Chronique de la quinzaine - 14 juin 1881

Chronique n° 1180
14 juin 1881


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1881.

Sans doute, en France comme dans tous les pays libres, il se peut que l’opinion prenne feu et que les passions s’animent à propos de quelque question souveraine où de quelque grande réforme faite pour remuer les intérêts populaires, les sentimens les plus profonds. C’est un spectacle qui s’est vu plus d’une fois, qu’on peut revoir encore. Ces mouvemens sont toujours rares, ils sont d’autant plus graves qu’ils sont à peu près irrésistibles, parce qu’ils répondent à des instincts réels et puissans. Le danger est de susciter artificiellement, sans nécessité évidente, de ces mouvemens qui, une fois déchaînés, risquent de dépasser le but en dénaturant la vérité des choses ; le danger, c’est de créer une de ces situations factices, confuses, où tout est disproportionné, où l’on a l’air de faire beaucoup de bruit pour rien, où toute sorte de problèmes que rien n’appelait s’élèvent à la fois, et c’est là peut-être ce qui se passe aujourd’hui à propos de ce duel engagé devant le parlement entre le scrutin de liste et le scrutin d’arrondissement.

Le fait par lui-même n’est pas précisément extraordinaire. Il y a quelques mois de cela, un membre distingué du parlement, animé dés meilleures intentions, a cru de voir prendre l’initiative d’une motion proposant de substituer le scrutin de liste au scrutin d’arrondissement dans les élections prochaines. Cette motion s’est produite le plus paisiblement du monde ; elle a fait d’abord son chemin sans bruit. La question n’a pas tardé pourtant à se compliquer et à prendre une signification politique toute nouvelle, principalement par l’intervention résolue, presque impérieuse, de M. le président de la chambre des députés. Elle a provoqué aussitôt, par des raisons qui ne sont pas toujours avouées, des contradictions et des adhésions également intéressées, si l’on veut. Il en est résulté une singulière incertitude, qui s’est traduite en brusques déplacemens de partis et en votes un peu imprévus. À la chambre des députés, jusqu’à la dernière heure, malgré tous les déploiemens d’éloquence, on a cru que le scrutin d’arrondissement garderait l’avantage, — et c’est le scrutin de liste qui l’a emporté. Au sénat, il n’y a que cinq jours de cela, on a cru jusqu’au dernier moment que le scrutin de liste, accepté au Palais-Bourbon, serait ratifié au Luxembourg, et c’est le scrutin d’arrondissement qui est resté définitivement victorieux à une assez grande majorité. Le sénat, en se prononçant en toute indépendance, en votant autrement que la chambre des députés, n’a fait évidemment qu’exercer un droit. Voici cependant qu’un fait si simple a suscité aussitôt les plus singuliers orages, comme si c’était là une question sur laquelle le doute ne fût pas permis, comme si le pays lui-même avait été vaincu avec les partisans d’un certain mode de scrutin. Un moment, on a pu croire que quelque chose d’étrange et de menaçait venait d’arriver, que tout était bouleversé. — Le sénat, c’est bien clair, a ouvert un conflit avec la chambre, et, en repoussant le scrutin de liste, il a montré qu’il serait un éternel obstacle à la politique des réformes républicaines ; il a préparé sa propre déchéance ! Le vote du 9 Juin est la préface de la révision nécessaire de la constitution ! Les esprits extrêmes ont trouvé là une merveilleuse occasion de tracer de nouveaux programmes de révolution, et les plus modérés eux-mêmes, après le vote du sénat, n’ont imaginé rien de mieux un instant que de provoquer la dissolution immédiate de la chambre, au risque d’avoir à faire violence aux scrupules constitutionnels de M. le président de ta république, Bref, il y a eu visiblement dans certaines régions un peu de trouble et de désarroi. Pourquoi donc tout ce bruit et ces agitations fébriles qui ne répondent à rien ? Pourquoi soulever tant de questions inutiles et exagérer la portée d’un débat qui après tout a laissé jusqu’ici l’opinion assez froide ? À quoi bon se complaire à parler sans cesse de conflits, qui n’existent pas, et à rouvrir devant le pays, sous prétexte de révision constitutionnelle, des perspectives révolutionnaires qui ne sont pas de nature à le rassurer ou à le séduire ? C’est justement tout cela qui est disproportionné, qui ressemble à la comédie… Beaucoup de bruit pour rien. Il faut simplement revenir au fait primitif, au seul fait vrai. Il y a eu une proposition qui a suivi son cours, qui a subi les épreuves parlementaires ; elle a été accueillie au palais Bourbon, elle a été repoussée au Luxembourg : la situation reste ce qu’elle a été jusqu’ici. Si la constitution était suffisante et si le sénat était un pouvoir nécessaire, comme M. le président de la chambre des députés le disait il y a quelques jours à Cahors, qu’y a-t-il de changé ? Il n’y a rien de nouveau, si ce n’est peut-être que M. le président de la chambre est un peu moins satisfait qu’il ne l’était avant le 9 juin.

