Chronique de la quinzaine - 14 juin 1867

Chronique n° 844
14 juin 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1867.

Les spectacles qui viennent d’être donnés à Paris sont une illustration imprévue de la civilisation contemporaine. Quoi de plus bizarre que les contrastes de ces bruyantes scènes ? Ce sont d’abord des souverains, représentans archaïques du passé royal de l’Europe, et les foules endimanchées d’une démocratie florissante, deux séries d’acteurs se servant mutuellement de spectateurs, — qui sont venus parader les uns en face des autres pour leur amusement réciproque. Les princes étrangers ont pris évidemment plaisir à vivre un moment dans la mêlée de la démocratie parisienne, et les masses vivantes qui bouillonnent et tourbillonnent dans notre Paris ont vu passer au milieu d’elles avec une curiosité enjouée ces êtres étranges en qui se personnifie encore le vieux principe monarchique du passé. Il y a eu là comme deux étonnemens, deux étourderies, deux emportemens de frivolité se rencontrant et s’excitant l’un l’autre. Quelle singulière rencontre ! Un tsar russe, le dernier représentant du despotisme des temps barbares, venant goûter en passant aux badinages de la vie parisienne si peu d’années après les guerres que nous avons faites à la Russie et après la dernière croisade que nous avons essayé d’organiser, en faveur de nos vieux et éternels amis les Polonais ! un roi de Prusse venant nous montrer la rondeur de ses manières et sa bonhomie de vieillard aimable ! M. de Bismark, cet homme à casque, nous exhibant son uniforme de général deux mois à peine après une crise où l’on se croyait à la veille d’une guerre implacable contre la Prusse et l’Allemagne prussienne ! tout cela venant se noyer dans des plaisirs faciles et des deux côtés gaîment partagés, dans des représentations de gala, dans des féeries nocturnes, dans des revues splendides, dans le fourmillement des multitudes empressées ! le drame sinistre éclatant tout à coup au milieu de ces fêtes par la folie désespérée d’un malheureux fanatique, mais détourné sur-le-champ par les témoignages sympathiques d’une hospitalité courtoise ! voilà l’épisode tout nouveau, bien inattendu, auquel nous venons d’assister. Le motif de ces rapprochemens si étonnans est une fête industrielle qu’on pourrait appeler les jeux olympiques du travail moderne, c’est notre belle exposition unissant les peuples par l’émulation des productions utiles, des inventions scientifiques et des œuvres d’art.

À notre sens, le premier résultat de cette éclatante manifestation doit être considéré comme favorable à la démocratie française. Les fêtes qui ont été données à l’occasion des excursions des revenans monarchiques du passé n’ont dû leur succès qu’à la participation des masses françaises. Nos immenses foules ont été intéressées ; elles ont eu le sentiment de la puissance, de la fécondité, de la richesse de la démocratie française. Les circonstances qui amènent sur la voie publique toutes les classes nationales et leur donnent la conscience vivante de leur valeur profitent aux démocraties et communiquent une impulsion générale à leur vie sociale et politique. Il n’y a de grand en France, les observateurs clairvoyans le savent, que la nation. Tout ce qui tend à convaincre la nation de sa grandeur contribue à son éducation libérale, et la prépare à prendre l’autorité qu’elle doit avoir sur la direction de ses destinées.

Touchés du grand effet national des démonstrations auxquelles nous venons d’assister, nous avons peu de goût à rechercher la portée que les voyages princiers peuvent avoir au point de vue des relations des cabinets. Des chefs d’empire, assure-t-on, ne peuvent se déplacer et se réunir, escortés de leurs premiers ministres, sans faire de la diplomatie et de la politique. M. de Bismark, disent ceux qui se croient malins, n’a point accompagné chez nous son vieux roi seulement pour nous montrer son armet de Mambrin ; le prince Gortchakof a infiniment d’esprit ; il a rompu en 1863 notre négociation sur la Pologne avec une hauteur qui ne se peut oublier ; la conduite, le langage qu’il a tenus à l’égard de la France depuis cette époque ne donnent point à penser qu’il n’est venu chercher ici à la suite du tsar que des distractions de sceptique. On assure que M. le prince Gortchakof, ne fût-ce que pour se donner une contenance, représente son voyage comme ayant une plus haute portée. Le renouvellement des bons rapports entre la France et la Russie serait, suivant lui, le prélude de grandes choses. Là-dessus, les pronostiqueurs cherchent en Orient l’objet des grandes vues dont la cour de Pétersbourg demanderait le succès à une entente avec la France. Ces hypothèses et ces conjectures ne nous inspirent point d’alarme. Nous ne voyons en Europe aucune affaire importante que la France puisse conduire en ce moment avec la Prusse ou avec la Russie.

