Chronique de la quinzaine - 14 juin 1851

Chronique no 460
14 juin 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juin 1851.

Nous en sommes toujours à la grande affaire de la révision. Il est un signe, très peu contestable, auquel on reconnaît vite les questions sérieuses en un temps où l’on en soulève beaucoup qui ne le sont pas, lorsqu’on aurait déjà cependant bien assez d’avoir sur les bras toutes celles qui le sont. Ce signe visible des véritables affaires d’état, principalement sous le régime populaire, s’est qu’à la différence des affaires de fantaisie ou de tactique, elles exercent de proche en proche une absorption de plus en plus marquée sur les esprits. Ou s’en préoccupe à l’exclusion de tout, on leur laisse prendre le pas sur tout, et il semble qu’il n’y ait plus au monde qu’un seul intérêt en jeu, celui qui vous tient sous son empire. Voyez par exemple si, dans le pays et dans le parlement, on a maintenant l’idée à autre chose qu’à la révision ; c’est de cette manière-là qu’on trouve les problèmes, — en y pensant toujours. On pense à la révision naturellement, sans s’agiter, sans s’efforcer et se contraindre, comme il arrive pour les pensées creuses dont on a d’autant plus peur d’être distrait, qu’on dépense plus de bon vouloir à s’y appliquer. Nous le disions la dernière fois : c’est l’eau qui monte, elle ne va pas comme la foudre ; mais on ne l’arrête guère. La pensée de la révision suit de plus en plus cette pente irrésistible, et personne ne s’y dérobe, pas même ceux qui lui nient son ascendant.

Elle ne fait pas assez de bruit pour être aussi puissante qu’on le prétend, assurent ses détracteurs, ceux-là peut-être qui, l’instant d’avant, lui reprochaient d’être un désordre. Est-ce que l’on ne voit pas qu’il n’y a rien à présent qui fasse beaucoup de bruit ? Otez les clameurs convenues, le fracas systématique de la montagne, qui joue souvent au tapage de propos délibéré : est-ce que le parti radical fait un bruit très éclatant ? est-ce que le rappel de la loi du 31 mai provoque des explosions bien brûlantes ? C’est, répondra-t-on, qu’on est heureusement assez fort pour surveiller et contenir le radicalisme, ou bien encore c’est que le radicalisme est assez avisé pour se contenir lui même. Soit ; mais c’est aussi parce que le tempérament général ne souffre plus un remuement excessif, parce qu’après tout, en l’état des circonstances et des ames, les uns et les autres, tant que nous sommes, nous nous remuons, à proprement parler, dans le vide, et dans ce milieu-là tous les bruits s’amortissent. La révision fait donc autant de bruit que notre moral en comporte, et la preuve encore une fois, c’est qu’elle fait plus de bruit que tout le reste ; tel incident qui se soit rencontré, ce n’a pas été une diversion. Avec une autre disposition du public, le banquet de Dijon eût pour long-temps accaparé toutes les controverses : que l’on se rappelle seulement les revues de Satory ! Si peu qu’aujourd’hui l’on n’eût pas été dominé par l’urgence de la situation nouvelle, si peu qu’on eût eu de marge devant soi, quelle belle occasion pour les pouvoirs séparés - à la façon de M. de Cormenin – « de se disputer, de crier, de se battre sans se tuer ! » (Le mot est précieux, et nous y voulons revenir.) Combien n’aurait-il pas circulé d’histoires et sur la brouille et sur le raccommodement ! Par une contradiction assez inquiétante, il en est de notre jeune république, où tout a l’air de se passer sur le forum, comme des vieilles monarchies, où tout est caché dans l’ombre du palais : nous aimons passionnément les anecdotes. Les peuples qui commencent ont des épopées pour charmer leur imagination ; les anecdotes sont les épopées des peuples sur leur déclin ; ce symptôme n’est pas moins clair ici que beaucoup d’autres. L’un des inconvéniens du discours de M. le président de la république à Dijon, et certes il s’en faut que ce fût le seul, C’était de prêter une abondante matière à l’interpellation et à l’anecdote ; mais quoi ! l’une et l’autre ont été bientôt taries, car, avec cette idée fixe de la révision, le discours présidentiel est devenu tout de suite une pièce de plus au procès, au lieu de faire un procès à lui tout seul.

Rien en effet n’attire maintenant l’attention, dans l’assemblée comme au dehors, rien que ce qui aboutit là ; ce n’est que par rapport à cette entreprise-là, et selon qu’ils la concernent, que l’on s’intéresse aux travaux parlementaires. On a commencé à discuter un projet du gouvernement qui demande la prorogation de la loi rendue il y a deux ans, et déjà maintenue l’année dernière, contre les clubs ; on a commencé la troisième délibération sur la loi de la garde nationale. Il n’a pas été difficile d’apercevoir qu’au fond de ces débats et pour chaque orateur il y avait en perspective, derrière la question même qui se débattait, la question permanente de la révision. Là où il ne s’agissait point de la révision, tout a traîné. C’est à peine si l’on en a pu finir avec la loi ; des sucres. La première délibération sur le crédit foncier a été épuisée après un seul discours qui n’était cependant pas de nature à décourager des adversaires, quoique M. de la Moskowa eût traité le crédit foncier comme s’il avait eu sujet de lui vouer quelque rancune. Enfin l’on a voté la proposition de M. Sainte-Beuve, relative aux ventes publiques de fruits et de récoltes pendans par racines mais la langueur ordinaire avec laquelle les assemblées se prêtent à étudier des lois d’une utilité si spéciale était encore accrue ce jour-là par la préoccupation très visible des fêtes scabreuses de la Bourgogne. Puisqu’ainsi les esprits n’ont pas cessé d’être tout entiers à la révision, nous en pouvons bien encore parler tout à notre aise.

Nous avons assez montré le sens et la nécessité d’un mouvement que l’on n’empêchera point d’être considérable ; nous ne devons pas néanmoins passer sous silence les objections qu’on lui oppose. Il en est dans le nombre qui viennent de personnes dont nous aimons fort l’esprit et la loyauté. On peut ne point partager toutes les appréhensions de M. de Rémusat ou de M. Piscatory, on ne peut pas ne point peser beaucoup leurs argumens, surtout si l’on songe combien il a dû leur en coûter, comme l’avouait noblement M. Piscatory lui-même, de se trouver en un désaccord plus ou moins sensible avec l’homme éminent qui a mis au service de la révision l’autorité de son jugement et de sa conscience.

Il y a donc pour nous contre la révision des objections de deux sortes : il y a celles qui ne nous touchent pas et celles qui nous touchent. Les premières, nous avons eu déjà l’occasion de les mentionner ; nous demandons à nous en expliquer encore. Il y a d’abord l’objection de ceux qui soutiennent en propres termes, comme M. Madier de Montjau, que la république est de droit divin à titre encore meilleur que la monarchie légitime. Ils ne voudraient pour tout gouvernement républicain que « le gouvernement du club universel, selon l’expression de M. de Lamartine, qu’une liberté sans forme, extravasée en tout lieu et à toute heure en comices populaires, défaisant le lendemain ce qu’elle a fait la veille, etc., » et la première, la seule règle qu’ils imposeraient à cette liberté monstrueuse, ce serait justement l’impossible, ce serait de ne pas se défaire elle-même, de ne pas sortir de la république lorsque la république lui serait à son tour devenue aussi insupportable que possible. Ils concéderaient à perpétuité au peuple souverain le droit de tout changer mille et mille fois autour de lui, excepté ce fatal privilège qui le constituerait en permanence dans la révolution. « Je ne répondrai pas à M. Madier de Montjau, » a dit dédaigneusement M. de Lamartine, et ce dédain ne l’embarrasse cependant en aucune façon pour se déclarer ensuite l’apôtre du droit de suffrage illimité, comme si le fond de ces théories, qui semblent le révolter presque autant que nous, le fond de « cette utopie de l’instabilité, » pour parler encore avec lui, n’était pas précisément la jouissance illimitée du suffrage.

