Chronique de la quinzaine - 14 juin 1902
14 juin 1902
La nouvelle Chambre des députés s’est réunie le dimanche 1er juin, et a procédé tout de suite à la constitution de son bureau provisoire. Le scrutin pour l’élection du président devait servir aux partis à se compter : aussi s’agitait-on beaucoup par avance, comme si ce premier combat devait déterminer le sort de toute la campagne. Deux candidats étaient seuls en présence : M. Paul Deschanel pour les libéraux, M. Léon Bourgeois pour les radicaux. On s’étonnera sans doute que M. Brisson n’ait pas été au nombre des concurrens. Bien qu’il ait éprouvé quelques désagrémens au cours de la dernière campagne électorale, M. Brisson n’en était pas moins le candidat qui aurait le mieux représenté les revendications des gauches, et peut-être même le seul dont le succès aurait été un vrai triomphe pour son parti. M. Bourgeois est sans doute un radical bon teint : il ne laisse rien à désirer au point de vue des principes ; mais il y a dans cet homme aimable quelque chose qui ressemble à de l’indolence, presque à du scepticisme, et qui atténue, au moins dans la forme, la rigueur de ses opinions.
Rien de pareil chez M. Brisson ; mais c’est précisément pour cela qu’il a été, qu’on nous pardonne le mot, lâché par ses amis. À peine était-il revenu de Marseille à Paris, qu’on l’a entouré pour lui faire comprendre que sa candidature à la présidence de la Chambre serait inopportune : elle devait assurer l’élection de M. Deschanel. Voilà où quarante années de dévouement sans réserve à ses idées ont conduit M. Brisson ! Nous ne savons pas quelles ont été ses impressions ; il ne les a confiées à personne ; mais, s’il a pensé, dans le fond de son âme, qu’on se montrait cruellement ingrat à son égard, il n’a pas eu tout à fait tort. Les partis politiques brisent ou éliminent sans le moindre scrupule les instrumens dont ils n’ont plus besoin, et encore plus ceux qui les gênent. M. Brisson était devenu gênant. Pourquoi ? Parce crue son parti se voyait à la veille d’arriver au pouvoir, et qu’un parti dans cette situation éprouve toujours le besoin d’adoucir les termes de son programme, d’en enlever les épines et d’en arrondir les angles. Aussi M. Brisson ne correspondait-il plus aux circonstances. M. Bourgeois, au contraire, s’y adaptait parfaitement. Tout le monde sentait qu’il était le seul candidat capable de l’emporter sur M. Deschanel, parce que, comme M. Deschanel lui-même, il ne suscitait pas d’opposition personnelle et avait des amis sur tous les bancs de l’assemblée. Ce calcul s’est trouvé exact ; M. Bourgeois a été élu à 36 voix de majorité : victoire incontestable pour le parti radical socialiste, mais victoire remportée beaucoup plus par insinuation que de haute lutte, et qui aurait été beaucoup plus complète et plus significative avec M. Brisson. Dès le premier jour, le parti radical sentait la nécessité de s’atténuer. Cependant, en prenant possession du fauteuil, M. Bourgeois a prononcé des paroles qui sentaient la poudre, Cette Chambre, encore toute frémissante de la bataille électorale, aurait eu besoin d’être calmée plutôt qu’excitée, et M. Bourgeois ne lui a parlé que des invalidations à faire. On en a été surpris. On s’est demandé si ce langage était bien convenable dans la bouche d’un président. Hâtons-nous de dire que, lorsqu’il a été élu à titre définitif, M. Bourgeois a déclaré enfin qu’il dépouillait le harnais rébarbatif de l’homme de parti, et qu’il serait le président de tout le monde, uniquement soucieux d’assurer la liberté et la dignité de la tribune. C’est fort bien, et nous souhaitons qu’il reste fidèle à ses promesses.
