Chronique de la quinzaine - 14 juin 1876

Chronique n° 1060
14 juin 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1876.

S’il ne s’agissait pas avant tout de la paix du monde et de toutes les garanties de la civilisation, les affaires de l’Europe depuis quelques jours ne laisseraient pas d’offrir un intérêt bizarre aux sceptiques et aux curieux friands d’énigmes et de péripéties. Le spectacle est en vérité assez complet. La tragédie se mêle à l’imbroglio ; les scènes sanglantes de l’insurrection de l’Herzégovine et de la Bosnie sont éclipsées par les scènes du palais de Tchéragan. Les révolutions du sérail ont leurs contre-coups dans les conseils de l’Occident. Les fortes têtes de la politique commencent à se demander si pour éteindre un incendie on n’a pas un peu trop joué avec le feu. Les alliances les plus vantées se ressentent de l’imprévu et passent visiblement par une crise assez sérieuse.

Que serait-il arrivé, si la campagne diplomatique récemment organisée à Berlin par les puissances du nord avait pu être poursuivie jusqu’au bout ? À quoi pouvait-elle ou devait-elle conduire, telle qu’elle était engagée, cette campagne qui avait son programme dans un mémorandum paraphé entre les trois chanceliers et communiqué à l’Europe ? Ce n’est plus peut-être qu’une question rétrospective. Un double coup de théâtre a tout changé. Il est certain que les événemens qui ont éclaté à Constantinople, qui n’ont pas dit leur dernier mot, et l’attitude nouvelle que l’Angleterre a prise en face des complications orientales, ont jeté un désarroi momentané dans les savantes combinaisons de Berlin. Ce n’est point, si l’on veut, une campagne manquée, puisque rien de décisif, d’irrévocable, n’était fait encore, et que rien n’est compromis ; c’est une campagne à rectifier et à reprendre dans des conditions modifiées par l’imprévu des catastrophes et des dissentimens de la diplomatie. C’est une situation nouvelle qui vient pour ainsi dire d’éclater en pleine Europe, sous les pas des gouvernemens réduits à s’interroger, à se consulter, à remettre leurs résolutions d’accord avec les circonstances. Nous en sommes là, et, si à cette obscurité ou cette hésitation d’un moment on ajoute ce tourbillon de nouvelles confuses, contradictoires, intéressées, souvent inventées, répandues soir et matin à la surface de l’Europe, on comprendra que ces affaires d’Orient soient depuis quelques jours un assez étrange casse-tête chinois. Au fond, aujourd’hui comme hier, toute la question est d’un côté dans les conséquences politiques de la révolution accomplie à Constantinople, et d’un autre côté dans le travail de rapprochement devenu nécessaire pour que l’Europe puisse reprendre d’un commun accord une action qui n’est point abandonnée, qui n’est que suspendue. Il s’agit, en un mot, de savoir si les derniers incidens qui ont modifié les conditions de la crise orientale aideront à la pacification désirée, ou s’ils ne sont que le prélude de complications nouvelles, plus menaçantes pour la paix du monde. Jusqu’à preuve authentique du contraire, nous persistons à croire que la paix sortira victorieuse de l’épreuve, qu’elle triomphera des difficultés de la situation de l’Orient aussi bien que des froissemens d’amours-propres ou des antagonismes de conduite qui ont créé l’incohérence diplomatique de l’Occident.

Cette révolution de Constantinople, elle est certes venue à propos au moment où la note délibérée à Berlin allait être remise à la Porte et créer peut-être une situation sans issue. Elle s’est accomplie d’abord très pacifiquement par la déposition d’Abdul-Azis et par l’avènement du fils d’Abdul-Medjid, du nouveau sultan élevé au trône des Osmanlis sous le nom de Mourad V. Le cheik-ul-islam a déclaré que le dernier empereur avait fait tout ce qu’il fallait pour être déposé, les ministres eux-mêmes se sont chargés de l’exécution de l’arrêt, et la foule a battu des mains en saluant de ses acclamations le nouveau chef des croyans. Tout avait été évidemment préparé et tout s’est réalisé selon le programme. La révolution a même été si pacifique qu’elle commençait à déranger ceux qui en sont restés aux légendes du sérail, à la tradition des empereurs condamnés à perdre la vie avec la couronne. La tragédie cependant n’était pas loin, elle n’a pas tardé à éclater comme pour montrer que la Turquie n’a point cessé d’être la Turquie. Seulement cette fois le sultan découronné n’a pas été étranglé par des muets ; c’est lui-même qui s’est chargé de l’opération traditionnelle en s’ouvrant les veines des bras avec des ciseaux qui lui servaient à tailler sa barbe. On avait bien pris toutes les précautions, on lui avait enlevé ses armes, mais on avait oublié le petit instrument ! Dix-neuf médecins ont attesté qu’ils avaient vu les ciseaux ensanglantés, les blessures, le cadavre impérial, et « que tout cela constituait nécessairement un suicide. Qui peut dire le contraire ? Il n’est point certainement impossible qu’Abdul-Azis, tel qu’il était, avec ses hallucinations d’absolutisme oriental, n’ait été pris d’un dernier accès d’orgueil furieux et n’ait refusé de survivre à sa déchéance. Il comptait, à ce qu’il paraît, sur le secours des navires cuirassés, dont l’achat a été une des folies ruineuses de son règne : les « cuirassés » eux-mêmes l’ont abandonné, et la vue des vaisseaux étrangers pavoises dans le Bosphore aurait, dit-on, achevé de lui prouver que tout était fini pour lui. Toujours est-il que sa mort mystérieuse simplifie la situation de son successeur, qui de toute façon reste ainsi le souverain incontesté de l’empire ottoman. C’est un embarras de moins pour un règne qui s’ouvre dans des conditions certes assez critiques, ayant tout à la fois à faire face aux insurrections, aux complications extérieures que lui lègue le dernier gouvernement et aux difficultés intérieures qui naissent de sa propre origine, d’un changement violent.

