michel de Bourges annonce d’un air terrible que le peuple ne se laissera pas exclure de l’enceinte électorale, et qu’en 1852 (notez la date !) il entrera de force dans cette enceinte qu’on veut lui interdire. Là-dessus, dans l’assemblée, on lui crie qu’il prêche l’insurrection. Eh ! oui, le pauvre homme prêche l’insurrection en 1852, pour éviter l’insurrection en 1850. Il déclame à longue échéance pour éviter d’agir sous bref délai. Il vous paraît violent, il est timide. Il vous semble faire de l’audace ; il fait de la prudence, mais de la prudence de club. Cette prudence réussira-t-elle ? Les violens, à qui on concède le droit qu’ils ont de s’insurger, consentiront-ils à ne s’insurger que dans deux ans ? Nous verrons bien qui, dans cette occasion, l’emportera dans le parti montagnard, de la tête ou de la queue ; si c’est la tête, nous sommes disposés à nous en féliciter, car nous aimons la hiérarchie partout.

Il nous reste à dire un mot de la dernière question que nous nous sommes faite. La réforme électorale est-elle le commencement d’une nouvelle politique dans le parti modéré ? Nous l’espérons. Nous ne demandons pas une politique contre-révolutionnaire, il s’en faut de beaucoup, mais nous demandons une politique anti-révolutionnaire. C’est de cette manière seulement que la république peut vivre, en cessant d’être une révolution pour devenir un gouvernement, et, pour résumer toute notre pensée à ce sujet, nous prendrions volontiers le vœu patriotique émis par le conseil général de l’agriculture, du commerce et des manufactures, c’est-à-dire par les représentans de la France active et laborieuse : « C’est aux grands pouvoirs de l’état qu’il appartient d’aviser sans retard aux moyens qui peuvent garantir au pays, par la puissance des institutions et l’autorité de la loi, l’ordre et la sécurité, sans lesquels il n’y a pas de prospérité possible. » Voilà un vœu vraiment éclairé et libéral, digne d’un grand conseil de gouvernement, et que nous aimons à mettre en lumière, ne fût-ce que pour rejeter d’autant plus à notre aise dans l’ombre et dans l’oubli le vœu que le même conseil a cru devoir exprimer contre la liberté des chaires d’économie politique. La puissance des institutions et l’autorité des lois ne sont pas intéressées, selon nous, dans les questions de douane.

Passons maintenant des affaires du dedans aux affaires du dehors.

Nous ne nous sommes point trompés sur l’avenir du parlement d’Erfurth, et c’est avec bien du regret que nous constatons que nos prévisions se sont accomplies. Nous n’avons jamais espéré que ce parlement pût vivre, et surtout pût représenter l’unité de l’Allemagne. Nous aurions voulu être moins bons prophètes. Il nous en coûte à nous, vieux amis de l’Allemagne et vieux partisans des vœux qu’elle a faits pendant plus de trente ans pour arriver à l’unité, il nous en coûte d’être forcés de reconnaître que ses vœux sont trompés, et surtout il nous en coûte d’avouer que c’est par sa faute que l’Allemagne n’est pas arrivée à l’unité qu’elle souhaitait. Elle a consulté son imagination plus que le bon sens, elle a exagéré son désir, elle a voulu l’unité politique au lieu de chercher l’unité du droit civil et du droit commercial, elle a voulu être un état au lieu d’être une fédération, elle en a appelé du passé à l’avenir ; or ces appels-là ne réussissent jamais. Toute l’histoire de l’Allemagne témoigne de son penchant au fédéralisme, c’est-à-dire à l’association et à la parenté plutôt qu’à l’unité, de même que toute l’histoire de la France témoigne de son penchant à l’unité. N’essayez pas de contrarier ces penchans originels. Tout ce qui en France cherchera à détruire complètement la centralisation échouera, tout ce qui en Allemagne cherchera à créer l’unité complète et absolue échouera également. Ce seront des tentatives impuissantes et qui fatigueront la société, mais qui ne changeront pas son allure.

Comme si c’était peu d’avoir rêvé plus d’unité que ses mœurs n’en comportaient, l’Allemagne s’est confiée, pour accomplir ses rêves, au savoir-faire de la démagogie. C’est là ce qui a tout perdu. La démagogie gâte les bonnes causes : qu’est-ce donc des douteuses ? L’unité de l’Allemagne, telle qu’on la rêvait, était une impossibilité. Associée à la démagogie, c’était une monstruosité.

Nous indiquons ici les causes générales qui ont fait échouer l’unité de l’Allemagne. Indiquons rapidement les causes particulières qui ont fait échouer le parlement d’Erfurth, ce faible et dernier représentant de l’unité de l’Allemagne.

