Chronique de la quinzaine - 31 mai 1902

Chronique n° 1683
31 mai 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.


Le voyage que M. le Président de la République vient de faire en Russie, et qu’il a terminé par le Danemark, nous a détournés pour un temps de nos préoccupations intérieures. Les divisions de partis se sont effacées devant un grand fait national. L’occasion est trop rare pour que nous n’ayons pas été heureux de la saisir.

Ce n’est pas que le voyage de M. Loubet pût nous apprendre grand’chose de nouveau. On ne s’attendait à rien de pareil. Tout a été dit aujourd’hui sur l’alliance franco-russe. La paix repose sur des assises plus sûres depuis qu’elle fait équilibre à la Triple-Alliance ; et c’est un motif pour ne pas plus la cacher qu’on ne cache celle-ci. À ce point de vue, le voyage de M. le Président de la République s’est trouvé avoir, sans qu’on l’ait cherché, une opportunité particulière. De quoi parle-t-on aujourd’hui en Europe ? Quel est le sujet de toutes les préoccupations ? La question du jour est le renouvellement de la Triple-Alliance. Elle sera, en effet, renouvelée ; on peut même dire qu’elle l’est, car, si la chose n’est pas encore faite, c’est tout comme. À cette affirmation du renouvellement de la Triple-Alliance, celle du maintien de l’alliance franco-russe s’est trouvée répondre à propos. Le voyage de M. le Président de la République en Russie était décidé avant celui de M. le comte de Bulow à Venise et à Vienne ; mais les circonstances en ont fait, en quelque sorte, la contre-partie de celui-ci, et les deux groupemens européens apparaissent, l’un par rapport à l’autre, plus solides que jamais. Voilà ce qui ressort du voyage présidentiel, et quelle en est la signification très sérieuse. Il ne pouvait d’ailleurs pas provoquer les mêmes élans d’enthousiasme que ceux d’autrefois : il ne pouvait produire que de la satisfaction. Les visites que se font de temps à autre les chefs d’État européens sont chose traditionnelle et normale, et c’est parce que nous n’en avions ni reçu ni fait pendant plus d’un quart de siècle que le premier voyage de l’empereur Nicolas en France, aussi bien que le premier voyage du Président de la République en Russie, ont été environnés pour nous de tant d’éclat. Ils nous révélaient quelque chose, resté jusqu’alors un peu obscur. Il ne peut plus en être de même aujourd’hui.

Le seul incident nouveau est l’arrêt que M. le Président de la République a fait à Copenhague, en revenant de Saint-Pétersbourg, et sa visite au roi de Danemark. Il n’y a pas en Europe un souverain qui, par son âge, ses qualités personnelles, ses alliances de famille, soit plus respecté que le roi Christian : il n’y en a pas non plus qui, pour ces raisons et pour d’autres encore, excite chez nous plus de respectueuse sympathie. L’histoire a rapproché souvent le Danemark et la France dans des destinées communes, tantôt heureuses, tantôt, hélas ! douloureuses, de sorte que les événemens qui se sont passés dans l’un de ces pays ont eu souvent un contre-coup dans l’autre. Il est rare qu’un pays territorialement aussi petit que le Danemark ait joué un rôle aussi important. Cela tient à deux causes principales : sa situation géographique et le sentiment qu’ont toujours eu ses habitans de la haute mission qu’elle leur attribuait. Dans un discours fameux, M. Thiers, empruntant une expression à un écrivain du XVIIIe siècle, disait du Danemark qu’il avait « le tempérament vertueux, » et il donnait à ce mot tout le sens politique qu’il comporte. Le Danemark a été, il est resté très grand par le cœur, et la manière dont il a supporté son infortune n’a pu qu’augmenter la considération dont il jouissait. Le roi Christian incarne les qualités de son pays. Les paroles que M. le Président de la République lui a adressées exprimaient les sentimens de la France, qui fait des vœux sincères pour la prospérité du Danemark, pour le bonheur de son souverain, pour celui de la famille royale tout entière.


