Chronique de la quinzaine - 14 juin 1892

Chronique n° 1444
14 juin 1892


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin.

Certes, on abuse souvent des fêtes publiques en les multipliant sans mesure et sans discernement, en leur donnant le caractère de commémorations banales ou irritantes. Quand elles viennent à leur heure, quand elles répondent à un sentiment sincère et juste, elles sont une partie heureuse de la politique ; elles ramènent à la simple vérité des choses et elles reposent des vaines querelles, des conflits malfaisans, des violences ou des misères des partis.

Ainsi en a-t-il été de ces fêtes récentes de Nancy et de l’apparition de M. le président de la république au milieu des populations de l’Est. On avait besoin de sortir de cette atmosphère troublée et énervante où l’on vivait ces derniers mois ; on en avait assez des crimes anarchistes et des paniques, des défis socialistes, — et aussi des éternelles polémiques religieuses, des déclamations de secte, des interpellations, des guerres d’église. Le voyage de M. le président de la république dans l’Est est venu fort à propos dissiper ou intercepter ces nuages, nous ramener à un air plus sain, faire revivre, ne fût-ce qu’un instant, les sentimens simples de confiance et de paix. À la vérité, ce voyage du chef de l’État, ces fêtes préparées à Nancy pour le recevoir n’avaient pas laissé d’éveiller quelque doute, quelque inquiétude. On craignait un peu cette excursion nécessairement retentissante et les démonstrations ou les incidens qui pouvaient en être la suite. Les journaux allemands, pour leur part, n’avaient pas manqué de sonner l’alarme, de piquer les susceptibilités françaises en signalant comme une menace, presque comme un défi, cette réunion à la frontière, et ces agglomérations populaires et ces manifestations toujours possibles. On craignait l’imprévu ! Il n’en a rien été, ou, s’il y a eu un imprévu, ce n’est pas celui qu’on craignait. Du jour où M. Carnot a paru sur la terre lorraine, tout s’est passé avec une correction et une mesure singulièrement significatives. Il n’y a eu ni une jactance, ni une parole réellement dissonante ni un accident. Pas un mot n’a été prononcé qui ait pu inquiéter ou attrister le patriotisme le plus scrupuleux ou être un embarras pour M. le ministre des affaires étrangères. À deux pas de la frontière, sous le regard de la France attentive et sympathique, on n’a parlé que d’union, et, par une fortune heureuse, M. le président de la république a pu se croire encore à cette fin du dernier automne ou il faisait appel à tous les patriotismes, à toutes les bonnes volontés. Les fêtes de Nancy semblent se rattacher, à travers huit mois troublés et mal employés, à ces jours du lendemain de Cronstadt et des grandes manœuvres de l’Est, où la conciliation patriotique et la modération libérale étaient le mot d’ordre de tous les discours.

Rien assurément de plus simple et de plus expressif à la fois que ce voyage ou plutôt ce rapide passage de M. le président Carnot en terre lorraine. Il y a eu là pendant quarante-huit heures toute une population rassemblée pour voir le chef de l’État, pour saluer en lui le représentant le plus éminent de la France. Il y avait des maires, des industriels, des ouvriers de la terre et de l’usine, des soldats, des membres du clergé, des jeunes gens des universités étrangères mêlés aux étudians français. Il y a eu bien des discours. M. Mézières, M. Lavisse, ont parlé d’un accent vibrant à toute cette jeunesse universitaire, étrangère et française, réunie autour d’eux. M. le président de la république, harangué par tout le monde, a répondu à tout le monde, aux maires, aux chefs de l’armée, aux représentans du clergé, aux chefs d’industrie. Ils ont tous tenu le même langage ému et réfléchi, libre et mesuré. Non, sans doute, rien de ce qu’on craignait n’a troublé les cérémonies et la paix de ces deux journées du voyage présidentiel. Ces fêtes cependant ont été marquées par deux incidens qui n’étaient peut-être pas dans le programme et ne sont pas moins curieux, même assez significatifs. Le premier de ces incidens est le discours de M. l’évêque de Verdun, le second est le petit voyage que le grand-duc Constantin a fait de Contrexéville à Nancy pour saluer M. Carnot ; ils ont certes l’un et l’autre leur intérêt.

A dire vrai, les relations du gouvernement avec le clergé sont devenues depuis quelque temps si délicates ou si indéfinissables, que c’était peut-être une question de savoir ce que serait la première rencontre publique de M. Carnot avec les évêques. Elle devait être régulière et polie, ce n’était pas douteux ; elle pouvait aussi offrir quelques nuances. Que M. l’évêque de Nancy, Mgr  Turinaz, qui a été particulièrement frappé, ait mis un peu de réserve dans son attitude et dans son langage, ce n’est pas bien étonnant : c’était peut-être de la dignité de la part d’un prélat qui aurait paru, par une affectation d’empressement, chercher à désarmer ceux qui lui ont enlevé son traitement. M. l’évêque de Verdun, pour sa part, n’a point hésité, comme on dit, à rompre la glace. Il est allé droit à M. le président de la république, lui portant son adhésion franche, loyale, sans arrière-pensée au gouvernement « que le pays s’est donné. » Il lui a témoigné avec une libre et énergique familiarité ses sentimens de patriotisme et de dévoûment à la France, ses vœux de pacification, d’union entre toutes les « forces vives » qui font la force nationale. Et tout cela, il l’a dit sans faux-fuyans, sans diplomatie, en homme qui ne marchande pas à la république l’appui des forces catholiques si le gouvernement veut s’en servir en les respectant ; M. Carnot s’est hâté d’accepter loyalement ces paroles d’un « cœur chaud, respirant la droiture, » comme un gage de concorde et de paix, au début de son voyage. Il est certain que le discours de M. l’évêque de Verdun peut passer pour une des expressions les plus vives de ce mouvement de conciliation qui s’accomplit sous l’autorité du chef de l’Église lui-même. On ne dira pas plus, on ne le dira pas avec plus de rondeur et même de candeur.