Le parlement d’Erfurth avait un malheur originel dont il n’a jamais pu se racheter. Il était trop prussien pour être allemand ; il était trop allemand pour être prussien. Il était trop prussien, parce que né du traité fait, il y a un an, entre la Prusse, la Saxe et le Hanovre contre la démagogie de Francfort, il semblait cependant avoir pour but de réaliser une petite Allemagne ou une grande Prusse (nous nous servons des mots d’outre-Rhin) plutôt que de représenter l’Allemagne en général. Il était le parlement de l’union restreinte ; or, l’union restreinte est ce qu’il y a de plus contraire à l’idée primitive de l’unité allemande ; l’union restreinte faisait deux Allemagnes, nous avons même vu le moment où il semblait qu’il y aurait trois Allemagnes : une Allemagne prussienne, une Allemagne autrichienne, une Allemagne enfin composée des petits états germaniques. On était loin alors, comme on le voit, de l’unité primitive et désirée, puisqu’au lieu d’une seule Allemagne on en aurait eu trois. Instrument de l’union restreinte dont la Prusse était le plus grand état, le parlement d’Erfurth semblait devoir devenir l’instrument de l’agrandissement de la Prusse, qui, directrice souveraine de l’union restreinte, aurait peu à peu réduit les petits princes allemands à la condition que la compagnie anglaise des Indes a faite aux petits princes hindous. La Saxe et le Hanovre, craignant cet avenir, se sont hâtés de se retirer de la ligue qu’ils avaient faite avec la Prusse, et cette défection a fait que le parlement d’Erfurth a été ou a paru plus que jamais un parlement prussien.

D’un autre côté, avons-nous dit, le parlement d’Erfurth était trop Allemand pour être Prussien. L’unité de l’Allemagne est une idée littéraire en Prusse ; mais la grandeur de la Prusse est une idée nationale. La Prusse veut bien que l’Allemagne soit unie, mais elle veut surtout que la Prusse soit grande et puissante. Elle veut bien se servir de l’Allemagne pour agrandir la Prusse, mais elle ne veut à aucun prix que la Prusse serve à agrandir l’Allemagne. C’est parce que le parlement de Francfort voulait se servir de la Prusse pour agrandir l’Allemagne que la Prusse l’a combattu et l’a vaincu en lui opposant les armes d’abord et le parlement d’Erfurth ensuite. Ce parlement d’Erfurth, suscité comme un rival contre le parlement de Francfort, avait d’abord eu un grand avantage. Il était annoncé, espéré, attendu, mais il ne vivait pas. Il a fallu enfin se décider à le faire vivre. Dès qu’il a vécu, il est devenu embarrassant pour ses auteurs. Il avait fallu en effet, pour mieux l’opposer au parlement de Francfort, lui donner quelque chose de la mission du parlement de Francfort. Il avait fallu dire que c’était aussi un parlement germanique. Il a pris ses parrains au mot, et, quand il s’est trouvé à Erfurth, il a voulu être le parlement de l’Allemagne, le successeur et le remplaçant sage et honnête du parlement de Francfort, ayant autant de pouvoirs et de droits que le parlement de Francfort, mais ayant plus, de lumières et de meilleures intentions. Il a voulu enfin représenter la révolution de 1848 en la corrigeant et en la réglant. C’est là ce qui a causé sa fin prématurée. La révolution de 1848 n’est guère en faveur auprès des dynasties allemandes, et ce n’était guère une garantie de longue vie pour le parlement d’Erfurth que de lier son origine à cette révolution. Aussi voyons-nous que dans le message de clôture qui a mis fin à ses jours, sous prétexte de l’ajourner, les commissaires prussiens lui donnent le nom pompeux et significatif de premier parlement allemand. Si le parlement d’Erfurth est le premier parlement allemand, le parlement allemand de 1848 est donc regardé comme nul et non avenu. Chose bizarre et triste, si le parlement d’Erfurth est le premier parlement allemand, il n’a pas de cause d’être suffisante ; d’un autre côté, s’il est et s’il veut être le second parlement allemand et se rattacher au parlement de Francfort, il a une cause décisive de mourir. Tout cela explique sa courte destinée. Il a voulu être Allemand et procéder de 1848, quoique de loin ; dès ce moment, il est devenu embarrassant et incommode pour la Prusse.