Les exagérations et les dépits ne servent à rien. Que cette agitation d’un moment, à laquelle le vote du sénat a servi de prétexte, dépasse la vérité des choses, cela n’est point douteux. Elle reste évidemment concentrée dans les cerclés parlementaires où se nouent les grandes et les petites combinaisons, dans ce monde des politiques, toujours prompts aux impressions vives et passagères ; elle ne vient pas du pays, elle ne s’étend pas au pays, elle n’est même pas peut-être parfaitement comprise par l’opinion universelle. Lorsque autrefois on parlait d’une réforme électorale, on pouvait exciter l’intérêt populaire parce qu’il y avait un droit à conquérir pour la masse nationale, jusque-là étrangère à toute vie publique. Lorsque, dans des pays comme l’Angleterre et même l’Italie, la question de l’extension du droit électoral est soulevée, elle a encore la plus sérieuse importance, parce qu’elle touche à tout l’état social, parce qu’elle implique l’avènement de forces nouvelles dans la politique, un progrès nouveau de démocratie. En France, le suffrage universel existe depuis plus de trente ans, il est incontesté désormais, — la question souveraine est tranchée ! Ah ! s’il s’agissait de toucher au suffrage universel, ne fût-ce que pour l’organiser par une hiérarchie puissante ou pour le limiter, comme on l’avait fait un jour par la loi du 31 mai 1850, l’opinion pourrait encore se sentir remuée. Ici il ne s’agit que de choisir entre deux manières de voter, entre le scrutin d’arrondissement et le scrutin de liste, il n’y a pas là de quoi émouvoir sérieusement le pays, demeuré en vérité assez insensible à toutes ces excitations. Le scrutin de liste peut avoir ses avantages, il peut contribuer à relever le caractère politique des élections, c’est possible ; il a aussi, à coup sûr, ses inconvéniens, surtout quand il ressemble trop à une combinaison de circonstance défendue dans un dessein de domination et de prépotence. Le scrutin d’arrondissement, de son côté, a sans doute ses faiblesses, nous le voulons bien ; il a aussi pour sa part ses avantages, ne fût-ce que celui de se prêter à une expression plus directe et plus sincère de l’opinion des électeurs, qui savent mieux ce qu’ils font en nommant leur député. Tout compensé, lequel des deux scrutins vaut le mieux ? On peut assurément choisir en toute liberté après avoir disserté à l’infini, et il faut de singulières préoccupations pour croire qu’une nation lasse d’épreuves va se passionner pour l’uninominal ou le plurinominal, pour se figurer qu’on peut faire de cette option entre deux manières de voter un programme électoral propre à monter les imaginations. La vérité est que c’est une lutte de systèmes qui ne met en jeu aucun principe essentiel, qui n’est arrivée à prendre une apparence de gravité que parce qu’elle s’est compliquée de toute sorte d’antagonismes ou d’intérêts personnels peu avoués, quoique fort bruyans. Le pays, lui, ne s’est senti ni trahi dans ses espérances, ni menacé dans ses droits par la défaite du scrutin de liste, pas plus qu’il n’est arrivé encore à comprendre comment le sénat s’est mis en flagrant délit de provocation à tous les conflits parce qu’il a pris la liberté de voter autrement que la chambre des députés.