Quant à la visite du grand-duc Constantin à Nancy, c’est évidemment de toute façon l’incident le plus caractéristique de ces fêtes de l’hospitalité lorraine. Le prince est arrivé à peu près à l’improviste, sans apparat, dans la ville tout animée et pavoisée, au milieu des réceptions et des cérémonies. Il a vu M. Carnot, il s’est entretenu familièrement avec M. le président de la république. Il a passé tout au plus quelques heures à Nancy : c’est tout et c’est assez. Cette visite pouvait être désirée, elle n’était pas prévue, elle avait été encore moins concertée, d’après toutes les apparences. Elle a eu le mérite d’une surprise. Elle a d’autant plus de signification, qu’elle a été visiblement un acte tout spontané de cordiale courtoisie de la part des Russes et qu’elle a coïncidé avec une entrevue que le tsar avait en ce moment même à Kiel avec l’empereur Guillaume II. L’empereur Alexandre III à Kiel, le grand-duc Constantin à Nancy, c’est un jeu de haute diplomatie ! Le sentiment français n’a pas manqué d’accueillir cet incident de la visite à Nancy, comme il est disposé depuis quelque temps à accueillir tout ce qui vient des Russes. Une fois de plus, on a mêlé la Russie et la France, le nom du grand-duc et le nom de M. Carnot dans les acclamations, dans les ovations. De sorte que tout concourt à relever l’importance du voyage présidentiel, et l’esprit politique qui a préparé ces fêtes, et la prudence des discours, et le langage des chefs du clergé, et la visite du grand-duc Constantin, et la spontanéité du sentiment public.

Oui, assurément, cette rapide excursion présidentielle a son importance et sa signification dans notre vie contemporaine. Les fêtes lorraines se sont bien passées, et à travers tout, quels que soient les incidens, il y a une sorte de moralité intime qui se dégage de ce nouveau voyage, comme de presque tous les voyages de M. le président de la république. Si peu qu’on observe les choses dans leur vérité, sans se laisser duper par les apparences, par les commentaires frivoles ou intéressés, on voit se reproduire sans cesse le même phénomène, une sorte de contradiction perpétuelle entre la politique usuelle de tous les jours et ce qu’on pourrait appeler la politique des grands jours, la politique du grand air. Qu’est-ce à dire ? Comment se fait-il que le langage ne soit plus le même à Paris, dans un bureau de journal ou dans un couloir de la chambre, et dans les provinces, face à face avec la masse nationale ? Voilà un problème au moins curieux.

Tant qu’on est à Paris, on fait de la politique de parti et de secte, on se crée un petit monde factice, échauffé et violent, où l’on ne vit que d’abus de domination, de préjugés, de passions de coterie, de divisions et d’exclusions. On n’est occupé qu’à tendre des pièges au gouvernement, à l’intimider ou à le dominer par des interpellations et des ordres du jour captieux, à l’entraîner aux mesures acerbes contre les évêques, aux spoliations subreptices de malheureuses communautés, aux laïcisations à outrance. Ce qu’on redoute le plus, c’est l’apaisement par une libérale et intelligente modération. Dès qu’on est au loin, à l’air libre, tout change d’aspect ; ce n’est plus la même atmosphère, ce n’est plus surtout le même langage. On ne parle plus que de l’union de tous les Français, — de « l’union sous la loi de la république, » cela va sans dire, — mais d’une union sincère et franche où puissent se confondre toutes les forces nationales. M. le président de la république se fait un devoir d’accueillir avec des paroles de cordialité M. l’évêque de Verdun allant lui dire : « Si vous voulez nous aimer un peu, nous témoigner un peu de confiance, protéger nos libertés nécessaires, vous verrez que nous sommes capables de vous aimer beaucoup et de consacrer tout ce que nous avons d’influence, d’intelligence, à la prospérité, à la grandeur de la France. » Le président du consistoire réformé dit à son tour : « Vous représentez à nos yeux la France libérale, tolérante, généreuse, à jamais guérie, nous l’espérons, du fanatisme religieux ou irréligieux. » M. le président du consistoire israélite invoque devant M. Carnot les « traditions de libéralisme et de tolérance. » Le préfet lui-même, en présentant les maires au chef de l’État, a pu ajouter : — « S’il en est quelques-uns parmi eux qui hésitent encore à oublier leurs regrets ou leurs souvenirs, ceux-là ont, à la frontière, oublié tout dissentiment. Ils ont tous tenu à se rallier aujourd’hui à notre drapeau dont l’honneur est confié à votre garde,.. » c’est-à-dire que toutes les paroles que M. le président de la république a pu entendre ou prononcer dans son voyage sont la contradiction de tout ce que font ou disent les républicains de parlement et de parti qui en sont encore à leur politique de fanatisme étroit et d’exclusion. Oui, comment cela peut-il se faire ? Comment s’expliquent ces contradictions !