La tâche de la Prusse est tellement concentrée sur l’Allemagne, que la France ne saurait avoir de concours à demander ou à fournir à la cour de Berlin. Il n’est rien que la Prusse puisse faire pour nous ou que la France puisse faire pour elle. M. de Bismark a en réalité accompli l’unité de l’Allemagne. Ses traités militaires de l’an dernier avec les états du sud ont assuré l’union au point de vue militaire ; la reconstitution du Zollverein, stipulant la représentation partielle et spéciale des états du sud dans le parlement de la confédération du nord, prépare la fusion politique des deux parties de l’Allemagne qui demeurent encore séparées nominalement. Il n’y aurait aujourd’hui pour nous ni intérêt ni dignité à contrarier la politique prussienne en Allemagne dans son mouvement logique et à peu près accompli déjà ; notre intérêt et notre dignité nous interdisent avec plus de force encore de l’y aider. Cependant, si nous étions ombrageux, et si le cabinet de Berlin manquait d’égards envers nous, les sujets de discussion et les causes de conflit ne feraient point défaut entre la France et la Prusse. Il y a par exemple à régler conformément au traité de Prague la question du Slesvig. Il y a la question des anciennes forteresses fédérales appartenant aux états du sud, Rastadt, Mayence, Landau, Ulm. Si les principes qui ont prévalu dans la transaction du Luxembourg devaient avoir une application générale, si la rupture de l’ancienne confédération, qui a fait perdre à la Prusse le droit de tenir garnison dans une citadelle fédérale, entraînait la perte du même droit pour les forteresses placées dans des conditions semblables, si la France était d’humeur à présenter sur ce point des réclamations positives, la controverse pourrait être grave. Voilà des questions délicates sur la solution desquelles peut influer favorablement l’effet moral du voyage du roi de Prusse et de son ministre à Paris. Avec les relations amicales qui doivent s’être confirmées ou rétablies, on pourra prévenir des chocs périlleux. La France ne sera pas pointilleuse ; il faut espérer que le cabinet de Berlin sera prudent et modéré, ne poussera pas ses avantages à outrance, et saura éviter de fournir des prétextes légitimes aux susceptibilités françaises.

Il doit en être pour la Russie comme pour la Prusse. Des rapports amicaux, mais pas de vaste et arbitraire combinaison politique entreprise en commun. Le tsar a eu l’apparence de vouloir payer sa bienvenue parmi nous par une mesure d’adoucissement envers la Pologne, qu’on a décorée du nom d’amnistie. Sans trouver cette réparation suffisante, on peut tenir compte de l’intention honorable pour la France qui l’a inspirée. Quant à l’Orient, il n’y a rien de grand et de décisif à y faire ensemble. Il n’y a point de nouvelles répartitions de territoire à y tenter. Il faut assurément veiller sans cesse à l’amélioration du sort des populations chrétiennes ; mais il ne faut point prêter les mains à une dislocation violente de l’empire ottoman. La politique de la Russie envers la Turquie a des amertumes, des sévérités, une habitude de tracasseries incessantes à laquelle la France ne doit point s’associer. On empêche le progrès en Turquie en fomentant le mécontentement des populations chrétiennes, en affaiblissant la Porte par des pressions impérieuses et humiliantes. Des conseils amicaux et désintéressés de la France et de l’Angleterre auront toujours à Constantinople une influence plus efficace en faveur des populations chrétiennes que des menées insidieuses et des vues égoïstes comme celles de la Russie. Il faut se garder surtout de mêler à la question d’Orient des préventions religieuses. Ce n’est point le musulmanisme qui a fait les maux des chrétiens d’Orient ; c’est bien plutôt l’affreuse décomposition produite par l’état religieux, politique et moral qu’on appelle le byzantinisme. Certes l’Occident n’a point assez de foi chrétienne pour donner un prétexte religieux à un assaut dirigé contre le gouvernement ottoman et la race turque. Il y a quelque chose d’odieux dans la pensée des esprits frivoles, qui voudraient chasser d’Europe les populations turques parce qu’elles sont musulmanes. Les croisés du moyen âge étaient probablement de meilleurs chrétiens que nous ; cependant, en marchant à la délivrance du tombeau du Christ, ils se virent obligés par la lâcheté et les perfidies du gouvernement byzantin, de tenter la fondation d’un empire franc à Constantinople. Pouvons-nous oublier que c’est le fanatisme, puéril du clergé grec disputant aux chrétiens du rite latin le droit de placer des insignes dans les lieux saints qui nous a forcés, il y a treize ans, de faire contre la Russie la guerre de Crimée ? Parmi les populations chrétiennes directement soumises au gouvernement ottoman, la trace arménienne est celle qui a toujours montré les qualités les plus conformes à la civilisation occidentale. Plusieurs des agens actuels les plus intelligens et les plus estimés de l’administration turque sont des Arméniens ; or la race arménienne est presque la seule qui ne fatigue point l’Europe de ses doléances. Qu’on se serve des bonnes dispositions que nous témoigne le gouvernement, russe pour pacifier l’Orient et obtenir de la docilité si constante de la Porte des avantages pratiques pour les populations chrétiennes ; si l’on allait au-delà, si l’on ne craignait point de donner un concours aux vieux desseins moscovites, si l’on s’exposait à précipiter par des combinaisons aventureuses la dissolution de l’Orient, on déserterait encore une des traditions les plus saines de la politique française, et on continuerait la série des déceptions étourdissantes que nous parcourons depuis six ans dans l’ancien et le nouveau monde. L’avantage pour la France de la politique sage et juste en Orient, c’est de nous ouvrir la voie la plus naturelle et la plus digne à l’alliance de l’Angleterre. Le flegme britannique se révèle en ce moment à l’égard de la Turquie sous une forme plaisante. La reine d’Angleterre a trois jarretières à donner : elle en destine une à l’empereur d’Autriche, et, sans admettre de différence entre un prince orthodoxe et un prince musulman elle réserve les deux autres au tsar, vicaire temporel du Christ, et au sultan, commandeur des croyans. N’est-ce pas de l’impartialité ? ; est-il possible de se montrer plus tolérant ?

La conduite des travaux du corps législatif est une singularité que nous avons signalée depuis quelque temps ; les inconvéniens du système suivi sont tels qu’ils ont fini par frapper la chambre et le gouvernement. La question est d’un haut intérêt ; elle touche à l’essence de nos institutions. Vous souvient-il du dédain avec lequel les amateurs du pouvoir fort, les hommes du principe d’autorité, parlaient autrefois de la lenteur des procédés parlementaires ? Avec le pouvoir dans les chambres, disait-on, les affaires ne se font point. Lorsqu’il eut été décidé qu’en politique le cœur désormais serait placé à droite : — Vous allez voir, nous promit-on avec forfanterie, comme les choses vont marcher, et comme, délivré de l’initiative et des interventions minutieuses des chambres, le gouvernement va expédier les affaires. Eh bien ! l’expérience est faite aujourd’hui. La maturité des choses est tout, ripeness is all, comme dit Shakspeare ; notre nouveau système législatif est parvenu à une maturité avancée, et voici les résultats qu’il donne. La session est ouverte depuis quatre mois et demi, et la discussion n’a point encore abordé les quatre grands objets qui devaient lui marquer une place à part dans nos fastes parlementaires. On n’a point commencé encore la discussion ni du budget, ni de la loi de recrutement, ni de la loi sur la presse, ni de la loi sur le droit de réunion. On calcule que, si la chambre veut remplir le programme de cette session, elle aura encore à tenir plus de cinquante séances, ce qui la mènera jusqu’à la fin du mois d’août. Un pareil résultat ne peut s’expliquer par des causes accidentelles ; il provient d’un système faux et contraire aux pratiques imposées par la force des choses aux gouvernemens modernes. Ce n’est point l’alerte du Luxembourg, ce n’est point l’ouverture de l’exposition, ce n’est point la diversion des visites impériales et royales, qui ont attardé la chambre de cette façon. Le corps législatif ne parait même pas avoir attiré la curiosité des hôtes couronnés de la France. La lenteur des travaux parlementaires a au moins deux causes : la procédure réglementaire et la séparation trop absolue du pouvoir exécutif et du pouvoir parlementaire. Le travail des commissions, à notre avis très superflu, frappe le corps législatif de paralysie ; le renvoi aux commissions des amendemens que la majorité veut accueillir est une perte de temps bien inutile, et nécessite des formalités étranges de rapports supplémentaires qui n’ont plus de fin. Il y a là des inconvéniens pratiques et qu’il faudra faire disparaître par une réforme du règlement ; mais la cause la plus sérieuse de l’alanguissement de l’esprit d’irrésolution et de contradiction qui paralysent le corps législatif, n’est point là : elle est dans le système des rapports établis entre la chambre et le pouvoir exécutif. On se plaint même dans les régions gouvernementales de l’indécision et de l’indocilité de la chambre ; on déclare ne point comprendre les résistances imprévues d’une assemblée où le gouvernement possède