Chronique de la quinzaine - 14 juin 1855

Chronique n° 556
14 juin 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juin 1855.

On a pu attendre jusqu’à l’heure la plus extrême un retour de fortune pacifique, une dernière pensée de conciliation de la part de la Russie. Tant que les conférences ouvertes à Vienne n’étaient point définitivement closes, peut-être avec un peu de bonne volonté pouvait-on se figurer que tout n’était pas dit encore. Aujourd’hui, après le protocole final signé il y a peu de jours, ces délibérations diplomatiques, qui ont duré trois mois, ne sont plus que de l’histoire. Elles n’ont servi qu’à mettre en pleine lumière deux choses également caractéristiques dans les circonstances actuelles : l’intention persévérante du cabinet de Saint-Pétersbourg de n’accéder qu’à des transactions précaires ou illusoires, et la volonté non moins arrêtée des puissances occidentales de ne point déposer les armes qu’elles n’aient rétabli l’ordre européen sur des bases fermes et durables. Par le fait même, c’est en Crimée désormais que s’agite la question, et elle n’est point ailleurs ; c’est au bout de l’épée de nos soldats qu’est la seule paix possible, et la campagne nouvelle qui vient de commencer sous de si heureux auspices aura atteint son but, si elle contraint la Russie à entrer sans réticences et sans subterfuges dans des négociations qui pourront cette fois devenir efficaces.

Certes il n’y eut jamais une année marchant au combat avec une ardeur plus entraînante et une plus mâle abnégation. L’obscur et intelligent héroïsme des soldats n’est surpassé que par la vigueur décisive des chefs et la virile simplicité de leurs actions. On l’a pu voir, il y a peu de temps, quand le général Canrobert a cru devoir céder le commandement au général Péllssier. L’ancien général en chef ne méconnaissait pas la nécessité d’entrer dans une voie nouvelle d’opérations ; il y voyait même un double motif : celui de pousser la guerre d’abord, et en outre celui de ne point laisser ses soldats attendre, sur place cet autre ennemi, — la maladie. Quand il a fallu agir, il a eu de la peine, dit-on, à obtenir un concours décidé des chefs alliés. Le jour où il a cru que sa personne pouvait être un obstacle, il s’est effacé sans chercher à retenir ce commandement d’une armée de plus de cent mille hommes. Le général Canrobert n’est point tombé de sa haute position ; il en est descendu simplement et avec honneur, comme un chef qui cesse de commander et qui garde son poste de combat au premier rang. Il s’est replacé à la tête de la division qu’il conduisait à l’Alma. Le général Canrobert n’a pas pris Sébastopol, il est vrai ; mais il a fait vivre l’armée durant l’hiver le plus cruel : il l’a soutenue dans les plus rudes épreuves, au milieu de cette vie de luttes permanentes, de souffrances, de privations, sans laisser un instant s’affaiblir son ressort moral, et il remet aux mains de son successeur le plus magnifique instrument de guerre, des soldats prêts à tout entreprendre, comme ils se sont montrés prêts à tout supporter. C’est l’œuvre du général Pélissier de se servir aujourd’hui de cet instrument et de frapper les coups décisifs.

Le nouveau général en chef n’a pas tardé à prendre de toutes parts l’offensive et à presser les Russes dans un cercle d’opérations hardies et brillantes. Déjà les 22 et 23 mai s’étaient livrés ces sanglans combats de nuit qui laissaient nos soldats maîtres d’une place d’armes des assiégés. Quelques jours plus tard, après des engagemens meurtriers, les redoutes du Carénage, le Mamelon-Vert, restaient entre nos mains avec cinq cents prisonniers et soixante-treize pièces d’artillerie, et notre armée occupait des positions d’où elle peut battre de son feu la ville et le port. D’un autre côté, l’expédition dirigée sur Kertch et Ieni-Kalé s’est accomplie dans les conditions les plus favorables. Les vaisseaux alliés sont maîtres de la Mer d’Azof, comme ils occupaient déjà la Mer-Noire. Ils ont pénétré jusqu’à l’embouchure du Don, jusqu’à Taganrog, la ville où mourut mystérieusement l’empereur Alexandre Ier, — détruisant successivement tous les dépôts d’approvisionnemens russes à Marianpol, à Genitschi. Ce que nos vaisseaux n’ont point détruit, les Russes eux-mêmes l’ont anéanti aux approches des alliés ; ils ont cédé sans résistance sur tous ces points, et enfin la dernière forteresse russe sur la côte asiatique de la Mer-Noire, Anapa, est aujourd’hui entre les mains des Circassiens. Toute cette expédition a été conduite avec autant de rapidité que de vigueur, et elle n’a pas eu seulement pour résultat ce débarquement inattendu de nos soldats dans la vieille capitale de Mithridate, à Kertch ; elle enlève à l’armée assiégée de Sébastopol ses ravitaillemens par la Mer d’Azof, et ne lui laisse d’autre point de communication avec l’intérieur de la Russie que Pérékop. C’est de ce côté que vont sans doute se diriger aujourd’hui les opérations des armées alliées. La guerre est donc entrée désormais dans une phase nouvelle, plus active, qui doit avoir pour effet d’atteindre toutes les forces, toutes les ressources de l’armée du tsar, et qui aura pour dernier terme la chute de Sébastopol. Ce jour-là, la Crimée sera entre les mains des alliés, et cette terrible doctrine du gage matériel, imaginée par la Russie à l’occasion de son envahissement des principautés danubiennes, se retournera contre elle de toute la puissance d’un droit victorieux.

Ainsi se dessinent les plus récentes opérations de la guerre au moment même où cesse l’œuvre de la conférence, de, Vienne. Si cette conférence pourtant eût ramené la paix en Europe, comme on s’y attendait, nos armées ne seraient point à Kertch ; nos vaisseaux n’auraient point paru devant Taganrog, et n’auraient pas montré aux populations des côtes de la Mer d’Azof que les forces de l’Occident pouvaient atteindre la Russie jusque dans ses plus inaccessibles asiles. Maintenant, si l’impuissance même de ces négociations rend à la guerre sa liberté, il est certain, d’un autre côté, qu’elle soumet à une singulière épreuve la politique allemande, ou pour mieux dire la politique autrichienne. Il devient assez difficile de préciser le système de conduite que se propose de suivre le cabinet de Vienne et la véritable nature de ses rapports avec ses alliés du 2 décembre. Peut-être du moins n’est-il point impossible de fixer à peu près les termes dans lesquels s’est accomplie la rupture récente des conférences. L’Autriche, on le sait, avait communiqué à l’Angleterre et à la France une proposition qui, à ses yeux, était un moyen de solution touchant la troisième garantie, celle de la limitation de la puissance russe dans la Mer-Noire. Quelque ingénieux que fût ce moyen, les cabinets de Londres et de Paris n’ont pu y souscrire, par ce motif qu’il éludait la question plus qu’il ne la résolvait, et qu’il organisait une guerre inévitable dans un avenir prochain, pour faire cesser une guerre actuelle. Dans la dernière réunion qui a eu lieu à Vienne, les plénipotentiaires de France et d’Angleterre n’ont point cependant absolument repoussé ce que l’Autriche appelait son moyen de solution ; ils l’acceptaient plutôt comme le point de départ d’une discussion possible, parce qu’il se fondait sur le principe précédemment admis de la limitation des forces de la Russie. Or, la question ainsi posée, qu’ont répondu les plénipotentiaires russes ? Encore un coup, ont-ils accepté ce principe invariable ? Nullement, ils l’ont décliné une fois de plus, et c’est ce que le ministre de France a tenu, dit-on, à constater dans le protocole, pour bien marquer la netteté de toutes les situations. Seulement, s’ils n’acceptaient rien, les plénipotentiaires russes, voulant se donner aux yeux du cabinet devienne le mérite d’une certaine condescendance, ont offert de transmettre la proposition autrichienne à Saint-Pétersbourg. Dès lors, ce n’était plus qu’une tactique usée qui avait pour but de gagner du temps en cherchant à séparer, s’il se pouvait, l’Autriche de ses alliés, et il ne restait qu’à réclamer la clôture définitive d’une négociation devenue sans objet : c’est ce qui a eu lieu en effet. Toute cette œuvre diplomatique de trois mois a fini par aboutir à un protocole qui laisse à la guerre le soin de fixer les conditions de la paix entre la Russie et les puissances occidentales, et qui malheureusement ne jette pas un jour très clair sur les dispositions réelles de l’Autriche. Le cabinet de Vienne a été visiblement froissé de l’accueil fait à sa proposition par l’Angleterre et la France ; il croyait avoir découvert la vraie solution des différends qui tiennent l’Europe en armes. C’est pour lui une déception, si l’on veut ; mais cela peut-il changer sa politique dans sa portée générale et essentielle ?