Rétablissez le suffrage illimité, dit M. de Lamartine, et je voterai la révision ! C’est là son objection fondamentale, unique. Otez la loi du 31 mai, et puis M. de Lamartine ne demandera pas mieux que de réviser. Nous avons bien nos motifs pour relever chez lui une objection qu’il formule d’ailleurs en commun avec la majorité, on peut dire avec la masse du parti républicain : c’est que, dans le parti en général, l’objection ainsi formulée n’est qu’un prétexte, tandis qu’elle est une nécessité de position et de convenance pour M. de Lamartine. En effet, M. de Lamartine, qui ménage toujours beaucoup de place dans sa politique aux inspirations de sa spontanéité personnelle, a grand besoin de se conserver quelque solide et visible attache avec le gros de ses coreligionnaires, car il se sépare d’eux en un autre point où le schisme doit être singulièrement douloureux et délicat. Il n’aurait aucune horreur pour la rééligibilité du président de la république, il l’a déclaré de bonne foi dans son bureau, et la déclaration était tournée en manière de compliment, afin sans doute qu’elle allât plus sûrement à son adresse. M. de Lamartine ne craint point, pour son compte, « de trop populariser la république ! » Voilà ce qui s’appelle donner aux choses un tour ingénieux ; mais aussi, pour que cette popularité qu’il veut communiquer à la république ne paraisse point trop peu républicaine, pour que l’intention qui la lui fait rechercher soit elle-même aussi peu soupçonnée que la femme de César, il lui faut se maintenir, et César avec lui, au faite le plus ardu, le plus en évidence de l’édifice républicain tel que l’ont bâti nos premiers constituans. S’il lâchait ce contrepoids du suffrage universel, M, de Lamartine ne serait plus maintenant qu’un bonapartiste ordinaire, un bonapartiste de la prorogation. Au contraire, en se présentant avec le suffrage universel d’une main et la rééligibilité de l’autre, il est l’homme d’état tout trouvé de cette école originale qui renie si bravement l’esprit de conservation tel que l’entend le commun des intelligences froides, qui ne compte plus pour nous sauver que sur la sagesse providentielle, sur les instincts enthousiastes des masses, et qui, sachant d’avance par privilège spécial à qui va cet enthousiasme, nous conjure de nous laisser faire pour notre bien. Nous avions déjà la fusion de droite, l’union léonine du droit divin de la légitimité pure avec le droit très humain de la quasi-légitimité ; c’est ici la fusion de gauche. Il y a un gouvernement qui jusqu’à présent, Dieu merci, a représenté l’ordre dans la société plus que la révolution ; la révolution lui suggère par des bouches complaisantes qu’il n’est qu’un gouvernement de fait, et que, pour être un gouvernement de droit, il faut qu’il lui emprunte son signe le plus caractéristique, la sanction du suffrage illimité ; elle n’ajoute pas que ce ne sera point seulement la reconnaître, que ce sera la subir. N’est-ce pas une tentation du même genre que celle dont on use dans le camp de la branche aînée vis-à-vis du camp de la branche cadette ? Venez à nous, dit-on aussi par là ; nous vous donnerons la consécration et le pardon ; vous nous donnerez le commandement. M. de Lamartine peut donc croire qu’il a quelque chance d’être le tentateur de la fusion de gauche, et de ce point de vue, nous le répétons, l’objection dirigée contre la révision au nom de la loi du 31 mai est pour lui chose sérieuse.

Il n’en est pas de même pour ceux d’entre les purs républicains qui daignent mettre leur résistance à couvert derrière cette objection, bien mesquine quand on en a d’autres si formidables. Tout le monde n’est pas né pour soutenir carrément et même consciencieusement que le peuple français était prédestiné à la république, et que la république, une fois introduite en France, n’en doit plus disparaître, comme il est arrivé à tous les régimes précédens, parce qu’elle y existe en vertu d’un droit éternel. Il n’y a que deux espèces d’hommes pour être aussi sûrs de leur fait : des avocats métaphysiciens ou des polytechniciens endurcis. Quand on n’a point le cœur à ce niveau-là, on aime mieux ne pas discuter du tout, et la loi du 31 mai est un prétexte assez commode pour rompre la conversation et s’enfermer dans son entêtement en s’épargnant l’embarras de le motiver. D’ailleurs ce n’est pas seulement aux opiniâtres que le prétexte sert, il sert encore aux naïfs, et c’est l’honneur véritable du parti qui s’intitule le plus exclusivement le parti républicain, c’est un honneur dont nous le félicitons sans la moindre ironie de compter dans son sein beaucoup de naïvetés persévérantes. On rencontre encore çà et là des frondeurs intrépides que la révolution de février n’a pas corrigés du goût d’être de l’opposition sans avoir la taille qu’il faut pour n’en être que jusqu’où l’on y consent. Nous ne dirons pas trop de mal de ces honnêtes gens, car peut-être les aimons-nous encore mieux que certains autres qui se sont trop repentis, et qui, dans l’excès de leur contrition, deviennent d’aussi dangereux pénitens qu’ils ont été de maladroits pécheurs. Quant aux pécheurs obstinés, qui très sincèrement ne veulent point de la révision, parce que le gouvernement ne peut guère ne point en vouloir, et qu’il ne faut en rien vouloir ce que veut le gouvernement ; quant à ces opposans de profession, qui ont les idées en général beaucoup plus simples qu’on ne croit, leur simplicité est trop heureuse de se retrancher à l’abri de ce prétexte, qui a pour eux l’aspect authentique et solennel d’un chiffre. Ils y vont en tout bien tout honneur ; ils jurent sur la parole de M. de Girardin ou de M. Crémieux. Onze millions d’électeurs ont nommé les députés de la législative, comment sept millions suffiraient-ils pour nommer une constituante ? Onze millions sont plus que sept, voilà les chiffres, les chiffres de M. de Girardin ; qu’y pouvons-nous faire ? vous diront-ils avec candeur. Otez-leur le prétexte, répondront de bonnes ames, puisque le prétexte les blesse. Notre avis à nous est qu’on ne discute jamais, pas plus qu’on ne transige utilement, ni avec les opiniâtres ni avec les naïfs, et que ce prétexte ôté ils en découvriront ou ils en accepteront un autre.

Nous ne sommes point positivement à genoux devant la loi du 31 mai ; nous lui rendons cependant quelque chose de plus que le culte ordinaire dont nous nous sentons redevables à toutes les lois : nous nous rappelons qu’elle a été la première victoire pacifique des pouvoirs réguliers sur l’anarchie menaçante. Ce point lui demeurant bien et dûment acquis dans notre reconnaissance, il ne nous coûte guère de confesser que nous n’avons pas d’illusions exagérées sur sa valeur intrinsèque. Personne, lorsqu’on l’a faite, n’a prétendu la faire en perfection : on l’a faite comme on pouvait, puisque, ayant les mains liées, on ne pouvait la mieux faire. La constitution de 1848 avait eu l’à-propos d’être en même temps une loi organique de l’électorat ; elle l’avait organisé sans garanties, sous ombre de l’organiser sans privilège. Il y eut bientôt un moment, et nous n’en perdrons pas si vite la mémoire, il y eut un moment où la société ressentit jusqu’au fond de ses entrailles le besoin de ces garanties, que la constitution lui refusait, pour procéder à la formation de son pouvoir le plus essentiel, du pouvoir législatif. On s’aperçut vite que le suffrage universel, abandonné à lui-même, livré pour ainsi dire à la promiscuité désordonnée avec laquelle on l’avait confondu, était bien moins un bouclier pour la république contre les factions qu’une arme pénétrante dirigée contre le corps social par la main des nouveaux barbares. Beaucoup des gens qui dénigrent aujourd’hui fort à l’aise la loi du 31 mai éprouvèrent alors ces mortelles inquiétudes dont la loi du 31 mai a tant bien que mal amoindri les causes. Que pour régulariser l’exercice du droit de suffrage il eût été mieux de modifier les conditions de l’âge ou du vote que d’aggraver peut-être assez rudement celle du domicile, rien de plus clair ; mais, puisque la constitution empêchait le mieux, il a bien fallu se réduire à ce que la constitution n’empêchait pas. Nous ne disconvenons point que fixer à vingt-cinq ans la capacité de l’électeur, ou le dispenser de voter par scrutin de liste, c’eût été d’une moindre difficulté que de l’obliger à trois ans ; de domicile ; mais à qui la faute, si l’on n’a pas eu le libre choix du procédé le plus rationnel dans un amendement indispensable ? Et qu’est-ce que cela prouve, sinon la nécessité d’une autre constituante, non point pour abolir, — pour refaire la loi du 31 mai ? On la refera, s’il plaît à Dieu, tôt ou tard sur des bases plus solides non pas que nous entendions qu’il faille jamais revenir aux bases trop étroites de l’électorat ancien ; mais il n’est pas moins impossible de laisser l’état, quelle qu’en soit désormais la forme, sur les fondations flottantes du droit électoral de 1848. Il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre qu’il y a là dorénavant deux impossibilités en quelque sorte parallèles : l’impossibilité d’une monarchie qui subsiste avec un électorat de purs censitaires, l’impossibilité d’une république qui subsiste avec le suffrage illimité de la multitude.

