Chronique de la quinzaine - 14 juin 1873

Chronique n° 988
14 juin 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1873.

Il y a quelque chose comme trois semaines déjà qu’un mouvement politique équivalent presque à une révolution s’est accompli entre le matin et le soir d’un jour du mois de mai. Il n’a changé ni les institutions, ni le cadre de la vie publique française, ni la nature des pouvoirs, ni même le nom de ces pouvoirs et du régime que les événemens nous ont fait. Il a mis un président de la république à la place d’un président de la république, des ministres nouveaux à la place des ministres anciens, et, par une conséquence heureuse d’une paix intérieure patiemment reconquise depuis deux ans sur la confusion et le désordre, tout s’est réalisé non pas sans bruit, non pas sans une certaine tension d’un moment, mais sans secousse violente, sans agitation et sans trop de danger. Il faut rendre cette justice à tout le monde que, la situation étant donnée, on a fait ce qu’on a pu pour éviter d’envenimer une crise dont on sentait la gravité. Ce n’est pas le chef du dernier gouvernement qui a cherché à embarrasser ses adversaires, ses successeurs, en essayant de retenir ou de disputer un pouvoir dont il ne s’est servi que pour rendre la paix et l’ordre à la France. Les vainqueurs du 24 mai, de leur côté, ont certainement mis du zèle à désarmer les défiances, à rassurer sur le caractère et les suites de l’événement qui les portait aux affaires ; ils se sont empressés de désavouer toute pensée de coup d’état ou de coup de tête en renouvelant sous toutes les formes cette déclaration, que rien n’était changé dans les institutions. Les partis, à leur tour, sauf les tirailleurs d’avant-garde et les irréguliers, les partis ont tout d’abord émoussé quelque peu leurs violences et leurs colères. Dans l’assemblée, le premier moment a été à la satisfaction intime du succès chez les victorieux, à la surprise, à l’attente et au recueillement chez les vaincus. Quant au pays, il a vu le spectacle de loin et d’un œil tranquille ; il a connu le dénoûment presque aussitôt que la crise, il s’est calmé avant d’avoir eu le temps de s’émouvoir sérieusement, et en définitive tout s’est passé mieux qu’on ne l’aurait cru, mieux qu’on ne l’espérait peut-être. Ce n’est nullement un signe d’indifférence publique ou de sagesse universelle, c’est bien plutôt le signe d’une confiance instinctive dans une certaine force des choses faite pour s’imposer bon gré mal gré à tout le monde, pour contenir les impatiens, les violens, les poursuivans de solutions absolues, dans les limites de ce qui est possible.

Voilà donc ce nouveau gouvernement installé et occupé depuis trois semaines à se reconnaître, à s’orienter, à s’accréditer, à se compléter. L’assemblée a nommé le président, le président a nommé son ministère, et le ministère à son tour s’est mis à l’œuvre. Il a fait, lui aussi, ses changemens et ses choix dans la hiérarchie politique et administrative. Il a nommé des préfets et des sous-préfets, quelques procureurs-généraux. Il a reconstitué le gouvernement de l’Algérie pour le confier au général Chanzy. Il a fait d’autres choses encore, par exemple des circulaires, des circulaires de toute sorte, publiques ou confidentielles, et ce n’est vraiment pas dans ces morceaux de politique ou d’éloquence qu’il réussit le mieux jusqu’ici. Il a supprimé un journal radical à Paris. En un mot, il est entré en matière par des actes dont quelques-uns pouvaient être faciles à prévoir, ou par des modifications de personnel qui résultaient nécessairement de la circonstance. Il fallait bien nommer un préfet de la Seine à la place de M. Calmon, dont la démission était naturelle le jour où M. Thiers quittait le pouvoir, et on a nommé M. Ferdinand Duval, qui était à Bordeaux. Il fallait bien nommer un préfet à Lyon, où il n’y en avait pas, et on a envoyé M. Ducros, qui depuis deux ans a fait ses preuves d’énergie à Saint-Étienne, après avoir déployé son activité comme ingénieur pendant le siège de Paris. Il y a des fonctionnaires dont la révocation a pu être assez inattendue, il y en a d’autres dont la nomination a pu être tout aussi imprévue. Au fond cependant, pour rester dans la vérité des choses, on ne peut pas dire que le ministère ait été dévoré d’une ardeur de changement, qu’il ait laissé voir l’intention de faire une révolution de personnel, et qu’il ait multiplié les choix en dehors des cadres administratifs. S’il y a quelques nouveau-venus, beaucoup d’autres sont anciens, les uns exerçant leurs fonctions depuis longtemps, les autres tenant leur emploi de M. Thiers, et le même système a été suivi avec plus de circonspection encore dans tout ce qui touche à la représentation extérieure de la France. Ici peu de changemens, nulle destitution jusqu’à présent. M. le baron Baude va tout naturellement reprendre à Bruxelles un poste qu’il a déjà occupé avec distinction, et que la retraite volontaire de M. Ernest Picard rend ; vacant. M. Jules Ferry sera sans doute remplacé à Athènes. On ne semble point avoir encore accepté la démission de M. Lanfrey, qui s’est fait estimer à Berne, qui a pu se démettre par délicatesse, qu’on voudra probablement retenir par sympathie pour son talent et pour ses services.

Que le gouvernement du reste, dans la diplomatie comme dans l’administration supérieure, se préoccupe du choix des hommes nouveaux ou anciens en qui il peut mettre sa confiance, parce qu’il connaît leur loyauté et leurs lumières, ce n’est pas la question, c’est l’histoire de tous les gouvernemens ; ils sont dans leur droit tant qu’ils ne vont pas jusqu’à désorganiser par caprice, par favoritisme ou par esprit de parti les services publics, tant qu’ils ne font pas des fonctions de l’état un moyen de captation vulgaire ou le prix du servilisme et des connivences intéressées. On peut nommer qui on voudra, l’essentiel n’est pas là précisément. Ce qui est d’une bien autre importance et ce qui domine tous les choix de personnel, c’est l’attitude que prend un gouvernement nouveau, c’est ce qu’il fait pour se définir, pour caractériser sa situation, son action aux yeux de l’étranger comme aux yeux du pays. En d’autres termes, toute la question est dans la direction, dans la sûreté de sa politique extérieure, aussi bien que dans les conditions d’existence intérieure qu’il se crée à lui-même. Où en est le ministère du 24 mai au point de vue extérieur ? Peut-être a-t-il trop compté tout d’abord sur ces titres tout naturels qu’a un gouvernement régulier et honorable pour se présenter à l’Europe, — ou bien peut-être ne s’est-il pas entièrement rendu compte des anomalies qui résultent, pour les relations diplomatiques de la France, d’un régime sans fixité, sans caractère précis, aussi difficile à définir qu’à modifier. Toujours est-il qu’il a eu au premier moment, non pas des difficultés, il n’a eu de vraies difficultés d’aucune espèce, mais un certain embarras dans la manière de faire son entrée, pour ainsi dire, parmi les gouvernemens réguliers. On avait cru d’abord qu’il suffisait d’une simple notification faite par notre ministre des affaires étrangères aux représentans des puissances européennes à Paris et en même temps par nos agens extérieurs aux gouvernemens auprès desquels ils sont accrédités. Cela n’a pas suffi. Les cabinets de l’Europe, surtout ceux du nord, ont vu dans l’événement du 24 mai une sorte de révolution plutôt qu’une transmission ordinaire de pouvoirs, et ils ont tenu à une notification spéciale et supérieure émanant du nouveau président de la république lui-même. La Prusse est allée plus loin, elle a considéré comme une nécessité le renouvellement des lettres de créance des ambassadeurs. De nouvelles lettres ont dû être expédiées de part et d’autre, à M. de Gontaut-Biron comme à M. d’Arnim. L’Angleterre, quant à elle, est restée étrangère à ces questions de protocole ; elle n’a éprouvé aucun embarras à continuer avec la république française représentée par le maréchal de Mac-Mahon les relations qu’elle avait avec la république représentée par M. Thiers. Les autres puissances, la Russie, l’Autriche, sans suivre la Prusse jusqu’au bout, se sont contentées de la notification présidentielle. C’est tout cela qui a paru mettre un peu de lenteur dans l’inauguration des rapports diplomatiques du nouveau gouvernement français, sans qu’il y ait eu d’ailleurs la moindre interruption dans les relations avec les puissances étrangères.