Autre vice originel du parlement d’Erfurth : il était la représentation populaire et élective de l’unité germanique. C’est là aussi une idée de 1848 et destinée à mourir. Aujourd’hui on parle encore de l’unité germanique, parce que ce langage a bonne grace auprès des bourgeois allemands, et que dans la pensée même de quelques princes il y a là un vieux parfum de 1813 et de l’ère de l’indépendance qui leur est agréable. L’unité de l’Allemagne est donc encore de mise dans le langage de l’archéologie patriotique et dans le langage des bourgeois libéraux des petits états allemands ; mais aucun état ne songe, à l’heure qu’il est, à faire encore représenter l’unité de l’Allemagne par une assemblée élective et populaire. Le temps de ces assemblées est passé, dit-on, et ce sont maintenant les congrès de princes ou de plénipotentiaires diplomatiques qui doivent représenter l’unité de l’Allemagne. Ici se reproduit également la vieille discorde entre l’Allemagne du midi et l’Allemagne du nord, entre l’Autriche et la Prusse. Quand le parlement d’Erfurth était encore dans les limbes de l’avenir, et avait le crédit qui, de nos jours, s’attache si aisément à ce qui n’est pas l’Autriche, pour contrebalancer le crédit que pouvait donner à la Prusse la perspective de ce parlement d’Erfurth, avait fait proposer par la Bavière un autre parlement plus ou moins libéral que celui d’Erfurth, plus ou moins germanique, nous ne savons pas trop à quoi nous en tenir à ce sujet. C’eût été parlement contre parlement, ou plutôt ombre contre ombre. Aujourd’hui que ces ombres mêmes ne sont plus de saison, nous trouvons en Allemagne deux congrès ou deux diètes, ou deux projets de congrès et de diète, l’un à Berlin, c’est un congrès de princes présidé par le roi de Prusse, — c’est là qu’on doit s’entendre sur la manière de réaliser l’union restreinte, l’union du nord, dont le congrès de Berlin devient le noyau monarchique et princier, comme le parlement d’Erfurth en était le noyau populaire et électif ; — l’autre congrès ou diète, non pas de princes, mais de ministres plénipotentiaires, est convoqué à Francfort par l’Autriche, à titre d’état président de l’ancienne confédération germanique. Que reste-t-il donc maintenant de 1848 ? M. le prince de Wallerstein, dans la première chambre bavaroise, adressait, le 2 mai dernier, au gouvernement bavarois les questions suivantes : « Dans quel état se trouvent en ce moment les affaires d’Allemagne ? Reste-t-il encore aux yeux du gouvernement une Allemagne formant un ensemble ? Quels en sont les organes ? quel en est le lieu ? » Le gouvernement bavarois a pris du temps pour répondre à cette question, et peut-être a-t-il pensé que le temps se chargerait de répondre au prince de Wallerstein. Quant à nous, qui voyons de loin, mais qui n’en voyons que plus impartialement, nous n’hésitons pas à dire qu’à nos yeux, et à considérer la marche des événemens et la clôture ou l’ajournement du parlement d’Erfurth, il n’y a plus d’autre Allemagne formant un ensemble que l’Allemagne de 1815, et que le seul lien subsistant est l’acte fédéral de 1815. Le prince de Wallerstein, continuant à faire une de ces questions parlementaires auxquelles on peut toujours adresser la vieille réponse d’Agamemnon :

Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?

Le prince de Wallerstein disait encore : « Le gouvernement bavarois persiste-t-il toujours dans la conviction solennellement exprimée par lui que la constitution fédérale ancienne ne pouvait pas être rétablie, attendu que le peuple n’en voulait plus, et demandait une constitution unitaire avec une chambre des états et une chambre du peuple ? » Le gouvernement bavarois est peut-être embarrassé pour dire que cette conviction solennelle est déjà de l’année ou du mois passé, et que, depuis deux ans, tout le monde en Allemagne a eu tous les mois des convictions solennelles différentes. Il y a deux mois, et quand le gouvernement bavarois, sous les auspices de l’Autriche, faisait un traité avec le Wurtemberg et la Saxe pour s’entendre sur les affaires de l’Allemagne, il était encore question, dans ce traité, d’un parlement germanique, c’est-à-dire d’une représentation populaire et élective de l’unité de l’Allemagne. Aujourd’hui, l’ajournement du parlement d’Erfurth a emporté les derniers restes du prestige que pouvait encore garder cette opinion auprès des princes de l’Allemagne, et la représentation princière ou diplomatique de l’unité de l’Allemagne est la seule chose qui soit de mise. C’est un retour complet à 1815.

Nous disions, il y a quinze jours, que la lutte en Allemagne était entre 1815 et 1848, et nous montrions que toutes les chances étaient pour 1815. Aujourd’hui que le parlement d’Erfurth est ajourné, la lutte est finie, et c’est 1815 qui l’emporte. Mais 1815, disions-nous encore, prétend aujourd’hui être libéral : il y a donc une question encore à décider. Puisque 1815 l’a emporté, et que sous les auspices de l’Autriche une diète va se réunir à Francfort pour délibérer sur les affaires de l’Allemagne, que fera cette diète ? quelle part fera-t-elle au libéralisme et à l’unitarisme allemands ? 1815 enfin prétendra-t-il revivre purement et simplement, ou prendra-t-il une nouvelle forme ?