une majorité si considérable et si dévouée. On ne voit pas que pour qu’une chambre soit appliquée, laborieuse et résolue, il faut qu’elle ait le sentiment qu’elle peut exercer une influence énergique sur le pouvoir exécutif. Les moyens pour une assemblée représentative d’acquérir ce sentiment sont divers. Ces moyens sont directs ou indirects, suivant les constitutions. Ils sont directs aux États-Unis : les chambres y dominent directement le pouvoir exécutif. L’assemblée des représentans et le sénat ont seuls l’initiative législative, et le président ne peut balancer cette initiative que par un veto suspensif, ordinairement peu efficace : le sénat possède un veto bien plus énergique contre les actes du pouvoir exécutif, car des places importantes ne peuvent être données sans son approbation. En Angleterre et dans les monarchies vraiment constitutionnelles, les organes de l’exécutif, les ministres sont pris dans les chambres, et sont même portés au pouvoir par les partis, qui impriment aux assemblées l’unité de conduite et leur inspirent une marche suivie. Dans le système français, il y a une lacune entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ; les hommes de l’un ne sont point les hommes de l’autre ; les ministres ne sont point liés à l’assemblée représentative par un même mandat. La réforme qui a ouvert aux ministres l’accès du corps législatif comme orateurs et non comme députés ne pouvait suffire à combler cette lacune. De là l’incohérence, l’indécision ou la mollesse que l’on remarque et que l’on regrette parfois même au sein du gouvernement dans cette assemblée. L’expérience ici fait entendre ses leçons ; le gouvernement rencontrera bien des difficultés pour l’expédition des affaires, s’il ne veut point reconnaître et corriger les imperfections de son mécanisme qui lui sont révélées, en dehors de toute controverse de parti et de toute théorie spéculative, par l’enchaînement naturel des choses et par la force des faits.

Au fond, ce ne sont ni les lumières, ni le zèle, ni le goût et la passion même du débat qui manquent à notre corps législatif. On vient d’en voir un exemple dans la discussion prolongée et passionnée à laquelle la loi sur les sociétés commerciales a donné lieu. Deux courans contradictoires se sont rencontrés dans la rédaction de cette loi, un courant libéral et un courant restrictif, et il en est résulté un amalgame législatif qui, nous le craignons fort, se prêtera difficilement aux lois naturelles de l’association des capitaux dans la fondation des entreprises intelligentes et honnêtes. Les associations, comme toutes les formes de l’activité commerciale, ont besoin de la liberté la plus large ; il est impossible au législateur d’en prévoir et d’en fixer d’avance toutes les combinaisons ; il est dangereux surtout de multiplier autour des lois qui doivent encourager les entreprises du capital et du travail des pénalités qui effarouchent la sécurité et l’honneur du commerce. Cet inconvénient et ce péril n’ont point été évités dans la loi des sociétés. Au système libéral esquissé par M. Émile Ollivier, on a préféré la liberté restreinte et rendue menaçante par l’appareil des dispositions pénates. Cette discussion offrait un terrain naturel aux critiques qu’ont pu mériter la constitution et la conduite de certaines grandes compagnies créées depuis quinze ans. Un député surtout, M. Pouyer-Quertier, a fait entendre à ce sujet des déclamations passionnées. Quelques-unes des vitupérations du député de Rouen étaient sans doute fondées ; mais ce qu’on a le droit de leur reprocher, c’est qu’elles ont été trop générales et qu’elles arrivent bien tardivement. S’étant mis dans l’impossibilité, par la violence de ses attaques, de désigner les entreprises ou les hommes qu’il avait en vue, l’orateur enveloppait implicitement dans ses récriminations tout un mouvement d’affaires qui a produit des hommes intelligens, laborieux et probes, lesquels ont contribué puissamment à l’accroissement de la richesse de notre pays, et ont étendu à notre profit sur toute l’Europe l’influence industrielle et financière de la France. De grandes témérités ont été commises sans doute dans cette période de fougues et d’illusions enflammées par de rapides succès ; mais c’était au moment où s’accomplissaient les fautes qu’il eût été méritoire et opportun de les signaler. En ce temps-là, la parole des députés eût été plus libre que celle de la presse pour combattre des tendances fâcheuses. Ce que l’on peut dire, c’est que la presse indépendante, qui luttait contre la manie triomphante, recevait bien peu d’encouragement, et rencontrait parfois des obstacles insurmontables dans la législation qui régissait alors les journaux.