Ce n’était nullement une complication, pas même l’apparence d’une complication, c’était une affaire d’étiquette, une formalité de diplomatie. Faut-il chercher plus loin ? Les puissances qui ont soulevé cette question, sans y attacher aucune importance aujourd’hui, n’ont-elles pas eu quelque pensée inavouée ? Soit, disons le mot qu’on n’a pas dit : ces puissances ont tenu à garder leur liberté, elles ont voulu établir que leurs représentans n’étaient pas accrédités indifféremment, implicitement ; ne fût-ce que pour un instant, auprès de tous les pouvoirs qui pouvaient sortir de combinaisons parlementaires fort improbables sans doute, mais toujours possibles après tout. Elles se sont réservé ainsi le droit de se prononcer selon les circonstances et selon leurs intérêts. Nous avons cette chance que les sympathies dont certaines nations ne nous refuseraient pas le témoignage ne sont pas sans un mélange d’inquiétude et de crainte. On est prudent dans la confiance qu’on met en nous. Assurément ce n’est pas à la présidence du maréchal de Mac-Mahon que s’applique cette réserve dont les derniers actes des cabinets sont la vague et insaisissable expression, et même, chose singulière, par cette apparence de précaution qu’on prend à l’égard du gouvernement du 24 mai, on a l’air de lui donner une consécration diplomatique. On lui accorde cette sanction, qui n’est peut-être pas indispensable, mais qui est toujours utile, d’une reconnaissance personnelle, et sous ce rapport le ministère n’avait vraiment aucune raison de ne pas se prêter avec empressement à la combinaison qu’on lui présentait comme. une nécessité. Le maréchal de Mac-Mahon a fait ses notifications ; M. d’Arnim a reçu ses lettres de créance, qu’il a remises au président, et si M. de Gontaut-Biron n’a pas remis les siennes à l’empereur Guillaume, c’est que le souverain allemand paraît être assez souffrant pour interrompre ses audiences. Tout cela est fait ou entendu, nous sommes en règle, nous avons pour nous toutes les vertus de l’étiquette.

Qu’on ne s’y méprenne pas cependant : sans rencontrer de vrais obstacles, le nouveau gouvernement a sa situation à faire en Europe, il a son crédit à établir, et de même que M. le duc de Broglie disait, au sujet du gouvernement renversé le 24 mai, qu’on ne se contenterait plus de paroles, de déclarations, qu’il fallait désormais des actes, on attend aussi le nouveau pouvoir à ses actes ; on veut savoir ce qu’il est, ce qu’il veut réellement. Sans doute il parle au nom de la France, et malgré tant de malheurs c’est encore beaucoup ; mais hier un autre parlait au nom de la France, qu’il avait ramassée dans la poussière sanglante pour la remettre sur pied ; cet autre était M. Thiers, et l’Europe s’était accoutumée désormais à le considérer comme le représentant éminent, difficile à remplacer, de notre pays ; elle avait pris confiance dans sa modération, dans son expérience et sa dextérité. Elle l’avait vu à l’œuvre, poursuivant patiemment les négociations les plus délicates, et arrivant à obtenir la libération anticipée de notre territoire, sachant écarter les complications là où elles auraient pu surgir, ménageant à la France l’estime du monde et des sympathies réelles, contenant les impatiences des partis dans un pays malheureusement dévoré par l’esprit de parti. Tout cela, c’est quelque chose pour accréditer un homme aux yeux de l’Europe, qui ne voit que les résultats sans avoir à se préoccuper des misères de nos luttes. Ce qu’on voyait de loin en M. Thiers, c’était l’habile et ingénieux réparateur, le politique occupé à replacer la France dans une attitude d’indépendance raffermie et rassurante pour tous, sans être menaçante pour personne. Survient un gouvernement déplaçant les rapports des partis, arrivant au pouvoir avec un surnom de guerre à l’intérieur, avec des alliés compromettans, qui, si on les écoutait, conduiraient à des complications de toute sorte. Naturellement on attend que ce gouvernement nouveau produise ses titres, ses lettres de créance. Le ministère l’a bien senti, et ce qu’il a trouvé de mieux a été de déclarer aussitôt que rien ne serait modifié dans la politique extérieure du dernier gouvernement. Pour éviter les déplacemens diplomatiques qui auraient pu avoir des inconvéniens, il a prudemment adopté pour règle de conduite qu’on ne ferait aucun changement, sauf là où une démission laisse un poste à occuper. M. le duc de Broglie y a joint les déclarations les plus tranquillisantes dans ses premières conversations avec les ministres étrangers, des circulaires destinées à expliquer le caractère conservateur de la révolution du 24 mai.

Certainement ce n’est pas par des déclarations de politique conservatrice que M. le duc de Broglie inquiétera beaucoup l’Europe. La question est toujours de savoir quelle est cette politique conservatrice, sur quoi elle s’appuie, comment on a l’intention de la pratiquer, quelle forme elle doit prendre ou quelles conséquences on veut en tirer dans les relations extérieures de la France. C’est ici surtout qu’on s’exposerait à ne rien gagner, qu’on risquerait de tout perdre en se laissant aller à de fausses démarches, à des paroles peu mesurées, ou même en se fiant un peu trop à cette pensée ingénue que la « politique résolument conservatrice » peut être pour un gouvernement un titre particulier aux yeux de l’Europe d’aujourd’hui. Notre nouveau ministre des affaires étrangères a une occasion naturelle de montrer sa prévoyance et son habileté en parlant peu, en faisant le moins de circulaires qu’il pourra, en se renfermant dans la seule politique possible, que nous n’avons pas même un grand mérite à suivre, puisqu’il n’y en a pas d’autre, — la politique de réserve, d’abstention, de « recueillement, » comme on disait autrefois pour la Russie. M. le duc de Broglie doit en être persuadé plus que personne. Ce qu’on a fait avant lui, il le fera, il le continuera, sachant bien que dans les conditions où est la France, tant que notre territoire n’est pas libre et même après qu’il sera libre, la meilleure diplomatie est celle qui fait le moins parler d’elle. Il n’y a pas de ministère, si « résolument conservateur » qu’il soit, qui pût tenir une heure, s’il voulait faire accepter au pays une autre politique, même s’il laissait entrevoir la possibilité d’une déviation. C’est notre dernière fortune que dans la douloureuse situation où les événemens nous ont laissés nous puissions du moins en finir avec toutes les infatuations, avec les banalités diplomatiques et les engagemens périlleux. Qu’on se pénètre donc de cette situation, de ce que la France a désormais à faire pour retrouver dans un temps donné des alliances qui seront le prix d’une politique reconstituée sans bruit, jour par jour, et surtout qu’on ne laisse pas s’introduire l’esprit de parti dans nos affaires extérieures.