À cette nomenclature des objections que l’on peut soulever contre la révision, sans que nous nous en trouvions fort émus, ajoutons enfin celles-ci, qui nous émeuvent encore moins, les objections de l’amour-propre paternel. Parmi les auteurs de la constitution de 1848, on en sait qui l’ont faite la moins mauvaise qu’il leur a été permis de la faire ; ce ne sont pourtant pas ceux-là qui tiennent le plus à leur œuvre. D’autres, animés d’un zèle tout particulier, ont cherché, semble-t-il vraiment, bien moins à la rendre bonne qu’à la rendre éternelle ; ils ont été plus préoccupés du soin orgueilleux d’enchaîner la France au code dont ils la dotaient que du soin patriotique d’arranger assez bien ce code lui-même, pour qu’il fût supportable à la France : c’est là du moins ce que nous voyons de plus net dans la récente confession de M. de Cormenin. M. de Cormenin ne peut plus rien écrire en un sens ou dans l’autre, ni pour les ultramontains ni pour la république, que nous ne regrettions chaque fois davantage qu’il ne se soit pas astreint plus rigoureusement à la spécialité de ses études administratives, et qu’il ait un jour résolu, dans sa dure cervelle, de doubler Paul-Louis, le vigneron. Il y avait sans doute chez Courier beaucoup du maître mosaïste, il y avait de la recette et du procédé dans ses affectations archaïques ; mais il y avait encore un fonds de naturel et de vivacité qui manque à son imitateur. Aussi une fois le premier effet du procédé passé, une fois la main de l’auteur fatiguée à ce martelage de style qui avait eu d’abord une certaine sonorité, il n’est plus resté grand’chose du talent laborieux de M. de Cormenin. D’avoir de l’âcreté dans l’humeur, c’est une nuance de caractère ; ce ne saurait être un genre de littérature c’est à celui-là cependant que Timon s’adonne depuis déjà long-temps avec une préférence trop exclusive, et cette préférence finit par porter malheur à sa plume. Il en tombe maintenant des phrases que le Timon d’autrefois n’oserait point reconnaître : « Les pouvoirs qui se tiennent en équilibre sous l’œil nocturne et diurne de la presse ;… la figure idéale de la souveraineté du peuple portant dans sa main le suffrage universel, tandis que la république se déroule dans les plis de son manteau, etc. »

Il en faudrait citer beaucoup, s’il s’agissait ici d’éplucher des phrases, et pourtant, qu’on ne s’y trompe pas, les phrases, en ce temps-ci plus qu’en aucun autre, servent à juger les hommes, parce que les hommes disparaissent, chacun selon son goût et ses moyens, sous une phraséologie de convention. Chacun a devant les yeux son propre type qu’il entretient, qu’il développe et qu’il exhausse au moins autant pour l’amour de l’art que pour l’amour du vrai. M. de Cormenin vise au bourru bienfaisant, et l’un des bienfaits les plus notables dont il veut nous avoir gratifiés, c’est sa collaboration au pacte constitutionnel de 1848. La plus forte objection de M. de Cormenin contre la révision, c’est évidemment qu’il est le père de la charte à réviser : Me, me adsum qui feci ! C’est lui qui « l’a bâtie avec son mortier et sa truelle ;… il a pris ce qu’il y avait de mieux dans les chartes antérieures ;… l’œuvre a été accommodée à l’état présent de la société ;… elle est l’application des théories déductivement résumées il y a dix-sept ans dans un livre de lui. » Et l’application elle-même, il la définit, la résume aussi avec un laconisme dont l’énergique expression a fait fortune : « Des pouvoirs qui se battent sans jamais venir à bout de se tuer ! » Que peut-on souhaiter de mieux pour l’agrément et la sécurité des existences privées ou publiques remises à la garde de ces pouvoirs protecteurs ? et qu’il y a bien de quoi se vanter d’avoir trouvé tout cela ! « J’ai écrit mot pour mot le troisième chapitre de la constitution ! » -Il est juste de remarquer que cette bataille incessante n’est point une hostilité proprement dite selon le sens de M. de Cormenin ; c’est ce qu’il intitule la séparation, et l’euphémisme a vraiment son prix ; car il cache un spectacle qui n’est pas beau. Les amis de M. de Cormenin ne s’accordent pas avec lui sur le but et l’effet de sa constitution républicaine ; ils nous répètent à tout bout de champ que, si l’on se bat dans cette arène où elle nous a parqués, ce n’est pas qu’elle soit faite à cette intention ; c’est qu’on n’y apporte point la bonne volonté d’y vivre en paix. M. de Cormenin ne l’entend pas de la sorte. Il a conçu sa charte tout exprès de manière à faire battre les gens. « Si les pouvoirs se jalousent, c’est ce qu’il faut ; s’ils se disputent, tant mieux ; s’ils crient, c’est qu’ils ne sont pas morts ! » Voilà qui est consolant, et au total il en a été comme l’a voulu M. de Cormenin et l’événement, la réalité, ont confirmé les sages prévisions, les vœux du législateur ! Les pouvoirs se battent à souhait, et, si exigeant que soit là-dessus M. de Cormenin, il doit en avoir à son contentement. Il a raison d’ailleurs. Qu’on nous passe cette trivialité : tant de tués que de blessés, il n’y a personne de mort ; mais il n’y a rien non plus dans toute la machine qui soit resté sain, et c’est là ce qui le condamne.

M. de Cormenin n’accepte pas cette condamnation que le mouvement révisioniste inflige d’avance à son œuvre. Il étale à plaisir le catalogue de toutes les difficultés qu’il a savamment amassées pour empêcher qu’on y touchât. C’est Ossa sur Pélion, et il nous défie d’escalader ses retranchemens. Il nous déclare « qu’il s’en tient tout uniment aux bases du régime de son choix, » et que c’est à nous d’en prendre notre parti ; que puisque Timon ne s’en trouve pas mal, le peuple français s’en trouve très bien, et qu’il ne bougerait pas, tant il est à son aise avec tous ces articles de loi fabriqués de main de maître, « n’étaient les impatiences féroces qui déchirent le foie de la classe officielle. » Il se rencontre quelquefois dans la polémique des partis de ces coïncidences de langage dont il faut garder note pour bien apprécier une situation. Tout le monde aujourd’hui se déchaîne contre la classe officielle « à laquelle appartient tout le monde, « cette nation bourgeoise, cette France lettrée, nerveuse, fiévreuse, comment la nommerai-je, si elle a un nom, cette France-là, dont je fais partie ? » s’écrie M. de Cormenin en personne, ne sachant plus comment la mieux représenter qu’en se donnant une bonne fois lui-même pour en être le portrait.

Le portrait, à coup sûr, ne serait point flatté, et de fait l’original a bien des travers que nous sommes fort aises qu’on ne ménage point. Il nous paraît toutefois que la « nation bourgeoise » doit avoir aussi quelque qualité qui l’aide à subsister malgré tout le mal qu’elle fait et tout celui qu’on lui rend. Ne serait-ce point qu’appelant à elle et finissant toujours par absorber toutes les fractions extrêmes de la société française, elle mitigerait les uns par les autres les défauts de chacune d’elles ? Ne serait-ce point qu’elle formerait ainsi entre les diversités violentes et les exagérations respectives des opinions, des intérêts et des souvenirs, une sorte de milieu tempéré où ces exagérations ne s’acclimateraient point, ce qui les rejetterait toujours à la longue en dehors de la pratique ? Les exagérés de toutes couleurs se vengent à leur tour des bourgeois en en médisant beaucoup, en les calomniant un peu. Nos ultramontains leur reprochent d’être athées, nos absolutistes d’être démagogues, nos démagogues d’être aristocrates, M. de Cormenin d’avoir un mauvais caractère qui les empêche d’aimer la république. Où serait-elle, hélas ! s’ils n’avaient pas eu le caractère bien fait ?

Nous avons trop insisté peut-être sur une publication éphémère, qui offre pourtant cela de curieux, qu’elle sert maintenant de catéchisme aux constitutionnels orthodoxes. La nourriture est, comme on voit, assez pauvre, et il n’y a certainement pas là de quoi se passer de la révision. Nous du moins qui n’y renonçons pas pour si peu, examinons encore cependant les autres objections, qui nous semblent beaucoup plus considérables, parce qu’à tout prendre, et même en tenant un compte équitable des faiblesses et des rancunes qu’il y a dans tous les partis, ces objections dérivent en somme de mobiles moins personnels ou d’esprits plus élevés. Ces objections sont bien simples. — On court le risque de vouloir faire encore de l’ordre avec du désordre. On ne sait pas où l’on va, si l’on ne réussit point ; on le sait encore moins, si l’on réussit. C’est à peu près à ces termes que se réduit toute l’argumentation sérieuse et sincère qui s’est produite dans la discussion des bureaux avant le choix des commissaires chargés, selon la proposition de M. Moulin, de préparer le débat public des projets de révision. Cette argumentation n’est pas restée sans réponse.