Où donc est ce conflit dont on parle sans cesse, qu’on évoque comme un fantôme en certains momens ? que signifie cette politique qui consiste à voir partout des collisions d’autorité, à signaler l’acte le plus simple d’indépendance parlementaire ou de résistance à la volonté d’un parti comme une usurpation de l’un des pouvoirs publics ? Si l’on a créé deux assemblées, c’est apparemment pour qu’elles exercent leurs droits et remplissent leurs devoirs librement, dans les limites que leur trace la constitution. Les divergences mêmes des votes ont été prévues, acceptées comme la garantie de la maturité des délibérations législatives, et ces dissentimens, qui sont dans le jeu naturel des institutions, ne ressemblent nullement à ce qu’on appelle un conflit. On ne voit pas qu’on finit par s’exposer à un certain ridicule en criant perpétuellement au conflit, à l’attentat à propos de tout, à l’occasion du vote le plus légitime et le plus constitutionnel. — Que le sénat prenne la liberté d’augmenter ou de diminuer un crédit dans le budget, il est aussitôt accusé d’usurpation, il provoque un conflit ! Qu’il refuse de sanctionner un article de loi déguisant à peine une violation de la liberté de l’enseignement, c’est encore un conflit dont il prend la responsabilité et dont on le punit sur-le-champ en faisant beaucoup plus que ce qu’il avait refusé de ratifier ! Qu’il arrête maintenant au passage le scrutin de liste, qu’il vote pour le scrutin d’arrondissement, c’est toujours le conflit ! Il n’y a pas moyen d’y échapper. Qu’a-t-il fait cependant de si extraordinaire pour cette fois, ce sénat qu’on appelle gravement « révolutionnaire ? » Il s’est borné à maintenir la loi qui existe, une loi qui, en définitive, a produit la situation constitutionnelle d’aujourd’hui avec une majorité républicaine dans les deux assemblées ; il a simplement refusé de laisser passer une innovation que le pays ne semble guère avoir désirée jusqu’ici, sur laquelle la chambre des députés elle-même s’est partagée : voilà tout. N’importe, le sénat, à ce qu’il paraît, s’est gravement compromis en se mettant en révolte contre la volonté nationale ; il a laissé voir une fois de plus ses tendances réactionnaires et peut-être cléricales ! Les républicains du Luxembourg qui se sont prêtés à ce vote du 9 juin ont été les dupes ou les complices de leurs dangereux adversaires. M. le président Grévy lui-même, soupçonné de n’avoir pas été étranger au vote du sénat, n’a pas laissé d’être assez cavalièrement mis en cause et de se voir signalé comme le vrai représentant du gouvernement occulte et personnel. Bref, tout le monde a été suspect, M. le président de la république pour ses connivences avec les partisans du scrutin d’arrondissement, le ministère pour sa neutralité, le sénat pour son vote de conflit, et après tant de choses extraordinaires résumées dans cette « mémorable » journée du 9 juin, il ne restait plus évidemment qu’à laisser entrevoir la menace ou la possibilité de la suppression du sénat, de la révision de la constitution ! Il n’y a qu’un petit inconvénient pour la réalisation de tous ces projets des beaux esprits révolutionnaires, c’est qu’il n’y a pas plus d’émotion vraie dans le pays pour le scrutin de liste qu’il n’y a de conflit entre les deux assemblées. Toutes ces exagérations jurent avec la placidité publique, et le meilleur moyen de rejeter étourdiment la France dans l’inconnu, comme on le dit, ce serait de réveiller, pour se dédommager d’une défaite de parlement, toutes ces questions de la suppression du sénat, de la révision de la constitution.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ce soient des républicains qui se montrent si prompts à saisir toutes les occasions d’aggraver les difficultés, si impatiens de tirer parti des plus simples incidens de la vie constitutionnelle pour remettre tout en doute, au risque d’ébranler la république elle-même. Ce sont, dira-t-on, les exagérés, les excentriques, les violens qui jouent leur rôle éternel d’agitateurs et d’anarchistes en cherchant à exploiter le vote du sénat. — Ce ne sont pas, en effet, nous en convenons, des modérés qui peuvent agir ainsi et trouver tout naturel de se rejeter dans les aventures à la première occasion. Malheureusement, il n’est pas toujours facile de distinguer dans ces mêlées confuses, de savoir quels sont les violens et quels sont les politiques, jusqu’où peut aller l’influence des modérés pour retenir toutes ces bruyantes impatiences qui se sont déchaînées depuis quelques jours.

Il faut cependant voir les choses simplement et avec quelque sang-froid. S’il y a un fait évident depuis quelques années, c’est que la république est arrivée à s’établir et à s’accréditer par degrés en offrant au pays le caractère et les garanties d’un régime suffisamment régulier. Elle a dû son succès à une organisation inspirée par les circonstances, à une constitution pondérée, à des pouvoirs contenus, à ce qu’elle a fait pour assurer à la France la paix extérieure et l’ordre intérieur. Elle a vécu parce qu’en somme elle a plus ou moins ressemblé à un gouvernement modéré. Admettons maintenant que cela ne suffit plus, comme on le dit, que le moment est venu de se débarrasser de ce sénat qui a des velléités d’indépendance, de réformer cette constitution qui est déjà vieille de cinq ans et de rentrer dans les vraies traditions républicaines. Fort bien ! le programme s’accomplit avec ou sans effraction ; le sénat a disparu, la constitution est révisée : que reste-t-il démontré ? C’est que les républicains, à peine livrés à eux-mêmes et en possession de la puissance, ne peuvent plus résister à leurs fantaisies d’agitations, à leurs instincts de changement, c’est que la république redevient ce qu’on a un jour appelé le perpétuel provisoire, c’est que ce régime enfin retombe plus que jamais dans cette instabilité qui lui a été si souvent reprochée. Voilà qui est clair : la confiance qu’une fixité constitutionnelle de cinq ans avait pu commencer à inspirer n’existe plus, c’est une expérience nouvelle qui commence, — qui durera à son tour ce qu’elle pourra !