Les affaires de Grèce ont eu un mauvais dénoûment. Les bons offices que la France avait offerts, et que l’Angleterre avait acceptés, n’ont pas produit l’effet que la Grèce et l’Europe en attendaient. M. Gros n’a pas pu faire entendre raison aux terribles huissiers de don Pacifico ; ils se sont obstinés à faire valoir une créance impossible, et les douze ou treize vaisseaux de ligne de l’amiral Parker ont réussi à faire payer la bassinoire du juif portugais. Les Grecs appellent cela la victoire de Salamine de l’Angleterre. Nous ne voulons pas discuter en ce moment tous les détails de cette affaire ; nous attendons les explications que le gouvernement français doit donner. Il lui importe de montrer que la négociation qu’il avait entreprise à Athènes n’avait été entreprise qu’avec une suffisante vraisemblance de succès et après les espérances que Londres avait fait concevoir ; il lui importe de prouver qu’il n’a pas risqué témérairement l’intervention officieuse de la France. Maintenant que, par un procédé renouvelé de 1840, lord Palmerston se soit montré à Londres engageant et affectueux envers la France, tandis qu’il encourageait ses agens d’Orient à être difficultueux et inflexibles ; qu’à Londres, où il n’agit que sous le contrôle et avec le concert du cabinet dont il fait partie, lord Palmerston soit bienveillant et conciliant, tandis qu’en Orient, où il agit seul et où ses agens ne connaissent que les ordres qu’il leur adresse, il soit impérieux, hautain et prompt à saisir toutes les occasions de faire échec à la France et de la discréditer, tout cela est possible ; mais nous pensons qu’il sera de bonne guerre que le cabinet français mette en évidence tout cela, et qu’il fasse voir à tout le monde et à l’Angleterre surtout la différence - et, disons-le, la contradiction des deux actions diplomatiques engagées l’une à Londres et l’autre à Athènes. Si l’Angleterre, voyant tout cela, le trouve bon et pense, comme en 1840, qu’à la vérité il aurait mieux valu ne pas faire ce qui a été fait, mais que, puisque c’est fait, c’est bien fait, eh bien ! nous en conclurons ceci, c’est qu’il vaut mieux avoir lord Palmerston pour ami et l’Angleterre pour ennemie que d’avoir l’Angleterre pour amie et lord Palmerston pour ennemi !

Nous croyons que le ministère français est tout-à-fait en mesure de prouver qu’il a eu et dû avoir de légitimes espérances de succès en commençant la négociation du Pirée. Sans doute, en diplomatie, c’est un mauvais rôle que celui de dupe ; mais cela pourtant dépend de la dose de tromperies que l’adversaire a employée. Si l’adversaire a rusé plus qu’il ne convient à un honnête diplomate, ce n’est plus la dupe alors qui a le mauvais rôle.

N’exagérons pas d’ailleurs l’échec de notre négociation du Pirée ; elle n’a pas été inutile pour la Grèce. Si nous comparons le chiffre primitif des réclamations anglaises avec le chiffre définitif signifié par M. Wyse, nous trouvons une différence considérable, et nous attribuons une partie de cette différence à l’examen que M. Gros a fait avec le ministre anglais des élémens étranges de la créance de don Pacifico. Il y a plus : si nous comparons le chiffre que proposait M. Gros comme chiffre d’arbitrage et de transaction avec le chiffre de la dernière sommation anglaise, la différence est insignifiante. M. Gros proposait 150 000 drachmes ; M. Wyse en demande 180 000. Nous croyons donc que la Grèce a beaucoup gagné à ce que nous nous mêlions de la liquidation, et nous nous félicitons de ce résultat ; mais nous ne nous en félicitons qu’au regard de la Grèce. Lord Palmerston, en effet, a tout fait pour que la France ne gagnât rien à faire gagner quelque chose à la Grèce. Comment, en effet, si la différence entre le chiffre français et le chiffre anglais était si petite, comment ne pas céder sur cette différence, dans le cas où l’on eût voulu se montrer quelque peu bienveillant envers la France ? Quoi ! les 30 000 drachmes qui font la différence entre le chiffre anglais et le chiffre français étaient-ils une affaire d’état ? L’honneur de l’Angleterre y était-il engagé ? Non. Avec un peu de bonne volonté et, nous allions dire, de bonne foi, l’affaire pouvait s’arranger, personne n’en doute ; mais la bonne volonté manquait, et, ce qui le prouve, c’est la modicité même du chiffre qui fait la différence. Cette différence ne pouvait faire une difficulté que si on voulait en faire une. Or, on a voulu en faire une ; on a voulu que la France ne fût pas l’arbitre heureux du différend grec ; on a voulu que sa recommandation ne pût pas servir à empêcher la reprise des mesures coërcitives. Pour cela, une différence de 30 000 drachmes suffisait, et plus la modicité du chiffre démontrait qu’il n’y avait là aucun intérêt sérieux, plus l’obstination des mauvais procédés témoignait qu’il y avait là une volonté inflexible de faire échec à la France.