Ce qui vient de s’accomplir est en définitive une révolution que les excès de pouvoir du dernier règne ont rendue facile, mais qui n’a pu réussir que par les promesses, avec le concours de certains élémens agitateurs, et le nouveau régime se trouve aujourd’hui en présence de la situation troublée d’où il est sorti. Ces softas dont on s’est servi semblent prendre goût à leur rôle. Ils ont commencé par des manifestations contre un des derniers grands-vizirs, dont ils ont provoqué la chute. Ils ont contribué au détrônement d’Abdul-Azis et à l’exaltation de Mourad. Ils restent armés, ils représentent une sorte de force irrégulière, contre laquelle il serait dangereux d’employer des soldats et dont il faut bien qu’on soit un peu embarrassé, puisqu’on fait intervenir l’autorité religieuse du cheik-ul-islam. Évidemment il y a une certaine fermentation qui est peut-être dès ce moment assez périlleuse et qui peut se développer, si le nouveau gouvernement ne se hâte pas de montrer qu’il est de force à suffire aux pressantes nécessités de l’empire. Ce n’est pas tout : parmi les hommes mêmes qui ont contribué à la dernière révolution il y a des rivalités, des antagonismes non-seulement d’ambition, mais d’idées, de tendances, de politique. Midhat-Pacha, qui est un des premiers personnages du moment et qui a été aussitôt élevé à la présidence du conseil d’état, est un homme éclairé qui passe pour un habile administrateur et pour un partisan de réformes sérieuses. Le ministre de la guerre, Hussein-Avni-Pacha, qui a été réellement le principal exécuteur du coup d’état, est un vrai Turc qui n’a pas du aider à la révolution par un goût bien ardent de réformes. Homme d’énergie et d’action, il exerce aujourd’hui une influence presque décisive. Ce que pense ou ce que veut le sultan lui-même, il serait difficile de le dire, et ce serait sans doute une étrange illusion de voir en lui un prince réformateur à l’européenne, quoiqu’il mette des gants blancs, dit-on, et qu’il salue gracieusement la population. Que les premiers momens du règne de Mourad soient difficiles et embarrassés, qu’ils se ressentent de toute sorte de conflits intimes, c’est déjà visible. Cependant les circonstances pressent, et le gouvernement turc lui-même, à vrai dire, semble le comprendre. S’il a de la peine à débrouiller ses affaires à Constantinople, s’il met une certaine lenteur dans ses actes, dans les manifestations de sa politique, il a du moins senti la nécessité de donner un premier gage à l’Europe en publiant une amnistie, en offrant spontanément aux insurrections de l’Herzégovine et de la Bosnie un armistice de quelques semaines et en attestant ses intentions réformatrices. C’était dans tous les cas, pour le gouvernement turc, le seul moyen de s’accréditer en Europe, d’atténuer pour sa part ce qu’il y a d’aigu dans la crise que nous traversons et de laisser à toutes les politiques le temps de se reconnaître, de chercher, en dehors de toute pression trop vive, des circonstances, des combinaisons nouvelles à peu près acceptables pour tout le monde.

Est-il donc impossible pour l’Europe de trouver ces combinaisons en commençant par remettre un peu d’ordre, une certaine harmonie dans cette sorte de médiation supérieure que, depuis plus d’un an, elle a entrepris d’exercer pour la pacification de l’Orient, dans l’intérêt de sa propre sécurité ? Évidemment, si chez une seule des puissances du continent il y avait une arrière-pensée, la moindre velléité de braver des conflits, de provoquer à tout prix, fût-ce au risque de la guerre, la dissolution et le partage de l’Orient, si quelque chose de semblable existait, tous les efforts seraient inutiles, ils se briseraient contre un redoutable parti-pris, ils seraient déjoués par tous les subterfuges d’une volonté résolue à entretenir une agitation dont elle compterait profiter ; mais rien de semblable n’existe, on le dit souvent, on le répète sans cesse, et tout le monde est assez intéressé au maintien de la paix pour que ces déclarations soient sincères. Premier point, personne ne peut désirer la guerre ; il y a même aujourd’hui une répugnance si universelle pour toute perturbation européenne, que celui qui déchaînerait légèrement la tempête s’exposerait à soulever l’opinion contre lui. Ce n’est pas seulement la nécessité théorique et générale de la paix qui est admise par les gouvernemens comme par l’instinct public ; sur la plupart des points essentiels de cette crise d’Orient, on peut facilement s’entendre.