Il serait certes bien préférable que le pays n’eût point si souvent à manifester ses volontés en dehors des circonstances ordinaires. Ce n’est pas le cours normal de la vie publique que cette surexcitation intermittente qui ne laisse le loisir de rien régulariser. L’inconvénient n’est pas douteux ; est-il moindre que l’inconvénient de la résignation ? Toute la question est là. Voici un nombre quelconque de représentans, une minorité issue, pour beaucoup de ses membres, des listes imposées en bloc aux électeurs avec l’inflexibilité de la consigne radicale, une minorité certaine, avouée, proclamée. Cette minorité se dit : « Nous serons aussi peu que possible contre la majorité, deux cents, moins de deux cents, et nous lui barrerons le chemin par où elle s’efforce de répondre aux vœux de cette autre majorité, de cette grande majorité du peuple français dont elle est l’expression, puisqu’elle a reçu son mandat. Nous nous prévaudrons contre cette majorité parlementaire d’une observation judaïque de la légalité constitutionnelle ; nous la mettrons au défi d’en sortir ; nous crierons, si elle y demeure, que ce n’est point le respect de la loi qui l’arrête, que c’est la peur de nos vengeances ; nous soutiendrons que nous minorité, nous avons réellement la masse de la nation derrière nous, et qu’on le verra bien, lorsqu’en 1852 le droit au fusil refera la conquête du droit au suffrage. » À cette attitude injurieuse de la montagne, n’est-ce point la nation qui doit opposer les preuves convaincantes de ses véritables sentimens, puisque la majorité n’est plus à même de les traduire d’une façon efficace ?

Le pétitionnement en France est peut-être plutôt dans les habitudes des partis turbulens que dans celles du parti de l’ordre ; pourquoi celui-ci ne l’accepterait-il pas pour multiplier les rares moyens d’action dont il dispose ? D’ailleurs, avec l’extension nouvelle des droits politiques, le pays qui pétitionne ne saurait être au fond que le pays électoral lui-même intervenant seulement d’une façon plus modeste dans le mouvement général, parce qu’il intervient sans avoir été régulièrement convoqué. Le droit de pétition, ainsi exercé par grandes masses, pourrait sans doute, quelque convenable qu’il soit en lui-même, friser un peu les méthodes révolutionnaires, et ressembler de loin au radicalisme arbitraire de la souveraineté du peuple, toujours suspendue, dans l’idéal des démagogues, sur la tête des autorités établies ; — mais, pour éviter jusqu’à l’apparence de tomber dans les sentiers de la révolution, permettra-t-on à la révolution de jouir en toute assurance du triomphe qu’elle s’est ménagé, de s’incarner en quelque sorte dans ces cent quatre-vingt-huit députés qui suffisent pour en proroger l’ascendant, et de trôner ainsi au faîte de la montagne sans avoir même à souffrir le trouble des réclamations, des doléances universelles ? Étrange alternative en face de laquelle le bon sens veut pourtant qu’il y ait une solution moyenne et raisonnable ! Ou vous pétitionnerez trop fort (et le pétitionnement gagne, à vrai dire, des proportions de plus en plus vastes), mais vous risquerez peut-être de diminuer d’autant la légalité, votre dernière sauvegarde ; ou vous pétitionnerez à voix basse et à pas de loup, de manière à ne pas déranger les cent quatre-vingt-huit, mais vous donnerez raison à leur orgueil, et ils affirmeront qu’ils ne vous ont pas entendus.

S’ils l’affirment enfin, reprend-on, si en tout état de cause il se rallie toujours à la consigne le strict nombre qu’il faut pour n’en pas démordre, à quoi pourrez-vous alors aviser ? Il vous restera de votre campagne des institutions discréditées, et vous n’avez qu’à la regarder comme perdue, si, après avoir témoigné tant de fois de votre amour pour la légalité, vous n’êtes point poussés quand même aux expédiens illégaux. — Non, la campagne ne sera point perdue, si la révision n’arrive pas au plus prochain terme, — si, contrairement à l’hypothèse que ceux mêmes qui ne la désirent pas tiennent pour sa conséquence la plus probable, la révision n’aboutit point à rouvrir au président de la république les chances d’une nouvelle candidature. Il serait insensé de ne pas voir que, l’envie d’assurer ces chances entre et doit entrer pour beaucoup dans la propagation du mouvement révisioniste. Ce serait s’abuser tout-à-fait de supposer que, ces chances une fois ruinées, ce mouvement n’aurait plus de portée, qu’il avorterait entièrement, à moins d’un coup de main qui l’utilisât. Un homme peut beaucoup pour le salut de son pays, mais c’est un pays déjà mort que celui dont le salut dépendrait d’un homme. Le salut de la France est dans la résolution plus ou moins ferme avec laquelle elle saura manifester à la fois et la volonté d’user à son gré d’elle-même, et la volonté de maintenir, quoi qu’il en coûte, le culte du droit positif, de la loi écrite, pour ne plus souffrir, comme elle a déjà trop souffert, de la maxime tyrannique : Salus populi suprema lex. Admettez ce qu’on a du moins très légalement, très naturellement tout le droit d’admettre ; admettez que la campagne ait le succès qui s’annonce, que ce succès si grand, si patriotique, si national, ne soit pas encore assez complet pour enlever jusqu’à ces réfractaires cantonnés dans leur citadelle légale : est-ce que cette misérable résistance pourrait jamais avoir d’effet sur les destinées du pays ? Est-ce que le pays au contraire n’aurait pas acquis une conscience bien meilleure de lui-même ? est-ce qu’il ne se serait point avancé d’un pas énorme dans sa guérison, en se prouvant, après avoir eu tant de sujets de douter de sa propre vertu, qu’il pouvait dorénavant conduire un tel effort, le soutenir et le suspendre à son gré ? Où serait le coup de désespoir dont le profit lui vaudrait la moralité qu’il pourrait ainsi tirer de cette expérience ? Il n’y a qu’un parti qui ait assez démérité de la France pour n’avoir à demander sa fortune qu’à quelque hardiesse désespérée : c’est le parti de la république violente, qui s’est un jour persuadé qu’il nous avait à jamais ravis par surprise.

Une autre objection. La révision réussit, les 188 se disloquent, et légalement la bataille est gagnée. Que fera-t-on le lendemain d’une victoire si ardemment espérée ? Nous savons d’abord que la veille du moins l’on aura fait son devoir, et c’est toujours de bon augure. Nous savons aussi que les partis, qui, dans cette éventualité, auront peut-être ajourné leurs querelles et contenu leurs prétentions rivales, y retourneront de plus belle et recommenceront les luttes interrompues, que ce sera pour eux une occasion de dresser leurs cadres. On le répète assez pour que nous ne l’ignorions pas : avec la révision octroyée, rien ne sera cependant encore fini, ce sera seulement l’ouverture d’un champ clos plus spacieux. Reste à dire si la France, qui se serait formée tout au moins dans cette épreuve, puisqu’elle en sortirait victorieuse, n’aura pas alors trouvé en elle, au plus fort même de son travail, une pensée assez claire, assez puissante, pour qu’elle s’impose à toutes les dissidences comme à toutes les rébellions. Ce n’est point trop s’aventurer de croire qu’au-dessous des partis qui s’agitent à la surface et au nom de la France, il y a dès à présent une immense quantité de citoyens qu’ils n’enrégimenteraient plus. L’histoire de nos partis prête beaucoup à l’observation philosophique. On ne peut méconnaître qu’ils se ramifient de moins en moins dans les profondeurs de la population. À mesure que l’envie de se montrer, de figurer quelqu’un, d’avoir un rôle, d’avoir un théâtre, s’est éparpillée pour ainsi dire dans la société sur un plus grand nombre d’individus, les partis sont devenus le refuge obligé de ces individus exigeans. La masse, en revanche, s’est retirée d’eux, et ne les suit plus guère que de nom. Regardez autour de vous ; consultez vos proches, interrogez le bruit de la ferme, de l’atelier, de la rue : vous ne trouverez qu’un même esprit chez tous ceux qui ont encore le goût de vivre en hommes policés, un esprit formé par toutes les données raisonnables de la tradition et du progrès. Cet esprit-là réclame énergiquement les satisfactions auxquelles il a droit, et, pourvu qu’il les obtienne, il sait le même gré à quiconque les lui procure. Il se sent plus détaché des personnes qu’on ne le veut bien dire. Il n’est ni pour la rose rouge, ni pour la rose blanche, ni pour York, ni pour Lancastre ; il est pour le triomphe le plus facile et le plus sûr des intérêts et des principes auxquels il s’appuie, mais il ne les pousse en aucun sens jusqu’à cette exagération où ils arrivent infailliblement, quand on les identifie avec des questions de personnes. C’est là vraiment l’esprit moderne, et si nous nous apercevons tous qu’il circule autour de nous, pourquoi ne se produirait-il pas dans l’assemblée de révision ? Pourquoi n’y dominerait-il point les partis qui le méconnaissent, et s’affaiblissent de plus en plus en le méconnaissant ?