Deux pays pressés par la gêne financière, l’Italie et l’Espagne, font en ce moment des efforts énergiques pour rétablir l’équilibre entre leurs ressources et leurs engagemens. Nous sommes forcés de dire qu’à nos yeux le cabinet italien ne se montre point égal à la tâche, qui lui est imposée. On connaît le gouffre que l’Italie est obligée de combler. C’est une somme de 600 millions qu’elle est forcée de trouver avant la fin de 1868 et avant d’avoir grossi ses ressources régulières par des réductions de dépenses et des accroissemens de taxes. Les politiques financiers d’Italie se sont presque tous accordés à penser qu’ils devaient puiser dans la propriété ecclésiastique les 600 millions nécessaires pour couvrir le déficit. La valeur des domaines d’église est estimée par eux à 1, 800 millions ou 2 milliards. La difficulté financière les a conduits à la nécessité de résoudre par des moyens prompts et violens une question politique qui serait d’une haute gravité lors même qu’elle ne serait point compliquée par les besoins du trésor. En 1866, les propriétés ecclésiastiques furent, par une loi, réunies au domaine public ; mais il ne semble point que cette loi ait produit ses effets pratiques, car nous voyons le ministre des finances, M. Ferrara, parler aujourd’hui du prélèvement des 600 millions au moyen d’une taxe de 25 pour 100, sur les biens du clergé. Une taxe de 25 pour 100 sur le capital est un étrange et violent impôt. Une taxe sur un domaine que l’état s’est approprié ne se conçoit point. L’opération annoncée par M. Ferrara se présentait donc dès l’origine comme entourée d’une incompréhensible équivoque. Au fond, le ministre italien semble vouloir deux choses : se procurer 600 millions à court délai et charger l’association de capitalistes qui lui avancerait cette somme d’exécuter elle-même la dépossession du clergé. Cette fausse position a déjà fait commettre au ministre plusieurs fautes considérables. Il a déjà été obligé de négocier la même affaire avec trois différentes combinaisons de capitalistes, une première fois avec M. Langrand-Dumonceau, quelques jours après avec MM. Frémy et de Rothschild, enfin une dernière fois avec d’autres maisons de banque de Paris et de Londres. Le vice de la combinaison de M. Ferrara, c’est qu’elle est équivoque, qu’elle confond deux ordres d’intérêts, l’intérêt politique et financier, et qu’elle propose à des capitalistes l’accomplissement d’une tâche politique intérieure en Italie, intervention qui de la part d’étrangers serait odieuse. Les capitaux français sont ceux qui jusqu’à ce jour ont prêté le concours le plus considérable aux finances italiennes ; nous croyons que ces capitaux refuseront de s’engager dans une opération ainsi compliquée d’une œuvre politique dont il n’est pas possible à des étrangers d’apprécier la partie morale et les chances pratiques. Se figure-t-on une association de banquiers français se chargeant, pour un lucre douteux, de se faire les recors du gouvernement de Florence contre le clergé italien ? Une pareille combinaison en réalité, si elle compte sur l’aide des capitaux français, est absolument chimérique. Le gouvernement italien, pour faire une chose sûre et sensée, devait entièrement séparer la question financière de la question politique. Il devait se charger seul d’opérer l’appropriation des biens de l’église, l’abolition de la mainmorte, en assurant en échange au clergé la compensation équitable d’un revenu mobilier. Il devait trancher la question de savoir si le clergé conservera le maniement du capital et des revenus mobiliers qui lui resteraient après le prélèvement des 600 millions