Or quelle est la politique de l’Autriche ? Le moment est décisif sans contredit aujourd’hui sous le coup de la rupture récente des conférences, qui vient mettre en question le sens réel de l’alliance du 2 décembre et sommer en quelque sorte le cabinet de Vienne de faire un choix. La politique de l’Autriche n’est-elle qu’un système de temporisation savante et habile, calculé pour obtenir les avantages de la guerre sans en courir les chances, pour traverser sans péril une crise redoutable en conservant aux yeux des puissances occidentales le mérite d’une alliance d’opinions, et aux yeux de la Russie le mérite d’une immobilité de fait ? Est-ce au contraire une politique sérieuse, fondée sur le sentiment des intérêts généraux de l’Europe et des intérêts particuliers de l’Autriche, décidée à accepter la responsabilité d’une résolution fermement et mûrement délibérée ? Pour l’Autriche, à tout prendre et en épuisant toutes les combinaisons, il y a trois systèmes en présence. Devant le refus obstiné de la Russie d’accéder à toute condition de paix, elle peut donner à l’alliance du 2 décembre toute sa force en prenant un rôle actif dans la guerre, et en joignant ses années aux années occidentales. Ce serait évidemment la conduite la plus simple, la plus logique, la plus conforme, nous ne dirons pas aux engagemens positifs du cabinet de Vienne, mais tout au moins à ses obligations morales aussi bien qu’à ses intérêts de grande puissance à demi orientale. Il ne faut point se dissimuler cependant que le gouvernement de l’empereur François-Joseph parait peu disposé jusqu’ici à prendre, du moins immédiatement, cette hardie et nette attitude. Un autre système d’une nature tout opposée serait de désarmer et de se rejeter dans cette neutralité qui est l’idéal ou la chimère de la Prusse ; mais est-ce là réellement la politique du cabinet de Vienne ? L’Autriche ne s’est-elle avancée sur le terrain de la défense européenne que pour rétrograder jusqu’à une indifférente inaction ? Et n’a-t-elle pris le premier rôle en Allemagne que pour se subordonner aujourd’hui à la Prusse ? Ce n’est point là sans doute sa pensée : elle n’est point neutre, parce qu’elle ne peut pas l’être, parce que tous ses intérêts aussi bleu que ses engagemens la placent à côté des puissances occidentales, parce que dans ce moment encore elle occupe deux provinces turques, en vertu d’un traité avec la Porte, pour garantir l’intégrité de l’empire ottoman. Toutes les fois que l’occasion s’est offerte, l’Autriche a décliné ce rôle de neutralité entre la Russie et l’Occident, et il y a peu de jours, lorsque le cabinet de Saint-Pétersbourg, par sa dépêche à M. de Glinka, offrait aux états allemands pour prix de leur neutralité le maintien de ses concessions sur les deux premiers points de garantie, le cabinet de Vienne rappelait à l’Allemagne qu’elle s’était approprié les quatre conditions de paix. Cette position de neutralité ne serait point facile d’ailleurs pour l’Autriche. À quel titre désormais resterait-elle dans les principautés ? Le cabinet de Vienne ne l’ignore pas, et bien qu’on en ait dit, il n’est pas près sans doute, il faut l’espérer du moins, de réduire l’effectif de son armée. C’est une intention qu’on a pu lui attribuer, mais qu’il n’a point manifestée encore.

Non, l’Autriche ne sera point neutre, dit-on ; elle n’entrera point davantage comme partie active dans la guerre : elle gardera la position d’expectative où elle s’est tenue jusqu’ici, alliée des puissances occidentales sans leur prêter son concours, disputant à la Russie une paix qui lui aura coûté plus de dépêches que de soldats, et attendant les événemens pour se prononcer. Or on peut se demander ici quels sont ces événemens qui auront la vertu de déterminer la conviction de l’Autriche, lorsqu’elle ne voit point un motif suffisant d’intervention dans le refus obstiné de la Russie de souscrire à des conditions de paix que M. de Buol lui-même a déclarées parfaitement légitimes. Le cabinet de Vienne ne se départira point des quatre garanties, il ne cesse point d’y voir la base essentielle de la pacification de l’Europe ; soit. Mais qu’on nous permette une hypothèse, la plus désespérée à coup sûr : si la France et l’Angleterre étaient vaincues dans la lutte qu’elles ont entreprise, l’Autriche ferait-elle la guerre alors pour arracher à la Russie les concessions que le tsar ne veut point faire jusqu’à présent ? Et si elle ne la faisait point, comme cela est probable, comme cela est certain, quelle est la valeur de cette sanction inerte donnée aux garanties sur lesquelles repose l’alliance du 2 décembre ? Faisons une autre supposition : si le cours naturel de la guerre amenait l’Angleterre et la France à exiger de la Russie des concessions nouvelles proportionnées aux sacrifices qui auront été accomplis, à quel titre l’Autriche interviendrait-elle dans ces arrangemens nouveaux ? Quel pourrait être le poids de ses conseils ? Le cabinet de Vienne ne saurait se faire longtemps illusion sur la possibilité de prolonger cette expectative indécise, qui en définitive ne fait que fournir des armes à la résistance de la Russie, et qui ne serait plus bientôt qu’une neutralité déguisée. L’Autriche, parce système d’atermoiemens indéfinis, justifierait d’une façon trop évidente les soupçons de ceux qui ont cru et qui ont dit qu’elle n’agirait jamais, qu’il n’y avait rien de sérieux dans l’alliance contractée par elle le 2 décembre. En France, on a cru à la sincérité, à l’efficacité de cette alliance, dans laquelle on a vu un gage d’ordre européen en même temps qu’un moyen d’action assuré contre la Russie. En Angleterre, on y a cru beaucoup moins, et c’est ce qui explique le langage assez dédaigneux tenu par lord John Russell, si l’on s’en souvient, au moment où cet acte s’accomplit. Lord John Russell ne parlait point en vérité aussi légèrement qu’on put le croire alors ; il ne faisait que dévoiler le fond de la pensée du gouvernement anglais, qui n’attachait qu’un prix médiocre au traité du 2 décembre. Le cabinet de Londres a toujours beaucoup moins compté que la France sur le concours de l’Autriche à un instant donné ; peut-être même, en y croyant trop peu, l’a-t-il rendu plus difficile. Maintenant est-ce à la France, est-ce à l’Angleterre que l’Autriche donner à raison ? Elle réfléchira sans doute avant de se retirer d’une des plus grandes affaires de ce siècle et du monde ; elle ne voudra point reculer devant la responsabilité d’une action directe, et ce sera donner raison à tous ses intérêts de grande puissance aussi bien qu’à l’intérêt général de l’Europe.