À Dieu ne plaise que nous reprochions au gouvernement français d’avoir été dupe ! Il a dû l’être, il a dû croire. Il eût été, nous ne disons pas impoli, il eût été injuste et défiant au-delà de la raison, s’il n’avait pas cru ; mais aussi il ne doit plus croire. Il doit se persuader dès ce moment que la France, qu’elle soit une monarchie légitime ou constitutionnelle, une république modérée ou radicale, que ses chefs s’appellent Charles X ou Henri V, Louis-Philippe ou le comte de Paris, Louis-Napoléon ou Cavaignac, la France ne doit plus croire à la parole de l’Angleterre, tant que cette parole passera par la bouche de lord Palmerston. Lord Palmerston paraît penser qu’il faut que la France ne soit nulle part à côté de l’Angleterre et en bon accord avec elle, ni en Orient, ni en Occident, ni à Constantinople, ni à Athènes, ni à Madrid, ni à Naples, ni à Berne ; il paraît penser qu’il est bon, en écartant l’intervention de toutes les puissances intermédiaires, de mettre partout l’Angleterre en face de la Russie ; soit ! la Russie, comprenant le rôle que lui fait la politique de lord Palmerston, a déjà, dans l’affaire de Grèce, parlé au nom du continent, et nous avons été forcés d’adhérer à son langage. Nous attendons ce qu’elle va dire maintenant. Nous en sommes réduits là, mais ce n’est pas notre faute ; nous en sommes réduits à tourner les yeux vers Saint-Pétersbourg avec confiance, mais, encore un coup, ce n’est pas notre faute. La Russie, en apprenant notre intervention officieuse, s’était abstenue de toute démarche. Peut-être se donnera-t-elle l’honneur de regretter cette abstention, qui était une politesse à notre égard. Cette abstention nous a ôté un secours, et, pour avoir trop compté sur la bienveillance anglaise, nous avons négligé l’appui de la Russie : voilà la leçon que lord Palmerston nous a donnée.

Nous voudrions dire encore un mot sur la conduite de lord Palmerston. Il a, dans cette affaire de Grèce, infligé un échec à la France ; il a annulé notre influence à Athènes sans y augmenter celle de l’Angleterre ; mais nous ne voudrions pas que, pour ce trait, lord Palmerston pût s’ériger en vainqueur de la France et en destructeur de Carthage. Carthage en effet, si elle périt, se sera encore plus détruite elle-même qu’on ne l’aura détruite ; et quoiqu’on ait mis la main dans ses discordes, nous le croyons, ce sont cependant les fautes et les vices de Carthage, si elle ne parvient pas à s’en corriger, qui auront seuls amené sa ruine. Elle n’aura pas eu d’ennemi plus puissant que soi-même. Aussi dirons-nous à lord Palmerston avec tristesse et fierté : Vous avez constaté que l’action diplomatique de la France était faible et inefficace auprès de vous ; la grande victoire ! Comme s’il n’était pas évident qu’un pays qui n’a ni paix ni union intérieure ne peut pas avoir une action diplomatique qui soit forte et décisive ! Si la France n’avait pas à lutter contre ses discordes, si elle était paisible et calme, et par conséquent forte, comme sous la restauration au moment de la guerre d’Espagne, comme sous la monarchie de juillet, au moment des mariages espagnols, auriez-vous fait si peu de cas de ses bons offices au Pirée ? Et c’est à dessein que nous parlons des mariages espagnols. Nous ne croyons pas en effet que lord Palmerston revendique la révolution de février comme une revanche des mariages espagnols. Il y a donc eu des momens où la France a fait de la politique extérieure contre le goût et la volonté de l’Angleterre, et l’Angleterre pourtant n’a rien dit ; elle s’est tenue mécontente et calme. Ici, au contraire, nous faisions une politique qui n’avait rien qui pût déplaire à l’Angleterre, et c’est dans ce cas qu’elle nous joue un mauvais tour. Que croire, sinon expliquer la différence des conduites par la différence des temps, et bien nous convaincre que nous ne sommes même plus assez forts pour compter sur l’amitié et la bonne foi de l’Angleterre ? Si nous redevenons forts, nous redeviendrons des amis à qui on cherchera à faire plaisir, et des alliés dont on tolérera même les plus graves dissentimens, comme dans l’affaire de l’intervention en Espagne de 1823 et des mariages espagnols en 1846.



PARLEMENT DE TURIN.


Une grande question a été récemment posée et résolue en Piémont, non sans y avoir produit un vif émoi et une agitation analogue à celle qui fut organisée en France peu de temps avant la révolution de février contre l’Université en faveur de la liberté de l’enseignement,, mais avec cette différence que l’opposition des évêques du parti catholique se fondait chez nous sur les droits sacrés de la conscience et réclamait au nom de la liberté contre un monopole, tandis que la croisade est prêchée dans les états sardes pour le maintien de privilèges incompatibles avec les principes les plus élémentaires de la législation moderne. En-deçà des Alpes, on invoquait le droit commun ; au-delà, on le repousse. N’est-ce pas le cas d’appliquer le mot de Pascal ?