On a trop aperçu cette faiblesse des partis dans la discussion préparatoire des bureaux ; au lieu de chercher à s’unir sur le fond commun où l’esprit public voudrait les mettre d’accord, ils n’ont cherché qu’à se prononcer sur leurs différences, et ils les ont encore ainsi plutôt envenimées qu’atténuées. On a trop vu comment l’assemblée se divise en légitimistes, orléanistes, bonapartistes et républicains de toute nuance. Les légitimistes ont, pour leur compte, singulièrement accusé la leur en s’abstenant, ou en votant au profit des membres de l’opposition avancée, malgré le bon exemple de conciliation politique donné par N. Berryer. Les hommes qui ont la vieille expérience ou du moins le tact de l’opinion publique savent encore discerner le moment où elle se refuse à s’engager avec ses chefs ordinaires dans des aventures qui ne l’attirent plus. Le malheur est que les nouvelles recrues des partis aspirent à leur tour à briller au premier rang, et rompent ainsi davantage avec le corps d’armée qu’ils s’imaginent commander, en prétendant aller plus loin que leurs anciens leaders. La commission comprend de la sorte sur quinze membres six adversaires de la révision, et, sur les neuf qui défendent cette mesure, il n’en est presque pas qui l’entendent de même. Cette dissémination des volontés ne se retrouve certainement pas dans le pays au même degré que dans le parlement ; c’est pour cela que le pays est appelé non pas à peser sur les décisions parlementaires, mais du moins à leur imprimer peut-être une direction plus ferme et plus unie.

Nous n’avons fait qu’indiquer jusqu’à présent l’épisode regrettable qui ouvre l’histoire de cette quinzaine, l’improvisation trop inattendue de M. le président de la république à Dijon : nous ne voudrions pas nous y arrêter beaucoup plus ; nous sommes trop sûrs que ce n’est point avec des écarts de langage, avec des représailles de tribune à tribune, que l’on introduira dans le parlement et dans le pays cette unité d’intentions qui serait si nécessaire. Nous avons eu plus d’une fois l’occasion de le dire : le président de la république est exposé par sa situation et par son nom à une erreur dont il ne s’appliquera jamais trop à se garder, — ’est l’erreur des princes absolus, c’est l’illusion séduisante de se croire aimé pour soi-même. Nous ne savons pas si ces princes ont été jamais appelés par d’autres que par les historiographes de cour du nom de bien-aimé, du nom de désiré ; c’est toujours leur faire honneur de croire que c’était la flatterie qui leur agréait le plus. Cette flatterie avait peut-être encore quelque fondement dans la vieille France, nourrie des souvenirs du dévouement féodal ; elle n’en a plus dans la France d’aujourd’hui. Ceux qui disent autre chose au président de la république ne font, pour ainsi dire, que lui ouvrir des portes qu’il est aussitôt obligé de refermer lui-même avec l’embarras de s’y être présenté sans y pouvoir passer. Il s’y résigne sans doute de bonne grace et toujours à temps ; il vaudrait mieux n’avoir point à se résigner. L’enivrement des acclamations et dès fêtes populaires ne doit pas exalter sa reconnaissance à un point où elle dépasserait la juste mesure de celle qu’on a pour lui.

Ce peuple est ainsi fait à présent, qu’on ne s’y trompe pas : il n’a de gratitude qu’une gratitude très raisonnée ; c’est la poétiser beaucoup que de la prendre pour « une sympathie touchante. » Il est reconnaissant, parce qu’il estime à sa plus juste valeur les services qu’on lui rend ou qu’on lui rendra ; il sera même reconnaissant jusqu’à trouver bon qu’on lui dise « qu’il ne périra pas dans les mains où il est : » c’est une assurance qui l’encourage à se laisser vivre ; nais, à votre tour, ne vous laissez pas tomber en le voulant ravir, car il n’est pas dit qu’il vous soutiendrait, si vous vous manquiez à vous-mêmes. Du reste, le plus sage est à présent de s’en tenir aux paroles si dignes et si mesurées de M. Léon Faucher dans la discussion provoquée sur le discours du président de la république au sein de l’assemblée. L’insistance énergique et dévouée du ministre de l’intérieur avait déjà diminué la gravité de l’embarras avant même qu’il devînt une difficulté parlementaire. Une fois sur ce terrain, M. Faucher a couvert avec beaucoup d’à-propos et de fermeté une position délicate. Nous disons donc comme lui : — Il n’y a qu’un discours prononcé par M. le président à Dijon, c’est celui qui est inséré au Moniteur. — Nous disons en même temps, comme disait M. Piscatory en acceptant très habilement et très loyalement la déclaration de M. Faucher : « Si ces paroles ont été dites, elles sont retirées ; si elles ont été pensées, la pensée est rétractée par le gouvernement. » Nous aimons beaucoup mieux la manière dont la discussion s’est ainsi trouvée close que celle dont elle était engagée par le général Changarnier. C’est assurément d’un très mauvais exemple que les grands pouvoirs de l’état s’adressent réciproquement des duretés trop publiques ; mais c’est peut-être encore d’une plus fâcheuse conséquence de voir les généraux s’offrir si hautement, eux et leur épée, pour protéger l’un et pour menacer l’autre. Les mandataires de la France sont défendus par l’inviolabilité de leur mandat et par les attributions exécutives de leur président ; le zèle du général Changarnier dut paraître au moins présomptueux aux rigides parlementaires.

Tout ce débat était d’ailleurs venu par incident ; mais, comme il était dans l’air, il fallait bien qu’il éclatât. Le lien était d’ailleurs facile à nouer entre l’histoire toute fraîche qui courait les bancs de l’assemblée et la question que l’on traitait à la tribune : il s’agissait de récompenses à donner aux soldats qui avaient fait leur devoir dans les révolutions politiques, — de fixer le point, s’il existe, où finit le devoir de l’obéissance militaire. Ce débat, aussi compromettant qu’inutile, s’est malheureusement encore renouvelé il y a deux jours, et il a fourni aux représentans de la montagne l’occasion d’un de ces scandales déplorables qu’ils ne ménagent point assez au pays. M. Arnaud (de l’Ariège), M. de Flotte, ont entrepris l’un après l’autre de soutenir la thèse la plus anarchique qui depuis long-temps ait égaré les délibérations de l’assemblée nationale. M. Arnaud (de l’Ariége) ne veut accepter, ni dans l’armée ni dans l’état, d’autre autorité que celle de la conscience individuelle ; il accorde au soldat le droit de briser son épée et d’abandonner son drapeau en face de l’ennemi, de l’étranger ; il accorde au citoyen le droit d’insurrection contre toute loi qui le blesse. Ces bizarres métaphysiciens de l’orgueil n’oublient qu’un point dans leur dialectique : c’est que le premier besoin de la conscience individuelle, quand elle n’a pas été corrompue par le triste dévergondage des beaux esprits de notre temps, son premier instinct est de s’en rapporter à la raison générale. L’orgueil est aujourd’hui la maladie intime de toutes les existences publiques, grandes ou petites. Les sentimens de la plus parfaite démocratie n’en exemptent pas : il couve chez les uns à la manière sourde et sentencieuse de Saint-Just ; il fait explosion chez les autres, il rayonne en feu d’artifice, il se prend à tout, se subordonne tout ; il ne voit en toute occasion, en tout lieu, même aux plus sérieux passages, que son génie à prôner sous prétexte d’honorer l’humanité, et son style à placer pour continuer l’illustration de son génie. C’est comme cela que M. Victor Hugo nous l’a montré l’autre jour en cour d’assises, où il a composé sur la peine de mort.

Au dehors, il ne s’est point produit depuis ces derniers temps d’épisode nouveau dans les complications toujours pendantes ; le seul endroit où il y ait eu quelque bruit inattendu, c’est à Hambourg, où le maréchal Legeditsch tient une nombreuse garnison qui s’est vue tout d’un coup assaillie par une partie de la population. On dit même que l’émeute n’aurait pas été réprimée sans des moyens très énergiques. Hambourg est pour l’Autriche un poste avancé qu’elle se fait gloire de tenir si loin de ses propres lignes de défense et à la face de l’Allemagne. L’occupation de Hambourg par les Autrichiens est un sujet d’inquiétude continuelle pour la Prusse, qui redoute de plus en plus l’ambition commerciale dont M. de Bruck semble avoir inspiré le goût au cabinet de Vienne. M. de Bruck a cependant tout récemment donné sa démission soit à cause des questions de finances, soit par suite de quelques difficultés avec le prince Schwarzenberg. Cette circonstance a provoqué dans la capitale de l’Autriche une certaine animation politique que l’on n’y remarquait plus de puis long-temps. On se croit sur le point d’aborder une phase nouvelle ; on parle de grands changemens qui seraient introduits dans la constitution du 4 mars. On se demande comment l’idée favorite du ministre dirigeant, l’idée de centralisation, pourra s’accorder avec les tendances séparatistes de plus en plus marquées dans les divers états de la monarchie. On s’inquiète enfin de la situation financière, qui ne change guère. On avait appelé une commission choisie parmi les banquiers de Vienne à délibérer en commun avec une section du conseil de l’empire. La commission a terminé maintenant ses travaux sans que l’on en sache encore le résultat, et l’on craint qu’il n’en soit de ces délibérations comme il en fut naguère de celles des fabricans, que l’on a réunis avec si peu de profit pour étudier les questions de tarifs. Il devient cependant de plus en plus urgent de remédier à la dépréciation des valeurs autrichiennes et de relever, si l’on peut, ce côté faible d’une situation au premier abord si prospère. Les fêtes d’Olmütz, qui semblent le couronnement de ces prospérités, n’ont peut-être fait qu’en cacher un autre revers.