Ainsi le principe de l’intégrité de l’empire ottoman n’est point mis en doute. Le traité de 1856 qui reconnaît et sanctionne ce principe n’est pas contesté ; il est si peu contesté qu’il est précisément le titre légal invoqué par les puissances dans leurs négociations incessantes en Orient. On n’est pas tenu d’avoir des illusions sur la Turquie, sur son gouvernement, même sur son avenir ; mais comme après tout elle existe, il est entendu qu’on ne doit pas toucher à sa souveraineté, à son indépendance. La Russie l’admet aussi bien que l’Angleterre ou la France. D’un autre côté, qui pourrait méconnaître les griefs et les droits des populations chrétiennes de la Turquie, de ces populations dont on s’occupait déjà il y a vingt ans au congrès de Paris ? Ce n’est point une question nouvelle, elle n’est que ravivée par l’insurrection de l’Herzégovine et de la Bosnie. Depuis vingt ans, il y a toute une tradition de conférences et de négociations relatives aux principautés semi-indépendantes et aux populations soumises à la domination ottomane. Plus que jamais certainement tous les cabinets reconnaissent la nécessité d’améliorer la situation des chrétiens d’Orient, de leur assurer des conditions plus équitables et des garanties qu’ils n’ont pas elles jusqu’ici. Maintenir l’empire ottoman dans son intégrité sans se refuser le droit d’exiger de lui des réformes nécessaires, et réclamer pour les chrétiens toutes les améliorations qui ne seront pas un démembrement de la Turquie, ce sont là deux points essentiels sur lesquels on est d’accord. Comment se fait-il donc qu’au moment où une action sérieuse fondée sur ces deux points a paru tout près de s’engager, l’Angleterre ait cru devoir se séparer des autres puissances, et que cette scission, coïncidant avec la révolution de Constantinople, ait déterminé la crise intime que traverse l’Europe ?

On n’y a pas réfléchi : c’est peut-être uniquement la faute de la manière dont on a procédé depuis quelques années, surtout depuis un an. Nous pouvons en parler à l’aise en France, parce que cela ne nous cause aucun ombrage, parce que notre pays est dans une situation particulière où la réserve est une obligation et où l’impartialité est facile. Il n’est pas moins certain que cette alliance du nord qu’on a prétendu former, a toujours été depuis le premier moment une combinaison aussi artificielle qu’extraordinaire. Des alliances de ce genre se font apparemment pour quelque chose. La sainte-alliance qui a existé autrefois avait une double raison d’être, la garantie de l’état territorial créé par les traités de 1815 et la défense commune du principe conservateur des gouvernemens. L’alliance plus restreinte du nord qui a existé après 1830 s’expliquait encore : elle était une sorte d’assurance mutuelle contre la France et contre la révolution. Elle a dit son dernier mot par l’intervention russe en Hongrie dans l’année 1849 ; avec la guerre de Crimée, elle a disparu. Quelle est la raison d’être de cette alliance du nord reconstituée après plus de vingt ans et dans des conditions si prodigieusement transformées ? Entre les trois empires, il n’y a plus ni un système territorial à garantir ni la révolution à combattre, et il y a trop d’intérêts différens, presque contradictoires, pour qu’une action commune puisse aller bien loin. On a voulu se servir de cette alliance pour prendre la direction des affaires d’Orient, et l’on n’a pas remarqué ce qu’il y avait d’exorbitant, de périlleux dans cette prétention de commencer par délibérer à trois sur une question d’intérêt universel. C’était avoir l’air de réduire le reste de l’Europe à une sorte de rôle secondaire. Le danger n’est point apparu tout d’abord parce que les autres puissances ont prêté sans difficulté leur concours pour la mission des consuls en Herzégovine l’an dernier, puis pour la note du comte Andrassy. Au moment où le mémorandum de Berlin s’est produit, il y a quelques semaines, l’Angleterre s’est arrêtée brusquement, la révolution turque est arrivée » et l’alliance du nord, visiblement prise au dépourvu par les événemens, a essuyé sa première déception ; elle s’est trouvée à demi compromise dans une fausse démarche, obligée de s’arrêter a son tour et n’ayant plus dans ses mains qu’un mémorandum devenu aussi embarrassant qu’inutile.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’aujourd’hui on accuse, non sans un certain dépit, l’Angleterre, lord Derby, M. Disraeli, d’avoir mis l’Europe dans l’embarras pour une vaine susceptibilité d’orgueil ministériel ou d’orgueil national. C’est l’Angleterre qui a fait tout le mal, qui a favorisé peut-être la révolution, de Constantinople, qui a paralysé l’action de la. diplomatie. C’est l’Angleterre qui a été le trouble-fête en refusant son adhésion au mémorandum de Berlin, en sortant du concert européen et en offrant ainsi au gouvernement turc un moyen de se dérober à la pression qu’on se disposait à exercer sur lui !