Allons plus loin, si l’on veut, entrons plus au vif de la situation. Ce n’est point le sénat seulement qui est mis en cause, c’est M. le président de la république, qui, lui aussi, a été « respectueusement » placé sur la sellette. M. le président de la république est toujours très « respectueusement, » accusé d’être un embarras, de pratiquer le système des bras croisés, de rendre impossible la politique des réformes démocratiques, — et, par suite, dans la pensée des réformateurs, il est visiblement condamné à s’effacer un jour ou l’autre devant une personnalité plus active qui ne se croisera probablement pas les bras. Soit encore ! Cette autre partie du programme se réalise elle aussi ; M. le président Grévy s’éclipse tout comme le sénat, il quitte plus ou moins volontairement l’Élysée. Qu’en résulte-t-il ? Il sera démontré que, depuis la réapparition de la république, pas un président, même le président le plus notoirement républicain, n’aura pu aller jusqu’au bout de ses pouvoirs, que l’instabilité est dans la première magistrature comme dans les autres institutions. Que pourraient imaginer de plus favorable pour eux les adversaires du régime nouveau ? Que pourraient-ils faire de mieux que de laisser les républicains poursuivre eux-mêmes cet étrange travail ? L’autre jour, le rapporteur de la loi électorale au sénat, M. Waddington, disait justement que la France a présentement à choisir entre deux voies. D’un côté, est la voie du développement pacifique, progressif des institutions parlementaires, d’une constitution qui a besoin de longues années encore pour porter tous ses fruits. De l’autre côté, il y a la voie obscure, dangereuse des aventures, où la république, reniant la constitution qui a fait la paix du pays depuis quelques années, tournerait peu à peu « à la république césarienne pour aboutir peut-être un jour au césarisme pur. » — Présage sinistre, a-t-on dit ; c’est possible. C’est, dans tous les cas, le vrai débat qui reste engagé devant je pays entre ceux qui croient que la France a besoin de fixité dans les institutions, de sagesse dans la conduite, et ceux qui ne rêvent que mobilité et révisions à propos de l’acte le plus simple d’indépendance d’un pouvoir public. C’est toute la question qui est au fond de cette agitation, assez factice sans doute, probablement passagère, toujours périlleuse cependant, née à la suite du vote du 9 juin.

Le malheur, en effet, c’est que ce vote a troublé bien des esprits, et que ceux qui passent pour les plus raisonnables n’ont pas laissé eux-mêmes d’en ressentir au premier moment quelque impression. On dirait qu’ils ne sont point encore revenus de leur surprise et qu’ils ne peuvent s’accoutumer à croire qu’il n’y ait absolument rien à faire. Que peuvent-ils donc faire en dehors de ces programmes de révisions constitutionnelles où se complaisent des agitateurs chimériques ? Depuis quelques jours on est en travail, les projets se croisent et se succèdent. Ils partent à peu près tous de cette idée que la chambre des députés, telle qu’elle est, après les récens incidens, au lendemain du vote du sénat et à la veille de l’expiration de ses propres pouvoirs, n’est plus en état de remplir utilement son rôle. En d’autres fermes, cela veut dire que la chambre, si on la laisse à elle-même, est fort capable de perdre son temps, les dernières semaines qui lui restent, à multiplier les discussions inutiles, à voter des lois ou des motions pour rien, à embarrasser peut-être le gouvernement et surtout à bouleverser le budget dans un intérêt de popularité électorale. C’est peut-être vrai, quoique peu flatteur. La difficulté est malheureusement de trouver un moyen pratique et à demi plausible pour sortir de là.