Le parlement anglais est toujours le théâtre de la lutte engagée dans toutes les règles contre le cabinet whig par ses adversaires de toute nature. Les protectionistes, à la fois jaloux d’humilier le ministère et incapables de lui succéder, usent des habiletés de leur stratégie pour infliger à lord John Russell échecs sur échecs. Dernièrement par exemple, dans les communes, M. Hume voulait faire examiner en comité la loi de l’income-tax ; les protectionistes l’aidèrent à l’emporter en principe contre les ministres et les députés de Manchester ; puis, quand il s’est ensuite agi de passer à la nomination même de ce comité, les protectionistes se sont retournés contre M. Hume pour l’empêcher de l’obtenir, parce que c’était alors le ministère qui le portait. Tout ce que veulent ainsi les protectionistes, c’est en effet de mettre constamment le ministère en minorité. De son côté, lord John Russell manœuvre pour ne point endosser la responsabilité des mesures où l’on prend à tache de lui arranger des embarras. C’est ainsi qu’il a déclaré qu’il ne prendrait aucune part à la direction de ce comité d’enquête sur l’income-tax, parce qu’il n’attendait de ses recherches aucun résultat pratique. L’impôt n’ayant été renouvelé que pour un an, lord John Russel ne saurait l’étudier trop soigneusement pour le remplacer ou pour l’amender ; mais cette fausse situation où le ministère whig est désormais attaché en face de la chambre lui enlève toute initiative ; il n’ose ni supprimer ni conduire ce comité de l’income-tax. Le langage ministériel s’est retrouvé tout pareil dans une question bien différente. Lord Melgund avait présenté un projet de loi sur l’éducation en Écosse ; les ministres n’ont point voulu s’engager avec lord Melgund, et, tout en soutenant son projet, ils ont refusé d’y mettre leur responsabilité.

En Portugal, le maréchal Saldanha commence à sentir durement les embarras d’un triomphe qu’il aura plus d’un sujet de regretter. Quelles que soient les jouissances d’une victoire si singulière, le maréchal ne peut point s’y abandonner font temps sans apercevoir qu’il a lui-même ébranlé le trône d’une princesse dont il s’était dit le champion et le chevalier, que pour comble il pourrait bien ne pas recueillir le triste profit de son infidélité, et devenir à son tour le jouet de l’anarchie après en avoir été l’idole. La position est, en effet, chaque jour plus pénible, toutes les factions, se réveillent en même temps avec tous leurs griefs, et le maréchal a l’air fort mai à son aise entre les débris des miguelistes, qui refusent dédaigneusement ses restitutions, et les septembristes, qui ne se trouvant point encore satisfaits, se déclarent cependant ses protecteurs avec une condescendance injurieuse. De son côté, le frère du comte de Thomar, M. Silva Cabral menace le cabinet du maréchal d’une hostilité décidée pour le punir de ne point l’y avoir admis. Il lui annonce à lui-même que, s’il ne rompt pas encore avec lui, c’est parce qu’il sait bien que tout se fait contre ses désirs et sans qu’il le sache. Il ne manquait plus au duc de Saldanha que de subir l’indulgence du frère du comte de Thomar ; il est vrai que ce sont des frères ennemis. À travers ce pénible imbroglio, qui finira peut-être par amener quelque intervention étrangère, la commission chargée de préparer la loi électorale a presque terminé son travail, qui fera sans doute au pays une figure encore plus particulière. La commission incline assez hardiment vers le suffrage universel pour témoigner de l’influence dirigeante des septembristes. Les septembristes cependant se plaignent encore et assurent qu’ils en finiraient bientôt du maréchal Saldanha s’il ne les débarrassait du comte de Thomar. Le suffrage, dans ce nouveau système portugais, serait à deux degrés, à peu près universel et sans aucune restriction de cens au premier degré, dans la paroisse ; mais, pour être électeur du second degré, il faudrait être inscrit sur les registres des impositions directes et payer la valeur de 5 à 6 francs.

La situation du Piémont offre un heureux contraste à côté de cette anarchie portugaise ; le gouvernement sarde lutte avec courage, avec honneur, contre des difficultés- de deux sortes, contre les sourdes tentatives d’une réaction plus aveugle que généreuse, contre les machinations des conspirateurs mazziniens, qui affectent de se servir de lui et annoncent trop publiquement qu’ils l’exploitent pour le croirez eux-mêmes. M. Mazzini cependant vient cette fois de publier un véritable manifeste où l’on ne fait plus au Piémont la faveur d’une mention toute spéciale : c’est à l’adresse de l’Europe entière, c’est une suite philosophique aux bulletins de nos comités de résistance. M. Ledru-Rollin a signé le premier, pour nous autres Français. M. Ruge représente l’Allemagne, M. Darasz, la Pologne, et les quatre ensemble, le directoire central de l’Europe souterraine. Nous voyons apparaître encore dans ce manifeste le doctrinarisme transcendant qui vise à faire un culte de la démagogie pour commencer par faire un dieu du démagogue. M. Ledru-Rollin n’est pas assez sérieux dans ce rôle-là ; ses souvenirs de basoche doivent le gêner vis-à-vis- des grands-prêtres qui l’ont reçu dans, leur collége.

Un mot, en finissant, au sujet de la Plata. Les amis trop ardens de la liberté montévidéenne ne reculent devant aucun expédient contre Rosas. Au moment où la discussion du traité Leprédour va s’engager en France ; le paquebot de la. Plata apportait à Londres des nouvelles bel et bien fabriquées, qui devaient faire tourner toutes les chances de la discussion contre Rosas en le représentant tout-à-fait abattu sous une coalition formidable. Le général Urquiza, gouverneur presque indépendant de l’Entre-Rios, avait lancé contre le dictateur de Buenos-Ayres un manifeste qui décidait la guerre. On a maintenant toute raison de penser qu’il n’y avait là qu’un de ces faux en écriture politique auquel les agens de Montevideo ont habitué l’Europe. Espérons que la chambre en finira résolûment avec une affaire où l’on a si souvent essayé de surprendre sa religion.

ALEXANDRE THOMAS.


Parmi tous les théâtres de Paris, l’Opéra-Comique est peut-être celui qui, avec des élémens restreints, tient le mieux l’attention publique en éveil. Le monde s’inquiète de ce qu’il prépare, accourt à ce qu’il lui offre, et se montre d’ordinaire assez satisfait de ce qu’il a vu pour y revenir sans se lasser. La faveur dont jouit ce théâtre a sa raison, il faut le reconnaître : elle est le résultat de l’ensemble remarquable et assez rare qu’on y rencontre. On ne chante là ni meilleure ni pire musique qu’à l’Opéra, puisque ce sont les mêmes musiciens qui l’alimentent ; les chanteurs sont suffisans, ils, chantent et jouent de leur mieux ; la mise en scène est soignée ; tout va de soi sans fatigue, et, pour le comédien et pour le spectateur. Aussi doit-on toujours craindre de voir cette douce quiétude troublée par des tentatives hasardées. Une candidature, une élection académique à motiver ou à justifier, il n’en faut pas davantage pour détourner de sa voie naturelle quelque gracieux talent, comme l’auteur de Raymond par exemple et du Songe d’une nuit d’été. M. Ambroise Thomas, dans son dernier opéra, s’est cru obligé de se jeter au travers des périls d’une action dramatique. Dans tout ceci, il n’a fait que donner la mesure précise de ses formes. Il est aujourd’hui bien reconnu que l’auteur du Caïd ne pourra jamais écrire une grande partition ; mais cela ôte-t-il une note à sa mélodie, et l’en croira-t-on moins savant pour cela ? N’est-on donc un musicien, un artiste avec lequel on compte, qu’à la condition de composer une épopée en cinq actes et en sept heures d’audition ? Pour tous ceux qui font cas du savoir et de la distinction, M. Ambroise Thomas reste ce qu’il était, un agréable musicien ; son talent, dans sa plénitude, avait donné tout ce qu’il promettait, sa ligne était tracée ; la velléité qui l’en a fait sortir ne lui a rien ôté, mais a marqué pour long-temps, sinon pour toujours, la route qu’il devait suivre. Ce chemin, du reste, fut de tout temps assez bien parcouru pour qu’un homme comme M. Ambroise Thomas le trouve encore digne de lui. La perfection se rencontre aussi bien dans un air de Cimarosa que dans un finale de Meyerbeer. Il s’agit seulement de mettre le doigt dessus ; heureux donc ceux qui se trouvent sur la voie et qui pourront l’atteindre !