L’Autriche ne fera en cela que ce que font la France et l’Angleterre. La guerre n’est point pour ces deux puissances un caprice d’ambition ou un entraînement irréfléchi ; c’est une obligation à laquelle elles dévouent leurs forces sans calculer leurs sacrifices. Tout ce qu’a pu faire la France pour assurer l’ascendant de nos armées, pour gagner des alliances à la cause européenne, elle l’a fait ; c’est un devoir pour l’Angleterre d’agir de son côté. Tandis que nos soldats poursuivent leurs succès en Crimée, la flotte anglaise est dans la Baltique avec une escadre française, et ces forces accompliront sans doute quelque acte décisif. Il n’est point à présumer que les vaisseaux alliés soient dans le golfe de Finlande pour surveiller seulement les côtes de la Russie et maintenir un simple blocus. Et ce n’est pas sous ce rapport seul que l’Angleterre peut travailler au succès de l’œuvre commune ; c’est en exerçant son influence diplomatique là où elle peut se manifester utilement, en facilitant les alliances qui peuvent se conclure, en maintenant jusqu’au bout cet accord de vues et de pensées qui a fait jusqu’ici de l’alliance anglo-française la sauvegarde de l’indépendance européenne, le puissant contre-poids des tendances envahissantes de la Russie. Pour la troisième fois depuis quelques jours, le parlement anglais vient d’avoir à discuter cette solennelle question de la guerre, et ces discussions n’ont servi qu’à mettre en relief la volonté arrêtée du peuple anglais de marcher résolument à la conquête d’une paix solide. L’issue de ces débats n’était point douteuse ; le cabinet de lord Palmerston a facilement triomphé de toutes les oppositions, et quand tout le monde a eu parlé, il s’est trouvé, en fin de compte, qu’un vote de concours, proposé par sir Francis Baring, a obtenu l’unanimité dans la chambre des communes. Il y a eu cependant dans cette dernière discussion un fait qui ne laisse pas d’être curieux. Évidemment on ne peut plus s’étonner aujourd’hui de l’impuissance du cabinet présidé par lord Aberdeen : c’est que la plupart de ses membres s’étaient engagés dans la guerre sans la vouloir, et n’attendaient qu’une occasion pour y mettre un terme ! Cela résulte clairement des discours de sir James Graham et de M. Gladstone, qui ont fait un reproche à lord Palmerston de n’avoir point accepté les propositions émises par la Russie dans les conférences de Vienne. Les deux anciens collègues de lord Aberdeen avaient pourtant souscrit eux-mêmes au principe de la limitation de la puissance russe ; mais ils ne l’entendaient point comme l’entendent aujourd’hui l’Angleterre et la France. Sir James Graham et M. Gladstone se sont donc montrés très partisans de la paix, et il n’a point tenu, d’un autre côté, à M. Bright et à M. Cobden que l’Europe ne fût quelque peu convaincue d’iniquité à l’égard de la Russie. Pour le moment, ces manifestations restent isolées et ne sont point l’expression de l’opinion réelle de l’Angleterre. Il n’est point certain cependant qu’elles ne puissent quelque jour devenir menaçantes pour le cabinet actuel. Peut-être dans ces discussions récentes est-il permis de pressentir les symptômes d’une alliance entre diverses fractions de la chambre des communes réunies pour former au moment voulu le parti de la paix. Sir James Graham et M. Gladstone ont pris déjà position sur ce terrain, et ils ont été accueillis avec faveur, on le comprend, par l’école de Manchester. Seulement il ne suffit pas de vouloir la paix, il faut qu’elle soit possible ; en un mot, il faut que la guerre fasse son œuvre terrible et glorieuse pour conduire à une paix sûre et tutélaire.

Au milieu de ces préoccupations naturelles qu’excite une grande lutte, les bulletins de la Crimée éclipsent aisément tout autre fait. C’est à peine si, au courant d’une vie intérieure sans trouble, il reste en France quelque incident sur lequel l’attention s’arrête. En ce moment, il y a cependant toute une partie de la France qui vient d’être dévastée par les inondations : c’est cette immense et féconde vallée qui va de Bordeaux à Toulouse. Les récoltes ont été submergées et emportées, et il y a ici presque un fait politique en vérité, car toutes les questions de subsistances sont loin d’être résolues ; elles ne cessent d’avoir leur gravité depuis quelques années, et semblent tenir notre pays sous le poids d’une gêne universelle. Elles tiennent la place de la politique intérieure proprement dite, qui n’existe pas, qui ne se manifeste par aucun mouvement sensible. Autrefois le renouvellement des conseils généraux et des conseils d’arrondissement eût excité l’intérêt et mis en présence toutes les opinions, toutes les rivalités. Aujourd’hui des élections viennent de se faire, elles passent inaperçues comme un acte auquel ne se rattache aucun sens politique. Et tandis que ces simples faits se succèdent, l’exposition universelle se dégage peu à peu de son chaos des premiers jours. On peut voir plus clair dans ce vaste assemblage d’œuvres de l’industrie et des arts. Le concours d’étrangers n’est point aussi considérable peut-être qu’on le pensait. Paris n’en est pas moins quelque peu envahi par ces visiteurs, dont le plus illustre en ce moment est le roi de Portugal. Apres tout, à part même l’exposition, Paris ne reste-t-il pas comme le résumé vivant de cette brillante et parfois confuse civilisation française ?

S’il y a un fait propre au siècle où nous vivons, c’est ce travail universel qui semble ne s’interrompre parfois que pour recommencer avec une ardeur nouvelle ; c’est cette inquiète activité qui se répand dans la politique ou dans l’industrie, dans les chocs des peuples ou dans les grandes œuvres matérielles, et qui se traduit dans le domaine de la pensée par un insatiable besoin de connaître, d’étendre l’horizon de l’intelligence, de comparer les génies des races diverses. L’esprit d’inquisition, pour employer un mot d’autrefois est en tout l’esprit de notre temps, l’esprit d’une époque qui, par ses luttes, par ses entreprises et ses passions, rappelle ce XVIe siècle où viennent se répondre tous les conflits des âges précédens. De là le mystérieux attrait qu’a le XVIe siècle pour nos contemporains ; nous y trouvons comme une image puissante de nous-mêmes. Il n’y a pas seulement l’attrait d’une analogie singulière ; il y a cet intérêt qui s’attache à la recherche des traditions de la pensée, à l’étude des hommes, — de ces hommes entre lesquels comptent L’Hôpital, Sully, Henri de Navarre, D’Aubigné, Duplessis-Mornay, Montaigne enfin, le penseur, l’observateur et l’acteur le moins passionné à coup sûr de ce drame d’un siècle en révolution. De Michel de Montaigne il n’est resté pendant longtemps que les Essais, et cela a suffi ; quant à sa vie, on la connaissait à peine. Lui, l’enlumineur de son esprit et de son intime nature, il n’a pas pris beaucoup de soin d’enluminer ses actions, et ses biographes n’ont pas toujours réussi à rétablir un peu d’ordre dans cette existence à la fois réglée et nonchalante. Depuis quelques années seulement, l’auteur des Essais est devenu l’objet de tout un travail nouveau de recherches. On a voulu ressaisir l’homme, comme on avait déjà l’écrivain. C’est la l’explication d’un livre substantiel de M. Alphonse Grün sur la vie publique de Montaigne. Il ne faut pas croire que même avec les ressources de l’érudition moderne ce soit une œuvre facile de recomposer cette vie, qui, en étant mêlée à toutes les choses de son temps, reste presque complètement dérobée au contrôle de l’histoire. Montaigne a été conseiller à la cour des aides de Périgueux, conseiller au parlement de Bordeaux ; mais à quel moment précis est-il entré dans ces fonctions, et à quel instant les a-t-il quittées ? Il a été gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, chevalier de l’ordre de Saint-Michel : quand fut-il nommé et pour quel motif ? Il a été capitaine : à quels combats a-t-il assisté ? Il fut négociateur entre les princes pendant les guerres civiles de la Guienne : quelles furent les négociations qu’il eut à conduire ? Enfin, pour que rien ne manquât à sa gloire d’homme public, Montaigne fut maire de Bordeaux dans un temps où c’était encore une charge d’importance, surtout au milieu d’un pays livré à toutes les dissensions civiles ; mais entre quelles dates précises exerça-t-il cette magistrature ? C’est là ce que veut éclaircir M. Alphonse Grün en suivant Montaigne dans toutes les périodes de sa carrière, et dans ce cadre de la réalité ainsi restituée revit l’homme ici qu’on le connaît, ici que le montrent les Essais, — ce portrait qui restera toujours le plus vrai de tous ceux qu’on peut tracer du philosophe périgourdin.