Par une disposition très raisonnable, et qui est une garantie d’ordre et de tranquillité, le statut fondamental de Charles-Albert n’a point fait table rase ; il est venu seulement se superposer aux lois existantes, laissant au zèle de la nation et à la prudence des hommes qui la gouvernent le soin de transformer celles-ci graduellement et d’opérer sans secousse la transition du régime ancien au régime nouveau dont il a préparé les bases. C’est ainsi que le Piémont, pays constitutionnel, se trouvait encore en possession du foro ecclesiastico, du droit d’asile et autres immunités depuis long-temps supprimées dans la plupart des états catholiques, et dont notre âge a quelque peine à concevoir l’existence. Le foro ecclesiastico est la juridiction spéciale exercée par l’évêque en matière civile et criminelle ; le droit d’asile est le même que le clergé au moyen-âge, alors qu’il représentait le droit contre la violence, avait fondé pour suppléer à la protection de la loi absente. Aux yeux de tout homme raisonnable, de telles institutions n’ont plus de sens. C’est néanmoins pour avoir cru que l’heure était venue de porter la main sur cette ruine du passé que le ministère du roi Victor-Emmanuel s’est trouvé en butte aux attaques les plus violentes, et de codino qu’il était hier, passe aujourd’hui pour révolutionnaire, sort commun à tous ceux qui recherchent la raison et la vérité en dehors des passions des partis.

Voici textuellement à quoi se réduit la tentative du gouvernement piémontais. La loi présentée par le ministre de la justice, M. Siccardi, porte que les procès civils entre ecclésiastiques et laïques, et aussi entre ecclésiastiques seuls, seront déférés aux tribunaux civils ordinaires, que les mêmes lois pénales seront applicables aux ecclésiastiques comme aux autres citoyens ; elle abolit en outre le droit d’asile ; tout coupable réfugié dans une église devra être désormais appréhendé et livré à l’autorité, avec les égards dus au ministre du culte et le respect que commande le saint lieu. Enfin, un article septième et dernier charge le gouvernement du roi de présenter au parlement un projet de loi tendant à régler le contrat de mariage dans ses relations avec la loi civile, la forme et les effets dudit contrat.

Il n’est en France conservateur assez opiniâtre, du moins le croyons-nous, qui osât contester l’équité d’une telle réforme. Il ne s’en est pas rencontré non plus dans le parlement piémontais, où la loi Siccardi, acceptée de tous quant au fond, n’a été combattue qu’au point de vue de l’opportunité. En principe, il était difficile de nier que la loi, aux termes du statut, émanant du roi, qui la délègue à des juges nommés par lui et inamovibles, il ne peut y avoir dans l’état deux corps judiciaires, ni deux procédures. Chacun admettait bien que les formes arbitraires, les degrés de juridiction infinis, la confusion, les abus, le défaut de garantie que présentait le tribunal de l’évêque, l’impunité presque certaine qui couvrait le délinquant, toute cette organisation surannée devait faire place à une saine application du principe de l’égalité civile. Deux hommes considérables de la droite dans la chambre des députés, MM. Balbo et de Revel, se sont bornés seulement à discuter la question d’opportunité. Tout en reconnaissant que la loi était bonne en elle-même, ils ont demandé un délai pour mettre le gouvernement à même d’obtenir le consentement du saint-siège. L’état, de choses actuel étant fondé sur un concordat entre la cour de Rome et celle de Turin, on ne peut, disaient-ils, y rien modifier que de concert avec la cour de Rome. Cet argument, le seul qu’ait pu trouver et qu’a répété à satiété l’opposition, est en droit contestable. Le ministère a néanmoins répondu que des négociations avaient été entamées à ce sujet avec le pape, et cela dès le ministère du comte Avet, dont les opinions ne sont pas suspectes. Ces négociations, suivies par plusieurs cabinets successivement, avaient pour but de concilier les prétentions du clergé avec le droit nouveau inauguré par le statut ; elles n’ont eu aucun résultat : faudra-t-il attendre indéfiniment qu’il plaise à la cour de Rome de donner son agrément ? On sait très bien qu’en pareille matière Rome n’a jamais cédé que devant les faits accomplis, et que, si elle qualifie d’attentat contre l’église ce qui se passe aujourd’hui en Piémont, elle le tient pour régulier et consacré en France, en Autriche, en Belgique, en Toscane, à Naples, pays qui ne passent probablement pas pour hérétiques. Reprenant avec autorité et une grande logique des argumens qui ne pouvaient manquer de frapper les esprits exempts de préventions, le garde-des-sceaux a établi qu’en acceptant le statut, le roi et la nation avaient implicitement abrogé les lois antérieures qui y dérogeaient, et il a insisté sur la nécessité de mettre en ce point les institutions d’accord avec le statut. Il ne serait pas sans inconvénient en effet de prolonger outre mesure une situation transitoire de laquelle pourraient surgir, d’un moment à l’autre, des incidens et des conflits fâcheux. Pour ne citer qu’un exemple, si un évêque ou un ecclésiastique membre du sénat venait à être mis en jugement, serait-il déféré au foro ecclesiastico, ou traduit devant ses pairs, conformément au statut ?

Le ministère a été soutenu en cette occasion par la plus grande partie de la chambre. M. Camille de Cavour, dans un très remarquable discours, lui a apporté l’adhésion d’une grande partie de la droite ; aussi l’a-t-il emporté à une immense majorité, et, après trois jours de discussion, l’ensemble de la loi a été voté par 130 voix contre 26 seulement.