Le Secret de la Reine est emprunté à la très mystérieuse histoire du masque le fer. Les auteurs n’ont pas cherché à donner à ce sujet de nouveaux éclaircissemens historiques : ils se sont contentés de la tradition qui fait du prisonnier des îles Saint-Marguerite le frère aîné de Louis XIV. Ceci une fois accepté et les anachronismes passés sous silence, le poème ne manque pas d’intérêt : il est long, diffus, écrit avec une afféterie parfois ridicule ; mais il y a des situations musicales, quelques scènes bien posées. Pour un livret d’opéra d’ailleurs, il ne faut pas se montrer trop difficile, du moment que ces conditions principales sont remplies. M. Ambroise Thomas a profité de toutes les occasions où le genre qui lui est propre pouvait se développer à l’aise. Le premier acte, joyeuse fête de village, où le carillon des cloches se mêle aux chants des buveurs, est traité jusqu’au finale avec beaucoup d’art, le chœur des ivrognes est surtout un morceau d’un rhythme excellent ; le finale, où certes M. Thomas a mis toutes les recherches de l’orchestre, ne satisfait pas autant à beaucoup près : il est confus, les masses ne sont pas distribuées avec le goût désirable, et la cabalette en est assez vulgaire. Il manque là le souffle inspirateur, la puissance, ce qui respire et qui entraîne ; on sent que ces paysans sont arrivés pour chanter et qu’ils attendent que le rideau se baisse pour fermer la bouche. S’il fallait ici un point de comparaison, nous le prendrions dans le chœur des paysans du Prophète, pour marquer la différence qu’il y a entre le génie dramatique dans sa plus haute expression et l’impuissance d’un talent agréable et gracieux dans une situation à peu près analogue. Le second acte est coupé par un intermède dans le goût de Lulli ; mais le pastiche est fait avec grace : l’air du berger et de la bergère sont excellens et chantés à merveille par Bussine et Mlle Lefèvre ; à part quelques points d’orgue d’un goût assez équivoque, et qu’il est facile de faire disparaître, cette petite scène est parfaite. La partition du Secret de la Reine fourmille de romances ; chacun a la sienne. Il est juste de dire que personne mieux que M. Thomas ne s’entend à composer ces petits poèmes tels que Schubert les comprenait ; il les coupe, les module d’une façon tout inattendue. Au premier acte, la romance de Raymond ; au troisième acte, celle de Stella, réalisent la perfection dans ce genre. Pour terminer sur des éloges, il ne faudrait parler ni du chœur qui ouvre le troisième acte ni du duo final : ce sont des morceaux, à notre sens, complètement manqués.

Les chanteurs rivalisent de zèle pour donner à la partition de M. Ambroise Thomas cette unité d’interprétation qui distingue l’Opéra-Comique. Mlle  Lefèvre surtout mérite une mention particulière : sa voix est peut-être un peu chevrottante, mais son exécution est presque irréprochable, et comme comédienne elle en remontrerait à beaucoup que nous ne nommerons pas. MM. Boulo, Mocker et Bussine font de leur mieux et font très bien ; ce sont des acteurs et des chanteurs consciencieux qui aiment leur art, et dont on doit tenir compte. Au demeurant, le Secret de la Reine a été fort applaudi ; mais aujourd’hui que M. Thomas n’a plus de fauteuil académique à poursuivre pour excuser ses sorties un peu excentriques sur le terrain de l’opéra sérieux, il doit songer à nous revenir avec un bon opéra-comique : c’est encore là que l’attendent de nouveaux et de plus durables succès.

F. DE LAGENEVAIS.


REVUE LITTÉRAIRE.

LES AMES EN PEINE, CONTES D’UN VOYAGEUR, par X. Marmier[1]. — Jusqu’à ce jour, M. Marmier ne s’était fait connaître que comme un voyageur cosmopolite ; de tous nos écrivains, c’était celui qui avait franchi le plus de montagnes, traversé le plus de mers, exploité le plus de continens, et Dieu sait s’il s’était fait faute de nous raconter longuement ses impressions sous les différens ciels qu’il avait visités. Aujourd’hui qu’il n’y a guère de terres dont M. Marmier ne nous ait rapporté d’échantillons, ce n’est plus au pays des réalités qu’il voyage ; voici venir un petit volume, les Ames en peine, qui nous arrive tout droit du pays des fictions. Les Ames en peine ! c’est-à-dire quelque chose de vague et d’indécis, quelque chose qui n’est pas de ce monde et qui voudrait en être, qui n’a ni forme, ni couleur. Ce titre est modeste : il résume le livre. M. Marmier manque absolument d’observation et de finesse en matière de roman ; sa vie de voyageur a gâté son avenir de romancier. Quand depuis vingt ans on compare les horizons, des glaces du pôle aux sables de la Palestine, il est difficile de se mettre à discuter les petits sentimens, les petites passions des hommes ; on ne peut pas tout connaître et tout enserrer. La synthèse chez M. Marmier a dévoré l’analyse. Ce nouveau volume est donc un recueil de contes plus ou moins originaux. C’est le sommaire des longues pérégrinations de l’auteur ; l’un nous vient de Suède, l’autre de Hollande ; celui-là, le meilleur, de Franche-Comté, le dernier enfin d’Amérique. Dans ce conte, nouvelle ou roman, comme on voudra bien l’appeler, M. Marmier donne carrière à son humeur contre la gent yankee. À l’entendre, tout célibataire étranger doué de quelques avantages physiques et d’une montre à breloques devient aux États-Unis le point de mire d’une nuée de frelons sous la forme de jeunes et très candides filles qui, entre le lunchon et le souper, s’abattent sur leur proie et ne l’abandonnent qu’après en avoir tiré pied ou aile, un bon mariage ou une indemnité. Il est à craindre qu’en ceci M. Marmier ne se montre pas d’une entière impartialité. On ne juge pas un pays sur la population errante d’un bateau à vapeur ou d’un chemin de fer ; certes, en suivant ce système, les voyageurs anglais ou américains de la force et du talent de M. Marmier, par exemple, prendraient une singulière idée de nos femmes en France, s’ils les croyaient toutes semblables au personnel qui hante les chemins de fer de Sceaux ou d’Asnières, le dimanche, par trains de plaisir. Ne doivent-ils pas attendre de nous ce que nous demandons d’eux ? Les petites fantaisies de la muse familière de M. Marmier n’ajouteront donc pas une gloire de plus à son nom. Il faut qu’il se contente de son passé tout uniment ; c’est un titre que plus d’un lui enviera.