Chose assez bizarre, le 24 mai une révolution s’accomplit, il s’agit de tout transformer, d’arrêter la France sur la pente de l’abîme où elle va rouler, et le lendemain qu’arrive-t-il ? Dans la politique extérieure, on se hâte de donner l’assurance qu’on ne fera rien de plus que ce qui se faisait la veille. Dans la politique intérieure, on déclare aussitôt que les institutions légalement existantes restent intactes, qu’on n’a pas eu la moindre intention de toucher au régime sous lequel nous vivons, qu’on exercera le pouvoir tout simplement dans les conditions où l’exerçait le gouvernement précédent. Que reste-t-il donc comme raison d’être et comme programme définitif de cette révolution ? C’est bien clair, c’est une histoire qui n’est pas nouvelle, on fera les mêmes choses, mais on les fera autrement ; on gouvernera avec le même appareil d’institutions, mais on donnera une autre direction, on s’efforcera de faire prévaloir un autre esprit plus décidé, plus conservateur, dans la marche de l’administration. Soit ; on restera dans les proportions modestes de ce qui est possible et pratique, et on a grandement raison du reste de ne pas se lancer dans les aventures ; mais, on n’y prend pas garde, le danger est justement là dans cette disproportion entre ce qu’on a eu l’air de tenter et le résultat, entre l’apparence et la réalité. On a pris un élan qu’on est obligé d’arrêter d’une façon un peu brusque ou qui conduirait au-delà de ce qu’on veut, de ce qu’on peut faire. On a mis en mouvement des idées, des espérances auxquelles on ne peut donner une pleine satisfaction. On a été forcé de nouer des combinaisons et des alliances qu’il ne sera pas facile de maintenir. Voilà le danger, voilà ce qui complique tout, et le ministère n’en est point certainement à s’apercevoir qu’il a d’étranges difficultés à surmonter, qu’on ne gouverne pas au milieu des partis comme on prépare des campagnes d’opposition.

Au premier moment, sans doute il a trouvé tout assez facile, il a eu sa lune de miel de quelques jours ; on lui a donné le temps de s’établir au pouvoir et d’organiser la victoire qu’il venait de remporter. Le nouveau gouvernement d’ailleurs, cela n’est pas douteux, a eu la bonne fortune de trouver ce qu’on pourrait appeler un capital de crédit et de prestige dans le nom de l’illustre chef qui le personnifie et le préside. L’honneur du soldat, l’intégrité de l’homme, ont été tout de suite pour la France un gage de sécurité. Le maréchal de Mac-Mahon a l’avantage d’avoir été jusqu’ici étranger aux affaires politiques, d’avoir dans le pays comme dans l’armée cette popularité honnête qui n’est une menace ni pour les lois ni pour les libertés publiques, et d’être enfin par ses habitudes heureusement dispensé de se mêler aux conflits des partis. Son pouvoir reste une magistrature constitutionnelle au-dessus ou en dehors des fluctuations parlementaires. Ce qui regarde le maréchal, on ne le discute pas ; mais le ministère, le ministère, c’est là la question. Il a la chance, ce ministère, de se trouver dès maintenant aux prises avec de singulières complications, et, pour tout dire, au milieu des difficultés qui l’entourent, il est peut-être un peu novice, il ne montre pas toujours l’expérience qui évite les mauvais pas ou qui sait s’en tirer quand elle y est engagée.

Qu’on y songe bien, ce n’est pas tout d’avoir eu un succès parlementaire en conduisant au combat des troupes passablement bariolées, venant de tous les camps. La question est aujourd’hui de maintenir une certaine cohésion parmi ces troupes qui forment l’armée de la « politique réellement conservatrice. » On est arrivé au terrible lendemain de la bataille, au partage des fruits de la victoire. Le ministère aura fort à faire, s’il veut contenter tout le monde. On le sent bien déjà il est assailli de toutes parts, c’est à qui lui demandera une révocation, une nomination ou une réintégration ; chacun veut avoir son préfet, ses sous-préfets, son procureur-général, son juge de paix. On n’a pas été jusqu’ici trop immodéré dans les hécatombes, nous en convenons, on y a mis quelque mesure ; mais on n’est pas au bout, et si le cabinet se révolte contre les exigences de tous ces députés qui croient trouver en lui un instrument docile, alors les mécontentemens commenceront, ils ont déjà commencé. On trouve qu’il y a de la lenteur dans la politique résolument conservatrice du cabinet. Comment ? on n’a pas encore destitué tout ce qui vient du 4 septembre ! On n’a pas donné la chasse aux républicains qui se sont glissés dans les fonctions ! On n’a pas replacé tout le personnel impérial, ce personnel d’élite qui a le monopole de l’expérience, du savoir, du coup de main « résolument conservateur ! » Mais alors que fait-on ? Il est donc vrai, on ne veut que continuer M. Thiers ! Le ministère est fort embarrassé, plus embarrassé qu’il ne l’avoue ; il subit la fatalité de la position qu’il s’est faite. Il lui a été dit le jour même du 24 mai, avant sa naissance, qui est du lendemain, ce mot terrible : « vous êtes les protégés de l’empire ! » Eh bien ! c’est malheureusement ainsi, on est réduit à ne pas se brouiller avec ces 20 ou 25 voix bonapartistes de l’assemblée qui ont aidé à la victoire. Avec quelle hauteur ne disait-on pas. au gouvernement de M. Thiers qu’il ne se soutenait que par la protection des radicaux ! C’était bien peu juste, puisque dans toutes les questions essentielles M. Thiers n’hésitait pas à se montrer ce qu’il était, un gouvernement conservateur et modéré, sans s’arrêter à cette considération, qu’il allait avoir les radicaux contre lui ; il n’en tenait aucun compte, il bravait leur hostilité sans affectation comme sans faiblesse. Il ne se soutenait pas par les radicaux, il les avait accidentellement avec lui, le plus souvent contre ce qu’il proposait. Ici c’est pour vivre qu’il faut subir l’appui de ces quelques bonapartistes de l’assemblée, qui font autant de bruit que s’ils étaient une légion et qui semblent fort disposés à faire sentir le poids de leur protection. Il faut traiter avec eux, il faut leur passer le voyage à Paris du prince Napoléon, dont la présence ; il est vrai, est bien peu dangereuse, à considérer l’effet qu’il produit. Les bonapartistes n’ont pas encore tout ce qu’ils veulent, c’est bien clair, ils espèrent l’avoir, parce qu’on a besoin d’eux, parce que, s’ils se retirent dans un jour de mêlée parlementaire, la majorité se déplace subitement, et on rétrograde tout à coup jusqu’à la situation qui existait avant le 24 mai.

Franchement, ce doit être dur pour quelques-uns des hommes du gouvernement de se sentir à la merci de ce contingent de l’empire, d’autant plus qu’ils ne sont pas trop sûrs de l’appui de ces bonapartistes, qui naturellement commencent à voir en eux de médiocres conservateurs. Si le ministère en était réduit définitivement à subir cette condition humiliante, il se trouverait engagé dans une voie où il ne serait plus maître de ses résolutions et de ses destinées, où il ne ferait plus que travailler pour d’autres. S’il aspire, comme il doit en avoir l’ambition légitime, à faire le bien du pays, c’est le moment pour lui de se dégager de tous ces liens compromettans, de chercher sa force dans le concours de toutes ces opinions modérées qui n’admettent une politique réellement conservatrice et libérale qu’en dehors de tous ces partis extrêmes ou excentriques, bonapartistes, légitimistes pointus ou radicaux.