Ce fut dans un moment d’ironie que la fortune jeta Montaigne au milieu d’une des époques les plus troublées, dans la seconde moitié de ce XVIe siècle qui fut un orage permanent. Nature avisée, prudente et sensée, le piquant philosophe ne partageait aucune des passions de son temps, et il se proposa de vivre du mieux qu’il pourrait entre toutes les factions ennemies. De là tout son rôle d’homme public. Il encourut les inconvéniens de cette semi-neutralité. Il fut « pelaudé à toutes mains ; » au gibelin il était guelphe, au guelphe gibelin. Rien n’est plus curieux que l’apologie qu’il fait de sa conduite comme maire de Bordeaux ; c’est l’apologie de la tempérance et de la modération. Malheureusement il poussa la modération et le soin de sa tranquillité fort loin : quand vint la peste de 1585, il ne voulut plus rentrer à Bordeaux, parce que, disait-il, il avait « bon air » où il était. S’il fut capitaine, il n’avait pas sans doute une vocation très prononcée pour les combats ou pour l’art militaire en général. Il avoue qu’il oubliait le mot du guet, et entre les difficultés de la guerre il comptait « les espesses poussières dans lesquelles on nous tient enterrés au chauld tout le long d’une journée. » Cela veut dire que, conseiller au parlement, maire, négociateur ou capitaine, Montaigne restait toujours lui-même avant de s’absorber dans sa fonction. Il n’avait pas l’ambition des grands rôles, mais il n’en avait pas non plus le caractère et la force. Il aimait avant tout le repos, le calme, « la vie glissante, sombre et muette, » comme il le dit. C’était l’homme se plaisant aux voyages, amoureux de l’étude sans trop d’effort, s’enfermant quand il ne voyageait pas dans sa librerie de la tour du château de Montaigne, où il se laissait aller à se peindre lui-même en peignant la nature humaine : tant il est vrai que le Montaigne réel, historique, est avant tout celui des Essais. Montaigne était-il un sceptique, un pyrrhonien ? On l’a dit sans doute. Tel est cependant un des traits de cet esprit qu’il a pris soin de ne se pas brouiller avec la postérité, et que, dans ses Essais comme dans sa vie, on peut trouver le pour et le contre. Qu’il fût sceptique, cela n’est guère à contester ; mais il l’était comme Shakspeare, non comme Voltaire. Avec l’auteur de Hamlet, il eût dit : l’homme ne me plait pas ni la femme non plus. — Ce n’est point un guide sans péril, surtout dans les momens de défaillance, dans les époques d’énervement moral. Les Essais seront toujours la nourriture substantielle et savoureuse des esprits d’élite, pour qui un certain scepticisme est un préservatif contre les crédulités, les sottises, les versatilités de leur temps et de leur race. Le tout est que ce scepticisme laisse intacts les grands cultes de l’âme humaine, et ne serve point de prétexte pour se retrancher dans l’égoïsme et l’indifférence.

Il y a un travail d’observation qui s’étend à toutes les races, à toutes les contrées, et qui s’accomplit chaque jour sous toutes les formes. Bientôt l’Orient lui-même ne sera plus la contrée du mystère ; il s’ouvre déjà à toutes les recherches, et chacune de ses pulsations sera comptée dans la presse européenne. Les journaux anglais n’avaient-ils pas, l’an dernier, des correspondais jusque dans Silistrie assiégée par les Russes ? Dans la Bulgarie, dans les Balkans, sur le Danube, en Valachie, en Crimée, partout les curieux ont pénétré à la suite de nos armées. C’est qu’en effet, si l’Orient a toujours attiré par une sorte de charme invincible, par ce mélange d’un passé grandiose et d’un présent plein de misère, par cette splendeur du soleil sur des ruines, il y a aujourd’hui bien autre chose que cette poésie des souvenirs et de la couleur pittoresque. La question qui s’agite est celle de l’existence même de la Turquie, de sa transformation possible, du rapprochement des races qui la composent, et cette question ne se tranche pas par des théories ni même par des actes diplomatiques : elle est tout entière dans la réalité vue de près ; elle n’est point à Constantinople, elle est de toutes parts dans ces populations de race et de religion différentes qui vivent juxtaposées sans se confondre. C’est ce qui fait le prix et l’intérêt des témoignages directs recueillis dans les provinces de cet empire condamné à revivre. M. Eugène Jouve a parcouru une partie de la Turquie comme correspondant d’un journal « le province, et il a recueilli ses impression ; dans son Voyage à la suite des armées alliées en Turquie, en Valachie et en Crimée. Ce sont les impressions justes, rapides et sincères d’un esprit qui examine et qui écoute pour transmettre chaque jour ce qu’il voit et ce qu’il entend. Le mérite d’un tel livre est de prendre pour ainsi dire les choses sur le fait, de montrer la Turquie dans sa vie réelle, dans ses contrastes, dans ses vices comme dans ses élémens de reconstitution, et rien n’est plus curieux que de voir en présence l’inertie turque et la civilisation de l’Occident apparaissant avec nos années, laissant un peu d’elle-même partout où elle passe.

Il est un sentiment que partagent ceux qui ont visité la Turquie : plus que tous les autres, les voyageurs croient volontiers à un rajeunissement possible du vieil empire osmanli. L’auteur du Voyage à la suite des armées alliées ne désespère point de la Turquie, seulement il met à nu les incohérences et les désordres accumulés sur ce sol dévasté, et par cela même il laisse pressentir l’immense effort qui sera nécessaire pour faire prévaloir un ensemble de choses mieux ordonné et plus équitable. Le mal en Turquie n’est point dans les lois autant qu’on le pense ; la condition même des chrétiens n’est point, sous certains rapports, insupportable. La liberté de conscience existe peut-être plus qu’en tout autre pays. La propriété n’est nullement dépourvue de sanction légale au profit des rayas. Les impôts qui pèsent sur les chrétiens ne sont point excessifs. La loi en un mot n’a pas un caractère d’oppression ; mais le malheur est que la loi n’est qu’un mot, et que tout reste subordonné en fait à celle considération première de la predominance de la race turque. Qu’importe que les rayas aient leurs propriétés, leurs églises, leurs municipalités, là où domine la volonté d’un pacha occupé à pressurer cette population malheureuse, là où règne le Turc par la violence despotique de son orgueil ? La loi n’est rien, et c’est ce qui explique comment l’administration turque est fort simple ; elle est tout entière dans l’administrateur. Le gouvernement lui-même est sans action directe, sans influence réelle. Il promulgue des mesures libérales, il est animé d’intentions généreuses ; mais à distance le fanatisme turc survit tout entier, et se livre parfois aux plus cruelles violences à l’égard des rayas, réduits à courber le front sans se plaindre. S’ils se plaignent, c’est pis encore. La difficulté aujourd’hui, ainsi que le dit M. Jouve, c’est de faire vivre ensemble ces populations accoutumées à se haïr, de les rapprocher sous une loi plus juste et plus douce, qui deviendra une réalité protectrice. C’est l’influence européenne qui peut aider à cette œuvre, en prêtant une force nouvelle, au gouvernement du sultan pour accomplir les réformes désirables et dompter toutes les résistances du vieux fanatisme turc. Quoi qu’il arrive, le passage de nos armées n’aura point été inutile pour le succès de cette transformation. Nos soldats auront laissé partout cette impression que cause le spectacle de l’ordre, de la régularité et même de la propreté. Nos généraux, par leur simplicité et leur désintéressement, auront fait rougir ces pachas corrompus, et à part même les événemens de la guerre, ce n’est pas là le moindre résultat de cette intervention de l’Europe.