pris par l’état, ou si le clergé sera salarié. Supposons que le domaine ecclésiastique soit aussi riche qu’on le représente, et que l’état en devienne le propriétaire admis par tous et incontesté, le crédit et le trésor italiens ne tarderaient point à tirer de cette richesse domaniale toutes les ressources effectives qui y seraient attachées. L’Italie n’aurait pas même besoin de recourir à une réalisation précipitée et dépréciatrice de ce domaine. L’existence de cette ressource universellement connue relèverait le crédit de ses rentes, et améliorerait pour elle les conditions des emprunts publics. Il n’y a pas de prestiges en matière de crédit, et l’Italie ne gagnera rien à chercher des mirages dans une hypothèque fondée sur une propriété d’un droit et d’une valeur encore incertains. Elle irait s’égarer, par ces opérations compliquées, dans une confusion ruineuse. Pourquoi, au lieu de s’égarer dans ce laid labyrinthe, M. Rattazzi ne prend-il pas la résolution de faire un emprunt direct et simple, et pour le moment de se charger seul de la commutation de la propriété ecclésiastique ? Mais peut-être M. Rattazzi, d’ailleurs très froid, très patient et très conciliant, n’est-il point l’homme des résolutions nettes et hardies ; puis il n’est pas un ministre heureux : les affaires se gâtent quand il arrive au pouvoir. Si nous étions ses compatriotes, peut-être irions-nous jusqu’à le soupçonner de jettatura.

L’Espagne a, elle aussi, son projet financier. Il parait mieux conçu que celui de l’Italie. Il est vraisemblable que le succès des opérations de M. Barzanallana servirait à l’amélioration de la situation politique intérieure de l’Espagne ; la disette du trésor a dû fort contribuer à la morosité du cabinet de Madrid. Dans les mesures dont le projet a été présenté aux cortès, le ministre pourvoit à divers ordres d’intérêts. Les vieilles dettes en souffrance de l’Espagne, amortissable et coupons anglais, dont la liquidation était réclamée depuis si longtemps et à l’occasion desquelles les marchés de Londres, de Paris et d’Amsterdam avaient été fermés au crédit espagnol, ces dettes seraient comprises dans une émission de rentes qui apporterait en outre à l’état une soulte de 200 millions. Le cabinet de Madrid aurait, dit-on, le dessein de consacrer 100 millions sur les 200 à secourir par des subventions les compagnies de chemins de fer espagnols où se sont engloutis des capitaux français si considérables. On rapporte que le projet de loi relatif aux chemins de fer ne sera représenté aux certes que dans la session de la fin de cette année. Ce projet serait cependant stipulé dans le traité de l’emprunt comme un engagement de l’état que ne saurait altérer aucun changement de ministère. Il faut espérer que ces bonnes mesures économiques ne seront pas sans influence sur la situation intérieure de l’Espagne. Mieux fourni de ressources, le ministère pourra se montrer plus conciliant et plus modéré. Il fera bien, par exemple, de renoncer au système des passeports qu’il a rétablis pour les voyages à l’intérieur. Cette vexation policière du passeport a rendu les Espagnols encore plus sédentaires que de coutume, et la diminution des voyages se fait notablement sentir dans le trafic des chemins de fer. Il importerait aussi à la prospérité de l’Espagne que les tarifs douaniers à l’importation par mer et à l’entrée par les frontières de terre fussent assimilés. Par la maladresse des différences maintenues dans ses tarifs, le trésor espagnol ne fait qu’encourager la contrebande, et se prive sottement d’une partie de la prime d’encouragement qu’il abandonne aux contrebandiers.