Aussitôt rentré à Paris, M. le Président de la République a pu reconnaître que la situation ne s’était pas débrouillée en son absence. Nous ne savons pas quelles réflexions il a pu faire en mer, dans les momens de loisir de la traversée ; mais, en quittant la Fiance, il était plein d’admiration et de reconnaissance pour son ministère. Il a fait à Brest, à la fin d’un banquet, un éloge de M. Waldeck-Rousseau qui a paru excessif, assurant que personne ne l’avait égalé dans les services rendus à la République et à la France. On a trouvé généralement que M. Loubet s’était montré trop oublieux du passé et trop satisfait du présent, et on s’est demandé ce qu’il fallait en conclure. Était-ce un nouveau bail ministériel que M. le Président de la République inaugurait avec M. le président du Conseil ? Était-ce un salut plus que courtois qu’il lui adressait au moment de se séparer de lui, et fallait-il voir dans ses hyperboles quelque chose d’une oraison funèbre ? À cette question, nul ne pouvait répondre ; M. Loubet était parti avec son secret ; il nous avait laissé l’anxiété. M. Waldeck-Rousseau a bien voulu nous en tirer. Les uns assuraient qu’il était résolu à se retirer ; les autres, que, sa présence au gouvernement étant plus indispensable que jamais, il se sacrifierait une fois de plus au salut de la République. Nous penchions vers la première hypothèse, trouvant d’ailleurs naturel, et même très convenable, que M. Waldeck-Rousseau n’eût pas annoncé sa retraite avant le retour de M. Loubet : car enfin, pensions-nous dans notre simplicité, quelle serait en Russie la situation de M. le Président de la République, et surtout de M. le ministre des Affaires étrangères qui l’accompagnait, s’il était de notoriété publique et officielle que le premier n’avait plus de ministère et le second plus de portefeuille ? Il paraît que nous nous trompions. En tout cas, M. Waldeck-Rousseau ne s’est pas embarrassé de si peu de chose ; il a précisément choisi le jour où MM. Loubet et Delcassé arriveraient à Cronstadt pour annoncer qu’il était virtuellement démissionnaire, et qu’il ne se présenterait pas devant la Chambre nouvelle.

On comprend qu’il se retire. Il a duré trois ans ; il a fait des élections qui ne sont pas pour lui un triomphe, quoi qu’on en dise, mais qui ne sont pas un échec ; les circonstances lui offrent une porte de sortie honorable. Il pouvait rester, s’il l’avait voulu ; la Chambre lui aurait donné une majorité. Quant à savoir si cette majorité aurait été solide et durable, c’est autre chose. Les commencemens de législature sont toujours troublés, agités, orageux : les ministères les plus éprouvés y trouvent des récifs où ils viennent se briser. Rien de plus différent que le lendemain et la veille d’une élection. La veille, une Chambre inquiète pour elle-même hésite beaucoup à renverser le ministère qu’elle a : elle aime mieux passer avec lui un contrat d’assurance mutuelle. Mais, le lendemain, son humeur est changée. Il y a dans la Chambre actuelle beaucoup de nouveaux députés, qui arrivent tout pleins de leurs programmes et encore plus de leurs illusions. Ils sont impatiens et exigeans. Les surprises et les coups de vent sont alors terriblement à craindre. M. Waldeck-Rousseau, n’étant pas absolument obligé de les affronter, a préféré s’en dispenser. Il s’en va aujourd’hui avec les honneurs de la guerre : en aurait-il été de même dans six mois ? Les prophètes seuls pourraient le dire, si on les croyait encore. Sa victoire électorale n’est pas de celles qui assurent une longue vie, mais elle permet un bon départ.