Il n’est rien de plus terrible pour un pays que d’avoir à se débattre dans une anarchie qui finit par devenir chronique. L’Espagne subit cette épreuve et ne s’en peut affranchir. Quand elle ne se trouve pas en présence de quelque crise plus grave, quand elle ne voit pas ses institutions mises en doute, elle tombe dans les crises ministérielles, et c’est ainsi que le cabinet de Madrid vient de subir une modification qu’on pourrait dire presque complète, si elle ne laissait au pouvoir les deux hommes dans lesquels se personnifie la situation de la Péninsule, le duc de la Victoire et le général O’Donnell. MM. Madoz, Luzurriaga, Santa-Cruz, Lujan, Aguirre, ont quitté ensemble le ministère. L’orage est venu à l’occasion d’une mesure adoptée par le ministre de l’intérieur, M. Santa-Cruz, pour épurer un peu la milice nationale en suspendant l’enrôlement forcé. Aussitôt les commandans de la milice de Madrid se sont émus, et la municipalité a pris en main leur cause. Des députations se sont rendues chez le président du conseil pour demander que la mesure fût retirée. Le cabinet a eu à en délibérer, et ses discussions intérieures ont eu pour résultat la démission de cinq ministres, qui ont été remplacés par des hommes d’une notoriété politique très peu établie, sauf le général Zabala, qui était capitaine-général de Madrid, et qui est aujourd’hui ministre des affaires étrangères. Les autres nouveaux ministres sont MM. Bruil, Fuente-Andrès, Huelves et Martinez ; mais ce n’était pas tout de former ce ministère. Le duc de la Victoire est venu présenter des explications aux cortès sur la crise qui s’achevait, et là a eu lieu une scène des plus caractéristiques. Espartero a eu le malheur d’en appeler aux sentimens d’union du parti progressiste, en rappelant les divisions de 1843 et leur résultat. Or c’était tout simplement incriminer ceux qui s’étaient séparés de lui à cette époque. Il s’en est suivi des explications assez vives, de telle sorte que le nouveau ministère, tout obscur qu’il soit, n’est point né sous les plus favorables auspices. En réalité, c’est là peut-être une situation nouvelle qui commence pour l’Espagne.

CH. DE MAZADE.


LA COMÉDIE ITALIENNE.

Parmi les théâtres étrangers, le théâtre italien est un de ceux que la France connaît le moins, et que peut-être elle a le moins cherché à connaître. Aussi était-ce une entreprise hasardeuse que de venir représenter à Paris la tragédie et la comédie italiennes devant un public qu’on pouvait supposer à bon droit ignorant ou indifférent. Cette entreprise a été tentée cependant, et aujourd’hui le succès n’en est plus douteux. Le public parisien a répondu avec empressement au timide appel de quatre ou cinq comédiens modestes qui s’ignoraient presque et qui s’étonnent encore aujourd’hui de leur succès. Comment s’expliquer un résultat si peu attendu ? Est-ce au choix des œuvres représentées, est-ce au mérite des interprètes qu’il faut l’attribuer ? Quelques mots sur les unes et sur les autres seront notre réponse.

Ce serait se former une idée inexacte du répertoire ordinaire des théâtres d’Italie que de le juger par celui que la compagnie sarde en ce moment a Paris, a composé pour nous. Les auteurs qui règnent aujourd’hui sur la scène italienne ne sont point les classiques, Alfieri et Goldoni par exemple ; ce sont, à côté de quelques nationaux contemporains, nos vaudevillistes en renom, nos dramaturges les plus excentriques :

Hiacos intra muros peccatur et extra.

Nos hôtes ont sagement agi de laisser à Turin tout leur bagage de traductions, et de résister aux instances qui leur ont été faites pour jouer à Paris ici de nos drames où Mlle Rachel a laissé sa trace. Peut-être auraient-ils dû montrer la même circonspection à l’égard de certains vaudevilles italiens sans couplets, qui ne méritaient pas de figurer à côté des chefs-d’œuvre classiques ; mais enfin c’est à Alfieri, c’est à Goldoni, fort heureusement, qu’ils ont fait la meilleure part. Nous ne parlerons pas de Francesca da Rimini, où la compagnie sarde n’a obtenu qu’un succès d’estime, et qui n’est que le commentaire languissant et monotone de quinze vers admirables. Venons tout de suite à la Mirra et à l’Oreste d’Alfieri. Sans être un chef-d’œuvre, Mirra renferme de grandes beautés et commande l’attention, ne fût-ce que par les difficultés du sujet. En aimant Hippolyte, Phèdre n’offense que les lois sociales, Oedipe n’épouse Jocaste que parce qu’il ne la sait pas sa mère ; mais il y a-t-il une excuse pour cette fille impie qui brûle pour son père d’un horrible amour ? L’art du poète l’a pourtant rendue possible au théâtre, et par le remords qui la trouble, et par le mystère dont elle s’entoure, et surtout par cette vengeance de Vénus qui lui cite presque la responsabilité du crime. Si les trois premiers actes sont lents dans leur simplicité un peu nue, de quelles mâles beautés, de quel vif reflet de l’antique ne brillent pas les deux derniers ! Dans Oreste, Alfieri montre moins de sensibilité ; mais cette tragédie est une de ses meilleures au point de vue de l’effet théâtral, et nulle part on ne retrouve, quoique avec un peu de sécheresse, un sentiment plus sûr, une imitation plus fidèle du génie de l’antiquité. La compagnie sarde a bien fait de représenter ces deux ouvrages ; pourquoi, à défaut de Don Garcia et de la Conjuration des Pazzi, n’y joint-elle pas Saül, un des chefs-d’œuvre d’Alfieri ?

Plus heureux pour la comédie, nous avons vu à peu près ce que Goldoni a fait de mieux : Un Curioso Accidente (une Curieuse Aventure), la Locandiera (la Maîtresse d’auberge), Il Burbero benefico (le Bourru bienfaisant). Si l’on ajoutait la Bottega del Caffé (le Café) et une des trois parties de la trilogie intitulée Zelinda e Lindoro, nous n’aurions rien à regretter. Goldoni n’est pas un Molière : le Bourru bienfaisant, son chef-d’œuvre, est remarquable par une belle peinture de caractère ; mais il manque de mouvement et d’entrain, excepté dans une ou deux scènes. L’exposition d’une Curieuse Aventure est interminable, et, malgré quelques effets comiques, l’intérêt y naît trop tard. La Maîtresse d’auberge, inférieure peut-être à la lecture, se soutient mieux à la scène. C’est un tableau de mœurs et, jusqu’à un certain point, une peinture de caractère, car Mirandolina est une Célimène de bas étage, telle que pouvait être cette impérissable coquette, cent ans plus tard, dans une auberge de Florence.

Deux tragédies remarquables d’Alfieri, quelques-uns des chefs-d’œuvre de Goldoni, ce sont là sans doute de précieux élémens d’intérêt qui pourraient suffire à expliquer le succès des représentations italiennes. Une grande part dans ce succès doit néanmoins être faite au jeu des acteurs, et c’est sur ce point qu’on nous permettra d’insister, puisque c’est à l’interprétation, plus encore qu’aux œuvres mêmes, que se sont adressés les applaudissemens du public.