Comment cela se fait-il ? C’est tout simplement que, lorsqu’on parle à Nancy ou ailleurs, dans d’autres provinces, d’union, de libéralisme, de tolérance, on a laissé à Paris le langage des partis : on est sous l’influence de cette masse nationale vivante et saine au milieu de laquelle on se retrouve ; on est plus près du pays, du vrai pays, qui, lui, en immense majorité, n’est ni fanatique, ni sectaire. Et qu’on ne dise pas que le pays s’est prononcé pour la politique de parti en votant aux dernières élections pour les républicains. Eh ! sans doute il a voté et votera probablement encore pour des républicains, parce qu’en réalité il a accepté la république sans subterfuge, sans arrière-pensée, comme le souverain pontife lui-même conseille aux catholiques de l’accepter. Il ne reste pas moins ce qu’il est, sensé, laborieux, paisible d’instincts et de mœurs, étranger aux subtilités des partis comme aux utopies révolutionnaires, et ceux qui s’approchent de lui sentent aussitôt que le langage le mieux fait pour lui plaire, pour le conquérir, est le langage de la raison, du patriotisme et de la modération. Que les partis extrêmes s’efforcent de l’agiter ou de l’abuser, de l’entraîner dans des réactions désormais sans issue ou dans des aventures révolutionnaires sans avenir, c’est possible. Entre les partis extrêmes, la vraie masse française se retrouve en toute occasion, et c’est justement la moralité de ce dernier voyage de M. le président de la république d’avoir montré qu’à travers toutes les agitations factices il y toujours une nation sensée, virile, confiante, faite pour mériter les sympathies et garder son rôle dans le monde.

S’il y a des fêtes, des entrevues en France, il y en a aussi depuis quelque temps et de toute sorte en Europe. Les fêtes, les visites princières, les voyages des souverains se multiplient. Après cela, on en conviendra, il y a fêtes et fêtes, entrevues et entrevues. Les fêtes récentes de Copenhague ont, dans ce mouvement des choses du jour, une sorte d’originalité touchante. Le roi Christian a pu célébrer, il y a quelques années, le vingt-cinquième anniversaire de son avènement au trône ; il vient de célébrer ses « noces d’or, » l’anniversaire de son mariage avec la reine Louise. Tout est simple et cordial dans ces fêtes royales et populaires. Le vieux roi Christian a les mœurs patriarcales, il vit familièrement avec son peuple. Il a de plus la fortune d’être l’allié des plus grandes couronnes ; il a donné une tsarine à la Russie, une princesse de Galles à l’Angleterre, un roi à la Grèce. Il a eu, il y a peu d’années encore, des démêlés avec son parlement ; l’esprit de modération et de conciliation a eu raison de tout, et il n’est resté entre le souverain et le peuple danois qu’une vieille affection, que les dernières fêtes viennent de raviver. Et l’empereur François-Joseph, lui aussi, vient de célébrer, non pas ses noces d’or, mais l’anniversaire de son couronnement comme roi de Hongrie ou plutôt l’anniversaire de la réconciliation des Habsbourg avec les Magyars par la résurrection d’une semi-indépendance hongroise. Toutes les vieilles et féodales magnificences magyares se sont réveillées à Buda-Pesth pour célébrer le libéral anniversaire. Que d’événemens s’étaient accomplis avant la révolution qui rendait, il y a vingt-cinq ans, la vie nationale à la Hongrie ! Ce qui se passait en 1867 ouvrait une ère nouvelle, et qui sait si la paix qui a régné depuis ne décidera pas l’empereur François-Joseph à pacifier aussi la Bohême en mettant sur son front la couronne de saint Wenceslas avec la couronne de saint Etienne ? Certes, ce sont là des fêtes, des anniversaires qui ont leur intérêt, même un intérêt politique ; mais ils pâlissent un peu devant cet autre incident qui a éclaté pour ainsi dire ces derniers jours, — la visite du tsar à l’empereur Guillaume II à Kiel.

Par elle-même, cette entrevue impériale si souvent annoncée, si souvent démentie et définitivement réalisée aujourd’hui, n’a sans doute rien d’extraordinaire. L’empereur Alexandre III a reçu il y a deux ans la visite de l’empereur Guillaume à Narva, il lui rend sa visite à Kiel. C’est l’acte d’un souverain qui met autant de mesure et de calcul que de correction dans tout ce qu’il fait, qui agit à son heure, avec une pleine possession de lui-même. Au fond, cette entrevue n’a une certaine importance que par les circonstances dans lesquelles elle s’est produite, parce qu’elle a coïncidé avec l’apparition du grand-duc Constantin à Nancy. Entre les deux visites il y a évidemment un rapport intime. Il est bien clair que l’empereur Alexandre a eu son intention. En allant à Kiel, où il n’a pas fait d’ailleurs un long séjour, il a voulu prouver qu’il entendait sauvegarder ses relations avec l’Allemagne, maintenir les conditions et les garanties de la paix universelle dont il se croit, non sans raison, un peu l’arbitre. En envoyant le grand-duc Constantin à Nancy, il a voulu prouver que son voyage à Kiel ne changeait rien à sa politique, qu’il restait le souverain tout-puissant et cordial pour la France, qu’il entendait, en un mot, maintenir la tradition de Cronstadt. Au fond, c’est toute la question. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est l’espèce d’ahurissement où sont tombés les journaux allemands et anglais devant cette double visite. Ils admettaient Kiel, ils étaient prêts à en triompher ; Nancy les a déconcertés. La vérité est que rien n’est changé et que, si la triple alliance vit toujours, elle a toujours aussi devant elle un ensemble d’intérêts et de forces qui peuvent se faire respecter.