Les radicaux et les socialistes semblent avoir été pris au dépourvu par la démission du cabinet. Ils ont éprouvé une déception, et ne l’ont pas caché. Ils n’exigeaient pas précisément de M. Waldeck-Rousseau qu’il restât au pouvoir, mais ils comptaient sur lui pour grouper, avant de partir, la majorité de la nouvelle Chambre, lui donner une orientation politique, l’engager à la suite d’un ordre du jour dont ils auraient soigneusement pesé les termes : après quoi, s’il avait décidément voulu se retirer, on ne l’aurait pas retenu. Sachons gré à M. Waldeck-Rousseau de ne s’être pas prêté à une mise en scène qui aurait faussé encore un peu plus une situation déjà assez confuse. Tout homme qui forme une majorité autour de lui apporte dans cette œuvre un coefficient personnel dont l’importance est quelquefois considérable : elle l’aurait été avec M. Waldeck-Rousseau. Nous ne parlons pas seulement de sa valeur propre, que nous n’avons jamais contestée ; mais les circonstances ont encore, au moins provisoirement, grossi son autorité, et bon nombre de députés se seraient crus obligés d’acquitter entre ses mains leurs dettes électorales, sauf à reprendre ensuite leur indépendance. S’il avait annoncé l’intention de disparaître après le premier vote, quel que fût d’ailleurs ce vote, sa majorité aurait encore augmenté, car beaucoup auraient pensé qu’ils ne risquaient rien à voter pour un ministre en partance : ils lui auraient volontiers servi le coup de l’étrier. Quel aurait été le résultat ? On aurait eu une majorité artificielle et fictive, destinée à s’effriter le lendemain, mais qui, le premier jour, aurait pu faire illusion sur les sentimens de la Chambre, et aurait permis aux radicaux et aux socialistes de crier bien haut qu’ils étaient les maîtres de la situation. Et que veulent-ils ? La continuation, ou plutôt l’accentuation énergique de la politique de ces trois dernières années.

M. le Président de la République, à Brest à son départ, et à Dunkerque à son retour, a parlé d’apaisement. Ce mot a sonné très mal à l’oreille des radicaux et des socialistes. Ils protestent contre l’apaisement ; ils demandent la lutte à outrance, sans trêve ni merci. Ils sentent bien que, parmi ceux qui ont soutenu le ministère Waldeck-Rousseau jusqu’aux élections, la fatigue commence à se manifester. — Oui, disent ces tièdes, la défense de la République a exigé de nous certaines concessions, certains sacrifices même ; mais, aujourd’hui que la République est sauvée, que l’épouvantail du nationalisme est dissipé, que les nuages noirs ont disparu de l’horizon, il n’est plus nécessaire de rester à l’état de belligérans : une politique de détente s’impose. — C’est contre ces dispositions que s’élèvent les radicaux et les socialistes : ils les dénoncent comme une défaillance, presque une trahison. Se défiant de leur éloquence et de leur autorité, ils comptaient sur celles de M. Waldeck-Rousseau pour en faire justice, et ils lui demandaient un dernier effort, qui ne l’aurait pas, disaient-ils, fatigué beaucoup.