Nous n’avons d’ailleurs aucune raison de croire qu’il ne le fera pas ; mais, avec M. Deschanel, la certitude d’être bien présidée aurait été encore plus grande pour la Chambre, parce qu’elle lui serait venue d’une épreuve de quatre années. Pendant toute la dernière législature, M. Deschanel a rempli avec une courtoisie parfaite et une impartialité absolue les fonctions présidentielles. Il a traversé des momens difficiles et même orageux, sans jamais rien perdre de son sang-froid, ni de son esprit d’à-propos, ni de sa fermeté lorsqu’il a eu à en user. On ne s’improvise pas président d’une Chambre : il faut de l’habitude et de l’expérience pour y montrer des qualités que M. Bourgeois acquerra peut-être, mais que M. Deschanel possédait. Si la Chambre avait songé seulement à son intérêt propre, elle aurait donc réélu M. Deschanel ; malheureusement, elle cherchait aussi autre chose, elle voulait faire une manifestation de parti. N’aurait-il pas mieux valu attendre une autre occasion ? Mais la majorité était impatiente. Les partis étaient pressés de se compter, de savoir de quel côté se trouvaient décidément les plus nombreux et les plus forts ; et, puisque la retraite du ministère ne permettait pas de lui adresser une interpellation qui aurait pu servir de moyen, on a mis à profit l’élection du bureau provisoire. Au surplus, de nombreux précédens semblaient le conseiller. Il y a quatre ans, après les élections de 1898, la Chambre d’alors a montré tout de suite la même préoccupation que celle-ci. Les partis avaient hâte de se mesurer ; MM. Deschanel et Brisson ont été leurs champions respectifs. On sait ce qui s’est passé. M. Deschanel a été élu président, et il a été réélu tous les ans au début de chaque session ordinaire. Ce succès, quatre fois renouvelé, aurait dû, ce semble, assurer le pouvoir aux modérés : au lieu de cela, il a été donné aux radicaux. Le lendemain même de la première élection de M. Deschanel contre M. Brisson, c’est M. Brisson qui a été chargé de faire un ministère, et qui l’a fait effectivement. A M. Brisson a succédé M. Dupuy, et à M. Dupuy M. Waldeck-Rousseau, de sorte qu’on a vu se perpétuer, pendant presque toute la législature, l’anomalie d’une Chambre qui élisait constamment un président modéré et qui soutenait tout de même un ministère radical. Cela nous a rendus sceptiques sur l’importance politique de l’élection présidentielle. Nous souhaitons aux radicaux-socialistes de ne pas tirer plus d’avantages de celle de M. Bourgeois que les modérés n’en ont tiré autrefois de celle de M. Deschanel. Celui-ci, avec le talent qu’on lui connaît, pourra rendre tout autant, sinon plus de services à ses idées et à ses amis sur les bancs de la Chambre qu’au fauteuil qu’il a dû abandonner à M. Bourgeois. Nous le retrouverons à la tribune. Il est de ceux qui ont donné beaucoup, mais dont il est permis d’attendre davantage, ou autre chose : il y a quelquefois profit pour un homme politique à changer de situation et à se montrer dans un rôle nouveau.
L’inconvénient de l’élection de M. Bourgeois a été que les radicaux-socialistes ont paru avoir une majorité, et qu’ils ont dès lors exigé qu’on leur donnât le pouvoir : ils l’ont revendiqué impérieusement. Leur majorité n’était que de 36 voix ; celle de M. Waldeck-Rousseau dans la dernière Chambre avait été le plus souvent du double, — ce qui montre, entre parenthèses, que les dernières élections n’ont pas été aussi favorables aux radicaux qu’ils le disent ; — mais enfin une majorité de 36 voix est encore respectable, surtout si elle se maintient. Celle-ci se maintiendra-t-elle ? Nous le verrons plus tard. En attendant, M. le Président de la République, qui avait si bien parlé d’apaisement à Brest et à Dunkerque, en partant pour la Russie et à son retour, a dû renoncer à faire le ministère de ses préférences. L’apaisement, la détente, il fallait voir la colère de la presse radicale et socialiste en présence des perspectives que ces mots semblaient ouvrir ! Les vainqueurs déclaraient très haut qu’ils entendaient profiter