Soit donc ! Que les souverains se visitent ou fêtent leurs anniversaires, tandis que le président de la République française a ses ovations à Nancy, rien de plus simple sans doute. Les fêtes peuvent être quelquefois de la politique, elles ne sont pas toute la politique, et si c’est aujourd’hui la saison des voyages, des diversions princières ou populaires, c’est aussi la saison des affaires, des crises ministérielles ou électorales. Par une coïncidence curieuse, en effet, voici trois ou quatre pays qui se préparent, sans trouble heureusement, non sans une animation visible et croissante, à renouveler leur parlement, leurs pouvoirs publics. Les urnes sont déjà ouvertes en Belgique pour la nomination de l’assemblée souveraine chargée de réviser la constitution ; elles ne tarderont pas à s’ouvrir en Italie, où une crise adoucie par un vote qui vient de sauver momentanément le nouveau ministère, ne peut se dénouer que par un appel prochain au pays. L’Angleterre elle-même, la plus vieille et la plus grande des nations parlementaires, n’est plus désormais qu’à quelques semaines, peut-être quelques jours, des élections qui vont décider et de l’avenir du ministère conservateur et de la direction de la politique britannique. Voilà un été qui dans quelques régions de l’Europe ne paraît pas devoir être tout entier aux fêtes et pourrait ménager bien des surprises ! Tout dépend partout d’un scrutin, qui lui-même peut dépendre de bien des circonstances générales ou locales.

Qu’en sera-t-il particulièrement en Angleterre ? à quel moment précis se feront les élections ? Sera-ce au mois de juillet, comme le présumait et le disait il y a quelques jours M. John Morley, un des chefs libéraux, ou un peu plus tard, au courant de l’automne ? Jusqu’ici, il est vrai, la date est restée indécise, le ministère a évité de s’expliquer. Ni lord Salisbury, ni M. Balfour, son premier et habile lieutenant, n’ont voulu dire d’abord leur secret : ils ont tenu à se réserver jusqu’au bout le choix du moment et à se donner le temps de préparer leurs chances. Ce qui est bien clair cependant, c’est que tout se concentre dans ces élections et que tout se dispose pour une lutte à courte échéance. La chambre des communes elle-même ne discute plus que d’un air distrait, sans intérêt, sur le gouvernement local d’Irlande, avec la persuasion qu’elle fait une œuvre inutile, avec le sentiment d’une fin toute prochaine. Le secret qu’on ne dit pas s’échappe de tous côtés. S’il n’y a pas eu d’ailleurs ce qu’on peut appeler des explications publiques, il y a eu certainement entre les chefs du gouvernement et les chefs de l’opposition des pourparlers confidentiels, une sorte d’accord pour expédier sans plus de retard, sans contestation, les affaires les plus urgentes et déblayer le terrain. De toutes parts, en même temps, dans tous les camps, on prépare ses armes ; les meetings se multiplient dans toute l’Angleterre, à Londres même ; les programmes se précisent, les mots d’ordre sont donnés. Bref, on peut dire que dès ce moment la bataille est engagée, et comme il arrive toujours dans un pays aux mœurs fortes et libres, elle est engagée grandement, sans subterfuges, sans puériles équivoques, non cependant sans être conduite avec toutes les ressources d’une tactique savante. Libéraux et conservateurs, formés en deux armées, vont au combat avec des passions également ardentes, avec des chances peut-être presque égales, animés et menés par leurs chefs. Qu’étaient-ce en effet que ces discours prononcés depuis peu par lord Salisbury devant la « primrose League, » dans une réunion à Hastings, et le discours prononcé plus récemment par M. Gladstone à Memorial-Hall, devant l’union libérale et radicale, si ce n’est le signal de la grande mêlée ? On sent que les deux chefs jouent serré. Ils n’ont pas sans doute dit leur dernier mot dans une campagne qui commence à peine ; ils en ont déjà dit assez pour permettre de mesurer le caractère et la portée de cette nouvelle et décisive lutte des partis anglais.

Lutte assurément curieuse et par l’importance qu’elle peut avoir et par les hommes qui vont la soutenir, qui une fois de plus sont prêts à se mesurer devant le pays. Lord Salisbury, même avec l’aide de M. Balfour, ne laisse point, à vrai dire, d’être dans une position difficile et délicate. S’il n’y avait en jeu que la politique extérieure, il serait peut-être moins embarrassé. Il s’est contenté de déclarer l’autre jour, sans entrer dans plus de détails, que le calme est complet en Europe, que tout est à la paix. C’était un moyen de se dégager lestement sans se compromettre par des explications toujours périlleuses sur les intentions et les alliances de l’Angleterre. Malheureusement, c’est la politique intérieure qui reste pour lui la grosse difficulté, l’objet du grand litige entre les partis, et sur ce point il n’a peut-être pas été très habile jusqu’ici.