Il a refusé de le faire. Pourquoi ? Pour les raisons que nous avons déjà dites, et sans doute aussi pour une autre qu’il ne donnera pas, car il dispose de deux forces presque égales : la séduction de sa parole et la gravité de son silence. Il sait aussi bien se taire que parler, et évidemment il aime mieux se taire aujourd’hui. Au risque de scandaliser quelques-uns de ses amis, nous ne sommes pas sûrs que M. Waldeck-Rousseau soit partisan de la continuation de la politique qu’il a suivie jusqu’à ce jour. Il a répété à maintes reprises que c’était une politique de circonstance. Quelles seront les circonstances futures ? Comme personne ne le sait, le plus sage est de se réserver. M. Waldeck-Rousseau se réserve. On l’a vu, — les radicaux et les socialistes s’en sont voilé la face d’horreur, et leur gémissement, mêlé d’imprécations, n’est pas encore apaisé — on l’a vu assister de sa personne, à Notre-Dame, au service funèbre pour les infortunées victimes de la Martinique : il s’était même fait escorter du général André, de M. de Lanessan et de la plupart de ses collègues. Les radicaux et les socialistes n’en sont pas revenus ; ils se demandent encore ce que cela veut dire. Cela veut dire peut-être que M. Waldeck-Rousseau n’est pas tout à fait un fanatique de leur espèce, et qu’il n’est pas fâché de reprendre sa liberté. Attendre de lui qu’il engage la Chambre un peu plus avant dans les voies du radicalisme et du socialisme ; qu’il prenne dès maintenant la responsabilité de ce qui pourra en arriver ; que, renonçant à diriger les événemens, il établisse néanmoins une solidarité originelle entre lui et ses successeurs inconnus, en vérité, c’est pousser un peu plus loin qu’il ne le mérite la confiance naïve qu’on a en mil A lire ses journaux, il ne veut pas avoir l’air de dicter une politique au ministère de demain, ni prendre envers lui l’attitude d’un protecteur. Ces sentimens sont honorables : mais sont-ce bien les seuls qu’il éprouve ? Quelque chose nous dit qu’il ne s’en irait pas s’il était convaincu que les ministres de demain feront mieux que lui. Mais si, après avoir fait encore plus mal, ils pouvaient dire : — Ce n’est pas notre faute ; c’est M. Waldeck-Rousseau qui a orienté la Chambre dans le sens où nous avons dû marcher avec elle ! — s’ils étaient en droit de tenir ce langage, l’abstention dans laquelle se serait enfermé M. Waldeck-Rousseau, après avoir donné un mouvement funeste, tournerait contre lui. Et il n’est pas assez maladroit pour en courir les chances.

Quel sera donc le prochain ministère ? Et à quel moment sera-t-il constitué ? Cette seconde question est la première à résoudre. Le ministère aurait dû être formé avant la réunion de la Chambre : en tout cas, il devra l’être immédiatement après. Il est peut-être fâcheux, à ce point de vue, que M. le Président de la République n’ait pas été à Paris ces derniers jours, et qu’il l’ait quitté de nouveau dès qu’il y a été revenu. Quand un ministère s’en va, il faut en faire un autre, et le plus tôt est le mieux. Dans les circonstances où nous sommes, tout retard est un danger.