Le malheur est qu’au milieu de tout cela le ministère ne semble pas avoir des idées bien précises, et qu’à l’ennui d’avoir des bonapartistes pour protecteurs ou pour alliés, il joint cet autre inconvénient de paraître un gouvernement assez inexpérimenté et assez novice. Il n’a que quelques jours d’existence, et déjà il a eu ses gaucheries qu’il aurait payées cher, s’il n’y avait eu dans l’assemblée une majorité si résolue à le soutenir dans ses premières épreuves. Qu’il soit conservateur et même « résolument conservateur, » nous le voulons bien. Encore faut-il suivre une politique avec assez d’habileté ou de prudence pour éviter de se laisser prendre du premier coup dans des aventures au moins singulières. Non vraiment, le ministère n’a pas été heureux pour ses débuts auprès de l’assemblée. Il a manqué d’aplomb au feu après avoir manqué de vigilance dans le conseil. Voilà toute l’affaire. Si le ministère s’était borné à supprimer simplement le journal radical le Corsaire, on n’aurait pu rien lui dire, puisqu’il n’avait fait qu’user d’un droit inhérent à l’état de siège, qui existait avant lui. Il a voulu de plus donner à cette suppression une apparence de mesure régulière en la motivant par toute sorte de considérans laborieusement préparés ; et il s’est imposé la tâche toujours difficile d’avoir à répondre à des interpellations, moins sur la suppression elle-même que sur ces considérans ; rédigés en effet de façon à prêter à des commentaires embarrassans ; mais ce n’est rien encore : voici qu’en pleine discussion on produit tout à coup une circulaire confidentielle émanant du ministère de l’intérieur, et par laquelle on demande aux préfets toute espèce de détails sur les journaux de départemens, sur leurs rédacteurs, sur leur situation financière, sur « le prix qu’ils attacheraient au concours bienveillant de l’administration. » Cette circulaire était sûrement une insigne maladresse, pour ne rien dire de plus, et ce qui est plus naïf encore, c’est d’avoir pu supposer qu’elle ne serait pas connue. Elle a été connue, elle a été lue en pleine assemblée, et le ministre de l’intérieur, M. Beulé, en a été visiblement déconcerté. Pour le coup, les bonapartistes se sont réjouis de la divulgation, en trouvant seulement que les conservateurs d’aujourd’hui étaient des conscrits, M. Beulé était vraiment fort malheureux, d’autant plus qu’il ne connaissait pas lui-même la fameuse circulaire, ou du moins il ne l’avait connue qu’après qu’elle avait été expédiée, ce qui n’était pas trop une excuse pour un ministre de l’intérieur. N’importe, la majorité lui est venue en aide, elle a voté sans conviction l’ordre du jour, et tout a fini par la démission du sous-secrétaire d’état, M. Pascal, qui était l’auteur de la circulaire et qui a payé les frais de l’aventure.

On a évité un échec, mais il ne faudrait pas recommencer souvent ce jeu périlleux. On fera bien surtout d’écrire moins ; puisque les circulaires réussissent peu au ministère. Qu’on laisse donc de côté les vulgaires pratiques, qu’on s’accoutume à prendre pour ce qu’ils valent tous ces petits moyens, qui servent si peu et qui risquent de beaucoup compromettre ceux qui ne dédaignent pas d’y avoir recours. Le meilleur moyen que puisse employer le gouvernement nouveau pour prendre un équilibre qu’il n’a pas encore, pour se fortifier, c’est d’aborder, de concert avec l’assemblée, les grandes questions qui intéressent réellement le pays. Ce n’est pas le travail sérieux qui manque ; on n’a qu’à s’occuper de la loi sur les municipalités, qui paraît déjà prête, de la loi sur l’organisation de y armée, sur laquelle la commission de l’assemblée et le gouvernement se sont mis d’accord. Enfin, si l’on veut faire une œuvre réellement, essentiellement conservatrice, qu’on se mette à élaborer une loi électorale. Voilà bien des travaux de l’ordre le plus sérieux dont l’assemblée et le gouvernement peuvent s’occuper ensemble sans préjugés, sans préventions, sans esprit de parti, simplement avec la résolution de faire de ces œuvres politiques la base de la réorganisation de la France.

Un homme va manquer désormais à cette tâche de bien public, à l’assemblée, dont il était un des vice-présidens, à l’Académie française, à laquelle il appartenait depuis longtemps, et on nous permettra d’ajouter à nous-mêmes, dont il était le collaborateur : c’est M. Vitet. Il vient de s’éteindre après quelques jours de maladie, dans la plénitude de ses facultés. C’était une de ces natures éminentes qui réunissent tout, l’esprit politique le plus ferme, le goût littéraire le plus élevé et le plus fin, le sentiment des arts le plus épuré. M. Vitet avait une carrière déjà longue où il avait déployé tous ses dons généreux, tantôt dans les assemblées, tantôt dans des œuvres comme les états de Blois, comme Eustache Lesueur, comme la Monographie de l’église de Notre-Dame de Noyon. Avec l’intelligence la plus diverse et la plus brillante, M. Vitet portait au fond de l’âme un ardent patriotisme. Nous nous souvenons encore de ces émotions éloquentes qui l’agitaient pendant le siège de Paris et qu’il traduisait dans des lettres publiées ici même, faites pour devenir une des forces morales de la défense. Il supportait avec nous cette épreuve, bientôt il lui était donné de coopérer comme député à une paix qui l’attristait profondément. Il disparaît maintenant au milieu de cette œuvre de réparation qui s’impose à tous, et dont il eût été un des plus utiles, un des plus illustres ouvriers.

Il y a aujourd’hui un pays en Europe qui pour son malheur possède tous les fléaux de la politique, la désorganisation dans ses pouvoirs, l’indiscipline dans son armée, la guerre civile dans ses campagnes, la détresse dans ses finances : ce pays, c’est l’Espagne. Comment l’Espagne sortira-t-elle de l’aventure où elle est engagée, où ses forces s’épuisent depuis près de six mois ? Une seule chose est certaine, il n’y a de progrès que dans la décomposition, dans le désordre, et ni les élections qui ont eu lieu dans le mois dernier, ni les cortès constituantes qui viennent de se réunir, ne semblent faites pour ramener le calme dans les esprits, l’argent dans le trésor, la fixité dans les institutions, pour pacifier la Navarre et la Biscaye, occupées par les carlistes, ou le midi, agité par les socialistes. Puisque la république existait sans avoir été encore officiellement proclamée, puisqu’il y avait un gouvernement républicain, les élections ont été naturellement ce qu’elles sont toujours au-delà des Pyrénées, la victoire complète et exclusive du parti en apparence dominant. Des conservateurs, il n’y en a plus en Espagne, ils ont disparu, on en compte à peine quelques-uns dans l’assemblée nouvelle ; il n’y a plus que des républicains, — mieux encore, il n’y a que des républicains fédéraux. Qui l’aurait cru il y a quelques années ? qui pourrait même dire aujourd’hui, en modifiant légèrement un vieux dicton, que ce n’est pas la république en Espagne, quelque chose comme ce qu’on appelait autrefois un château en Espagne ? Les nouvelles certes constituantes se sont donc l’assemblées l’autre jour à Madrid, et à peine. ont-elles été réunies qu’on s’est empressé, à la première difficulté, d’appliquer aux maux du pays le remède unique et souverain, la proclamation officielle et définitive de la république fédérale. Qu’est-ce que la république fédérale ? comment l’entend-on et comment doit-elle être organisée ? On s’occupera de cela plus tard. Le remède, à la vérité, n’est point infaillible, à ce qu’il paraît, puisque la réunion de l’assemblée nouvelle a été le signal de la plus étrange crise de pouvoir, qui n’est pas encore finie. S’il y avait de fréquentes crises ministérielles sous la monarchie au-delà des Pyrénées, la république ne semble pas devoir déroger aux traditions de la royauté. La première de toutes les difficultés a été de former un pouvoir exécutif, un cabinet.