Il n’a pas été très heureux lorsqu’il y a quelques jours, sous prétexte de combattre la politique irlandaise des libéraux, il a prédit et légitimé d’avance l’insurrection des protestans de l’Ulster s’il se trouvait un parlement pour voter le home-rule en Irlande. C’était faire entrer imprudemment une prévision de guerre civile dans une lutte où la légalité domine tous les partis ; c’était, comme on le lui a dit durement, « un vœu d’incendiaire politique. » Lord Salisbury a été peut-être moins heureux encore lorsque plus récemment, sous prétexte d’armer ou de défendre l’Angleterre contre le protectionnisme continental, il a essayé de relever le vieux drapeau protectionniste, et a criblé de ses railleries ceux qu’il a appelés les « rabbins » du Talmud libre-échangiste, les fidèles de Cobden et de Bright. C’est la vieille politique qui essaie de renaître, c’est la tradition du pur torysme qui reparaît. Seulement, le chef du cabinet, depuis qu’il est au pouvoir, n’a vécu et ne vit que par l’alliance des libéraux dissidens, comme son chancelier de l’échiquier, M. Goschen, comme lord Hartington aujourd’hui duc de Devonshire, comme M. Chamberlain, qui ont bien pu lui prêter leur appui dans sa politique irlandaise sans renoncer à leurs idées de liberté commerciale. La tactique du chef des conservateurs n’est pas sans péril, puisqu’elle peut diviser ou inquiéter ses alliés en pleine bataille. Lord Salisbury a été peut-être d’autant plus imprudent qu’il a affaire à l’adversaire le plus puissant, le plus habile à profiter de toutes les fautes ; il a devant lui M. Gladstone, et c’est certainement un des plus curieux, un des plus saisissans spectacles que celui de ce grand vieillard retrouvant à plus de quatre-vingts ans toute sa netteté d’esprit, toute sa verdeur pour renouveler la campagne du Midlothian contre lord Beaconsfield, pour ramener une dernière fois au combat son armée libérale. M. Gladstone a vraiment déployé tout son art de tacticien dans le dernier discours qu’il a prononcé à Memorial-Hall ; et où il s’est étudié à tout ménager pour rallier toutes ses forces, à désintéresser les susceptibilités britanniques, à fondre dans un même programme la politique irlandaise et les réformes libérales revendiquées par les progressistes anglais. Il a tout combiné avec autant de puissance que de dextérité : c’est à coup sûr le plus grand meneur de batailles électorales, et celle qu’il conduit aujourd’hui si allègrement malgré son âge est, de son propre aveu, une des plus sérieuses qu’il ait livrées ; elle peut dans tous les cas décider pour longtemps des affaires de l’Angleterre.

Entre conservateurs et libéraux ainsi engagés sous des chefs habiles, au milieu d’une agitation croissante, on ne peut guère prévoir encore de quel côté se tournera la fortune. Lord Salisbury a pour lui de vieilles traditions, la force d’une opinion toujours puissante, les grandes influences, les difficultés mêmes de cette question irlandaise avec laquelle bien des Anglais voudraient en finir et dont ils sentent la périlleuse gravité ; M. Gladstone a pour lui sa popularité, l’éclat de son éloquence et de sa longue carrière, l’alliance des forces démocratiques grandissantes, le courant apparent de l’opinion, sans parler des Irlandais. Seulement, et c’est une complication de plus de ce grand scrutin, M. Gladstone gagnât-il cette dernière bataille, il resterait à savoir s’il ne sera pas trahi par l’âge, s’il gardera assez de force pour assurer jusqu’au bout, pour organiser une victoire libérale, et si cette victoire pourrait être durable sans lui.

Ces élections anglaises qui se préparent sont l’événement de demain. Aujourd’hui même s’ouvre, sur un plus petit théâtre, en Belgique, une lutte qui n’est pas moins sérieuse pour l’élection de la chambre nouvelle et du nouveau sénat chargés de réviser la constitution. Ce n’est pas sans peine qu’on en est arrivé là et qu’on a fini par se mettre d’accord sinon sur un programme complet, du moins sur le principe de la révision. Jusqu’au dernier moment, on a bataillé dans le parlement belge et sur le referendum et sur le suffrage universel, et sur la représentation proportionnelle, sans réussir à s’entendre. Plus d’une fois les confusions des partis, les dissentimens violens ont failli rendre tout impossible, et même, à la dernière heure, le chef de cabinet qui a conduit avec une singulière dextérité cette étrange campagne, M. Beernaert, a été tout près de donner sa démission. S’il ne l’a pas fait, c’est pour ne pas créer une complication de plus à la veille du scrutin, pour ne pas ajouter une crise ministérielle à la crise des institutions et des élections. Il est resté au pouvoir sans illusion, avec un cabinet incomplet depuis la mort du prince de Chimay et qu’il vient tout juste de compléter à la veille des élections. On a fini sans doute par sortir de toutes ces broussailles. Y voit-on beaucoup plus clair aujourd’hui, au moment où l’on vote ? Un des traits les plus curieux de cette situation si nouvelle de la Belgique, c’est que l’obscurité ne cesse de régner sur toutes les questions délicates soulevées par la révision et que les dissidences sont dans tous les camps entre catholiques ou libéraux, entre M. Beernaert et M. Wœste comme entre M. Frère-Orban et les radicaux. On vote pour la révision, puisque c’est ainsi décidé ; on ne sait pas ce que sera cette révision, et même on évite de trop s’expliquer.