Sans doute, M. le Président de la République, en présence d’une Chambre que personne encore ne connaît bien et qui ne se connaît pas elle-même, peut éprouver quelque embarras pour désigner l’homme politique qu’il chargera de former le futur cabinet ; mais c’est sa fonction de faire ce choix, et, s’il est partisan résolu d’une politique d’apaisement, la difficulté n’est pas aussi grande qu’elle peut le paraître au dernier abord. Le Président n’a qu’à marcher, il sera suivi. En tout cas, la pire conduite consisterait à n’en adopter aucune, à ne se résoudre à rien, et à attendre de la Chambre elle-même ce qu’on appelle une indication, qui serait inévitablement fort confuse. Jamais, de mémoire d’homme, une majorité n’est née spontanément dans une Chambre, sans l’aide et l’assistance d’un gouvernement. Une majorité se forme pour ou contre le gouvernement : dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours grâce à lui qu’elle se dégage. S’il fait défaut, s’il se dérobe et n’est pas aussitôt remplacé, une Chambre sans tête présente un phénomène assez semblable à celui qui s’est produit autrefois, dit-on, au pied de la tour de Babel. Nous avons vu, même en présence d’un gouvernement, un grand désordre éclater quelquefois ; mais ce ne serait rien, comparé à celui qui serait à craindre s’il n’y avait pas de gouvernement du tout. La plus lamentable de toutes les décompositions est celle d’une assemblée parlementaire dont les morceaux s’en vont et tombent chacun de son côté. Un cas de ce genre a pu être observé au Palais-Bourbon, il y a un peu plus de vingt ans. C’était après les élections de 1881 ; M. Jules Ferry était ministre ; il n’avait pas donné sa démission, mais il avait annoncé qu’il le ferait sûrement dès qu’il y aurait eu à la Chambre une discussion sur la Tunisie. Elle a eu lieu. Quand elle a été terminée, il a fallu voter quelque chose, et c’est alors que la difficulté est apparue. En fait, il n’y avait plus de gouvernement, quoique les ministres fussent encore sur leurs bancs. Pendant des heures interminables, on a présenté des ordres du jour, dont aucun n’a pu être voté : et cependant on en a vu se succéder une vingtaine ! La nuit est venue ; le désarroi était à son comble ; la lassitude, le découragement, le désespoir étaient partout. On se jetait les uns aux autres des regards éperdus. On sentait qu’on coulait, et dès le premier jour de la législature ! Ceux qui ont assisté à cette scène ne l’oublieront jamais. Il faut dire que la situation était faussée par l’importance exorbitante qu’avait prise, en dehors du pouvoir, la personne de M. Gambetta. Il avait usé beaucoup de ministères ; on voulait qu’il fût ministre à son tour ; et lui, sentant que l’heure favorable était passée, hésitait, reculait, refusait. Enfin, il se décida à reprendre un quelconque des ordres du jour qui avaient déjà été rejetés ; il monta à la tribune, et en donna lecture. Quel soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines ! On avait enfin un gouvernement ; M. Gambetta se résignait à faire un ministère ; la Chambre était tirée d’embarras. Peut-être, cette fois, le mal ne serait-il pas, comme alors, poussé à son paroxysme ; mais on n’échapperait certainement pas à son atteinte. Livrée seule à une épreuve dont on ne se tire bien qu’à deux, la Chambre s’émietterait au lieu de se grouper. Il faut un ministère à une Chambre, un président à ce ministère, une politique représentée par des agens responsables, faute de quoi on n’a pas le gouvernement parlementaire, mais seulement sa triste parodie. Il importe donc que M. le Président de la République trouve, sans plus tarder, un président du Conseil.

On a dit que l’élection par la Chambre de son propre président pourrait l’y aider. C’est le premier jour de la législature que cette élection est faite. La Chambre procède tout de suite à la constitution d’un bureau provisoire, qui devient généralement définitif. Aussi s’est-on beaucoup agité depuis une semaine pour savoir quel serait le président élu le 1er juin. Les modérés ont un candidat tout trouvé, qui a fait ses preuves d’impartialité, qui a l’expérience de quatre années difficiles : c’est M. Paul Deschanel. Moins heureuses, les gauches radicale et socialiste ont été très longtemps avant de savoir quel serait le leur. Serait-ce M. Brisson ? Serait-ce M. Bourgeois ? Serait-ce un autre ? M. Brisson avait l’ancienneté, M. Bourgeois la bonne grâce, un autre aurait pu avoir l’attrait de l’imprévu et de la nouveauté : on avait parlé de M. Doumer. Mais cette candidature a été abandonnée ; celle de M. Brisson a été repoussée par les radicaux eux-mêmes ; finalement la préférence a été donnée à M. Bourgeois. M. Bourgeois et M. Deschanel seront donc les deux concurrens. Nous espérons bien que M. Deschanel l’emportera ; mais, que ce soit lui ou M. Bourgeois, il n’y a pas de grandes illusions à se faire sur les conséquences pratiques de l’événement. Si M. Deschanel est élu, ce sera un succès pour les modérés ; s’il ne l’est pas, ce sera un échec pour eux. Dans le premier cas, tout ne sera pas gagné ; dans le second, tout ne sera pas perdu. Qu’on se rappelle ce qui s’est passé il y a quatre ans. Après une lutte pied à pied, M. Deschanel a été élu contre M. Brisson. Quelques jours après, M. Brisson, tout battu qu’il était, a été chargé de former le premier cabinet de la législature. Cela nous a rendu sceptique sur ce genre d’indication à l’adresse du Président de la République : évidemment, elle n’a pas paru péremptoire en 1898, et nous reconnaissons qu’on peut en trouver d’autres ailleurs. Au reste, qu’il se laisse guider par celle-ci ou par celle-là, c’est à lui d’en décider : tout ce que nous lui demandons, c’est de le faire vite.