On avait d’abord songé à maintenir l’ancien gouvernement, celui qui succédait il y a cinq mois au roi Amédée, et qui a régné depuis sous la présidence de M. Figueras ; mais le gouvernement, après avoir remis ses pouvoirs aux cortès, s’est retiré, et M. Pi y Margall est resté chargé de composer un cabinet. M. Pi y Margall y a mis la meilleure volonté : il a choisi le dessus du panier dans la « nouvelle couche sociale » de l’Espagne, et malgré tout son ministère n’a pas eu même un jour d’existence. Alors on s’est retourné vers l’ancien gouvernement, vers le triumvirat Figueras-Castelar-Pi y Margall, à qui on a demandé de rester ou de rentrer au pouvoir. Les ministres démissionnaires ont consenti à reprendre leurs portefeuilles. Malheureusement la combinaison n’est pas allée bien loin ; elle s’est évanouie presque aussitôt, et de nouveau M. Pi y Margall est resté désigné comme président du conseil ; seulement cette fois l’assemblée a voulu faire la besogne en règle : elle a élu les ministres au scrutin. Pour le coup, M. Figueras, fatigué de tous ces changemens, s’est empressé de prendre un passeport et de quitter Madrid. M. Castelar, lui aussi, est parti de son côté. Ces deux républicains distingués en ont eu assez. M. Pi y Margall, jusqu’à nouvel ordre, demeure donc seul avec les collègues, parfaitement inconnus, qui lui ont été donnés, et qui, pour commencer, ont à choisir entre un emprunt forcé et une émission de papier-monnaie, s’ils veulent avoir des ressources pour vivre. Notez que dans ces cortès nées d’hier il y a déjà une droite et une gauche, une majorité et les intraitables, les irréconciliables qui s’appellent les intransigens en Espagne. De temps à autre, le populaire se met aussi de la partie. Ces jours derniers, pendant que se déroulait la crise de gouvernement et que les cortès tenaient des séances de nuit, les partisans des uns et des autres prenaient les armes, occupaient les points stratégiques de Madrid, et on a été tout près d’en venir aux mains. On aurait été bien embarrassé pour trouver les moyens de maintenir ou de rétablir l’ordre. Les soldats étaient en partie mêlés à la foule. N’importe, c’est la république fédérale : il n’y a plus rien après cela. La république fédérale, les dépêches officielles l’assurent, a été accueillie dans toute l’Espagne avec le plus grand enthousiasme. L’ordre le plus complet règne partout, — bien entendu, partout où ne règnent pas les carlistes, qui ont leur police à eux, leur manière de maintenir l’ordre, de lever des contributions, et qui font même des traités avec les compagnies de chemins de fer pour leur laisser la liberté de leurs parcours. L’ordre règne partout où on ne se bat pas, où l’on ne s’insurge pas, comme cela s’est vu récemment à Vicalvaro, aux portés de Madrid, à Grenade, où il y a eu lutte à main armée, avec morts et blessés, entre les soldats et le « peuple. »

Comment en serait-il autrement ? Tout se désorganise à vue d’œil, il n’y a plus ni lois respectées ni apparence d’autorité régulière, la confusion est universelle. Le chef du nouveau ministère vient de commencer par déclarer avec solennité aux cortès que le gouvernement est décidé à sauver « la république et l’ordre, » qu’il veut « faire de l’ordre. » Et avec quoi fera-t-il de l’ordre ? Est-ce en abolissant la conscription et en multipliant les volontaires, qui sont les plus, dangereux artisans de désordre, ou en prenant pour ministre de la guerre le premier venu, qui commence par promettre la réforme des ordonnances sur la discipline et la révision de tous les états de service ? Avec quoi même le gouvernement peut-il vivre, puisque le crédit de l’état est absolument perdu ? Ce qui est bien clair pour le moment, c’est que, si la république est à Madrid, les carlistes s’établissent de plus en plus ou se promènent dans tout le nord de l’Espagne, en Biscaye, en Navarre, en Catalogne, et l’on n’a aucun moyen de les réduire, ni même de les forcer à se battre quand ils ne le veulent pas.

Rien n’est plus étrange en vérité que cette guerre, et les expéditions des généraux du gouvernement commencent à devenir d’assez plaisantes choses ou d’assez tristes aventures. Depuis plus de deux mois, le général Nouvilas, qui avait été d’abord rappelé à Madrid pour être ministre de la guerre, est revenu dans le nord. Il combine des plans de campagne mystérieux, il distribue des colonnes, il se dispose à frapper un coup infaillible ; chaque jour, il est sur le point d’envelopper ou de dissoudre les bandes carlistes, il va prendre tous ces chefs de l’insurrection, Dorregaray, Elio, Lizarraga ou le curé Santa-Cruz, puis tout d’un coup on télégraphie mélancoliquement : « Le plan de Nouvilas a échoué ! » Et en effet il a échoué, ce plan, puisque les carlistes sont partout, excepté sur le chemin de Nouvilas ; ils vont jusqu’à la côte recevoir des armes, ils passent de Biscaye en Navarre, ils menacent Bilbao, Saint-Sébastien ou Irun, ils traitent avec le chemin de fer du nord pour laisser circuler les trains moyennant rançon, et aussi à la condition qu’on s’engage à ne pas transporter de troupes. Bien mieux, on ne sait pas le plus souvent où est le général Nouvilas ; on a récemment envoyé de Madrid un ministre pour se mettre sur ses traces, pour arriver à savoir ce qu’il devenait, ce qu’il projetait ; le secret de ce voyage de découverte n’a pas été divulgué. En Catalogne, le général Velarde, chargé de diriger la campagne contre les carlistes, n’est vraiment pas plus heureux. Ce qu’il a fait se réduit à rien, et, comme il était, il y a peu de jours, à Igualada, sa division s’est insurgée, a refusé de lui obéir ; il a été obligé de partir avec ses officiers, il est allé jusqu’à Valence, d’où il aurait envoyé sa démission, que le gouvernement aurait refusée. On parle même de donner au général Velarde des pouvoirs extraordinaires, et qu’en ferait-il de ces pouvoirs extraordinaires, s’il n’a qu’une division toujours prête à s’insurger ? Le fait est que la mutinerie est devenue l’état habituel des troupes du gouvernement, et que les carlistes procèdent en Catalogne comme en Navarre. Ils sont bien plus maîtres du pays que le gouvernement ; ils lèvent des contributions, ils font des décrets sur la circulation des journaux, ils vont jusqu’aux portes de Barcelone, ils bloquent des villes comme Manresa, où l’on ne peut plus entrer, d’où l’on ne peut plus sortir. L’infant don Alphonse, frère de don Carlos, chevauche paisiblement avec sa jeune femme dans les montagnes, faisant de la Catalogne sa vice-royauté ; de temps à autre, il fait son entrée dans quelque petite ville. La campagne est son domaine, mais la république fédérale est proclamée avec enthousiasme, à Barcelone comme à Madrid !

Ainsi vont les choses. L’Espagne n’a qu’une chance, c’est que les carlistes, assez forts pour le moment de toute la faiblesse, de la désorganisation de leurs adversaires, n’ont pas une puissance réelle par eux-mêmes, ils n’avancent guère après tout, quoiqu’ils soient arrivés à grossir leurs bandes et même à avoir du canon. S’ils avaient représenté une cause moins impopulaire, s’ils avaient été autrement conduits, ils auraient pu faire du chemin en Espagne. Comme tous les autres partis, ils manquent d’hommes ; ils ont sans doute quelques chefs hardis et non sans habileté, tels que le général Elio, Dorregaray ; ils n’ont pas une tête, et de plus ils sont, comme tous les autres, dévorés de divisions et de rivalités. Ils sont de force à tenir devant une armée désorganisée, ils ont peu de chance de dépasser l’Èbre, s’ils vont jusque-là Les deux adversaires peuvent se combattre longtemps encore sans se détruire. Le malheur est que plus cette situation se prolonge, plus toutes les forces régulières, modérées, vraiment libérales, se dissolvent et se dispersent, et par cela même chaque jour enlève à l’Espagne les élémens naturels d’un gouvernement fait pour la tirer de ce chaos, pour lui rendre la paix et la sécurité à l’abri d’institutions protectrices. {(d|ch. de mazade.|3}}


REVUE LITTERAIRE.
Lettres portugaises. Lettres de Mlle  Aïssé, suivies de celles de Montesquieu, de Mme Du Deffant, etc., publiées par M. Eugène Asse. Paris 1873.