La réforme parlementaire a fait encore de grands pas à la chambre des communes dans la semaine qui a précédé les vacances de la Pentecôte. On en avait fini avec la question de la franchise électorale dans les bourgs et dans les comtés. Le droit de suffrage avait été ramené aux limites les plus extrêmes, et la constitution électorale de l’Angleterre avait pris irrévocablement un caractère démocratique. On est passé au remaniement à opérer dans la distribution des sièges. M, Disraeli entendait priver, pour fait de corruption électorale, plusieurs bourgs du droit de représentation ; par ces radiations et quelques nouvelles démarcations territoriales, M. Disraeli était en possession d’un certain nombre de sièges dont il entendait doter des districts industriels et populeux qui n’étaient point encore admis directement à la représentation. Le chancelier de l’échiquier n’avait pas, dans sa première proposition, poussé loin le désaffranchissement des petits bourgs, par égard, disait-il, pour l’opposition, qui comptait dans ces bourgs menacés plus de représentans que les tories. On n’a point voulu laisser à M. Disraeli le bénéfice d’un pareil désintéressement. Un des esprits les plus pratiques de la chambre, M. S. Laing, a présenté et fait adopter un amendement qui retire le droit de représentation directe à tous les bourgs dont la population est inférieure à 10,000 habitans. Cette libéralité de la chambre, ajoutée aux vacances prononcées déjà par le gouvernement, met à la disposition de M. Disraeli 45 sièges à partager entre les centres de population les plus nombreux qui n’envoient point encore de députés à la chambre. Le ministre a renvoyé la présentation de son projet pour la distribution des sièges jusqu’après le congé de la Pentecôte. La situation de M. Disraeli a continué à grandir au milieu des apprêts d’une rénovation politique qui n’a point encore d’exemple dans l’histoire de l’Angleterre. Il est vraiment l’arbitre de la chambre des communes. Par prudence et par ménagement pour son parti, ses premières propositions sont modérées, mais il éprouve un visible plaisir à se sentir la main forcée par la portion sage de l’opposition ou même par un certain nombre de ses amis. Le premier ministre, lord Derby, s’honore en donnant à son brillant et heureux collègue le concours moral le plus manifeste. Recevant l’autre jour, avec M. Disraeli, des députations d’ouvriers qui venaient féliciter les ministres, chefs du gouvernement, des mérites du nouveau bill de réforme, lord Derby a fait généreusement remonter au chancelier de l’échiquier la gloire de ce grand ouvrage.

Tandis qu’en Angleterre le parti conservateur refond hardiment les vieilles institutions sur un type moderne, à l’autre extrémité de l’Europe, en Hongrie, une nation très libérale célèbre la restauration de ses franchises par des fêtes joyeuses et vivantes, quoiqu’elles soient réglées dans les formes du cérémonial le plus antique. A voir l’ensemble et les épisodes du couronnement à Bude de l’empereur François-Joseph comme roi de Hongrie, on se croirait transporté en plein moyen âge oriental. C’est un heureux naturel chez un peuple animé d’une passion généreuse pour les grandes émancipations de notre époque de conserver un sentiment si vivant de son histoire, et d’unir avec un patriotisme à la fois positif et poétique son passé à son présent et à son avenir. Les ornemens que portaient au sacre le roi et la reine sont des reliques du plus lointain moyen âge, et la vue seule en fait battre le cœur des Hongrois. La couronne talismanique. est composée de deux parties, l’une donnée par le pape Sylvestre au roi saint Etienne en l’an 1000, l’autre envoyée par un empereur de Byzance, Michel Dukas au roi Gysa. Le manteau impérial est celui que broda en 1031 la reine Giselle, la femme de saint Etienne, et qui depuis cette époque n’a été réparé que par des mains de reine de Hongrie. Les quatre coups de sabre aux quatre points cardinaux portés par le roi à cheval sur le monticule du couronnement ont ému les Hongrois, comme ils remuaient ceux des siècles passés. Jamais la procession des magnats n’a déployé des costumes plus pittoresques et plus riches ; jamais l’enthousiasme populaire, au rapport des témoins désintéressés, n’a été plus sincère, plus ardent et plus joyeux. Les Hongrois, ce jour-là réconciliés avec leur passé, se sont sentis revivre. La France aimera toujours ce peuple vaillant et expansif qui lui a fourni souvent autrefois de brillans et utiles cliens militaires. Il y a profit et plaisir pour la France de voir la Hongrie renaître au moment où de vagues inquiétudes sont entretenues au sujet de l’Orient. Voilà bien la première des races danubiennes, celle qui possède et les idées politiques de l’Europe et la tradition de la chevalerie guerrière. On