Et, puisqu’il veut une politique d’apaisement, qu’il fasse un ministère d’apaisement. S’il ne devait rester des paroles qu’il a prononcées à Brest que son dithyrambe sur M. Waldeck-Rousseau, cela serait fâcheux. Nous demandons la réalisation de l’autre partie de son discours : elle sera bien accueillie par le pays, qui s’est montré également éloigné de tous les extrêmes. Le prochain ministère doit avoir une signification politique bien nette. De toutes les solutions, la plus mauvaise serait un ministère Waldeck-Rousseau sans M. Waldeck-Rousseau, même sans M. Millerand. Les socialistes ont décidé eux-mêmes qu’ils ne feraient pas partie du gouvernement ; ils se contenteront, par modestie, de le diriger. Ah ! par exemple, s’il ne se laisse pas diriger par eux, on verra des choses terribles ! Mais les socialistes n’ont aucune crainte à ce sujet ; ils sont certains d’être les maîtres ; ils le disent du moins, et ils le seraient sûrement, si on nous donnait un misérable gouvernement de doublures. Espérons que M. le Président de la République nous en confectionnera un d’une étoffe plus solide. Avisé avant son départ pour la Russie de la décision de M. Waldeck-Rousseau, il a eu le temps de réfléchir à ce qu’il devait faire ; il a prononcé un mot précieux ; il a fait naître une espérance : le moment est venu d’en faire une vérité.

Après le discours du comte Goluchowski aux Délégations austro-hongroises, celui que M. Prinetti devait prononcer dans la discussion du budget des Affaires étrangères était attendu chez nous avec un vif intérêt. On se rappelle que le ministre de l’empereur François-Joseph avait dit qu’en ce qui concerne l’Autriche, la Triple-Alliance serait intégralement renouvelée dans son esprit et dans son texte. Le ministre du roi Victor-Emmanuel tiendrait-il le même langage ? Pouvait-il le faire après les changemens qui se sont produits dans les rapports de l’Italie et de la France ? La situation internationale de l’Autriche-Hongrie ne s’est modifiée en aucune manière ; il n’en est pas de même de celle de l’Italie. Les dangers que celle-ci a cru autrefois découvrir d’un certain côté de ses frontières se sont dissipés. Elle sait fort bien que la France ne peut nourrir contre elle aucun mauvais dessein sur le continent européen ; mais elle a eu longtemps des craintes, au sujet de la Méditerranée. Des déclarations très franches de part et d’autre n’en ont plus rien laissé subsister. A partir de ce jour, un changement très heureux s’est manifesté à notre égard dans l’opinion italienne, revenue aux sentimens qui n’auraient jamais dû cesser d’exister entre les deux pays. La discussion du budget des Affaires étrangères à Rome, nous en a apporté la preuve : tous les orateurs sans exception ont parlé de la France dans les mêmes termes, c’est-à-dire avec une cordiale amitié, et plusieurs d’entre eux ont dit très nettement et très fermement qu’une situation nouvelle comportait des arrangemens nouveaux. L’un d’eux, M. Barzilaï, a même attaqué la Triple-Alliance dans son principe. Il a soutenu que l’Italie serait plus forte si elle était libre de tout engagement, à quoi M. Prinetti a répondu en citant l’exemple de l’Angleterre, qui renonçait à son « splendide isolement » pour contracter des alliances, et il a conclu qu’il fallait faire comme les autres. Cela est-il bien sûr ? L’exemple des uns doit-il nécessairement servir de modèle aux autres ? Les situations sont-elles les mêmes pour tous ? Peut-être l’Italie ne se rend-elle pas encore suffisamment compte de la facilité avec laquelle elle pourrait se passer de tout le monde. Mais c’est son affaire. Contentons-nous de retenir cette déclaration de M. Prinetti que, depuis son entente avec la France, certaines des considérations qui avaient déterminé l’Italie à entrer dans la Triple-Alliance ont perdu de leur valeur. Il a ajouté, à la vérité, que ces considérations n’avaient pas été les seules à la déterminer : il y en a eu d’autres, dont l’importance subsiste, et qui se rapportent aux Balkans. L’Italie avait à se procurer des garanties de ce côté. La Triple-Alliance les lui assure, évidemment, contre l’Autriche, de même qu’elle en assure à l’Autriche contre l’Italie, et c’est la merveille de cette politique, inventée à Berlin, qu’elle inspire une égale sécurité à Vienne et à Rome, sans qu’on puisse dire à qui elle sert davantage. Nous croyons bien que c’est à l’Autriche, dont l’Allemagne s’est assuré ainsi la reconnaissance à bon compte. Au surplus, cet aspect de la question n’est pas celui qui nous touche le plus.