Les personnes qui cherchent dans les lettres intimes les confidences et les épanchemens de la passion, comme celles qui veulent y trouver des renseignemens historiques, accueilleront avec faveur la publication de M. Eugène Asse. Cette publication ne contient rien d’inédit, mais elle a le mérite de revenir pour la première fois dans un ordre méthodique des pièces jusqu’ici dispersées et d’en former un ensemble. Elle se compose de trois parties distinctes : la première comprend les Lettres portugaises, c’est-à-dire la correspondance adressée par une religieuse franciscaine de la ville de Beja, dans la province d’Alem-Tejo, à un officier français, Noël Bouton de Chamilly, comte de Saint-Léger, qui s’était rendu en Portugal en 1661, pour y servir comme volontaire sous les ordres de Schomberg. Cette religieuse, Marianna Alcaforado, aperçut le volontaire français du haut du balcon de son couvent ; elle éprouva pour lui, rien qu’en le voyant passer, une de ces passions qui agissent, comme la grâce efficace, par des coups aussi rapides que l’électricité. Il eut, on ne sait trop comment, accès dans la maison des saintes filles ; mais entre une religieuse cloîtrée et un officier qui change sans cesse de garnison, l’amour est subordonné aux ordres de marche du régiment. Le comte de Saint-Léger fut forcé de quitter Beja, et c’est à l’occasion de son départ que Marianna Alcaforado lui écrivit les lettres reproduites par M. Asse. Ces lettres sont au nombre de cinq, et peuvent être considérées comme un véritable chef-d’œuvre de passion éloquente et désespérée. Elles ont eu une très grande vogue lorsqu’en 1669 elles furent traduites et mises en vente à Paris, chez le fameux Claude Barbin, libraire sur le second Perron de la Sainte-Chapelle ; mais cinq lettres, c’était bien peu pour la curiosité du public : il en eût souhaité et acheté tout un gros volume. Aussi les entrepreneurs de succès littéraires s’empressèrent-ils d’en fabriquer pour son usage, M. Asse a reproduit ces lettres apocryphes parce que, dit-il avec raison, elles offrent un véritable intérêt comme spécimen de la langue amoureuse du temps, et surtout comme terme de comparaison entre le cri de la passion et les modulations plus ou moins fausses des beaux esprits.

La seconde partie renferme les lettres de Mlle Aïssé, ainsi qu’une notice biographique fort exacte et très intéressante. Née, comme on le sait, vers 1673 en Circassie, où elle fut achetée à l’âge de quatre ans par M. de Saint-Ferréol, ambassadeur à Constantinople, qui l’emmena en France, et agit, dit-on, à son égard comme les Turcs à l’égard de leurs esclaves, — mêlée à la société la plus spirituelle, et l’on peut dire aussi la plus corrompue de son temps, maîtresse du chevalier d’Aydie, qu’elle refusa d’épouser parce qu’il était chevalier de Malte, intimement liée avec Mmes de Parabère et Du Deffant, recherchée par le régent, qu’elle repoussa toujours, Mlle Aïssé fut à même de suivre de près les intrigues d’alcôve et d’antichambre qui ont exercé sur la politique du moment une si grande influence, et qui souvent même en ont été l’unique ressort. De 1726 à 1733, elle eut soin de consigner dans sa correspondance, avec une sincérité parfaite, tout ce qui la frappait et lui paraissait digne d’être recueilli. Elle complète ainsi la princesse Palatine, Saint-Simon, Marais et Barbier, et c’est là sans parler du charme de ses confidences intimes, ce qui a fait le succès de ses lettres. Comme celles de Mme de Sévigné, elles ont pris rang dans notre littérature, et depuis 1787 jusqu’à nos jours on n’en compte, pas moins d’une dizaine d’éditions. La dernière a été donnée par M. Ravenel en 1846 : elle est précédée de la belle étude de Sainte-Beuve, publiée dans la Revue, et que l’on peut regarder comme l’une de ses œuvres les plus achevées. M. Asse, tout en rendant pleine justice à M. Ravenel, a pensé qu’il y avait place encore pour un nouveau travail ; il a fait au texte quelques corrections importantes, et il s’est attaché surtout à renseigner ses lecteurs sur les nombreux personnages dont il est parlé dans la correspondance ; il a de plus ajouté à cette correspondance un certain nombre de lettres qui s’y rattachent plus ou moins directement, soit qu’elles aient trait à Mlle Aïssé elle-même, soit qu’elles se rapportent à son entourage ou aux faits qu’elle raconte.

CH. LOUANDRE.



Essais sur l’instruction publique, par Charles Lenormant, de l’Institut, publiés par son fils, Paris 1873.


Ce volume se compose d’une réunion d’articles qui pour la plupart datent de vingt-cinq ans ; ils n’ont pourtant pas beaucoup vieilli, et on les croirait souvent écrits d’hier. Les discussions qui viennent de se renouveler avec tant d’ardeur sur l’instruction publique leur ont rendu une sorte de nouveauté, et la famille de M. Lenormant a eu raison de penser que nous pourrions y trouver encore à nous instruire.

M. Charles Lenormant fut un de ceux qui prirent le plus de part à la lutte contre le monopole universitaire : il appartenait au parti qui réclamait la liberté de l’enseignement ; il en fut, on peut le dire, un des champions les moins violens, mais les plus décidés. En relisant ce qu’il écrivit à cette occasion, nous sommes ramenés au milieu de la bataille, nous en suivons toutes les péripéties jusqu’à ce traité de paix que signèrent les combattans et qui fut la loi de 1850. Cette loi ne satisfit qu’à moitié M. Lenormant, et à ce propos il se sépara des illustres amis à côté desquels il avait combattu, et qui s’en contentaient. Le motif de leur désaccord était moins grave qu’ils ne le croyaient : il s’agissait de la surveillance des établissemens libres que la loi confiait aux inspecteurs de l’Université. M. Lenormant doutait de leur impartialité, et il aurait voulu qu’on créât partout un service d’inspecteurs spéciaux composé des notables du pays. On lui répondait que les inspecteurs bénévoles étaient rarement zélés ou clairvoyans : du bien ils se dispensent d’aller visiter les établissemens qu’ils devraient surveiller, ou ils n’y veulent pas voir les désordres qui s’y trouvent. Il leur coûte de reprendre et de dénoncer ; ce sont là des responsabilités graves dont on ne se charge pas volontiers quand on remplit des fonctions de hasard auxquelles on n’a pas consacré sa vie. Ces raisons étaient fort bonnes ; mais les objections de M. Lenormant et de ceux qui partageaient son opinion firent tant d’impression sur les législateurs qu’ils limitèrent autant qu’il leur fut possible les prérogatives des inspecteurs universitaires. Il leur est permis sans doute d’aller dans les établissemens libres, mais ils y vont comme des muets et des aveugles ; ils ne peuvent regarder que ce qu’on veut bien leur faire voir. La discipline, les études, les méthodes, la vie intérieure et morale, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus important dans une école, leur échappent. En réalité, si la loi a créé des surveillans, elle a supprimé la surveillance.

Il est curieux aussi de voir, dans le livre de M. Lenormant, les illusions que se faisaient ses amis sur les résultats de la loi. Il ne les partageait pas toutes, nous dirons pourquoi tout à l’heure, mais autour de lui on regardait la liberté de l’enseignement comme le remède à tous les maux dont la France souffrait depuis soixante ans ; on croyait qu’elle allait relever le niveau des études et changer tout à fait la direction des esprits. Il faut convenir que ces espérances ne se sont guère réalisées. Pour rendre leur force aux études, il était nécessaire de renouveler les méthodes, et l’on s’est contenté dans les établissemens nouveaux d’appliquer les routines anciennes. Voilà pourquoi la loi de 1850 n’a pas produit tous les résultats qu’on attendait : elle a enlevé à l’Université son monopole, et il faut reconnaître que c’était un bien pour l’Université même, qui s’est obstinée trop longtemps à le défendre ; mais elle n’a pas véritablement créé la liberté. Cette large concurrence d’établissemens de toute sorte dont on espérait tant d’heureux fruits ne s’est pas produite ; au contraire, les pensions que l’Université laissait vivre autour d’elle ont à peu près toutes disparu sous le régime nouveau. Aujourd’hui il ne reste plus guère en présence que les établissemens universitaires et ceux du clergé ; le monopole n’a pas été tout à fait détruit, on l’a seulement partagé. C’est une situation très fâcheuse ; il serait utile qu’à côté de ces grandes corporations ayant leurs systèmes et leurs méthodes dont elles n’aiment guère à se détacher, et qui sont par nature conservatrices, il existât quelques institutions moins importantes, dégagées de tout lien avec le passé, plus libres, plus hardies, plus ouvertes aux nouveautés, et qui, dans cet enseignement où les vieilles traditions ont tant de place, représenteraient le progrès.