Ceux qui se rendirent des premiers aux représentations de la compagnie sarde s’attendaient à une exubérance de cris et de gestes qu’on croyait inséparables de la vivacité italienne ; ils ont été agréablement surpris de trouver chez presque tous tant de sobriété et de naturel. On craignait aussi que l’ensemble ne fut insuffisant : on en a au contraire été satisfait. On a trouvé surtout que chaque artiste faisait preuve d’une abnégation personnelle inconnue à nos acteurs, et qui ne contribue pas médiocrement au succès général. L’exécution de la tragédie n’a pas fait trop regretter le Théâtre-Français. Si les sociétaires de notre première scène gardent quelque supériorité, c’est dans la comédie, et cela nous parait tenir principalement à deux causes : en premier lieu, au manque de variété qu’on peut signaler dans le jeu des Italiens. On a déjà reproché à l’un de jouer ici de ses rôles presque constamment assis dans le même fauteuil ; à un autre, de s’asseoir à l’écart tandis que ses interlocuteurs parlent, et de ne se lever que lorsque c’est son tour de parler. Il faut leur dire à tous que cette monotonie dans les mouvemens scéniques, dans les gestes, dans les inflexions de voix, est mortelle pour le comique. La seconde cause, c’est que les Italiens semblent manquer de cette tenue un peu raide et guindée que les peuples du Nord appellent distinction ; mais peut-être cette qualité est-elle incompatible avec la vivacité d’allures naturelle à nos voisins, et dans ce cas, s’il est permis de constater le fait, il serait injuste d’y voir un défaut, au point de vue italien.

Ces observations sont sans doute un peu vagues, fin étudiant de près chacun des principaux acteurs, il sera possible d’apporter, dans la critique connue dans l’éloge, plus de précision. Mme Adélaïde Ristori, par exemple, tient à bon droit la première place parmi ses camarades. Son port de reine, la noblesse et la régularité de ses traits un peu amaigris, les cordes graves de sa voix semblaient l’appeler à jouer la tragédie ; la gracieuse mobilité de sa physionomie, la finesse de son sourire, l’éclat tour à tour brillant et voilé de ses yeux, une vivacité toute méridionale, la conviaient à ne point abandonner la muse comique. Élève de prédilection de la célèbre Carlotta Marchionni, Mme Ristori règne depuis près de dix ans sur les principales scènes d’Italie, et l’habitude du succès ne l’a pas enivrée. Elle n’a pas cru qu’il lui fût permis de se livrer à tous ses caprices, de se faire un jeu de tous ses engagemens, elle est restée simple, modeste, docile aux bons conseils. Elle y a gagné, sans rien perdre de ses dons naturels, une expérience à laquelle il ne manque aujourd’hui qu’un peu plus de réflexion et d’étude pour la féconder.

Dans Françoise de Rimini, où elle a débuté, Mme Ristori nous avait fait craindre un moment qu’elle ne fût qu’une belle personne qui s’habille mal et qui récite bien ; mais dans la scène d’amour elle a fait éclater tant de passion, au cinquième acte elle a su mourir avec tant de pathétique et de chasteté, qu’il a fallu dès lors reconnaître en elle une artiste de premier ordre, fût-elle incapable d’exprimer autre chose que les sentimens tendres. Depuis, nous avons vu dans Mirra avec quelle facilité Mme Ristori passe de la douceur à la violence, de l’énergie à la grâce, et comment alors tout se transforme en elle, la voix comme les traits, la physionomie comme les attitudes. Il faut la voir, dans cette saisissante scène du mariage, prosternée d’abord et recueillie, puis perdant peu à peu conscience d’elle-même, Deus, ecce Deus ! Quand, après une convulsion terrible, elle se retourne les yeux hagards, la bouche ouverte et tirée, les traits bouleversés, le corps en arrière, un profond sentiment d’effroi s’empare de la salle, on croit à Vénus et à sa vengeance, on tremble, on prierait presque pour son infortunée victime. Puis comme on pleure sur elle lorsque, rendue à la raison, elle courbe la tête, plus douce et plus soumise que jamais, aux amers reproches de son père ; lorsqu’elle retient sur ses lèvres l’aveu fatal qu’il fait tout pour lui arracher ; lorsqu’elle meurt enfin pour l’avoir laissé échapper, et que, du sein de la mort, elle se relève encore pour conjurer Cyniras, par un geste éloquent comme la plus fervente des prières, de taire son crime à Cécris ! Pourquoi donc Mme Ristori croit-elle devoir compléter ce demi-aveu : Heureuse ma mère !… elle pourra du moins mourir à tes côtés ! en tournant vers Cyniras son visage soudainement éclairé de tous les feux de l’amour ? Le public applaudit au commentaire, mais je crois que le poète pouvait s’en passer, et quand même Mme Pellandi, qui avait joué ce rôle sous les yeux d’Alfieri, et Mme Internari, qui a reçu d’elle la tradition et l’a transmise à Mme Ristori, auraient joué comme cette dernière, je n’en persisterais pas moins à croire que c’est une faute qu’un goût sévère ne saurait excuser. Si Myrrha est à ce point hors d’elle-même qu’elle ne puisse contenir cet élan voluptueux, elle doit du moins se posséder assez pour le cacher à son père. Il ne faut pas l’oublier, le seul moyen de faire accepter Myrrha au théâtre, c’est qu’elle reste chaste, du moins vis-à-vis de Cyniras, jusque dans son aveu.

Dans l’Oreste d’Alfieri, Mme Ristori se montre très belle sous ses voiles noirs, et surtout très antique ; malheureusement le personnage d’Électre est un peu sacrifié, et fournit à peine à l’actrice l’occasion de quelques beaux mouvemens de douleur et de tendresse. J’aurais voulu voir Mme Ristori dans le rôle de Clytemnestre ; mais il paraît que l’usage, en Italie, assigne aux prime donne celui d’Électre, tout ensemble plus jeune et moins odieux.

Je ne dirai rien du talent que Mme Ristori a déployé dans la Suonatrice d’arpa {la Joueuse de harpe), un mélodrame digne du boulevard. C’est pitié de voir ces grandes qualités trafiques employées à rendre les plus vulgaires situations de la vie bourgeoise, d’entendre cette voix puissante débiter les pauvretés d’une prose sans valeur. En fait de drames, Mme Ristori ne doit jouer que des chefs-d’œuvre ; elle n’a donc, pour le moment, qu’à s’en tenir à la tragédie. Je ne voudrais pas cependant lui conseiller d’abandonner tout à fait la comédie : c’est une coquetterie innocente et légitime que de vouloir séduire par le sourire et la grâce ceux qu’on a émus par la puissance dramatique et les larmes ; mais Mme Ristori doit abandonner tout à fait, sous peine d’user en pure perte ses précieuses facultés, le répertoire moderne, où, tout en restant charmante, elle manque quelquefois de dignité et souvent de mesure. N’est-ce pas dans les Jaloux heureux, un agréable proverbe de Giraud, qu’elle se met littéralement à genoux devant sa servante, sans motif sérieux, et qu’elle danse devant son mari pour lui témoigner sa joie ? Qu’elle laisse même les rôles secondaires de Goldoni ; celui de Mirandolina me paraît seul, jusqu’à présent, lui convenir à tous égards : elle y déploie une gaieté, une verve, une finesse incomparables ; elle y est tour à tour ironique, douce, gracieuse, hautaine, et ce n’est pas un médiocre triomphe pour cette reine de tragédie de jouer si parfaitement un rôle de soubrette. Mlle Rachel n’a-t-elle pas échoué dans la comédie ? Depuis que Mme Ristori joue aux Italiens, le nom de Mlle Rachel est en effet dans toutes les bouches, et ce serait une affectation puérile que de chercher à l’éviter. Mlle Rachel est une statue animée qui erre sur les planches comme un fantôme évoqué par le génie du poète ; elle étonne et captive, mais elle n’a jamais tiré une larme à personne. Mme Ristori est une créature sensible, capable d’être tour à tour Andromaque et Hermione ; en elle, l’art plastique ne fait pas oublier la vie, la science tient moins de place que l’inspiration. Mlle Rachel cherche à comprendre les anciens par la pensée ; Mme Ristori les représente tels qu’ils ont dû être, avec leurs passions et leurs faiblesses : elle les devine par l’intelligence du cœur. N’y a-t-il pas dans l’effet produit sur le public par cette grâce naïve et touchante un avertissement dont la tragédienne française ferait bien de profiter ?