Nous désirions surtout savoir si la Triple-Alliance, dont nous acceptons le renouvellement comme un postulatum, restera la même chose que par le passé, à Rome aussi bien qu’à Vienne. M. Prinetti n’a pas été, sur ce point, aussi nettement explicite que nous l’aurions désiré. Il a lui-même très loyalement abordé la difficulté en parlant, non pas du texte même de la Triple-Alliance, mais des conventions, protocoles ou arrangemens qui sont venus s’y annexer. Quelques-unes ont, ou ont eu certainement à notre égard un caractère agressif, ce qui a pu être explicable, sinon légitime autrefois, mais ne serait aujourd’hui ni l’un ni l’autre. Ces arrangemens, — et, pour être clairs, nous parlons en particulier des arrangemens militaires, — existent-ils, oui ou non ? M. Prinetti a déclaré qu’ils n’existaient pas ; il nous aurait donné une satisfaction beaucoup plus complète, s’il avait dit qu’ils n’existaient plus. Mais peut-être était-ce là sa pensée, et, puisqu’on l’interrogeait sur les conditions du renouvellement de la Triple-Alliance, il a sans doute parlé pour l’avenir plus que pour le présent et pour le passé. Quoi qu’il en soit, son discours n’a pas absolument dissipé les nuages, et, tout en rendant pleine justice aux sentimens dont il s’est montré animé à notre égard, nous nous demandons s’il ne lui reste pas encore quelque chose à dire. Il importe, en effet, que, dans nos relations avec l’Italie, aucun doute ne laisse la pensée incertaine et hésitante. Convaincus comme nous le sommes qu’on n’a rien à cacher à Rome, non plus qu’à Paris, la situation sera meilleure à mesure qu’elle sera plus claire. Elle ne saurait l’être trop.

Cette réserve ne nous empêche pas de reconnaître tout ce que la discussion du budget des Affaires étrangères à Rome a eu de bienveillant à notre égard. Il a semblé, à plus d’une reprise, que la Chambre poussait le gouvernement à Montecitorio, comme l’opinion l’avait déjà fait au dehors ; et c’est là pour nous le symptôme le plus favorable. Le gouvernement italien, comme le nôtre, est un gouvernement d’opinion, et, dans les deux pays, l’opinion est à la sympathie et à la confiance. De pareils sentimens finissent toujours par se traduire dans les faits.