Soit, l’Angleterre redevient la grande insulaire égoïste qui se venge de ses mécomptes de ces dernières années en contrariant la politique continentale par une retraite, par une scission qui empêche tout ! On oublie seulement un peu vite que l’Angleterre n’a point eu à sortir du concert européen, par la raison bien évidente qu’elle n’y était point entrée ; elle n’y avait point été conviée non plus que d’autres, ou du moins elle n’avait été appelée que lorsqu’on s’était déjà entendu à trois. Elle n’a point manqué à des engagemens qu’elle n’avait pas pris et elle n’a même pas repoussé entièrement ce mémorandum de Berlin qui lui a été présenté ; elle n’a opposé aucun veto, elle s’est bornée simplement à refuser de sanctionner une œuvre à laquelle elle n’avait point participé, et elle n’a point caché les raisons sérieuses de sa décision : c’est que quelques-unes de ces propositions de Berlin lui ont paru dépasser le but ou être peu praticables. Elle y a vu un commencement ou une menace d’intervention, une atteinte plus ou moins directe à l’intégrité de l’Orient, une reconnaissance officielle du caractère belligérant des insurrections qui tendait à déplacer la question. Elle est restée sur son terrain, retenue et fixée par une politique qui n’a rien de nouveau, qui s’explique par tant de considérations puissantes que tout cabinet britannique hésitera sûrement à l’abandonner. Elle n’a fait qu’user de son indépendance au risque de laisser une place vide dans le « concert » en refusant l’invitation. Après cela, que l’Angleterre ait saisi l’occasion de sortir de l’effacement où sa politique extérieure traîne depuis nombre d’années, qu’elle ait voulu montrer par un coup d’éclat qu’elle compte encore dans les affaires, qu’on ne peut pas aisément se passer d’elle, et que M. Disraeli n’ait pas résisté au plaisir un peu superbe de constater la déconvenue du mémorandum de Berlin, tout cela est encore possible et même évident ; mais ne voit-on pas que rien ne prouve mieux ce qu’il y avait de dangereux, de mai calculé, dans le système qu’on a suivi, qu’on devrait accuser d’abord avant d’accuser l’Angleterre ? Ne remarque-t-on pas qu’on aurait évité tous ces inconvéniens, ces incohérences et ces mécomptes en appelant franchement du premier coup à une délibération commune toutes les puissances intéressées, au lieu de commencer par une délibération restreinte qui devait aboutir fatalement à ce qui arrive ou à quelque démarche d’impatience et de dépit plus périlleuse que tout le reste ? Ne s’aperçoit-on pas enfin que ce qui se passe aujourd’hui est la démonstration la plus frappante de l’inutilité, de l’inefficacité de cette alliance du nord, qui ne peut être un instrument de guerre, puisqu’elle supposerait un accord impossible entre les trois empires, et qui dans les conditions ordinaires n’est qu’un poids sur les relations générales de l’Europe ?

Au fond, qu’on ne se plaigne pas trop, l’Angleterre a peut-être rendu service à tout le monde, à l’Autriche et à l’Allemagne, en leur permettant de réfléchir, à la Russie elle-même en lui offrant l’occasion de s’arrêter dans une voie sans issue. Peut-être en est-on déjà à le comprendre un peu partout, à Ems, où est l’empereur Alexandre II, comme à Vienne et à Berlin. La Russie a les intentions les plus pacifiques, nous n’en doutons pas : à ces intentions, elle allie, et elle en a le droit, le très vif et très sincère désir de venir en aide aux populations chrétiennes de l’Orient ; mais dans tout cela où est la nécessité de combinaisons particulières qui engagent quelquefois l’orgueil encore plus que les intérêts bien entendus d’un grand gouvernement ? L’expérience qui vient de se faire est assez décisive. Ce qu’il y a de mieux en vérité aujourd’hui, c’est de renoncer à toutes ces délibérations restreintes, de reprendre franchement, sans arrière-pensée, une action collective ramenée aux points essentiels sur lesquels on est d’accord. Ces points sont certainement assez nombreux pour offrir un terrain solide à toutes les puissances qui ont la généreuse ambition de mettre la paix du monde au-dessus des divergences secondaires et des petits froissemens de circonstance. On est d’accord pour reconnaître le nouveau sultan Mourad, comme pour maintenir l’intégrité de l’empire ottoman ; on est d’accord pour réclamer des améliorations sérieusement garanties en faveur des populations chrétiennes, et l’on est aussi d’accord aujourd’hui pour arrêter l’effusion du sang dans l’Herzégovine et dans la Bosnie, pour limiter l’incendie, pour empêcher la Serbie et le Monténégro d’aggraver la situation en se jetant dans la mêlée. Est-ce qu’il n’y a pas là plus que jamais, après ce qui vient d’arriver, tous les élémens d’une action diplomatique d’autant plus efficace qu’elle aura été délibérée et préparée en commun ? On répète tous les jours, et rien n’est plus vrai, que l’unanimité européenne peut seule offrir un caractère assez imposant pour avoir raison des résistances passives de la Turquie, pour conquérir la situation meilleure qu’on a le droit de revendiquer en faveur des populations orientales ; mais le meilleur moyen d’avoir cette unanimité, c’est apparemment de ne pas commencer par des actions séparées, de maintenir ou de rétablir l’entente habituelle des puissances liées par des traites, et c’est là que tout semble tendre aujourd’hui.