Au fond, la seule chose vraie et claire dans ces élections, c’est la vieille lutte entre les deux grands partis belges, catholiques et libéraux. Les uns et les autres sont en présence, se disputant la victoire, les vainqueurs se réservant évidemment de conduire la révision à leur manière et d’en faire leur profit. Quels que soient les dissentimens entre M. Beernaert et M. Wœste sur le referendum, les catholiques se retrouvent unis dans le combat et marchent d’un même pas au scrutin. Quoique M. Frère-Orban et ses amis ne s’entendent guère avec les radicaux sur le suffrage universel, les libéraux de toutes nuances ont senti la nécessité de se rapprocher, de se concerter dans un intérêt de parti. Modérés et progressistes marchent ensemble, et les libéraux de Bruxelles ont su habilement relever leur liste par une candidature inattendue, celle de M. le général Brialmont, un des premiers ingénieurs militaires de l’Europe, le principal auteur des fortifications de la Meuse, qui vient d’être misa la retraite et qui parait disposé à prendre un rôle politique. Aujourd’hui, au scrutin, c’est la lutte traditionnelle des catholiques et des libéraux ; demain, dans le parlement constituant, renaîtra la grande controverse de la révision, et la Belgique aura été peut-être plus heureuse que sage si elle retrouve avec sa constitution révisée les soixante années de paix et de liberté qu’elle a dues à sa vieille constitution.

Est-ce donc en Europe seulement qu’il y a de ces agitations d’opinion, de ces crises d’élections ? Non, vraiment, il y a des scrutins qui s’ouvrent ou qui se préparent dans bien d’autres régions, dans le Nouveau-Monde comme dans l’ancien. On ne peut parler, sans doute, de ces républiques de l’Amérique du Sud comme le Venezuela où les révisions de constitution et les élections se font à main armée, par la sédition et la guerre civile. Aux États-Unis, dans ce pays de démocratie puissante, assez violente et passablement dénuée de scrupules, si l’on veut, mais toujours animée d’un certain sens intime de légalité, tout se passe autrement, dans une liberté qui sait se contenir elle-même. A l’heure qu’il est justement, dans cette vaste Union américaine, tous les partis, toutes les passions, tous les intérêts sont déjà en mouvement pour la prochaine élection présidentielle ; quoiqu’il y ait encore quelques mois d’ici là, la campagne est ouverte. Les conventions préliminaires chargées de choisir les candidats se réunissent, les partis s’organisent pour l’action. Entre démocrates et républicains la lutte paraît devoir être plus acharnée que jamais. C’est qu’en effet cette prochaine élection présidentielle a un intérêt exceptionnel. Il s’agit de savoir si le protectionnisme à outrance consacré par le bill Mac-Kinley prévaudra indéfiniment ou sera vaincu, si le mouvement qui a porté l’an passé une immense majorité démocrate au congrès persistera et triomphera définitivement dans un nouveau vote, ou si les républicains prendront leur revanche par l’élection du président : c’est aussi important pour l’Europe que pour les États-Unis eux-mêmes.

Quel sera dans cinq mois l’hôte de la Maison-Blanche ? On ne peut certes le dire ; on ne peut que suivre les manœuvres des deux armées en présence. Au camp démocrate, l’ancien président, M. Cleveland, dont le passage au pouvoir n’a laissé que de bons souvenirs, qui a gardé un certain renom de libéralisme, paraît devoir rester le vrai candidat. Quelques compétitions ont pu se produire : elles semblent perdre de leurs chances et s’effacer pour laisser la place au représentant le plus sérieux du parti. Au camp républicain, tout est pour le moment assez confus, et la convention qui vient de se réunir à Minneapolis, de délibérer au milieu des démonstrations et des contradictions tumultueuses, a eu certes fort affaire pour fixer son choix. Jusqu’à ces derniers temps, le président qui habite la Maison-Blanche et qui briguait une réélection, M. Harrison, semblait avoir seul les chances les plus sérieuses. Il passait pour le candidat favori des républicains à la prochaine élection, lorsque tout récemment, par une sorte de coup de théâtre, a surgi une candidature inattendue, celle d’un des premiers politiques des États-Unis, du secrétaire d’État en personne, M. Blaine. Depuis un an, on ne cessait de parler de la santé perdue de M. Blaine ; le secrétaire d’Etat lui-même affectait de décliner toute candidature. Était-ce une tactique savante ? Que s’est-il passé depuis ? Toujours est-il qu’il y a peu de jours, brusquement, M. Blaine s’est démasqué par une lettre sommaire et brutale de démission à laquelle M. Harrison a répondu sur le même ton. Et voilà la guerre des candidatures allumée ! Voilà la lutte engagée entre le président et son secrétaire d’État d’hier : lutte d’autant plus grave, qu’elle se complique, à ce qu’il semble, de conflits personnels longtemps dissimulés, de froissemens intimes, de scissions peut-être irréparables. Harrison ou Blaine, qui allait choisir la convention de Minneapolis ? elle s’est décidée plus vite qu’on ne le croyait. Le pire de tout est qu’elle n’a pu se prononcer pour M. Harrison sans irriter les amis de M. Blaine et sans risquer de susciter parmi les républicains des divisions profondes dont les démocrates peuvent seuls profiter. La convention de Minneapolis, pour se tirer d’affaire, aurait pu peut-être choisir un troisième personnage, un de ces candidats improvisés qui ont quelquefois réussi ? Ce n’eût été probablement aujourd’hui qu’un expédient peu efficace, ce n’était pas une solution. Sans doute d’ici à cinq mois, tout peut encore changer de face, le jeu des candidatures peut se modifier. La situation ne reste pas moins singulièrement critique pour les républicains, et dans tous les cas, quel que soit le président qui sorte de cette confusion, la vraie question est dans le choix qui sera fait entre la politique de protectionnisme à outrance et une politique animée d’intentions plus libérales dans les relations de commerce avec le monde.