Alphonse XIII vient d’atteindre l’âge de la majorité, qui est de seize ans pour les rois d’Espagne, et la régence de la reine Marie-Christine a pris fin. L’événement n’a sans doute pas une importance européenne, mais il a pour tout le monde un grand intérêt, à cause de la sympathie qui s’attache au jeune souverain, et du respect mêlé d’admiration que la reine-régente a inspiré à tous ceux qui ont suivi au jour le jour les détails de sa tâche maternelle et politique. Elle-même était bien jeune il y a seize ans. Restée veuve avec deux filles en bas âge, elle était enceinte de son fils, qui est né six mois après la mort d’Alphonse XII. Ce rejeton d’un tronc foudroyé présentait alors l’apparence d’une tige frêle et délicate ; on se demandait s’il vivrait. La reine était étrangère, et, en cette qualité, quelques préventions existaient contre elle. Tout lui semblait contraire. Réussirait-elle à sauver d’abord la vie de son fils, qui avait besoin de tant de ménagemens et de soins, ensuite sa couronne, qui ne paraissait pas alors beaucoup plus solide ? Mais les Espagnols sont généreux et chevaleresques. Le spectacle de cette jeune femme qui se fiait à eux, entourée de deux enfans et en attendant un troisième, n’a pas laissé leur cœur indifférent. Ils ont observé la reine-régente, et ils ont vu bientôt qu’elle était le modèle de toutes les vertus. Ce spectacle les a frappés. Si la reine Marie-Christine n’a pas eu cette popularité que les Espagnols n’accordent qu’à un Espagnol, elle a été bientôt environnée de déférence et de confiance. La confiance allait à elle parce qu’elle observait, de la manière toujours la plus scrupuleuse, et souvent la plus intelligente, les obligations que la Constitution lui imposait. Restée à quelques égards étrangère aux mœurs du pays, elle l’était aussi à ses passions. Tout entière à son devoir, et sans aucune préférence personnelle pour tel ou tel parti, elle est devenue naturellement l’arbitre de leurs disputes, donnant le pouvoir à celui qui était le mieux à même de l’exercer, en attendant qu’un autre le fût devenu à son tour. Cette stricte impartialité était également reconnue et appréciée par les conservateurs et par les libéraux. La reine a eu à traverser des momens difficiles, quelques-uns pénibles et même tragiques : jamais aucun reproche personnel n’a pu lui être adressé, et les Espagnols ont eu l’équité de ne pas la rendre responsable de ce que ni elle, ni personne peut-être, ne pouvait empêcher. Peu à peu, la santé de son fils s’est consolidée. Le trône aussi s’est raffermi. L’armée a renoncé à faire des révolutions. Malgré quelques émeutes regrettables, où le sang a coulé, on peut dire que l’ordre n’a pas été gravement troublé. Si on compare les seize années de la régence de Marie-Christine à celles qui les avaient précédées depuis le commencement du siècle, on y reconnaît une période relativement heureuse de l’histoire d’Espagne, où ce noble pays a retrouvé toute l’estime dont il n’avait pas cessé d’être digne. Il n’y a pas grand mérite à éprouver un sentiment aussi général : toutefois, on nous permettra de dire que la France y a été particulièrement sensible. Lorsque le souvenir de nos anciens démêlés avec l’Espagne revient à la mémoire, ils semblent prodigieusement lointains, tant les choses et les hommes ont changé. Nous respectons profondément l’indépendance de l’Espagne ; nous nous intéressons à sa sécurité ; étant ses seuls voisins en Europe, nous remplissons tous les devoirs de cette situation. La reine Christine a bien voulu le reconnaître. Le dernier acte de sa régence a été d’envoyer à M. le Président de la République les insignes de la Toison d’or. Cette attention s’adressait à la France, et nous en avons été très touchés.

Alphonse XIII rencontrera bien des difficultés : il en a dès maintenant dans son ministère, qui vient de subir, après plusieurs autres, une crise assez grave, et il en aura sans doute bien davantage dans le long règne que nous lui souhaitons. Mais sa mère lui a laissé un grand exemple. La durée de la régence a permis de créer en Espagne toute une tradition politique. Le roi y restera fidèle : c’est assurément ce qu’il peut faire de mieux.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.