La France pour sa part n’a rien de mieux à désirer. Son rôle est tout tracé, et M. le ministre des affaires étrangères n’est point sûrement disposé à s’en écarter. La France est dans une situation particulière où elle peut rester en vérité la plus impartiale des puissances. Par l’adhésion qu’elle a donnée en principe aux propositions dont le cabinet de Saint-Pétersbourg a pris l’initiative, elle a prouvé à la Russie son désir de la seconder dans ses intentions bienfaisantes et protectrices pour les populations de l’Orient ; par ses traditions et ses intérêts, elle se rattache à l’Angleterre, et tout ce qui peut sauvegarder la paix de l’Europe est certainement ce qui répond le mieux à ses besoins et à ses vœux. Au point où en sont les choses, quels que soient les incidens de ces dernières semaines et quelles que soient encore les difficultés, ce n’est point évidemment une vaine illusion de croire au maintien d’une paix en faveur de laquelle conspirent tous les intérêts généraux du monde, tous les efforts et les désirs des principales puissances de l’Europe.

Que M. le ministre des affaires étrangères poursuive son œuvre en y mettant la mesure et l’habile modération qu’il sait y mettre, en faisant entendre, sans impatience comme sans affectation, la parole désintéressée de la France ; qu’il continue ce travail, si la commission du budget a l’obligeance de le lui permettre, bien assez d’autres questions intérieures peuvent diviser les opinions, passionner les esprits et occuper nos chambres. Même dans cette partie de nos affaires d’ailleurs, ce serait une étrange méprise de ne pas se souvenir toujours qu’une bonne direction intérieure peut contribuer à l’efficacité de notre politique extérieure, et de croire qu’on peut impunément tout remuer, tout changer, créer une agitation perpétuelle sous prétexte de tout réformer. Il y a quelques jours à peine, un député radical, impatient de produire une certaine éloquence de club, prenait gravement à partie le ministère et la chambre, parce que depuis trois mois on n’avait rien fait de ce qu’il fallait faire. — Eh quoi ! depuis que les chambres nouvelles sont à Versailles, on n’a encore aboli ou réformé ni la loi sur le jury, ni les lois sur les réunions et les associations, ni la législation sur la presse, ni le système financier, ni l’organisation judiciaire ! Si cela continue, la république n’aura plus qu’à abdiquer aux pieds de l’empire, le grand représentant de la démocratie césarienne ! L’aveu est au moins singulier et a été durement relevé par le vigoureux bon sens de M. le garde des sceaux. La vérité est que, si le système des radicaux était suivi, la république pourrait bien alors nous conduire rapidement vers l’empire. La plus sérieuse chance de succès qu’elle ait au contraire, c’est de se régulariser en s’adaptant aux traditions et aux mœurs du pays, en évitant les agitations et les bouleversemens incessans des lois et des institutions.

Évidemment il ne faut pas tomber, de l’autre côté, dans l’immobilité ; il faudrait tâcher de vivre en gens sérieux qui ne s’attachent qu’aux réformes nécessaires, mais qui les accomplissent mûrement, sans esprit de réaction d’aucune sorte, sans livrer les questions les plus graves de l’organisation publique aux passions exclusives des partis. C’est en restant dans cette mesure que M. le ministre de l’instruction publique a pu proposer une modification de la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur sans paraître céder à une réaction de circonstance. Le seul point délicat, c’est que la loi est d’hier, de la fin de 1875, et qu’on ne touche pas à une loi d’hier qui n’a pas même été expérimentée. Après tout cependant, cette question de la collation des grades, même après la solution consacrée par la dernière loi, même après la création d’un jury mixte d’examen, était restée au moins fort incertaine ; elle n’a cessé de peser sur bien des esprits réfléchis qui ne sont pas des révolutionnaires, qui sont restés persuadés que l’état ne devait pas se dessaisir du droit de conférer les grades. Le dernier ministre de l’instruction publique avait abandonné à demi ce droit, le nouveau ministre l’a reconquis au moins dans la chambre des députés, qui seule s’est prononcée jusqu’ici : on ne peut pas dire que ce soit une victoire de parti. Le mérite du discours par lequel M. Waddington a défendu sa loi avec l’éloquence de la raison a été au contraire de relever justement et habilement la question, de la placer au-dessus des passions des partis, de la dégager de toute apparence de représailles ou de réaction. En réalité, la liberté de l’enseignement supérieur reste entière, telle qu’elle a été consacrée ; l’état retrouve ou plutôt garde uniquement la collation des grades, et ce droit il doit l’exercer, cela est de toute évidence, avec une impartialité complète, non dans l’intérêt d’une opinion ou d’une doctrine, mais comme le représentant invariable, permanent et supérieur de la société civile.