de leur victoire, c’est-à-dire être les maîtres. Ils réclamaient tous les portefeuilles ; ils ne toléreraient pas, disaient-ils, que le moindre d’entre eux s’égarât hors de leurs mains. M. le Président de la République s’est incliné. Il a fait appeler, qui ? M. Brisson. La conversation entre ces deux hommes politiques est restée leur secret : on sait seulement que M. Brisson a refusé le mandat que M. Loubet voulait lui confier, et cela seul semble indiquer, au point de vue radical, un recul plutôt qu’un progrès sur la situation de 1898. À ce moment, en effet, M. Brisson avait accepté de former un ministère et y avait réussi : à présent, il s’en déclare incapable. L’abandon où son parti l’a laissé a sans doute diminué son autorité. Même battu à la présidence de la Chambre, il avait pu être président du Conseil en 1898, parce que tous les siens le suivaient, le soutenaient, l’appuyaient ; aujourd’hui, ils le jugent compromettant, comme s’ils avaient l’impression qu’aller avec lui au combat serait aller à la défaite. M. Brisson s’est donc retiré, et M. Loubet a fait appeler M. Combes. Celui-ci, semble-t-il, s’y attendait. Il avait annoncé depuis quelques jours que, dans le cas où on y ferait appel, son dévouement était prêt. Il a ajouté tout de suite que, puisqu’on voulait bien le charger de faire un Cabinet, il le ferait pour sûr, ne voulant pas exposer le parti radical au reproche d’irrésolution ou d’impuissance. Cette décision est honorable. Plût au ciel que les modérés, lorsque M. le Président de la République a eu recours à eux, eussent toujours répondu et agi de même ! Plût au ciel qu’ils ne se fussent pas trop souvent réservés pour une meilleure occasion, qui d’ailleurs ne venait pas ! M. Combes ne connaît ni ces hésitations, ni ces doutes. On l’a appelé, il est accouru : le lendemain, le ministère était fait.
Mais, dira-t-on, qu’est-ce que M. Combes ? Il faut bien avouer qu’il n’était pas connu du grand public, et qu’il y a eu de la surprise lorsque M. le Président de la République l’a fait venir à l’Elysée. Pourtant M. Combes a déjà été ministre ; M. Bourgeois lui avait confié, il y a six ou sept ans, le portefeuille de l’Instruction publique dans un Cabinet, qui n’a duré, à la vérité, que quelques mois, et il n’a pas laissé de mauvais souvenirs rue de Grenelle. Il a fait, dans sa jeunesse, de fortes études ecclésiastiques ; il se destinait alors à la prêtrise ; mais il s’est aperçu à temps qu’il n’en avait pas la vocation et est rentré dans la vie laïque. Il est docteur ès lettres et docteur en médecine. On le regarde, au Sénat, comme un homme très laborieux, un orateur disert, et un homme de relations courtoises. Son élection récente à la présidence du groupe de l’Union démocratique l’avait mis en vue : c’est par là sans doute qu’il été désigné à l’attention de M. le Président de la République. Néanmoins, nous le répétons, ce choix a étonné. Que M. Combes fût ministre, cela semblait normal ; mais président du Conseil, c’était lui imposer un lourd fardeau. Il est vrai que le parti radical n’est pas riche en hommes de premier plan. La victoire électorale, à supposer, ce dont nous nous permettons de douter, que la sienne ait été aussi grande qu’il le prétend, lui a donné le nombre, mais non pas la qualité. Il y a des partis nombreux, où il n’y a personne. Dans le parti radical, il y a bien M. Brisson ; mais il est indisponible. Il y a bien aussi M. Bourgeois ; mais il a été élu président de la Chambre. Alors, qui ? Après avoir consulté tous les points de l’horizon, M. Loubet n’a aperçu que M. Combes, et, en vérité, pour faire un ministère purement radical, nous ne savons pas où il aurait pu trouver mieux. Les autres partis ont des hommes de mérite ou de talent en abondance ; le parti libéral en a même en surabondance ; le parti socialiste en a quelques-uns ; la droite en compte plusieurs, qui sont naturellement inutilisables : le parti radical est certainement le moins bien partagé sous ce rapport. Otez MM. Bourgeois et Brisson, on en vient tout de suite à M. Combes.