Les uns ont imaginé qu’il n’y aurait rien de plus simple que de provoquer une sorte de mise en mouvement de l’initiative du chef de l’état, de demander à M. le président de la république de s’entendre avec le sénat pour prononcer la dissolution immédiate de la chambre à l’amiable, par consentement mutuel. On décréterait le divorce avant la mort naturelle d’un des conjoints constitutionnels. D’autres ont cru qu’il serait du moins possible que la chambre prît dès ce moment son congé sans dissolution, sans esprit de retour, que l’élection de la chambre nouvelle se fît au 17 juillet, sauf à renvoyer au 14 octobre la transmission légale des pouvoirs d’une assemblée à l’autre. Ceci serait l’introduction furtive d’un troisième conjoint législatif dans le mariage constitutionnel. Tous ces projets, à vrai dire, ressemblent à des expédiens peu réfléchis, improvisés au plus vite pour la circonstance. — Une dissolution à l’heure qu’il est, ce serait franchement un moyen assez bizarre. D’abord la chambre n’a pas strictement le droit de délibérer sur sa propre dissolution ; dès qu’elle n’a pas le droit de délibération, elle ne saurait convenablement émettre un vœu, elle ne peut pas se placer dans l’attitude d’une assemblée avouant son impuissance, sollicitant la faveur de disparaître le plus tôt possible. Et puis, M. le président de la république, avec un peu de sang-froid, pourrait embarrasser ceux qui lui porteraient cette pétition ; il n’aurait qu’à leur demander quelle circonstance imprévue s’est produite tout à coup, ce qui a pu motiver le recours à un moyen aussi exceptionnel, quelle utilité il peut y avoir à décréter d’autorité la dissolution d’une chambre qui va mourir de sa mort naturelle. La séparation anticipée avec les élections au mois de juillet et la transmission légale des pouvoirs au 14 octobre, c’est vraiment assez compliqué. Pendant trois mois il y aurait donc, avec le sénat, deux chambres des députés, l’une achevant de mourir, l’autre déjà entrée dans la vie ! Si dans l’intervalle il survenait quelque événement de nature à provoquer la réunion du parlement, quelle est la chambre qu’on appellerait ? La nouvelle n’aurait pas encore le droit, l’ancienne n’aurait plus la puissance. Et voilà comment on tombe dans la confusion à force de chercher des expédiens et de vouloir échapper aux plus simples nécessités d’une situation.

On cherche ce qu’il y aurait à faire, comment on pourrait arriver sans encombre au bout d’une législature dont la fin est si prochaine. Ce n’est pas aussi compliqué qu’on le pense. Ce qu’il y aurait de mieux évidemment, ce serait tout d’abord qu’on reprît un peu de calme, qu’on en finît avec tous ces ressentimens mal déguisés contre le vote du sénat ; ce serait qu’on se conformât tout bonnement aux règles les plus élémentaires de la vie constitutionnelle, que la chambre qui va commencer la discussion du budget se décidât à s’occuper des intérêts du pays encore plus que de ses intérêts électoraux. Il ne dépend pas toujours sans doute.des assemblées de laisser après elles de grandes choses accomplies ; il est du moins au pouvoir de la chambre qui arrive à son terme de faire respecter, par son attitude la république qu’elle prétend servir et de garder l’honneur du régime parlementaire intact devant le pays.

Que les vivans s’agitent et livrent des batailles sans fin pour leurs idées, pour leurs intérêts ou pour leurs passions, c’est l’éternelle loi du monde, c’est la condition humaine ; mais qu’on laisse du moins la paix, ne fût-ce que la paix de l’heure suprême, du premier sommeil de la mort à ceux qui s’en vont après avoir honnêtement et laborieusement vécu. Certes, si dans cette génération d’autrefois, qui s’en va jour par jour, il y a eu un homme étranger à tout ce qui est ostentation, c’est cet autre octogénaire, M. Littré, qui vient de disparaître comme disparaissait il y a quelques semaines M. Duvergier de Hauranne, comme s’est éteint, hier, encore, M. Roger du Nord, ce galant homme, aussi ferme dans son libéralisme que loyal dans ses amitiés. M. Littré a été un des plus grands travailleurs du siècle. Il n’était arrivé à la politique active que bien tard, après 1870, en devenant membre de l’assemblée nationale de Versailles, puis sénateur dans la république organisée par la constitution. Ces devoirs publics qu’il recevait sur ses vieux jours, il les a remplis scrupuleusement. En réalité, il n’était pas fait pour cette vie d’agitations extérieures de parlement et de tribune, à laquelle il ne s’associait que par un intérêt attentif d’observateur et, dans ces derniers temps, par des conseils incessans de prudence. Sa vocation et son originalité, c’était l’étude libre et désintéressée, la recherche dans toutes les régions des connaissances humaines. M. Littré a été un esprit appliqué à tout. Il avait commencé par être journaliste avec Carrel dans les premières années du régime de 1830. Il avait traduit, commenté Hippocrate, et, sans avoir jamais exercé ni professé la médecine, il a eu, par son Dictionnaire de médecine, une grande influence sur plusieurs générations de médecins. Il avait embrassé un jour les idées philosophiques et positivistes d’Auguste Comte, dont il s’était fait avec candeur le disciple, sans suivre cependant le maître jusqu’au bout ; mais ce qui a toujours attiré et occupé particulièrement cet esprit laborieux, c’est l’érudition, la philologie, l’histoire littéraire. Ce qui a rempli une partie de sa vie, c’est ce Dictionnaire de la langue française qu’il a poursuivi pendant plus de vingt ans, qui est devenu une sorte d’encyclopédie.