Celui qui dirige aujourd’hui l’enseignement en France et qui en a parlé avec une gravité éloquente, en homme désireux de favoriser toutes les émulations généreuses, M. Waddington, peut retrouver dans son ministère la trace d’un de ses plus glorieux prédécesseurs, de M. Guizot, dont le nom retentissait récemment encore à l’Académie française, le jour où un savant de premier ordre, M. Dumas, était reçu par M. Saint-René Taillandier. M. Guizot a été sans doute dans sa grande et longue carrière plus qu’un ministre de l’instruction publique ordinaire ; il a même été, si l’on veut, plus qu’un politique. Il a été un penseur éminent, un grand professeur, un homme qui a servi la cause libérale en France, moins peut-être par ses doctrines que par l’indépendance et la force avec lesquelles il a su pratiquer la liberté. Ce qu’il a fait comme homme d’état, comme chef de ministère, reste livré à l’éternelle dispute de ceux qui lui survivent ; son œuvre d’historien, de penseur, d’orateur est la gloire du temps où il a vécu. M. Saint-René Taillandier a su faire d’un trait délicat et juste cette distinction. Il a rendu à M. Guizot le seul hommage digne de cet éminent esprit ; il a parlé de lui, il a retracé sa carrière avec autant d’indépendance que de respectueuse admiration, et comme suprême honneur il a rappelé que le dernier nom murmuré par M. Guizot expirant a été celui de la France.

Voici que dans ce monde affairé où s’agitent à la fois tant de questions intérieures et extérieures une autre lumière de l’esprit, et celle-ci bien différente, vient de s’éteindre, une étoile s’éclipse à l’horizon. Celle qui a illustré ce nom de George Sand, si bien frappé pour la gloire, celle qui a intéressé ses contemporains à tant de peintures éloquentes, est morte loin de Paris dans la sérénité de ses campagnes du Berry, dans cette maison de Nohant où elle avait passé son enfance, où elle aimait toujours à se reposer des fatigues de la vie. Atteinte, il y a quelques jours à peine, d’un mal implacable qui a fait de rapides progrès, elle a disparu presque à l’improviste ; elle a été ensevelie dans le modeste cimetière de son village, au milieu des siens, à l’abri des rumeurs et des manifestations. De celle qui était hier encore vivante, qui au courant d’une existence agitée a prodigué les œuvres les plus brillantes, Valentine et André, les Lettres d’un voyageur et Mauprat, la Mare au diable et le Marquis de Villemer, Jean de La Roche et Flamarande, il ne reste désormais que le souvenir, l’image de ce qui a été : elle n’écrira plus ! Mme Sand, en s’en allant après bien d’autres de sa génération, laisse assurément un vide profond dans les lettres françaises ; elle laisse un vide plus particulièrement senti dans cette Revue, où elle a brillé à sa première apparition ; ici elle a été chez elle quand elle l’a voulu, quand elle a consenti à n’être que ce qu’elle était réellement, le plus éminent et le plus charmant des peintres de l’âme humaine.

Ce talent aura été un phénomène à peu près unique dans notre histoire littéraire. Malgré son sexe, quoiqu’elle eût bien le génie féminin, c’est à peine si Mme Sand se rattache à la tradition des femmes françaises qui ont régné par l’esprit et par l’imagination. Elle n’a été non plus, à vrai dire, d’aucune des écoles contemporaines, bien qu’elle sort née à la vie littéraire sous le soleil de 1830, et qu’elle ait été en quelque sorte portée par le mouvement de rénovation. Elle a grandi spontanément, elle n’a puisé qu’en elle-même son inspiration. Elle a créé son genre à elle, son roman, qu’elle a vivifié et coloré de son feu intérieur. Elle a surtout possédé deux souveraines qualités : elle a eu le don inné de peindre les passions humaines, et le don de sentir, de reproduire la nature extérieure. Nul mieux qu’elle n’a réussi à décrire les troubles intimes du cœur et à saisir le caractère, les nuances d’un paysage. C’est son originalité, c’est le secret d’un art plein de puissance et de séduction. Certes dans cette carrière de près d’un demi-siècle, depuis le lendemain de la révolution de juillet, où elle faisait son entrée éclatante par Indiana et Valentine, Mme Sand s’est bien souvent égarée et trompée. Elle a livré son esprit à de dangereux paradoxes, elle a subi avec une étonnante docilité des influences peu dignes d’elle et de son talent. Elle a joué avec des doctrines philosophiques, sociales, dont elle n’avait que faire ; bref, elle a fait quelquefois tout ce qu’il fallait pour se perdre, — et ce qui montre combien la sève était vivace dans cette opulente nature, c’est qu’elle a résisté à tout ; elle a toujours fini par se retrouver, et jusqu’au bout elle a gardé le nerf et la grâce de son génie. On aurait dit même que l’apaisement de l’âge ne lui avait point été défavorable, tant quelques-unes de ses dernières œuvres ressemblaient peu à un déclin.