Son court passage dans un ministère n’a d’ailleurs pas suffi pour permettre de le juger complètement. Ses amis et ses adversaires l’attendent à l’œuvre, car il y a, dans tous les sens du mot, beaucoup d’inconnu en lui. Nul ne peut dire s’il sera à la hauteur de sa besogne : mais ce qu’on peut assurer, c’est que cette besogne n’aura, ni pour but, ni pour conséquence de ramener l’apaisement que nous faisait espérer M. le Président de la République, et dont nous avons un si grand besoin. Ce n’est pas, en effet, sans motif qu’on a fait entrer dans le ministère la plupart des hommes qui, ont pris, dans les deux Chambres, une part importante à la défense de la loi sur les associations. M. Combes lui-même était président de la commission sénatoriale de cette loi. M. Vallé en a été rapporteur au Sénat. M. Trouillot l’avait déjà été à la Chambre des députés, et on se rappelle quelle passion il a apportée dans le débat. On peut donc être sûr que la loi sera appliquée dans toute sa rigueur. La déclaration ministérielle, qui a été lue aux Chambres le 10 juin, en dit certainement moins à ce sujet que la présence simultanée dans le cabinet de MM. Combes, Vallé et Trouillot.
« La loi des associations y lisons-nous, est entrée dans ta période d’application administrative et judiciaire. Le gouvernement tiendra la main à ce qu’aucune de ses dispositions ne demeure frappée d’impuissance. » C’est tout, et, en soi, cela ne veut pas dire grand’chose. Puisqu’on avait un gouvernement purement radical, il fallait bien s’attendre à ce qu’il promit d’appliquer une loi dans laquelle la dernière Chambre et le dernier ministère ont mis leur plus grande pensée. S’il ne l’avait pas fait, la majorité l’aurait renversé tout de suite : il l’a donc fait, mais avec une certaine discrétion. Au reste, c’est là le caractère de la déclaration ministérielle tout entière. Sans doute, il y a par-ci par-là des satisfactions de mots données aux partis avancés : mais ceux-ci ne s’y sont pas trompés, et ils ont fait en somme assez grise mine à un morceau oratoire qui leur a paru fade. Ils avaient espéré mieux. La déclaration dit par exemple, qu’« une partie du clergé » a eu le tort de « descendre dans l’arène électorale. » et qu’il y aura lieu d’examiner si les moyens d’action dont le gouvernement dispose aujourd’hui suffisent à empêcher le retour de tels écarts. Comment : une partie du clergé ? Quand M. Combes a lu ce passage de la déclaration, des voix nombreuses se sont élevées à gauche pour protester contre une pareille restriction. C’est tout le clergé qu’il aurait fallu dire ! Il aurait fallu promettre la séparation de l’Église et de l’État, seule mesure efficace pour mettre celui-ci hors des prises de celle-là ! Or, de la séparation de l’Église et de l’État, M. Combes n’a pas dit un seul mot. Il a parlé de l’abrogation de la loi du 15 mars 1850, c’est-à-dire de la loi Falloux, mais en même temps il s’est prononcé contre le rétablissement du monopole universitaire. Faiblesse, ont crié les radicaux ; et le lendemain, les journaux du parti répétaient à qui mieux mieux le mot de défaillance ! Le fait est que nous ne comprenons pas très bien qu’on supprime ce qui reste de la loi Falloux sans rétablir le monopole universitaire, puisqu’il n’en reste guère que le principe de la liberté. Si on supprime purement et simplement les quelques articles de la loi de 1850 qui subsistent encore, le monopole universitaire se trouve rétabli ipso facto, sans qu’on ait besoin de le stipuler. On se trouvera reporté au régime antérieur. Mais M. Combes ne l’entend pas ainsi : il se contente de dire qu’il veut restituer à l’État « des droits et des garanties qui lui font absolument défaut. » Qu’est-ce que cela signifie ? M. Combes se propose-t-il d’exiger des garanties de capacité plus sérieuses de la part de ceux qui (voudront ouvrir une école ? Nous n’y voyons pas grand inconvénient : un diplôme de bachelier suffit aujourd’hui et c’est peu. Se plaint-il du défaut de surveillance sur l’enseignement libre ? Dans ce cas, il a tort de s’en prendre à la loi, car, non seulement elle autorise, mais elle ordonne cette surveillance, et ce n’est pas sa faute si l’État ne l’a pas exercée. Sur ce point encore, on se mettrait aisément d’accord. M. Combes a-t-il d’autres projets que nous ignorons ? Il faut attendre de les connaître pour les juger. Sa déclaration est vague, un peu fuyante, un peu évasive : elle indique des tendances générales plutôt qu’une volonté précise et ferme. Il en est de même dans ce qu’elle dit de l’armée. « Nous saurons, y lisons-nous, tenir l’armée à l’écart de la politique. » Tant mieux ! Cette phrase a été applaudie par la droite et par le centre comme par la gauche. On ne saurait établir une séparation trop profonde entre la politique et l’armée. Mais c’est une œuvre qui demande aujourd’hui quelque délicatesse de main ; et, quand nous voyons que, non content de maintenir M. le général André à la Guerre, M. Combes a jugé à propos de mettre M. Camille Pelletan à la Marine, nous nous demandons s’il a pris les meilleurs moyens de réaliser ses intentions. L’armée et la marine ne demandent qu’une chose, de la part des sommes qu’on place à leur tête, c’est qu’ils les aiment et qu’ils aient confiance en elles. Si M. le général André aime l’armée, c’est d’un amour bien agité et parfois bien brutal. Quanta M. Pelletan, il a passé toute sa vie à dire du mal de la marine, et n’a jamais laissé échapper une occasion de déconsidérer ses chefs. Peut-être cela lui passera-t-il quand il les verra de plus près : mais, en attendant, c’est un singulier cadeau que M. Combes a fait à la marine. Il est vrai, — est-ce une excuse ? — que, s’il l’a fait à la marine, c’est pour ne pas le faire aux travaux publics.