À côté de Mme Ristori, on remarque un beau jeune homme qui supporte, sans trop y perdre, un pareil voisinage. M. Ernest Rossi joue avec aisance et chaleur les jeunes premiers de la comédie et du drame ; il a le mérite assez rare de porter sans trop de gêne l’habit de soie des siècles passés. Dans la tragédie, la manière dont il remplit le rôle de Paolo, de Françoise de Rimini, m’avait rappelé, malgré le succès mérité du troisième acte, l’ancienne école italienne : la démarche, les gestes, le débit du jeune acteur avaient quelque chose de factice et de théâtral ; mais ce défaut a presque disparu dans Mirra, où il joue Cyniras avec beaucoup d’âme et de dignité, et surtout dans Oreste. Ce rôle fait honneur à M. Rossi. Il a été, dans les deux derniers actes, d’une vérité saisissante, et les applaudissemens ne lui ont pas manqué. Que M. Rossi mûrisse son talent par l’étude, qu’il s’efforce de mettre plus de variété dans sa diction ; enfin qu’il oublie un peu les traditions de son maître, Gustave Modena, dont on dit qu’il reproduit surtout les défauts. Cette fidélité de disciple, bonne au début, ne peut plus aujourd’hui que lui nuire. Qu’il crée, au lieu de se souvenir, c’est le plus sûr moyen de prendre ; dans l’art dramatique, la place que Modena a laissée vacante.

M. Gattinelli a su depuis longtemps prendre celle du célèbre Vestri, en jouant ce qu’on appelle au théâtre les rôles de caractère. Le talent de M. Gattinelli est le fruit de l’étude et de la réflexion, Donner à chacun des personnages qu’il représente la physionomie morale qui lui couvienl, ici est le grand art de cet artiste. Je dis à dessein la physionomie morale, car les traits de M. Gattinelli sont trop accentués pour qu’il lui soit possible de les transformer à sa volonté ; mais il sait tour à tour être simple et digne, sérieux et plaisant, ému et ridicule. Il n’a pas besoin de se battre les flancs ou de multiplier les grimaces pour faire rire : l’hilarité naît naturellement d’un mot prononcé avec l’inflexion convenable, d’un geste fait à propos. Cependant, si M. Gattinelli a le rare mérite de ne jamais tomber dans la charge, il ne se garantit pas toujours de l’excès contraire, et il y a, dans tel de ses rôles, des intentions comiques qu’il n’accuse pas suffisamment, il est lent à s’échauffer, ou plutôt il se contient trop au début, en vue de la gradation et des grandes scènes ; il y a là un juste milieu à prendre, et M. Gattinelli, habitué à réfléchir, le trouvera certainement.

Quelques autres acteurs de la compagnie tiennent honorablement leur emploi. Nous nommerons M. Bellotti-Bon, chez qui une certaine raideur n’exclut pas de vraies qualités comiques, et dont le talent, très sympathique au public, serait mieux goûté encore, s’il ne jouait presque exclusivement dans le répertoire moderne ; Mme Righetti, excellente duègne, qui dans Mirra²fait d’un rôle de confidente un rôle important : Mme Mancini, piquante soubrette, qui dit avec esprit et joue avec une bonne humeur communicative. Il ne faudrait pourtant pas juger de l’ensemble des artistes qui se font applaudir sur les scènes italiennes par ceux qu’a réunis la compagnie sarde. Il y avait au-delà des Alpes les élémens d’une troupe incomparable : si aux artistes que nous sommes heureux d’avoir entendus étaient venus se joindre Modena, Salvini, Alberti, Mmes Sadoski, Santoni et quelques autres, quel succès pour eux, et pour nous quelles jouissances ! Mais il eût fallu, comme dans l’Imprésario de Smyrne, de Goldoni, un comte Lasca pour apaiser les rivalités, et réunir les premiers talens dans un Théâtre-Italien digne émule de notre Théâtre-Français. L’Italie attend encore une institution dramatique digne de ses poètes. Des prétentions contradictoires, des habitudes municipales, ont empêché jusqu’à ce jour les meilleurs artistes de se réunir dans un centre unique d’où jaillirait la lumière ; le public, en exigeant que le répertoire se renouvelle sans cesse, et qu’un ouvrage ne paraisse ; à la scène que trois ou quatre fois, rend impossibles les patientes études que demande la composition d’un rôle et qui mûrissent le talent ; les gouvernemens enfin, par une blâmable indifférence, loin d’accorder des subventions nécessaires, ne donnent qu’à loyer les salles de spectacle, et ne créent aucun de ces établissemens où le présent prépare l’avenir. Il y a lieu de croire que le gouvernement sarde, qui marche à la tête de la civilisation italienne, encouragé par le remarquable succès de ses comédiens à Paris, prendra l’initiative des réformes. Déjà il a fondé un prix pour les meilleurs ouvrages dramatiques, déjà il a accordé à M. Gattinelli la médaille d’or pour un petit écrit où cet intelligent artiste exposait ses vues à cet égard : le premier pas est fait, il ne s’agit plus que de persévérer, d’accorder aux compagnies des conditions pécuniaires plus favorables, de créer enfin pour l’Italie un conservatoire, un gymnase dramatique, ou du moins de coopérer à cette grande création. Le séjour de la troupe sarde à Paris ne sera ainsi perdu pour l’art théâtral ni en Italie ni en France ; d’un côté, il aura provoqué d’utiles réformes, de l’autre, — espérons-le du moins, — une émulation féconde.

F.-T. PERRENS.


MELANGES.

M. Nettement se prend pour le chef d’une école qu’il appelle modestement l’école religieuse et traditionnelle. C’est une illusion très innocente que je voudrais pouvoir lui laisser. Quoiqu’une école traditionnelle ne signifie absolument rien, et ne soit qu’un non-sens, je consentirais de grand cœur à le prendre pour général d’une armée imaginaire, s’il n’eût appelé au secours de sa défense des argumens d’une nature toute nouvelle, et qui m’imposent le devoir de lui répondre. Il croit sans doute, et je me range à son avis, que son dernier livre compte peu de lecteurs, ou du moins n’a pas été lu d’un bout à l’autre. Il a donc entrepris de le populariser en le publiant par extraits. C’est une idée ingénieuse dont tous les hommes de bon goût doivent lui tenir compte. Je ne voudrais pas garantir le succès de cet expédient ; cependant je ne le désapprouve pas. M. Nettement essaie, en multipliant les citations de son dernier ouvrage, de prouver que sur tous les points il est du même avis que moi. Il est vrai qu’il ne réussit pas à le prouver ; mais enfin son intention a du moins le mérite de l’originalité. Comme il est très verbeux et que les paroles ne lui coûtent rien, il est possible que le public n’ait pas bien saisi l’enchaînement de ses argumens. Pour l’édification de la foule et pour la gloire de l’auteur, je crois devoir le mettre, à nu, le dépouiller de tous les artifices de la science oratoire.

Voici donc, en peu de mots, la défense de M. Nettement présentée par lui-même. Je l’accuse d’ignorance, preuves en main. Vous croyez peut-être qu’il se tient pour battu, et qu’il confesse humblement son erreur ? Le chef de l’école religieuse et traditionnelle ne se rend pas à la première sommation. Il met sur le compte d’un prote inattentif la confusion d’un auteur comique et d’un astronome, d’un paysagiste et d’un peintre d’histoire, et promet de corriger ces deux bévues dans une prochaine édition, qui sans doute ne se fera pas longtemps attendre. Quant à la confusion de l’idéalisme et de l’idéologie, de la théologie et de la théodicée, il n’en dit mot, et pour cause, car le prote le plus complaisant ne consentirait pas à l’endosser. Puis il revient à son rôle de chef d’école, et continue son invincible raisonnement : — Vous m’accusez d’ignorance, et vous dites que mes doctrines me conduisent à la négation, à l’immobilité. Eh bien ! je puis vous opposer, je vous oppose une réponse victorieuse, une réponse sans réplique : je vous compare à Julien l’Apostat, qui défendait aux chrétiens d’étudier !