Soyez cependant le plus poétique et le plus émouvant des romanciers pour que M. Victor Hugo fasse réciter par procuration, sur une tombe, dans un cimetière de village, cette baroque oraison funèbre : « la forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l’idée. George Sand était une idée : elle est hors de la chair, la voilà libre ! elle est morte, la voilà vivante ! Patuit dea… » Voilà qui est touchant, qui donne une idée de George Sand et qui a dû paraître bien trouvé aux paysans du Berry accourus pour accompagner celle qu’ils appelaient « la bonne dame de Nohant ! » Ayez aussi la faiblesse d’écrire un jour quelque ce bulletin de la république, » ou de saluer dans Barbes un héros : les républicains ne vous pardonneront pas, même au bord de la tombe, d’avoir pris un jour la liberté d’écrire des pages éloquentes sur la dictature de Bordeaux en 1871 ! M. Sand n’était pas faite pour être d’une secte ou d’un parti ; elle n’était qu’un poète, un des plus grands parmi les poètes du temps, et la simplicité même de ses funérailles est une poésie de plus dans sa carrière d’écrivain.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

Les Villes mortes du golfe de Lyon, par M. Charles Lenthéric ; Plon.


Un ingénieur du midi, M. Charles Lenthéric, appelé par ses fonctions à visiter souvent le littoral de la Méditerranée, s’est pris d’un vif intérêt pour ces contrées désolées. Il avait commencé par les étudier en géologue, il a fini par les aimer en artiste. Sa curiosité s’est de plus en plus éveillée, à mesure qu’il les fréquentait davantage. Il ne lui a pas suffi de connaître ce qu’elles sont aujourd’hui, il a voulu savoir ce qu’elles étaient autrefois, et même il a essayé de prédire ce qu’elles pourraient devenir un jour. De toutes ces études, de ces recherches diverses, il a fait un livre qui ne rentre dans aucune classification régulière, qui n’est tout à fait ni un traité, scientifique, ni un récit de voyage, ni une histoire suivie, mais qui présente au lecteur un vif attrait, et qu’on lira certainement jusqu’au bout quand on l’aura une fois ouvert.

Le rivage français de la Méditerranée se partage en deux parties distinctes qui offrent le plus étrange contraste. De Gênes à Marseille, tout est joie, vie et richesse ; le monde entier vient s’abattre sur ces pays heureux, qui ne connaissent pas l’hiver, et y chercher le plaisir et la santé. De Marseille à la côte d’Espagne règnent presque partout la solitude et la désolation. C’est la contrée dont M. Lenthéric nous entretient, et il a beaucoup à nous en dire. Comme il est géologue encore plus qu’historien, il ne se contente pas de lire les vieux livres et de recueillir les anciens récits, il observe la terre, il fouille le sol. Il connaît toutes les révolutions par lesquelles ce rivage a passé depuis les temps les plus reculés : il en sait l’histoire avant l’histoire. Ce malheureux pays n’a pas seulement souffert des ravages des hommes et de l’agitation des événemens, il a souvent changé d’aspect et en change presque sous nos yeux. Les grands fleuves qui l’arrosent charrient d’immenses quantités de sable ou de limon qui s’entassent vers l’embouchure ou s’échelonnent le long des côtes, qui forment tour à tour des îles, des lagunes, des étangs, et enfin des terres nouvelles. La science a étudié ces formations successives, elle en sait la loi, elle en connaît les vicissitudes. Pauvres antiquaires, qui êtes si fiers de nous dire, en compulsant de vieilles chroniques, quels habitans peuplaient ce pays et les villes qu’il renfermait du temps des Celtes et des Romains ! Le géologue va bien plus loin que vous ; il remonte aisément au déluge, et même beaucoup plus haut. Il décrit aussi sûrement que s’il le voyait de ses yeux quelle était la configuration de ces rivages, avant qu’il n’y eût des Romains ni des Celtes, et quand s’est formé ce sol où devaient s’élever des villes illustres !

Le livre de M. Lenthéric montre que ces recherches scientifiques ne sont pas inutiles à l’histoire ; elles servent à nous faire mieux comprendre le passé, elles sont une information de plus qui s’ajoute aux souvenirs que nous ont transmis les hommes. Les révolutions du sol expliquent souvent des faits qui semblaient d’abord inexplicables. Ce n’est pas seulement le caprice des rois ou le hasard des batailles qui déplace le mouvement et la vie, et les fait passer d’un pays à l’autre. La nature aussi est quelquefois responsable de ces changemens. Si ces villes mortes, dont M. Lenthéric s’occupe avec tant d’intérêt, étaient autrefois si prospères, c’est qu’elles trouvaient dans la configuration de leurs côtes et leur situation maritime des avantages que le temps leur a ravis. Narbonne, à l’époque des Romains, communiquait directement avec la mer ; elle avait sa lagune parsemée d’îles, comme Venise, entre lesquelles un chenal profond laissait passer les lourds bateaux de commerce et les trirèmes de la flotte impériale. Sur ses quais, dans ses marchés, s’étalaient les richesses du monde. Aujourd’hui la lagune s’est atterrie, la mer à reculé, et Narbonne a cessé d’être un entrepôt du commerce. Arles n’a pas joui d’un sort plus heureux ; elle était placée aussi au fond d’une sorte de mer intérieure, sur laquelle régnait une incroyable activité commerciale ; elle avait deux ports, comme Alexandrie. L’un d’eux recevait les grands vaisseaux qui venaient de la mer et lui apportaient les marchandises de l’Orient ; dans l’autre abordait toute la batellerie du Rhône et de la Durance, qui la mettait en communication directe avec Lyon et la Gaule, tandis qu’une flottille d’utriculaires, c’est-à-dire de petits radeaux, portés sur des outres, s’aventurait sur les étangs, traversait les flaques d’eau les moins profondes et atteignait tous les rivages. C’est ce qui l’avait rendue si riche et si puissante qu’un poète du ive siècle l’appelait « la Rome des Gaules. » Malheureusement les étangs se sont peu à peu comblés avec les années. Les 17 millions de mètres cubes de sédimens de toute sorte que le Rhône entraîne avec lui tous les ans en ont fait des marais empestés ou des prairies malsaines, et avec l’activité maritime la prospérité de la Rome gauloise a disparu. Il en est de même de presque toutes les villes de ce littoral : les mêmes causes Y ont produit partout les mêmes effets ; la vie paraît s’être pour toujours éloignée de ce sol tourmenté et changeant, et il n’y a guère de rivage qui soit plus couvert de ruines.