Car les Travaux publics ont été menacés de M. Pelletan, partisan acharné du rachat des chemins de fer par l’État, et qui, à moins de se donner à lui-même le plus injurieux démenti, n’aurait pas pu se dispenser, s’il avait pris la succession de M. Baudin, de déposer un projet de loi pour proposer ce rachat immédiat. Or, dans notre situation financière, le rachat des chemins de fer serait la pire des aventures, et peut-être la faute la plus grave qu’on pourrait faire après tant d’autres. Il parait que M. Rouvier n’a accepté d’entrer dans le Cabinet que si M. Pelletan n’était pas aux Travaux publics. On avait besoin de M. Rouvier ; il était indispensable, car, si le parti radical est généralement pauvre en hommes, il l’est surtout en financiers. La présence de M. Rouvier dans le ministère devait ramener un peu de la confiance qu’un budget notoirement en déficit a diminuée. Mais quoi ! Il y a deux réformes que le parti radical n’a pas cessé de promettre, et dont il s’est même quelquefois fait un tremplin électoral : le rachat des chemins de fer, l’impôt global et progressif sur le revenu. M. Rouvier est l’adversaire de l’une et de l’autre, et il ne pourrait en devenir partisan, — ce dont nous ne le soupçonnons pas capable, — sans perdre aussitôt la grande situation qu’il occupe dans le monde de la finance. Que faire donc ? Il fallait renoncer à ces réformes sans en avoir l’air. Il fallait des euphémismes pour laisser espérer ce qu’on était décidé à ne pas donner. Il fallait des phrases qui seraient comme des écrans propres à dissimuler un inévitable mouvement de recul. On s’y est ingénié, et la déclaration ministérielle est intéressante à ce point de vue.
Voici comment on s’est tiré d’affaire. « La Chambre dernière, dit la déclaration, avait chargé le gouvernement de lui préparer l’étude des conditions dans lesquelles pourrait s’opérer le rachat d’une partie de nos chemins de fer : nous nous conformerons à cette décision. » La question était à l’étude, elle y reste. C’est fort bien : plus l’étude sera sérieuse, plus elle tournera contre la solution qui avait souri à l’ignorance de la dernière Chambre. Passons à l’impôt sur le revenu. La déclaration s’exprime à son sujet comme il suit : « Parmi les réformes que le suffrage universel nous a donné le mandat d’entreprendre, une des premières places appartient à celles qui doivent introduire dans notre système fiscal plus d’équité et d’esprit démocratique, et notamment au remplacement de certaines de nos vieilles contributions par un impôt général sur le revenu, qui, taxant chacun suivant ses facultés, doit soulager dans une large mesure la démocratie des villes et des campagnes. » Cela n’est pas bien méchant. Nous avons deux contributions directes sur quatre, la taxe personnelle-mobilière et celle des portes et fenêtres, qui ne sont autre chose qu’un impôt général sur le revenu. Qu’on les fonde ensemble sous ce nom collectif, et qu’on en modifie un peu l’aménagement : cela ne vaudra peut-être pas mieux que ce que nous avons, mais on peut essayer, le mal ne sera pas grand. Mais est-ce là ce que les radicaux et les socialistes ont toujours voulu et annoncé ? Oh ! non. Aussi leur déception était-elle grande à la lecture de la déclaration ministérielle. Au mot d’impôt général que prononçait M. Combes, ils interrompaient en criant progressif ! M. Combes reprenait : général, et n’ajoutait pas : progressif. Qui aurait cru qu’un ministère radical, — car enfin c’est un ministère radical, — n’arriverait au pouvoir que pour passer sous silence, traiter par omission, enfin enterrer décemment les réformes les plus chères à la démocratie ? Après cela, il faut