Que le lecteur prenne la peine de peser les termes de cet argument. Est-il possible d’imaginer une logique plus merveilleuse et plus puissante ? Vous m’accusez d’ignorance, donc vous me défendez d’étudier ! Il faut rendre les armes et s’humilier. Un enfant, il est vrai, un enfant de douze ans, conclurait autrement et dirait : Vous m’accusez d’ignorance, donc vous me conseillez d’étudier ; mais cette logique vulgaire ne convient pas au chef de l’école religieuse et traditionnelle. Il n’y a que les païens, les incrédules, qui puissent raisonner ainsi. Quand on a l’honneur d’être chef d’école, quand on se donne pour l’héritier de Bossuet, et qu’on trouve dans les salons des voix assez niaises pour le répéter, on se fait une logique à son usage. Il est donc avéré désormais qu’en accusant M. Nettement d’ignorance, en l’accusant preuves en main, je lui défends d’étudier ! Voyez pourtant ce que c’est que le génie ! Je ne me serais jamais avisé d’une pareille découverte, je n’avais pas pressenti, je n’avais pas deviné les conséquences de ma pensée ; mais je dois des remerciemens à M. Nettement, car me voilà passé empereur, et mon ambition ne s’était jamais élevée si haut. J’aurais mieux aimé me voir comparé à Marc-Aurèle ; cependant, quand il s’agit d’une couronne et d’un empire comme l’empire romain, il ne faut pas se montrer trop difficile. Que M. Nettement reçoive donc mes actions de grâce. Il est d’ailleurs clément dans sa défense, il ne m’en veut pas, il est si bon chrétien ! Il salue au contraire avec reconnaissance, avec un profond sentiment de gratitude, les pages où j’ai bien voulu m’occuper de lui, car c’est moi qui, par mes paroles étourdies, par mes injustes accusations, ai suscité ce terrible vengeur qui devrait m’imposer silence, si j’étais animé de meilleurs sentimens. Comment M. Nettement se plaindrait-il de mes attaques ? Ne pourrais-je pas lui répondre, et j’emprunte ici ses paroles élégantes et ingénieuses : Et moi, crois-tu donc que je sois sur un lit de roses ? — Quelle admirable et fine plaisanterie ! Tout à l’heure j’étais empereur romain, me voici maintenant empereur du Mexique. Couronné deux fois en un seul jour, quelle gloire, quelle prospérité ! Comment pourrai-je m’acquitter jamais envers M. Nettement ! Sa générosité me confond, et j’aurai beau faire, on me prendra pour un ingrat. Qui donc m’oblige à parler comme Gualhnozin ? qui donc m’a mis sur les charbons ardens ? Un des écrivains les plus terribles de ce temps-ci, le meilleur, le plus fidèle, le plus zélé, le plus éloquent ami de M. Nettement, M. Armand de Pontmartin ! C’est lui qui de sa main dévouée a mis le feu au bûcher sur lequel je suis étendu. Jusqu’à présent, les flammes ne m’ont pas encore atteint ; mais à moins qu’une main généreuse et compatissante ne vienne les éteindre, je serai consumé dans peu d’instans.

Un avocat vulgaire, un avocat plaidant sa propre cause, se serait contenté de ces deux formidables argumens : Julien l’Apostat et Guatimozin, N’y a-t-il pas là en effet de quoi réduire au silence l’adversaire le plus acharné ? Mais M. Nettement ne s’arrête pas en si beau chemin ; une fois qu’il s’est mis à parler, il ne s’arrête plus. Il continue donc avec une onction pénétrante : — Vous prétendez que l’église catholique ne saurait s’accommoder de la philosophie ? Vous oubliez donc le concile de Trente et le catéchisme, où ce concile reconnaît formellement que l’exercice de la raison n’est pas interdit à l’homme ? Vous dites que l’église se prononce pour l’immobilité, et pourtant le concile de Trente dresse le programme des études philosophiques. — Voilà donc qui est bien entendu : la philosophie n’est pas un cas pendable, comme la polygamie, pourvu qu’elle consente à suivre le programme du concile de Trente. Décidément M. Nettement est un grand logicien.

Vous croyez peut-être que les trésors de son argumentation sont maintenant épuisés ? Détrompez-vous. Les paroles jaillissent de sa bouche comme l’eau du rocher frappé par la verge de Moïse. — D’école religieuse, poursuit M. Nettement, n’est pas plus inhabile que l’école démocratique à pénétrer les secrets de l’histoire et de la philosophie, car notre école a produit Mabillon et saint Thomas d’Aquin. L’auteur de la Métromanie avait un frère qui vantait son esprit. C’est sans doute ce souvenir que M. Nettement a voulu évoquer en rappelant les noms de Mabillon et de saint Thomas d’Aquin. Il sait donc l’histoire de par Mabillon, et la philosophie de par saint Thomas. Saint Thomas, il est vrai, n’eût jamais confondu l’idéalisme avec l’idéologie ; mais M. Nettement, en nommant ses parrains, n’a pas besoin de prouver qu’il a lu leurs livres. Des études si arides ne conviennent qu’aux incrédules qui n’ont pas la science infuse.

Terrassé déjà par ces coups redoubles, je devais croire que mon juge me laisserait le temps de respirer. Il a cruellement déçu mon espérance. Julien l’Apostat et Guatimozin, Mabillon et saint Thomas, ne suffisent pas à sa colère. Il me crée une parenté dont je n’ai jamais entendu parler : il fait de moi le neveu de Joseph Planche l’helléniste, pour me dire que je suis plus pédant que mon oncle, sans posséder son érudition. Je demande en vain merci, il se réjouit de mes angoisses et me frappe sans pitié. Une dernière consolation me restait : je consentais à passer pour sévère, pourvu qu’on voulût bien me ranger parmi les héritiers d’Alceste, qui mettait la franchise au-dessus du mensonge ; je pardonnais à M. de Pontmartin, qui m’apportait autrefois ses manuscrits à lire et ses épreuves à corriger, de m’avoir mis sur un bûcher ; je me contentais de l’héritage d’Alceste. M. Nettement m’enlève cette dernière consolation, car Alceste était gentilhomme, et s’il eût vécu de nos jours, c’est M. Nettement qui le dit, il aurait détesté Béranger. Me voilà donc déshérité, car je suis roturier, et j’ai la sottise d’admirer Béranger. Quant au rôle de Philinte, M. Nettement n’en veut pas. Il n’a jamais flatté, il ne flattera jamais personne, nui en douterait ? qui oserait contester sa franchise farouche ? N’a-t-il pas traité avec la dernière rudesse MM. Guizot, Thiers et Mignet, MM. Cousin, Rémusat et Vitet ? Ce n’est pas lui qui leur ménage la vérité. J’avouerai pourtant que, pour accepter ses éloges, il ne faut pas se montrer difficile sur la qualité de l’encens, car M. Nettement loue avec la même ferveur M. Amédée Gabourd et M. de Conny, dont la balance s’aiguise parfois en épée. Sans doute une telle métaphore suffit pour établir la valeur littéraire de M. Nettement. Cependant, si, comme on nous l’assure, l’Académie française songe à faire de lui un lauréat pour son dernier livre, et même lui promet un fauteuil, elle fera bien d’y regarder à deux fois, car je doute que Dumarsais eût applaudi la balance qui s’aiguise en épée. C’est vraiment trop de hardiesse, même pour l’héritier de Bossuet.

GUSTAVE PLANCHE.


V. DE MARS.