Ce grand et honnête travailleur, plus accoutumé à vivre dans la solitude de ses méditations que dans les mêlées humaines, a pu sans doute n’être point à l’abri des illusions, des erreurs dans les opinions philosophiques et religieuses qu’il s’était faites, dont il a passé pour être un des représentans ou un des propagateurs. Ce qu’il a cru, ce qu’il a pensé pendant longtemps sur les problèmes qui occupent le monde, il ne l’a jamais caché ; il a toujours avoué ses opinions avec une sérénité de stoïcisme qui dévoilait la candeur de son âme encore plus qu’elle n’attestait la valeur de ses doctrines. Il y avait heureusement en lui quelque chose de supérieur au philosophe, c’était l’homme même. Les idées que M. Littré a pu professer pendant sa vie ont été et sont ce qu’on voudra. Par lui-même, l’homme a été un modèle de droiture et d’honneur. Il a vécu dans la simplicité d’une retraite studieuse, dans la paix du foyer et des affections intimes, sans chercher l’éclat, sans se laisser aller aux arrogances des partis et des sectes. Sincère avec sa propre conscience, il mettait une délicatesse touchante à respecter autour de lui, dans les êtres qui lui étaient le plus chers, des croyances qu’il ne partageait pas, mais qu’il aurait été désolé d’offenser ou de contrister. Libéral par conviction, il n’a pas craint de défendre jusqu’au bout la liberté des autres, au risque de passer, lui aussi, pour un réactionnaire. Quelles ont été les pensées et les réflexions de M. Littré aux derniers jours de s, a vie ? C’est son secret, c’est aussi le secret de ceux qui l’ont entouré. Bien osés sont ceux qui ont prétendu s’interposer entre un mourant et les dépositaires les plus intimes de ses sentimens suprêmes. M. Littré est mort comme il a vécu, en toute simplicité, et nul certes n’avait le droit d’essayer de se substituer à ses volontés dernières interprétées par l’affection des personnes qui lui étaient chères, de transformer les obsèques religieuses qui lui ont été faites en une représentation au profit des passions de secte. Cette tombe avait bien droit à la paix légitimement demandée pour elle et au silence des intolérans, toujours prêts à troubler ces heures funèbres.

Les affaires du monde ne s’interrompent point parce que de temps à autre les hommes qui ont eu un rôle par l’action ou par l’esprit s’en vont. Les hommes passent et ont toujours des successeurs, les affaires suivent leur cours et s’enchevêtrent parfois assez étrangement. Elles ne sont rien moins que simples et aisées aujourd’hui dans plus d’une région de l’Europe. Si la situation de l’Irlande s’aggrave sans cesse et devient un embarras croissant pour la libérale Angleterre, l’état de la Russie, d’un autre côté, reste des plus obscurs, et dans le vaste empire du Nord, il y a même cela d’inquiétant qu’on ne voit pas bien comment ce drame confus peut finir. L’Italie a retrouvé un cabinet avec M. Depretis pour chef, M. Mancini pour ministre des affaires étrangères, et ce ministère, laborieusement, péniblement formé avec l’intention de pacifier un peu les esprits, de ramener les chambres à la grande question de la réforme électorale, ce ministère n’est peut-être pas absolument certain d’avoir pour longtemps la majorité dont il aurait besoin. La brave et paisible Hollande, bien qu’à l’abri des difficultés graves, n’est point elle-même cependant sans avoir ses affaires de toute sorte, et ses questions financières et ses réformes intérieures, et sa guerre éternelle d’Atchin, et ses élections prochaines.

Voilà près de deux ans que le ministère Van Lynden est au pouvoir, où il représente l’opinion libérale et modérée. Il a pris la direction des affaires à la chute d’un cabinet renversé à propos d’une proposition de réforme constitutionnelle jugée peu nécessaire et peu opportune. Le nouveau ministère avait surtout pour objet ou pour mission d’être un cabinet d’affaires, d’en finir particulièrement avec des discussions prolongées, souvent stériles, sur la question de l’instruction primaire. Cette question ayant été définitivement tranchée par rétablissement des écoles neutres ou mixtes, accessibles à toutes les confessions, il ne restait plus qu’à appliquer le principe, à organiser pratiquement le système, et c’est ce que le nouveau ministre de l’intérieur faisait, il y a quelques mois, en réglant par décision royale tous les moyens d’exécution. L’œuvre n’a pas laissé d’être laborieuse, elle n’a pu s’accomplir sans rencontrer la vive opposition du parti antirévolutionnaire ou protestant orthodoxe, du parti catholique et d’une fraction dissidente des libéraux progressistes, qui ont uni leurs efforts pour empêcher ou retarder l’organisation nouvelle, tantôt par des attaques directes, tantôt à propos du budget. Ce n’est pas sans peine que le ministre de l’intérieur est parvenu à déjouer toutes les oppositions et à se créer une certaine tranquillité du moment. Le ministre des finances, M. Vissering, a été moins heureux que son collègue de l’intérieur dans les chambres. Il n’a pu réussir à enlever le vote d’un impôt sur la rente, avec lequel il comptait comblée le déficit causé par la diminution des ressources coloniales, à la suite de la guerre d’Atchin ; il n’a pas mieux réussi avec une proposition d’émission de billets du trésor, et il s’est décidé à se retirer. La Hollande porte toujours un sérieux intérêt à toutes ces affaires d’instruction primaire, de finances, de développement colonial dans les Indes.