CH. DE MAZADE.




LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.




La rente française, emportée depuis la dernière liquidation dans un brusque mouvement de hausse, s’est élevée de 98 francs à 99.95 en moins de dix journées, tandis que l’emprunt et l’amortissable dépassaient en éclaireurs le cours rond de 100 francs. Voilà donc réalisé ce grand événement économique, la rente au pair, prévu depuis longtemps et contre l’accomplissement duquel ont vainement lutté les traditions routinières d’une partie de la spéculation.

L’occasion qui a déterminé cette violente poussée finale de nos fonds publics est l’étranglement de ce qui pouvait subsister d’un découvert qui s’est si longtemps obstiné. Les acheteurs ont habilement profité de l’excellente impression produite par la visite du grand-duc Constantin à M. Carnot pendant les fêtes de Nancy, et par la disparition des craintes qu’avait pu inspirer l’entrevue des deux empereurs à Kiel.

La situation de place a été l’occasion de cette brillante victoire des haussiers. Mais des causes multiples et constamment agissantes l’avaient pendant les deux dernières années préparée, rendue inévitable. En aucun temps l’argent n’a été aussi abondant que pendant les dix-huit mois écoulés entre l’émission du dernier emprunt en rente française et la libération complète de cet emprunt le 15 juillet prochain. Les appels à l’épargne sont devenus de plus en plus rares. Les grandes compagnies françaises de chemins de fer ont ralenti leurs créations d’obligations ; des catastrophes éclatantes ont chassé les capitaux d’un grand nombre de valeurs aléatoires et de fonds exotiques. Le rendement de nos impôts est excellent ; les plus-values sont de mois en mois plus fortes ; celles de mai ont atteint 17 millions par rapport aux prévisions budgétaires et 22 millions sur les résultats de mai 1891.

Rappelons enfin un facteur tout-puissant de hausse, dont l’action irrésistible a été tant de fois signalée, les achats ininterrompus de rentes françaises sur le marché, effectués depuis 1887 par la Caisse des dépôts et consignations avec les fonds des caisses d’épargne, achats qui ont porté chaque année sur un capital variant de 200 à 300 millions de francs. Sans l’intervention de cet agent automatique, la hausse des rentes se fût produite à coup sûr, mais d’un mouvement incomparablement plus lent, et nous n’aurions pas vu la rente au pair en 1892, alors qu’elle se négociait encore au-dessous de 83 pour 100 en 1888.

Les obligations de nos grandes compagnies, bien que la Caisse des dépôts et consignations n’en ait fait entrer qu’une quantité relativement restreinte dans le portefeuille des caisses d’épargne, ont toutefois profité aussi largement que la rente de la faveur déclarée du public pour les placemens d’une sécurité absolue. Ces titres sont cotés aujourd’hui à de tels cours que leur rendement, si l’on tient compte de l’impôt qui les frappe, atteint encore à peine 3 pour 100.

La chambre vient d’achever la discussion en première lecture du projet de loi sur les caisses d’épargne. Le vote de l’amendement Siegfried avait eu pour résultat de faire baisser de près de 100 francs les actions du Crédit foncier. Ces titres se sont relevés, à la faveur de la hausse générale, de 1,112.50 à 1,142.50.

Le Crédit lyonnais est en hausse de 8.75 à 788.75, le Comptoir national d’escompte de 20 fr. à 515. Depuis la liquidation, les actions du Paris-Lyon-Méditerranée ont monté de 40 francs à 1,515, celles du Nord de 60 francs à 1,890, celles de l’Orléans de 45 francs à 1,557.50, le Gaz de 15 francs à 1,440, le Suez de 22.50 à 2,797.50.

Les titres des Chemins étrangers ont été tenus avec fermeté. Même les Méridionaux d’Italie se sont avancés de 10 francs à 660, les Autrichiens de 3.75 à 663.75 et le Saragosse de 3.75 à 226.25. Les Lombards et le Nord de l’Espagne sont restés à 225 et 185. Les obligations des Autrichiens, menacées de l’application d’un impôt, ont reculé d’environ 15 francs.

Le gouvernement français a présenté le 11 courant à la chambre un projet de loi autorisant la conversion de la dette tunisienne 3 1/2 pour 100 en 3 pour 100. L’opération laissera un bénéfice en capital de 9 millions au trésor tunisien.

Les fonds russes ont suivi résolument le courant de hausse des rentes françaises. L’emprunt d’Orient a gagné 40 centimes à 70, le Consolidé 1 fr. 50 à 97.65 et le 3 pour 100 1891 deux unités à 79.20. Le Hongrois a été porté de 95 à 95.60.