Ce n’était pas, du reste, au palais Carignan qu’on s’attendait à rencontrer une grande résistance ; l’opposition était surtout au dehors, dans le clergé protestant par la voix des évêques, et elle devait, disait-on, se formuler d’une manière redoutable dans le sénat. On a même cru un instant à Turin que la loi y échouerait. Pour notre compte, nous n’avons pas partagé ces appréhensions. Le sénat piémontais a fait preuve depuis deux ans, en plusieurs occasions, d’un grand sens politique, et il était difficile qu’il ne comprit pas, en cette circonstance, le danger d’une opposition irréfléchie. Outre les argumens de principes qui allaient fort au goût des illustrations de la haute magistrature, en assez grand nombre au sénat, la masse de l’assemblée sentait parfaitement qu’au point de vue politique le rejet de la loi eût été une faute immense. En voulant donner satisfaction aux préjugés et aux exigences du parti rétrograde, le sénat eût créé à la couronne les embarras les plus sérieux. Le cabinet Azeglio, en effet, n’eût pas manqué de se retirer. Déjà, s’il faut en croire certains bruits, il n’aurait pas hésité à poser la question ministérielle, lorsqu’il a présenté le projet Siccardi à l’acceptation du roi, dont on était parvenu à inquiéter la conscience. M. d’Azeglio et ses collègues donnant leur démission, par qui les remplacer ? Évidemment par un ministère d’une nuance plus conservatrice ; mais ce ministère n’eût pas eu la majorité dans la chambre des députés. Nous voyons que l’extrême droite n’a pu y réunir que 26 voix contre la loi Siccardi. Aurait-on fait une nouvelle dissolution ? C’était le moyen de ramener la fameuse chambre démocratique. La chambre actuelle est assurément la plus modérée qu’il soit possible d’espérer. On se replaçait donc de gaieté de cœur dans la situation critique d’où le Piémont s’est tiré si heureusement au mois de décembre. Entre les dangers de la démagogie et les périls de la réaction absolutiste, l’administration de M. d’Azeglio a été jusqu’ici un moyen terme tutélaire ; elle représente l’opinion libérale modérée, qui ne veut sacrifier la vraie liberté ni à la licence ni au despotisme fatalement lié à l’alliance autrichienne. Voilà des considérations qui devaient immanquablement frapper les bons esprits du sénat, et ils sont en majorité. Il ne pouvait leur échapper qu’un grand intérêt patriotique dominait en cette occasion une question de conservation mal entendue.

Nous voyons que les hommes les plus recommandables par leur caractère et par une expérience mûrie dans la pratique des affaires ont prêté au ministère l’appui de leur parole. Les sénateurs Robert d’Azeglio, Plezza, Gioja, Gallina, Sauli, ont fourni des raisons propres à calmer les scrupules des consciences trop timorées qui demandaient, comme à la chambre des députés, des délais pour négocier avec Rome. En pareille matière, une autorité comme celle de M. Robert d’Azeglio, frère du président du conseil, avait assurément de quoi rassurer les plus timides. M. Robert d’Azeglio est connu pour un homme profondément religieux, et c’est au nom des véritables intérêts de l’église qu’il a demandé avec force l’abolition d’immunités plus nuisibles qu’utiles au clergé, de même qu’il s’était fait, il y a quelque temps, devant la papauté l’avocat de la liberté de conscience et le promoteur de l’émancipation des juifs en Italie. La loi a passé au sénat à 51 voix contre 29.

Au reste, le clergé piémontais, il faut bien le dire, a provoqué le coup inévitable qui devait tôt ou tard le frapper. Les évêques de Savoie et de Piémont, qui possèdent une influence très grande sur les populations, semblent, depuis quelque temps, s’être concertés pour la mettre au service d’un plan de réaction organisé contre les institutions constitutionnelles. Leurs derniers mandemens de carême, fort mélangés de politique, contenaient des attaques plus ou moins directes contre le statut, si bien que, malgré sa répugnance à entamer de telles querelles, le ministère s’est vu contraint d’agir contre eux et de réprimer particulièrement les excentricités de l’évêque de Saluces, qui avait tonné en chaire avec plus de violence que les autres contre la liberté, contre la détestable invention de la presse et contre Guttemberg ! Nous n’assurerions pas que la présentation de la loi Siccardi n’ait point été une riposte à ces attaques absurdes. M. Siccardi, avocat distingué de la province de Turin avant de prendre les sceaux, est, comme la plupart de ses confrères, un de ces parlementaires de la vieille école qui ne voient pas de meilleur œil que d’Aguesseau le clergé s’immiscer par trop dans le domaine temporel. Ses dispositions sont partagées par le corps à peu près entier de la magistrature, qui se montrera très énergique et très décidée, si le clergé, comme il est à craindre, s’obstine dans sa malencontreuse campagne. Le voici, en effet, qui affecte de se donner un petit lustre de persécution. Le gouvernement a fait saisir une circulaire de monseigneur Franzoni, archevêque de Turin, sur la conduite que doit tenir le clergé du diocèse dans l’application de la loi Siccardi, et il a poursuivi devant les tribunaux un journal qui a reproduit cette pièce. Là-dessus, on crie à l’arbitraire et à la persécution. Or, la circulaire de l’archevêque de Turin n’est ni plus ni moins qu’un acte de révolte ouverte : elle prescrit aux ecclésiastiques qui seront cités, soit comme parties, soit comme témoins, devant un tribunal laïque, de s’adresser à l’autorité archiépiscopale pour obtenir l’autorisation voulue et les directions convenables. En présence de la juridiction laïque, ils devront arguer de l’incompétence du tribunal et protester qu’ils ne font que céder à la nécessité ; le curé ou le recteur d’une église devra opposer une semblable protestation toutes les fois qu’il sera commis quelque acte contraire à l’immunité locale, etc. Et les organes du parti de proclamer que l’archevêque n’a fait que remplir un devoir sacré, en s’élevant contre l’œuvre d’iniquité du ministère Azeglio-Siccardi !