s’attendre à tout ; et nous nous demandons si, dans peu de temps, la plupart de ses amis se tournant contre lui, M. Combes ne sera pas sauvé par les modérés, les libéraux et ces odieux progressistes qui déjà ont si souvent sauvé M. Waldeck-Rousseau. Mais, s’ils le font, ils y auront du mérite, car M. Combes n’a rien fait pour les ramener à lui. Dans l’interpellation que les radicaux et les socialistes lui ont adressée à la suite de sa déclaration, et qui, loin de dissiper les nuages accumulés sur sa politique, les a encore épaissis, la seule chose qu’il ait dite avec clarté est qu’il ne voulait pas de l’apaisement. Il a parlé du péril que le cléricalisme et le nationalisme font courir à la République, comme si nous étions encore à trois ans en arrière. En serions-nous donc toujours au même point ? Trois années de gouvernement de combat n’ont-elles pas encore sauvé la République ! Tout est-il à recommencer ? S’il en est ainsi, l’ancien ministère ne mérite pas les éloges qu’on lui a prodigués. Mais M. Combes, après avoir bien cherché, n’a rien trouvé de mieux que de le plagier, et c’est ce qu’il appelle le continuer. La seule différence est que nous n’avons pas M. Waldeck-Rousseau : elle a paru sensible à la Chambre.
Cela ne l’a pas empêchée d’accorder sa confiance à M. Combes ; mais, de l’aveu de tous, ce vote n’a pas d’importance N’ayant pas pu juger le Cabinet d’après ses paroles, la Chambre a voulu l’attendre à ses actes. Soit : nous ferons de même. Mais, dès aujourd’hui, notre crainte est que, destiné à causer quelques déceptions politiques à ses amis, le ministère ne cherche à leur donner des compensations sur le terrain religieux. Bien que la phrase de la déclaration relative à la loi sur les associations ne signifie pas grand’chose, c’est de ce côté que le zèle de nos ministres est inquiétant. On ne saurait croire cependant à quel point les questions qui se rattachent aux congrégations passionnent peu « la démocratie des villes et des campagnes. » Le paysan, en particulier, y reste fort indifférent : le moindre grain de mil ferait bien mieux son affaire. Malheureusement, il n’est pas à la portée de tout le monde de créer le moindre grain de mil, tandis que la persécution est chose si facile ! L’ancien ministère a vécu en la promettant ; celui-ci pourrait bien vivre en la pratiquant. Sa faiblesse même est pour nous une cause d’inquiétude. Nous nous défions des gouvernemens irrésolus. Le proverbe dit qu’on ne va jamais plus loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va, et le ministère ne sait évidemment pas où il va : mais il y a des gens qui savent très bien où ils veulent le conduire, et c’est ce qui nous effraie.
Il est déjà un peu tard pour parler de la paix entre l’Angleterre et les Républiques sud-africaines. La nouvelle en était attendue avec impatience ; elle s’est répandue avec une extrême rapidité et a été commentée avec ardeur dans le monde entier. Elle a soulagé les consciences d’une véritable angoisse. Malgré l’héroïque résistance des Boers, l’admiration qu’elle provoquait ne permet lait pas de se faire illusion sur l’inévitable dénouement de cette lutte disproportionnée. La guerre aurait peut-être pu se prolonger encore, mais en pure perte. Les Boers avaient fait tout ce qu’il était possible de faire pour obtenir des conditions un peu meilleures, et ils y avaient réussi, puisque les conditions de cette année ont été plus favorables que celles de l’année dernière ; mais le moment approchait, ou du moins se rapprochait où leur épuisement final les aurait livrés purement et simplement à l’ennemi, il était de bonne politique de traiter avant qu’il fût arrivé.