ne peut manquer, en assistant au spectacle du réveil de la Hongrie, de rendre hommage aux deux hommes éminens par qui s’accomplit le rapprochement final de l’empereur d’Autriche et de la nation hongroise, M. de Beust et M. Deak. Nouveau venu dans la longue négociation entre le prince et le peuple, M. de Beust a eu le grand mérite de couper court aux discussions chicanières, de subordonner le préjugé germanique au suprême intérêt de l’état, de comprendre que la fédération de races à la tête de laquelle la maison d’Autriche est placée n’a plus de ressort ni de force, si la Hongrie, privée de ses franchises, demeure brouillée avec son roi ; une telle conduite de la part d’un homme d’état allemand ne pouvait se prévoir facilement ; le résultat en est un succès notable pour l’œuvre politique de M. de Beust. L’autre personnage remarquable dans cette œuvre conciliatrice a été M. Deak. On ne saurait trop admirer la patience infatigable et le désintéressement absolu de ce patriote éclairé. M. Deak n’a point cherché dans la politique le pouvoir, les grandes situations personnelles, les émotions tumultueuses de la popularité. Il a été un calme, patient et inébranlable avocat de son pays. Il a eu foi dans le droit historique de la Hongrie, et il a eu la force d’âme d’attendre que la nécessité contraignît le pouvoir à reconnaître le droit national. Quand les circonstances ont marqué l’heure décisive de la réconciliation, M. Deak a eu autant de sagacité qu’il avait montré de fermeté persévérante. Il a compris que la Hongrie était menacée des mêmes périls que l’empire autrichien, que les puissances dissolvantes dont l’ambition plane sur l’Europe orientale, la Russie et la Prusse, ne sont pas moins menaçantes pour la Hongrie que pour l’Autriche, et que le salut du royaume et le salut de l’empire étaient solidaires l’un de l’autre. Ce qui est aussi beau que le caractère de M. Deak, c’est la confiance que son peuple a mise en lui. Il n’est pas téméraire d’espérer que, rouverte sous de tels auspices, l’alliance de la politique autrichienne et de la vitalité nationale de la Hongrie produira des résultats heureux. C’est aux Hongrois maintenant de reprendre une intelligente et généreuse initiative parmi les races orientales qui les entourent, et de les disputer victorieusement au profit de la civilisation moderne à la propagande rétrograde du brutal panslavisme.

Au moment où la maison d’Autriche tente courageusement, dans ses possessions héréditaires, de réparer ses récens revers, pourquoi faut-il qu’au Mexique un prince de cette maison expie d’une façon si cruelle son association aventureuse à une entreprise frappée de tous les mauvais sorts ? Sans doute, en consentant à poursuivre au Mexique la chimère d’une couronne, l’archiduc Maximilien a pris sur lui une part de responsabilité qui lui est personnelle, et il en subit les conséquences ; mais la France, qui a conduit là ce prince, ne saurait être désintéressée de ce grand désastre. Nous ne pouvons comprendre que les résolutions judicieuses, fermes, opportunes, aient toujours fait défaut dans notre entreprise mexicaine. Rien n’y a été fait à propos, à temps, avec la décision qui domine et fait fléchir les chances les plus fâcheuses. Il était pénible d’évacuer le Mexique, il était malencontreux surtout d’avoir été si lent qu’on avait l’apparence de céder à une pression des États-Unis ; mais enfin, une fois pris, le parti le plus raisonnable, celui d’abandonner cette ingrate conquête, il ne fallait pas en sortir avant d’avoir terminé les questions par une négociation directe avec le seul pouvoir local vivace, celui de Juarez. Quand le maréchal Bazaine est sorti de Mexico et a embarqué ses troupes à la Vera-Cruz, il n’était pas permis de croire que Maximilien pût soutenir sa prétention impériale ; il eût fallu exercer contre lui une contrainte morale pour l’arracher à une position désespérée ; il eût été d’une prévoyance et d’une sollicitude dignes de la France de régler avec un pouvoir national mexicain la situation de tous les intérêts français qui avaient été le prétexte de notre expédition, et que nous allions laisser derrière nous exposés sans défense aux ressentimens du gouvernement et des soldats de l’indépendance mexicaine. Notre devoir envers ces intérêts français nous donnait le droit de faire violence à l’archiduc impérial. Maintenant Maximilien est prisonnier de Juarez ; il échappera, nous l’espérons, aux représailles mexicaines ; mais n’est-il point humiliant et douloureux de nous voir réduits à compter sur les bons sentimens du dictateur républicain que nous avions mis hors la loi pour détourner une horrible tragédie, au dénoûment d’une entreprise française dont nous n’avons eu ni l’adresse ni l’énergie de rester maîtres jusqu’au bout.

E. Forcade.