Au milieu de ces préoccupations qui reparaissent sans cesse dans les débats parlementaires, il y a eu cependant, au courant de ces derniers mois, une question d’une nature particulière qui a ému l’opinion et qui aurait pu, dans un pays moins sage, devenir assez délicate pour le chef du cabinet, ministre des affaires étrangères, M. Van Lynden ; cette question, c’est la guerre des Anglais dans le Transvaal. Les colonies du Cap se composent en grande partie, on le sait, de populations d’origine néerlandaise, et tout ce qui se passe dans le Transvaal éveille naturellement les plus vives sympathies parmi les Hollandais de la métropole. Les efforts des Boërs pour conquérir leur indépendance, leurs luttes, leurs revendications, tout cela va retentir en Hollande et trouve un écho dans le cœur de la nation. Ces sympathies se sont manifestées depuis quelques mois sous bien des formes, même par des pétitions adressées à la reine Victoria, et elles se sont produites jusque dans le parlement, à La Haye, par des interpellations auxquelles le gouvernement a eu à répondre. La position ne laissait pas d’être difficile. Le ministre des affaires étrangères, le baron Van Lynden, ne pouvait ni ne voulait froisser la sincérité du sentiment hollandais en faveur des Boërs, et il ne voulait pas non plus compromettre la neutralité de la Hollande vis-à-vis de l’Angleterre ou exciter les ombrages du cabinet de Londres. M. Van Lynden s’est tiré d’affaire avec autant d’habileté que de mesure, de façon à donner satisfaction aux sympathies hollandaises sans blesser le gouvernement anglais. Cette prudence diplomatique est tout à fait d’ailleurs dans le tempérament de la Hollande, qui se borne à se défendre contre les difficultés qu’on pourrait lui susciter sans chercher un rôle de fantaisie dans des affaires extérieures toujours hasardeuses.

La question est maintenant de savoir quelle sera, pour le ministère de La Haye et pour les partis en Hollande, l’influence des élections qui se préparent, qui vont s’accomplir d’ici peu. Déjà la lutte est assez vivement engagée entre les libéraux d’un côté, et de l’autre côté les protestans orthodoxes, les catholiques, les conservateurs. Si les libéraux, qui sont passablement divisés, ne se rapprochent pas au dernier moment et n’unissent pas leurs efforts, ils sont exposés à perdre quelques sièges. Et en Hollande aussi, avant la séparation récente des chambres, il s’est produit une proposition de réforme électorale. Il s’agirait simplement ici d’un abaissement de cens. Le ministère, sans se prononcer d’une façon absolue, a prudemment ajourné toute décision, en invoquant surtout la nécessité d’un examen plus mûr. Les élections peuvent évidemment hâter ou retarder cette réforme, qui, dans tous les cas, sera réalisée certainement avec la mesure de l’esprit national, sans mettre en péril la sécurité intérieure et les institutions de la Hollande.


CH. DE MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE


La situation générale du marché de Paris ne s’est pas modifiée pendant la dernière quinzaine. La spéculation à la hausse a subi de nouveau l’épreuve d’une liquidation très dure et elle est restée vaillamment sur la brèche. Les fluctuations de cours assez limitées qui se sont produites sur quelques-unes des grandes valeurs ont été motivées par des raisons spéciales. Les acheteurs à terme se sont préoccupés avant tout de maintenir leurs positions, et c’est beaucoup déjà qu’ils y aient réussi.

Le prix des reports a en effet atteint, au début du mois, un taux qui détruit désormais tout équilibre entre le revenu des titres reportés et le coût de la prorogation des engagemens. Sur le 5 pour 100 par exemple, les acheteurs ont dû se résigner à payer 70 centimes alors que le revenu ne représente que 41 centimes par mois. Sur le 3 pour 100 le report a dépassé 40 centimes pour un revenu de 25. Sur les actions de chemins de fer français les reports ont été traités sur le pied de 120 à 150 francs par an. Ainsi du reste.