Quant à l’honneur des Boers, nous n’en parlons pas : il y a longtemps qu’il était hors de cause. Certes, les Anglais ont montré, eux aussi, de solides qualités d’endurance, et leur armée a mérité des éloges. Mais il y avait une telle inégalité de forces entre l’empire britannique d’une part, et les deux pauvres républiques de l’autre, que tout l’intérêt se portait naturellement vers celles-ci, et que la fibre humaine vibrait en leur faveur. L’attitude des gouvernemens devait être et a été correcte envers l’Angleterre : en revanche, l’opinion allait partout aux Boers, les cœurs étaient pour eux, et comment n’en aurait-il pas été ainsi ? Non seulement ils étaient une poignée d’hommes contre un empire colossal, mais ils défendaient leur nationalité ; cela suffisait pour leur assurer les sympathies universelles, car, au siècle où nous sommes, une nationalité est chose sacrée. Nous ne saurions en voir une disparaître, écrasée sous le nombre, sans éprouver un frémissement de pitié d’autant plus vif qu’elle est elle-même plus petite, et que l’abus de la force apparaît à son égard plus odieux. Mais à quoi bon revenir aujourd’hui sur ce que nous avons déjà dit si souvent à ce sujet ? Contentons-nous d’indiquer comment la guerre s’est terminée.
Elle s’est terminée par un traité, ce qui prouve qu’en dépit des vaines proclamations par lesquelles ils avaient prononcé l’adjonction des deux républiques à l’empire, les généraux anglais ont dû, sinon reconnaître officiellement, au moins respecter leur indépendance jusqu’au bout. Le fait même que la question des rebelles du Cap a été résolue sous une autre forme, et qu’elle a paru abandonnée à l’initiative du gouvernement de la colonie, montre par opposition qu’il a fallu négocier avec les Boers : les négociations ont même été très longues, et le résultat en est resté longtemps incertain. Le gouvernement anglais parle de reddition, ce qui est jouer sur les mots. Il y en a eu une, en effet ; mais il y a eu aussi autre chose, et il suffit pour s’en convaincre de relire les noms des négociateurs qui ont signé le traité pour les deux républiques. Les uns sont des militaires, mais les autres sont les représentans de l’autorité civile et politique. Si la guerre avait duré jusqu’à l’épuisement complet de leurs forces, les chefs boers auraient peut-être été obligés de se rendre à discrétion. Les choses ne se sont pas passées ainsi, et dès lors il y a quelque chose d’un peu puéril à englober, dans le mot de reddition, ou de capitulation, des opérations de genres complexes et divers.
Toutefois, si les infortunés Boers ont conservé et exercé leur indépendance jusqu’au dernier moment, il faut convenir qu’ils y ont renoncé en reconnaissant le roi Édouard VII pour leur souverain de droit. La formule employée ne laisse place à aucune équivoque. Les deux républiques deviennent des colonies anglaises, et il ne reste rien de leur situation antérieure. Sur un point auquel il attachait tant d’importance, le gouvernement anglais a obtenu gain de cause : il y a eu soumission absolue. Mais non pas sans conditions : l’autonomie a été promise aux Boers. L’époque, il est vrai, en est restée indéterminée. On marchera vers l’autonomie par étapes successives, avec promesse de l’atteindre un jour. Quand ? Le plus tôt possible, dit le traité ; par malheur le gouvernement britannique est le seul juge de cette opportunité, et il restera peut-être longtemps sans la reconnaître. Il aurait toutefois intérêt à le faire en effet le plus tôt possible, et, s’il est vrai, comme les dépêches du Cap le rapportent en ce moment, que la soumission se fasse partout avec facilité, que les Boers ne gardent aucune arrière-pensée de résistance ultérieure, enfin qu’ils promettent d’être aussi fidèles au nouveau régime qu’ils l’ont été à l’ancien, il serait d’une habile politique de reconnaître leurs bonnes dispositions en leur montrant une confiance à laquelle ils seraient certainement très sensibles. L’Angleterre ne devrait avoir aujourd’hui d’autre préoccupation que d’effacer les souvenirs de la guerre. Quand nous disons que la nationalité boer périt tout entière, nous entendons par là qu’elle périt politiquement ; mais elle subsiste et subsistera longtemps, sinon