La rente italienne s’est élevée de 91.60 à 93.25. La discussion sur la demande des six douzièmes provisoires présentée par le cabinet Giolitti a eu lieu le 11 et s’est terminée par un succès du gouvernement. Les six douzièmes ont été concédés avec une majorité de 72 voix. Le cabinet va disposer en conséquence de tout le temps nécessaire pour préparer les élections générales. La reprise de la rente italienne suivra logiquement le vote d’hier. Avec un coupon de 2.17 à détacher dans moins d’un mois, les acheteurs peuvent mener ce fonds à 94 ou 95 francs, malgré la crise économique et la faiblesse du rendement des impôts.

Le marché de la rente extérieure d’Espagne est mené, par le syndicat qui en a pris charge, avec une vigueur d’autant plus remarquable que les circonstances semblent se coaliser pour contrecarrer son action. A la fin de mai, les rachats du découvert, provoqués par la nouvelle sensationnelle du rétablissement de l’entente commerciale entre Madrid et Paris, ont fait coter le cours de 67. Des réalisations sont survenues, très empressées, et deux unités ont été reperdues immédiatement. Mais le syndicat est intervenu de nouveau ; malgré les grèves de Barcelone, les troubles, les émeutes, et la tension du change, le cours de 67 a été repris, celui de 68 presque gagné. Le dernier cours est 67 3/4. Peut-être le découvert n’a-t-il pas encore entièrement capitulé ; on escompte en outre le succès des négociations qui vont s’engager demain à Paris pour une entente douanière entre les deux pays, et il n’est pas impossible que la campagne ait pour objectif final un emprunt important de liquidation.

Le Portugais se tenait encore à 28 au commencement du mois. Il a brusquement fléchi au-dessous de 25, le 8 courant, sur la nouvelle du refus de ratification, par le gouvernement de Lisbonne, de l’arrangement conclu le 24 mai, pour le règlement de la dette, entre le comité de l’association des créanciers étrangers et le délégué du gouvernement portugais, M. de Serpa-Pimentel. Une crise ministérielle avait éclaté à Lisbonne, le lendemain même de la signature de l’arrangement. Si déplaisante que puisse être pour le comité français la résolution prise par les nouveaux ministres de ne pas souscrire aux stipulations obtenues après de longs pourparlers et de laborieuses négociations, ou ne peut s’empêcher d’estimer plausibles et honorables les scrupules qui ont arrêté au dernier moment le cabinet portugais.

« Le gouvernement, dit la lettre de notification du refus, a acquis, après un examen attentif de la situation économique actuelle, la conviction que le Portugal, une fois qu’il aurait épuisé les ressources passagères que l’emprunt lui aurait procurées, se trouverait dans l’impossibilité de remplir ses nouveaux engagemens. Dans l’intérêt du pays aussi bien que dans celui des porteurs de la rente portugaise, il faut éviter un résultat si fâcheux et sur lequel, dès à présent, on ne saurait conserver aucune illusion. »

C’est là un langage fort sensé. On a reproché au Portugal de n’avoir jamais payé depuis dix ans l’intérêt de sa dette avec ses propres ressources, mais seulement avec le produit d’emprunts extérieurs. Or la combinaison du 24 mai n’avait d’autre objet que de permettre au gouvernement de Lisbonne de payer pendant deux ans un intérêt réduit de 50 pour 100 avec le produit d’un emprunt de 100 millions.

Il y a bien quelque mérite de la part des gouvernans de Lisbonne à n’avoir pas cédé à l’appât de cet emprunt. Actuellement, il offre à ses créanciers étrangers le paiement des coupons sur le pied de 33 pour 100 en or ou le traitement de la dette intérieure, c’est-à-dire le paiement des coupons en papier, déduction faite d’un impôt de 30 pour 100.

Le comité Mézières, très mécontent du résultat infructueux de ses travaux, s’est décidé à publier toutes les pièces de la négociation. Il ne pouvait mieux faire ; sa responsabilité est dégagée, et les porteurs sont placés en face des réalités de la situation. Tout n’est pas perdu pour eux, si, comme il y a sérieusement lieu de le croire, ils ont devant eux un gouvernement honnête, résolu à faire tout le possible pour donner une satisfaction partielle, et réservant l’avenir, à leur légitime revendication.

Les valeurs turques ont légèrement fléchi après la liquidation, mais déjà se sont relevées. Le 1 pour 100, ramené à 20.10, finit à 20.67 ; la Banque ottomane est enlevée à 598.75 après avoir reculé à 585 francs. L’obligation de priorité a monté de 427.50 à 435, l’obligation des Douanes, de 470 à 480 ; l’Ottomane consolidée 4 pour 100 s’approche de 400 ; les Tabacs ottomans ont gagné 7.50 à 380. On avait annoncé une insurrection en Arménie, l’abandon des projets de conversion des obligations Douanes, le refus de la Bulgarie de payer la redevance annuelle qu’elle doit à la Porte pour la Roumélie orientale ; toutes ces rumeurs ont été démenties. Le dividende de la Banque ottomane pour l’exercice 1891 sera fixé, selon toute vraisemblance, à 17 fr. 50, soit 7 pour 100 du capital versé. Les fonds ottomans commencent à bénéficier de la ponctualité rigoureuse avec laquelle la Porte, aidée du conseil d’administration de la dette, a su, depuis dix années, satisfaire à ses engagemens.


Le directeur-gérant : CH. BULOZ.