Il était clair que monseigneur Franzoni voulait se faire appliquer le premier la nouvelle loi, et engager le combat de sa personne. Le gouvernement, de son côté, ne pouvait, sans créer un précédent fâcheux, céder devant cette petite émeute organisée dans les bureaux de l’Armonia, et il a dû se résoudre à poursuivre l’auteur de la circulaire incriminée. C’était là qu’on l’attendait. À une assignation de comparaître, monseigneur Franzoni répond en se retranchant derrière les statuts du concile de Trente, sess. 24, caput 5, de Re form. Le juge d’instruction insiste respectueusement, et, par une condescendance déjà extrême, il offre au prévenu de se transporter en son domicile pour y accomplir les prescriptions de la loi. Nouveau refus de l’archevêque. C’est alors que le tribunal s’est vu contraint de faire exécuter la loi. L’archevêque, appréhendé au corps avec tous les égards imaginables et les formes les plus délicates, a été conduit à la citadelle, où l’appartement du gouverneur lui sert de prison. Voilà le martyre consommé, le chevalier Salvi, juge instructeur du tribunal de Turin et ses confrères transformés en Colonna et Nogaret ; on chante dans les églises des litanies pour la circonstance avec l’oraison in vinculis, et l’opinion des bonnes gens de province est ameutée contre les persécuteurs de l’église !

Nous pensons que monseigneur Franzoni, qui doit avoir de justes motifs de reconnaissance vis-à-vis du ministère, eût mieux fait d’employer son influence à calmer les esprits qu’à souffler ainsi le feu. C’est M. d’Azeglio qui, contre l’avis de bien des gens, lui a rouvert dernièrement les portes de Turin et a rétabli sur son siège ce prélat, qui ne résidait plus depuis deux ans. Au commencement de 1848, le premier ministère constitutionnel du roi Charles-Albert s’était vu contraint d’éloigner de Turin monseigneur Franzoni, dont l’esprit intolérant et l’humeur tracassière compromettaient la paix publique, et ce ministère était celui du comte Balbo ! Aujourd’hui, à peine de retour, ce prélat lève l’étendard contre le gouvernement, alors que celui-ci, pour protéger sa personne contre l’animadversion de la population turinoise, a été obligé, dernièrement encore, de mettre garnison dans le palais archiépiscopal, ce qui n’empêche pas monseigneur Franzoni de se poser en victime, et M. le cardinal Antonelli de fulminer contre les attentats du gouvernement piémontais ! Tout cela est déplorable. Il serait à désirer que la cour de Rome, cédant à des conseils désintéressés, mît tous ses efforts à étouffer l’incendie que de dangereuses passions cherchent à attiser. Le gouvernement piémontais va envoyer à Rome un ministre chargé de traiter cette affaire avec le saint-siège. Le choix du plénipotentiaire est chose difficile et délicate ; cependant, si, comme le bruit s’en répand, c’est M. le comte Gallina, le même qui fut envoyé l’année dernière à Londres pour suivre les négociations du traité de paix avec l’Autriche, on ne peut que s’en applaudir et augurer favorablement du résultat.

En définitive, l’épiscopat piémontais est le principal auteur de la situation actuelle. Il devrait s’accuser le premier de l’échec qu’il vient de subir et des haines anti-religieuses auxquelles il vient de faire la part si belle. Son étroit esprit d’opposition nuit à la religion, de même que les plaintes du cardinal Antonelli contre l’esprit révolutionnaire qui anime le ministère piémontais nuisent à la cour de Rome. Si c’est faire de la révolution que de soumettre le clergé au droit commun en matière temporelle, comme il y est soumis chez nous, la papauté elle-même a été bien près de se montrer révolutionnaire. Le cardinal Antonelli ne peut ignorer qu’une proposition de la chambre des députés de Rome avait été faite dans ce sens et déjà agréée par Pie IX, et que, si la république n’était venue couper court à l’œuvre de M. Rossi, il y a plus d’un an qu’à Rome même cette réforme nécessaire serait accomplie. L. G.



V. DE MARS.