Il faut rendre cette justice à M. Lenormant, qu’il ne pensait pas, comme beaucoup de ses amis, qu’il suffisait de détruire le monopole universitaire pour régénérer l’enseignement français. Il comprit que le mal était plus profond, et à ce moment il était peut-être le seul à le comprendre. On n’épargnait certes pas les reproches à l’Université : on l’accusait surtout d’être impie et de faire des incrédules ; on composait de gros livres pour démontrer que ses professeurs les plus illustres étaient des panthéistes ou des athées, mais il ne venait pas à l’esprit de ses ennemis les plus acharnés de nier qu’elle ne donnât à ses élèves une instruction très solide. Elle-même répondait volontiers aux attaques dont elle était l’objet en vantant la force de ses études et l’excellence de ses méthodes. Quelques avertissemens lui étaient bien venus du dehors ; les étrangers ne témoignaient pas toujours pour ses collèges l’admiration qu’on éprouvait en France. Un professeur de Munich, M. Thiersch, qui les avait visités, venait même de publier un livre où il traitait fort sévèrement l’enseignement qu’on y donnait ; mais le livre était écrit en allemand, il ne fut pas connu du public français. M. Lenormant crut devoir reprendre l’opinion de M. Thiersch et la développer pour son compte. Il essaya de montrer, à la grande surprise du public, qu’il y avait beaucoup à redire et à corriger dans ce système d’études dont tout le monde semblait si satisfait. Ce système, l’Université ne l’avait pas créé ; elle le tenait du passé : c’était un héritage qu’elle avait le tort de garder trop fidèlement. M. Lenormant fait voir, et c’est une des parties les plus intéressantes de son travail, que le mal remonte aux dernières années du moyen âge. La vie alors sembla se retirer de l’Université, ou, comme nous dirions aujourd’hui, de l’enseignement supérieur, pour s’enfermer dans les collèges. Ces collèges n’étaient d’abord que des hôtelleries, des asiles ouverts par une charitable pensée aux hommes que le désir d’apprendre attirait de loin et exposait aux privations les plus dures. On n’avait songé qu’à les héberger, puis, quand ils commencèrent à venir plus jeunes à l’Université, on s’occupa dans les collèges de les préparer et en quelque sorte de les dégrossir : il y eut alors des classes intérieures et des leçons préparatoires. Après la préparation des nouveau-venus arriva la répétition, le perfectionnement pour les élèves plus anciens. Certains collèges avaient été magnifiquement dotés : ils avaient de beaux bâtimens, des salles spacieuses. L’Université proprement dite était mal logée ; les collèges lui donnaient souvent asile pour ses solennités les plus importantes : le public qui y affluait ne distinguait plus le collège de l’ Université. Par cette voie de concession et d’usurpation, quelques collèges arrivèrent au plein exercice, c’est-à-dire qu’ils obtinrent de mettre leurs travaux intérieurs sur la même ligne que les cours de l’Université. » C’est en vain que, sous Charles VII, le cardinal d’Estouteville imposa l’obligation aux professeurs de l’Université de faire des leçons publiques tous les jours aux heures marquées dans la rue du Fouare, et voulut forcer les élèves à y assister : les élèves aimaient mieux ne pas sortir de leurs collèges, où ils écoutaient des maîtres de leur choix, où ils se préparaient aux examens en travaillant comme ils voulaient, et les cours de la rue du Fouare furent tout à fait interrompus. Cette situation parut dangereuse au grand réformateur Ramus : il demanda qu’on rétablît les cours publics et qu’on leur rendît leur éclat ; mais l’opinion ne marchait pas de ce côté. Les jésuites, auxquels convenait le système de l’enseignement à huis-clos, et qui le trouvaient en faveur, s’empressèrent de l’adopter ; ils y obtinrent bientôt des succès merveilleux, et M. Lenormant montre que depuis lors on n’a fait que les copier. C’est encore aujourd’hui le système de l’enseignement français.

M. Lenormant le trouve mauvais, et l’attaque sans ménagement ; il lui reproche d’avoir amené un déplorable abaissement des études. On ne sait plus le grec, on sait à peine le latin, et il annonce que cette décadence ne s’arrêtera pas. Que faut-il faire pour y mettre un terme ? Revenir aux vrais principes, et d’abord rendre à l’enseignement supérieur son importance et sa place. Une nation qui le néglige se découronne elle-même : il n’est aujourd’hui qu’un luxe dont, on peut se passer ; il faut en faire une nécessité. C’est la faculté et non le collège qui doit être désormais le centre de la vie scolaire, et, pour que personne ne puisse en douter, M. Lenormant voudrait que ce que nous appelons l’enseignement secondaire s’appelât l’enseignement préparatoire. Cet enseignement lui-même lui paraît avoir besoin de modifications profondes. Il faut, selon lui, rendre dans les collèges les devoirs écrits moins nombreux, accroître les explications, supprimer les morceaux choisis et les extraits, mettre entre les mains des élèves des textes suivis. « Qu’on laisse, dit-il, aux exercices oratoires une certaine place, afin de faire connaître d’une manière pratique le mécanisme de la phrase, le développement de la pensée et l’enchaînement du discours, — qu’on fasse faire un certain nombre de vers latins, afin d’inculquer la connaissance de la quantité et de la métrique : ce sont là des choses que le concède, à contre-cœur peut-être ; mais si ces élucubrations puériles continuent de se produire au dehors et d’être signalées comme le nec plus ultra de la capacité scolaire, on me permettra de les ranger, sous le rapport de l’utilité et de l’intérêt, dans la même catégorie que la poudre et les mouches, et de leur trouver autant d’à-propos qu’au menuet et aux pirouettes. »

Il est impossible de ne pas remarquer combien ces réformes que demandait M. Lenormant ressemblent à celles qu’on a essayées l’an dernier. Ainsi ces modifications qu’on a tant attaquées et qui paraissaient à beaucoup de personnes des nouveautés scandaleuses avaient été déjà proposées il y a vingt-cinq ans, et, ce qui est plus curieux encore, c’est que l’écrivain qui les réclama le premier combattait dans les rangs de ceux qui les ont si mal accueillies. M. Lenormant aurait été bien surpris, si on lui avait dit qu’un jour les gens qui paraîtraient approuver les méthodes qu’il préférait seraient suspects d’être des partisans du désordre et des fauteurs de l’anarchie. Cette question de l’enseignement a eu le malheur de devenir une arme pour les partis. C’est ce qui rend les discussions éternelles et les décisions impossibles. L’exemple de M. Lenormant prouve pourtant qu’il y aurait moyen de s’entendre. On y arriverait en se dégageant des préjugés et des petitesses de l’esprit de parti, et l’on pourrait prendre enfin les mesures que la France réclame, et que rend nécessaires le triste état de notre enseignement.


G. BOISSIER.

ESSAIS ET NOTICES.

Costumes historiques, des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, dessinés par Lechevallier-Chevignard, avec un texte descriptif par G. Duplessis. Paris 1873.