Les cours atteints sur les rentes, sur les actions de chemins de fer, sur la plupart des titres des institutions de crédit et des valeurs industrielles ne sont pourtant pas exagérés, si l’on tient compte de la rapidité avec laquelle se développe la fortune publique, de rabaissement progressif et rationnel du taux de l’intérêt, de l’activité sans cesse croissante qui se manifeste dans le mouvement des échanges et des transports.

Seulement ces cours auraient dû être atteints plus lentement ; l’épargne aurait dû être le principal, sinon l’unique facteur de la hausse, tandis que c’est le crédit qui a tout fait et qui attend en ce moment que l’épargne vienne prendre sa place et commence à jouer le rôle qui lui est destiné.

Le danger de la situation, danger que chacun voit et dont on commence à se préoccuper sérieusement, c’est qu’en dépit de notre richesse énorme, de notre incomparable capacité d’épargne, d’une abondance incontestable de ressources, attestée par le maintien du taux de l’escompte officiel à 3 pour 100 à Paris et à 2 1/2 pour 100 à Londres, toutes les forces financières de la France ne suffisent pas à l’absorption des quantités de valeurs mobilières qui ont été créées depuis quelques années, et dont la production ne paraît malheureusement pas de voir se ralentir.

Non-seulement la grande majorité des titres de création récente est encore emmagasinée dans les portefeuilles des établissemens de crédit qui les ont fabriqués, mais la hausse considérable à l’aide de laquelle on espérait écouler ce stock de marchandises a eu pour résultat de provoquer, dans une très large proportion, le déclassement des anciennes valeurs, dites valeurs de placement par excellence, transformées en valeurs de spéculation. La masse du papier flottant est allée ainsi grossissant sans cesse et pesant d’un poids de plus en plus lourd sur le marché. On parle de la cherté des reports officiels effectués par l’intermédiaire des agens de change, Mais on reporte plus encore et à des prix plus onéreux peut-être, en dehors de la Bourse ; on reporte à l’étranger ; à Londres surtout, on conclut de grosses opérations pour trois mois, pour six mois. L’argent, qui se sent nécessaire, exploite la situation et élève à chaque liquidation le niveau de ses exigences.

Tout finira bien si les capitaux de placement se décident à entrer dans les valeurs, ce qu’ils ne feront que si rien ne vient troubler la tranquillité à l’intérieur et à l’extérieur, La spéculation, qui a d’ailleurs, dans les banques de dépôts et dans les institutions de crédit de toute sorte, anciennes ou nouvelles, de très solides appuis, compte sur le temps et sur l’absence de tout événement, Sans événement, elle peut supporter encore assez longtemps son fardeau, même avec des reports élevés ; ce qu’elle ne pourrait supporter, c’est un choc subit, imprévu, parce que, tout l’édifice de la hausse reposant sur le crédit et tout le monde en France spéculant aujourd’hui, l’effet d’une panique serait irrésistible ; le papier flottant, et qui n’a jamais été classé, deviendrait du coup invendable ; et les anciennes valeurs, même les meilleures, redescendraient brusquement aux prix d’il y a quatre ans.

En prévision de ce péril possible, et pour atténuer les difficultés de la période que nous traversons, la spéculation perfectionne son outillage financier et multiplie ses instrumens de crédit. C’est à cet ordre de considérations qu’il faut rattacher la création récente de plusieurs sociétés ayant exclusivement pour objet les opérations de reports. La Caisse Mutuelle, venue la première, a obtenu rapidement un grand succès puisqu’elle a donné depuis plusieurs mois à ses déposans un intérêt de 6 à 7 pour 100. L’idée a fait son chemin, et la Caisse Générale vient d’être fondée au moment même où la Caisse Mutuelle triplait son capital. D’autres établissemens du même genre verront le jour avant peu, et l’on peut prévoir que chaque banque de dépôts sera obligée de constituer sa caisse de reports, les titulaires des comptes de dépôts à intérêt fixe, de 1 à 1 1/2, voulant avoir leur part des bénéfices que les établissemens de crédit tirent des reports effectués avec leur argent. Mais ne vaudrait-il pas beaucoup mieux pour la spéculation qu’une bonne partie au moins de ces capitaux fût employée en placemens, au lieu de l’être en reports ?

La situation ne parait donc pas immédiatement inquiétante, et nous ne sommes pas à la veille d’une crise, mais la prudence est impérieusement commandée, et il faut souhaiter que la production du papier subisse un temps d’arrêt.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.