même toujours, dans le cœur d’une race qui a montré une ténacité quasi indomptable, et qui conservera ses idées, ses mœurs et sa langue. Sur ce dernier point, les Anglais ont dû faire une concession significative. Il y a quelque temps, un impérialiste fougueux écrivait au Times pour demander la proscription de la langue hollandaise dans les deux républiques, afin de ne pas commettre, disait-il, la même faute qu’au Canada, où l’on a laissé le français se perpétuer. Et nous demandons à qui et à quoi cela a fait du mal, au Canada. En tout cas, il a été formellement stipulé dans le traité que le hollandais serait enseigné aux enfans dans les écoles si les familles le demandaient, et on peut être sûr qu’elles le demanderont toutes. De plus, on pourra en faire usage dans les tribunaux lorsque cela paraîtra utile à la bonne administration de la justice, et il en sera certainement ainsi pendant de longues années. Les Boers seront sujets anglais, mais ils resteront Boers. Matériellement, les Anglais ont fait un effort considérable et honorable en vue d’atténuer les maux de la guerre. Ils mettent à la disposition des Burghers une somme de 75 millions de francs pour la reconstitution des fermes et la reconstitution des outils de travail, des cheptels, etc. De plus, ils s’engagent à faire des avances ou prêts sans intérêt pendant deux ans, et à 3 p. 100 après ce terme. Il faut désirer, et nous souhaitons vivement, que ces ressources suffisent pour ramener dans le pays, non pas la richesse, qui n’y a d’ailleurs jamais été, mais enfin la possibilité de vivre en travaillant.
La question des révoltés du Cap, des Afrikanders qui ont pris les armes pour aller au secours des deux républiques, était plus délicate. Le gouvernement anglais ne pouvait traiter, ni directement avec des rebelles, ni avec les Boers à leur sujet ; et, d’un autre côté, les Boers ne pouvaient pas abandonner des gens qui s’étaient compromis pour eux. On a pris le parti de donner connaissance aux négociateurs boers des intentions du gouvernement du Cap à l’égard des rebelles. Il n’est pas douteux que le fond et la forme de cette démarche avaient été, comme le traité lui-même, l’objet de négociations entre les deux parties : mais, pour sauver les convenances britanniques, lecture a été faite officiellement aux Boers d’une déclaration en apparence spontanée. Les conditions obtenues pour les Afrikanders sont d’ailleurs très rigoureuses. Les rebelles ont été distingués en deux catégories. Ceux de la première sont le menu peuple, les simples soldats : ils devront reconnaître par leur signature qu’ils se sont rendus coupables de haute trahison, et la peine dont ils seront frappés consistera à être privés à perpétuité du droit de prendre part à toute élection politique ou municipale. Les rebelles de la seconde catégorie sont les officiers et les chefs : ils seront traités suivant les lois de la colonie, traduits devant des tribunaux ordinaires ou extraordinaires, et frappés des peines que ces tribunaux jugeront à propos de leur appliquer. Il est toutefois entendu qu’en aucun cas cette peine ne pourra être celle de mort. Ces conditions, on le voit, sont extrêmement dures : il serait d’une bonne politique de les adoucir beaucoup dans l’application, et d’en effacer un jour prochain la sévérité au moyen d’une amnistie. L’apaisement est à ce prix.
Ce traité, en même temps qu’il met fin à la guerre, clôt une phase de l’histoire de l’Angleterre. Ce n’est sûrement pas la plus glorieuse de toutes, bien qu’on ait pu y constater une fois de plus les qualités d’un peuple qui garde son sang-froid au milieu de toutes les épreuves, soutient son gouvernement, même lorsqu’il a tort, pour peu qu’il y ait un intérêt national à le faire, et dispose d’une armée réfractaire à la fatigue et au découragement. Mais plus l’Angleterre s’est montrée forte, plus les Boers se sont montrés grands. Ils l’ont été d’autant plus moralement qu’ils l’étaient moins matériellement. En succombant, comme cela était inévitable, ils ont laissé au monde, qui les ignorait presque et où leur nom est aujourd’hui glorieux, l’exemple éclatant de ce que peuvent chez un peuple le patriotisme et la foi.
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