Un des résultats les plus clairs du mouvement qui s’accomplissait dans notre école, il y a près d’un demi-siècle, est l’habitude prise par les artistes de rechercher la vérité historique, « la couleur locale, » pour parler la langue des ateliers, c’est-à-dire l’exactitude absolue des détails de mœurs et de costume toutes les fois qu’il s’agit de mettre en scène des personnages appartenant aux temps passés. Nous ne prétendons nullement exagérer la valeur de ce progrès : puisqu’il ne concerne que la vraisemblance extérieure et la représentation toute littérale des choses, on ne saurait sans doute l’assimiler à la découverte d’une loi esthétique, d’une forme d’expression nouvelle pour le beau et l’idéal. Ce que nous voulons rappeler seulement, c’est que la fidélité archéologique est devenue pour quiconque peint, sculpte ou dessine, une condition nécessaire du travail. Les apprentis même savent se garder aujourd’hui des anachronismes pittoresques dont les maîtres de tous les pays avaient naïvement multiplié les exemples depuis l’époque de la renaissance jusqu’au siècle où nous vivons. Le public de son côté n’a pas laissé de s’intéresser à ces réformes et de participer à ce mouvement. A mesure que la mode a remis en faveur les objets fabriqués par nos pères, à mesure qu’on a pris à tâche de recueillir les curiosités de toute espèce, ces « vieilleries gothiques, » comme disait Diderot et comme avait dit avant lui La Bruyère, chacun à peu près est arrivé, sinon à une connaissance plus profonde des principes mêmes de l’art, au moins à une certaine expérience pour tout ce qui tient aux variations chronologiques du goût, des usages, de l’industrie. On sait maintenant reconnaître à première vue les produits d’une époque, et depuis que tant d’amateurs ont rempli leurs appartemens de meubles anciens, de vieilles faïences ou de vieux cadres, tel d’entre nous qu’embarrasserait peut-être une question sur quelque événement politique de notre histoire répondra sans hésitation ni méprise, si on l’interroge sur l’âge et les origines d’un bahut, d’une assiette ou d’un miroir.

Restait toutefois à compléter cette éducation des yeux par des informations relatives aux contemporains de ces divers objets, à leur personne même, aux habitudes ou aux caprices dont leurs vêtemens trahissaient aussi l’influence. Certes les documens ne manquaient pas. A partir des premiers temps de la gravure jusqu’à notre siècle, d’innombrables pièces ont été publiées qui déterminent la physionomie d’une époque et en rendent avec précision les moindres traits. Pourtant chaque série ne comprenant que dés scènes ou des figures empruntées au milieu même où vivaient les artistes qui les ont tracées, chacun de ceux-ci n’ayant reproduit les types choisis qu’à titre de portraits directs, d’exemples isolés des exemples antérieurs ; il n’y avait là en réalité que des renseignemens partiels subdivisés à l’infini, et ne pouvant en raison de leur multiplicité même trouver place dans les bibliothèques privées. Sous le règne de Louis XIV, il est vrai, un curieux célèbre, Roger de Gaignières, avait eu la, pensée de rassembler les élémens d’une histoire du costume en France à partir des premiers siècles de la monarchie, et la collection formée par lui sous le modeste titre de Modes mérite encore d’être comptée parmi les plus intéressantes et les plus instructives qui existent sur la matière ; mais, comme les documens dont elle se compose concernent exclusivement des personnages appartenant à notre pays, comme en outre le crayon et le pinceau ont été ici les seuls instrumens employés, la collection de Gaignières, si bien connue qu’elle soit des habitués de la Bibliothèque nationale, n’a et ne peut avoir que l’utilité restreinte d’une section dans l’histoire générale de l’habillement et le caractère d’un recueil à l’état d’exemplaire unique. C’est à des érudits de notre siècle que revient le double mérite d’avoir pour la première fois étendu aux diverses nations de l’Europe les recherches qu’on s’était contenté de faire pour consacrer des souvenirs strictement français, et, cette entreprise d’ensemble une fois conçue, d’avoir choisi les moyens matériels les plus propres à en divulguer les résultats.

Parmi les ouvrages de ce genre qui ont paru en France depuis l’époque de la restauration, un des plus importans à tous égards, un des plus justement estimés est celui dont M. Camille Bonnard a écrit le texte et dont les planches sont dues au burin d’un graveur aujourd’hui célèbre, M. Mercurj[1]. Tout le monde connaît ce recueil, que l’authenticité des monumens reproduits recommande auprès des simples curieux aussi bien qu’auprès des hommes voués, aux études historiques. Quant aux artistes, ils s’en servent comme d’un manuel où chacun d’eux, — peintre d’histoire, de genre, ou simple dessinateur de vignettes, — trouve presqu’à coup sûr de quoi satisfaire aux exigences particulières de sa tâche, et depuis que par un autre ouvrage, publié de 1840 à 1854 en Allemagne sous le titre de Costumes du moyen âge chrétien, M. de Hefner est venu compléter à sa manière le travail de M. Bonnard, on peut dire que pour toutes les époques antérieures à la renaissance la somme des documens livrés au public est désormais amplement suffisante. La seule période dont il restât encore à populariser les souvenirs était celle qui s’ouvre avec le XVIe siècle pour finir avec le XVIIIe. Ces emprunts faits pour l’histoire ancienne du costume aux fresques ou aux miniatures des primitifs, il convenait d’en continuer la série, de les renouveler pour des époques plus rapprochées de nous, en mettant à contribution les tableaux de chevalet, les crayons, les estampes de toute sorte qui avaient successivement paru en France ou dans les pays étrangers ; il fallait en un mot ajouter un épilogue au récit commencé et résumer les vicissitudes relativement récentes de la mode dans une suite de types caractéristiques, depuis les fastueux courtisans de Maximilien ou de Charles-Quint jusqu’aux beaux du temps de la reine Anne, depuis les raffinés sous le règne de Louis XIII jusqu’aux merveilleuses et aux incroyables du directoire.

Cette entreprise vraiment opportune, un artiste distingué, M. Lechevallier-Chevignard, et un écrivain expert en matière d’iconographie, M. George Duplessis, la tentaient il y a quelques années : ils l’ont aujourd’hui menée à bonne fin. Le goût et la fidélité avec lesquels les modèles que devait reproduire la gravure ont été choisis et dessinés, la netteté des explications qui accompagnent chaque planche et qui, sans ostentation scientifique comme sans prétention littéraire, se bornent à quelques renseignemens sur les origines ou la destination spéciale des ajustemens représentés, — tout révèle chez les auteurs du nouveau recueil de Costumes historiques l’intention de s’effacer autant que possible pour mieux mettre en vue les résultats de leurs recherches et pour dégager avec plus de précision le sens des documens qu’ils nous transmettent. Veut-on apprécier par le contraste ce qu’il y a de méritoire et à certains égards d’inusité dans l’abnégation dont ils ont fait preuve ? Que l’on rapproche des planches qu’ils publient les planches du grand ouvrage de Montfaucon, les Monumens de la monarchie française, ou, si l’on est curieux de savoir jusqu’où peuvent aller en pareil cas la licence des interprétations et le mensonge pittoresque, que l’on jette les yeux sur ces Costumes des anciens peuples qu’un membre de l’académie royale de peinture, Dandré Bardou, destinait avec une impertinence ingénue « à l’usage des artistes et à l’instruction des gens du monde : » on sentira de reste la différence entre l’esprit qui a inspiré ces œuvres à peu près de fantaisie et les principes dont les nouveaux Costumes historiques sont l’expression à la fois discrètement érudite et loyale. Il y a là nous le répétons, et le titre même du recueil l’indique, le complément de la tâche que s’étaient imposée M. Bonnard et M. Mercurj, l’application à des sujets d’un autre ordre de la méthode qu’ils avaient adoptée ; mais il y a là aussi des témoignages très personnels de sagacité, de bonne foi, de zèle pour les intérêts des artistes et du public. Quelque modestes que soient les formes sous lesquelles ils se produisent, des efforts aussi consciencieux, des travaux aussi utiles méritent au moins d’être signalés.


HENRI DELABORDE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Costumes historiques des douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles, Paris 1829-1830.