Ce n’est pas à dire qu’on n’éprouve pas un très vif attrait à le parcourir. Le désert et les ruines ont aussi leur poésie, et, tout géologue qu’il est, M. Lenthéric n’y a pas été insensible. Il nous dit qu’il a trouvé dans cette tristesse même et cet abandon un charme qui l’a séduit. « J’ai passé sur l’une de ces pauvres plages les meilleurs jours de ma vie. Il faut avoir vécu quelque temps avec soi-même au milieu de ces vastes solitudes pour être saisi par le vague et l’étrangeté de cette nature morne, silencieuse, et qui semble garder avec recueillement la mémoire de son passé. » Il ne parle pas sans quelque attendrissement de Maguelone et d’Aigues-mortes ; il dépeint à merveille cette plaine immense et aride de la Crau, avec ses troupeaux errans de taureaux et de chevaux camargues, ses compagnies de perdrix et d’outardes, ses vols de flamans roses qui lui donnent une physionomie si orientale. « Pendant l’été, dit-il, le phénomène du mirage y est à peu près continu ; la couche d’air en contact avec les cailloux polis et brûlans de la surface s’échauffe et se dilate d’une manière prodigieuse, et l’horizon est frangé de tous côtés de nappes d’eau fictives qui charment les yeux, mais qui trompent souvent le voyageur le mieux averti. Comme le Sahara, la Crau a aussi ses oasis ombragées non par des palmiers, mais par des peupliers séculaires, des mûriers, des figuiers, de magnifiques rideaux de cyprès, et rafraîchies par des sources abondantes. Quelque pénible que soit la traversée de cette triste plaine, on ressent une impression étrange au milieu de ce Sahara en miniature qui rappelle assez fidèlement les traits caractéristiques du grand désert africain. » Les sentimens que M. Lenthéric a éprouvés pendant ses voyages, il sait nous les faire partager. Nous finissons par nous attacher comme lui à ces pays malheureux, et nous lui savons gré de nous laisser espérer, à la fin de son livre, que leurs souffrances touchent à leur terme. Le remède leur viendra d’où le mal leur était venu : cet envahissement continu du limon et du sable a fait d’abord leur misère ; à force d’augmenter, il peut arriver à leur rendre la prospérité. Peu à peu, les marais qui les empestaient se comblent, et l’agriculture prend tous les jours possession de ce sol conquis lentement sur les eaux. Ses destinées sont irrévocablement changées, Arles, Aigues-mortes, Frontignan, Narbonne, ne seront plus des ports de mer fréquentés par tous les matelots du Levant, mais la vigne et l’olivier peuvent leur rendre ce que le commerce leur donnait.

Je ne vois qu’un reproche à faire à ce charmant ouvrage, écrit avec tant de soin, si coquettement imprimé, et qui plaît aux yeux autant qu’il contente l’esprit : M. Lenthéric ne s’est peut-être pas assez méfié des légendes douteuses et des chroniques locales. Les savans de petite ville, quand ils racontent l’histoire de leur endroit, ne veulent rien ignorer, il faut qu’ils donnent des raisons de tout, et ils n’hésitent jamais à peupler d’hypothèses les grands vides du passé. M. Lenthéric se met trop volontiers à leur suite ; il a surtout le tort d’avoir trop de confiance en leurs étymologies celtiques : avec le celte, on explique tout, et l’on n’a jamais imagine de langue plus complaisante pour les savans embarrassés. On trouvera sans doute aussi qu’il accepte trop aisément et raconte avec trop d’enthousiasme l’histoire des saintes Maries, ainsi que le voyage miraculeux de Lazare le Ressuscité à Marseille et celui de sa sœur Marthe à Tarascon. Ce sont des légendes qui ne soutiennent pas l’examen et produisent un effet étrange à côté des renseignemens précis que M. Lenthéric a tirés avec tant de bonheur de la géologie et de l’histoire. Ses lecteurs seront unanimes à penser, j’en suis certain, qu’il n’avait pas besoin de ces fables pour nous intéresser aux pays curieux qu’il nous décrit.


GASTON BOISSIER.

C. BULOZ.