LE MYOSOTIS, par Hégésippe Moreau, nouvelle édition augmentée d’œuvres posthumes (poésies et lettres)[2]. — Le poète n’est plus à juger chez Hégésippe Moreau, à quelque point de vue qu’on se place pour l’apprécier, moral ou littéraire. Malgré mille qualités brillantes et sincères, il a manqué à Moreau ce quelque chose qui achève la gloire et la couronne, et qu’on ne peut exprimer nettement. Il le sentait lui-même. « Dieu m’est témoin, disait-il dans une lettre à l’amie qu’il appelait sa sœur, que je suis un vrai poète ; malheureusement je ne suis que cela. » Nativement doté des plus beaux dons de la muse originale, la grace piquante et fraîche, la sensibilité ardente et vraie, et se sachant poète, pourquoi ne put-il point l’être tout-à-fait ? Par une circonstance favorable, l’édition nouvelle des poésies de Moreau se trouve particulièrement propre à éclairer cette question. À côté des rouvres poétiques, enfans et témoins de la pensée de l’écrivain, elle contient des extraits de correspondance qui nous font pénétrer jusqu’au vif de l’homme, au plus secret de son ame et de sa vie. Moreau eut le tort commun aux enfans d’un siècle qui a désappris l’austère loi du devoir et la valeur morale de la souffrance ; il crut, sur la foi de la sagesse nouvelle, que le but unique de la vie est le bonheur, que la gloire est la seule fin du talent. De là ses défaillances de cœur et ses travers d’esprit, sa folie et ses misères. Connaissant mieux le sens de l’existence, il eût fait entendre moins de plaintes devant les obstacles, et eût montré plus de fermeté pour les vaincre. Mieux instruit des vertus secrètes de la douleur et des obligations où nous engage une nature choisie, loin de la maudire, on l’eût vu bénir, dans l’épreuve qui lui était envoyée, la vocation divine, et s’y élever, au lieu d’y périr. Ce ne fut point, comme il l’a dit et comme on l’a répété, le pain du corps qui lui manqua, mais le pain de l’ame, et si le poète succomba en lui, c’est que l’homme fit défaut. Plus que beaucoup d’autres, il rencontra sur son chemin appui et secours. Orphelin, il retrouva une mère ; pauvre, il reçut dans une maison religieuse, avec l’hospitalité pour ses jeunes années, l’instrument viril de l’éducation. Au sortir du séminaire, deux femmes se disputent le soin de son bonheur, deux anges qui veilleront long-temps sur lui. Il vient à Paris, et dans cette ville, où la solitude des cœurs naît de la multitude des hommes, il est accueilli par des amis et des protecteurs plus jaloux de sa gloire que lui-même. « J’attendais que mon sort changeât pour vous donner de mes nouvelles, écrit-il alors. Le moment est arrivé. Cinq ou six dames du grand monde, à qui mes vers et mes chansons ont plu, ont opéré ce miracle. Je suis maintenant bien accueilli partout, prôné, caressé, occupé… Leur but est d’inspirer à tout, le monde la haute opinion qu’elles ont de mon talent, et de me faire écrire dans toutes les publications. Malheureusement il y a à ce projet un obstacle, moi. » Les camarades de Moreau ne lui sont guère moins affectueux « La nouvelle que mes vers vont enfin être imprimés a mis en grande joie tous mes amis… Il y a si long-temps qu’ils vont partout criant mon talent, qu’ils ne sont pas fâchés de trouver à leur opinion un appui… Aussi les voilà tous copiant, arrangeant mes papiers. » Ajouterai-je que le poète, gratuitement élevé par des prêtres, qu’il eut l’ingratitude d’outrager dans ses vers un jour de mauvaise humeur, compta, entre ses bienfaiteurs les plus nobles, un homme qu’il avait eu le malheur d’offenser cruellement sans le connaître ?

Il faut donc écarter comme vaines ces lamentations banales sur les rudesses de l’existence, le froid glacé de la solitude, l’horizon noir du lendemain, l’indigence cruelle de la pauvreté, la muse qui meurt faute d’un peu de bien-être et de jour, de sympathie et de pain. Il est de notre temps, en effet, des poètes qui ont tout réuni, le luxe de la vie, l’éclat de la parole, les amitiés empressées, la renommée grande et rapide, et puis au bout se sont trouvés l’échec et la chute profonde. Ensevelis dans leur triomphe, ils ne s’en relèveront pas mieux que Moreau de son adversité. Le même écueil a amené leur naufrage commun à des heures diverses, l’écueil contre lequel, en l’absence de règle morale pour les guider, sombreront inévitablement individus et sociétés : la poursuite exclusive du bonheur humain. Quand la satisfaction est posée en but suprême, que voulez-vous que deviennent des poètes avec leurs appétits de sensualité exquise, de vanité fiévreuse ? Ils vont où va leur passion. Pauvres, la misère les tourmente et l’envie les fouette ; heureux, ils se joueront de leur talent, livré aux aventures et aux caprices de l’imagination. La cupidité du succès en fera les flatteurs très humbles des goûts les plus pervers ; ce ne seront bientôt plus que des aines damnées,- poussées, selon le vent de la fortune, de l’adoration du pouvoir oppresseur à l’idolâtrie des foules anarchiques. Ainsi, toujours en dehors de la vérité et de la sincérité, n’ayant pour boussole que l’égoïsme opiniâtre et l’orgueil persistant, ils flotteront, les uns et les autres, au courant contraire des situations et des faits, au mirage trompeur des intérêts et de l’idée, sur une vaste mer d’incertitudes et de contradictions où, pas plus que la félicité, la gloire n’a de port, — cette mer où Moreau lui-même pressentait et annonçait son naufrage dans ces vers touchans :

Berçant de rêves d’or ma jeunesse orpheline,
Il me semblait, ouïr une voix sibylline
Qui murmurait aussi : — L’avenir est à toi !
La poésie est reine ; enfant, tu seras roi !
Vains présages, hélas ! Ma muse voyageuse
A tenté, sur leur foi, cette mer orageuse
Où, comme Adamastor, debout sur un écueil,
Le spectre de Gilbert plane sur un cercueil !

Les anciens qui entendaient l’art ne le séparaient point de la morale et tenaient la vertu comme son élément vital. Pénétré de leur sentiment à cet égard, Hégésippe Moreau y eût puisé peut-être la force de vivre et la pleine possession des facultés intérieures qui, font le poète, et alors le spectre de Gilbert, par une influence secrète d’irrésistible fascination, ne l’eût point entraîné dans la tombe, au milieu de la foule mélancolique des talens avortés qui donnèrent moins de fruits que d’espérances, qui recueillirent plus de larmes pour leur souvenir que de gloire pour leur nom.


P. ROLLET.


IDEEN ZU EINEM VERSUCH DIE GRAENZEN DER WIRKSAMKEIT DES STAATS ZU BESTIMMEN (Des Limites du Pouvoir exécutif), par Guillaume de Humboldt[3]. — Depuis long-temps, la France connaît les travaux d’Alexandre de Humboldt ; il est à regretter que les écrits de son frère Guillaume n’aient point eu de ce côté du Rhin la même fortune. Les investigations philologiques de Guillaume de Humboldt l’ont placé à côté, peut-être même au-dessus de l’auteur de Cosmos, dans l’opinion du public allemand. Contemporain et en quelque sorte compagnon des Schiller, des Goethe, des Herder, M. Guillaume de Humboldt s’est associé à leurs travaux, en a commenté quelques-uns, et a résumé, en les expliquant, les tendances générales de ces grandes intelligences. Ce qui domine et dirige, malgré d’importantes et nombreuses divergences, tous les efforts et toutes les aspirations de cette mémorable époque, c’est le culte de l’humanité. L’admiration de sa grandeur dans le passé, la croyance à ses droits éternels dans le présent, l’abolition dans l’avenir de toutes les contraintes, la pratique volontaire de toutes les vertus par l’ennoblissement de tous les instincts, voilà quelle était la note souveraine dans cet harmonieux concert des intelligences germaniques ; voilà le point central vers lequel gravitaient, la plupart avec une conscience claire et pleine de ce qu’ils faisaient, les maîtres de la pensée et de la parole au-delà du Rhin. Ils marchaient, à considérer de près leur ligne et leur but, dans la même voie que les Voltaire, les Diderot et les Rousseau, mais ils y marchaient avec plus de dignité et de noblesse, ils montraient de la déférence pour les choses long-temps respectées, quoiqu’elles ne fussent pas pour eux un objet de culte et d’affection ; ils oubliaient rarement leur dignité dans la colère, et ils observaient un certain décorum jusque dans les bizarreries de leur fantaisie.

Chez les plus grands, ce culte de l’humanité trouvait d’ailleurs un correctif et un contrôle dans un bon sens vigoureux, dans le goût de l’étude et un juste sentiment des réalités de la vie. Ainsi nous voyons Goethe se plaire souvent à réprimer les écarts des imaginations trop ardentes par des sentences d’un laconisme foudroyant, et formuler avec une hauteur méprisante la conviction que « l’humanité a encore bien du chemin à faire avant d’atteindre à l’idéal. » M. Guillaume de Humboldt, au contraire, quoique l’heureuse modération de sa nature l’ait toujours préservé de vues entièrement chimériques et d’espérances par trop exagérées, s’abandonne avec une confiance admirable à l’idée d’une cité de plus en plus affranchie de la gêne des surveillances matérielles. C’est surtout dans un écrit de sa jeunesse, écrit posthume retrouvé parmi ses papiers et publié récemment, — l’essai sur le pouvoir exécutif, — que cette tendance, vivifiée et soutenue par les belles promesses de la révolution française non encore souillée, se produit avec hardiesse et avec éclat. Il est vrai que M. de Humboldt a considérablement modifié par la suite les opinions tant soit peu chimériques de ce premier essai. Le changement dans ses idées est survenu même, à ce qu’il paraît, d’assez bonne heure, puisqu’il l’a fait renoncer à la publication de l’opuscule quelques années seulement après qu’il en eut écrit la dernière page. Cette publication avait été d’abord contrariée par les circonstances, et lorsqu’un peu plus tard une occasion plus favorable se présenta, un changement trop profond s’était opéré chez M. de Humboldt pour qu’il pût accepter la responsabilité de cet écrit tel qu’il avait été premièrement conçu. Des occupations d’une nature toute différente l’empêchèrent d’en entreprendre la refonte totale, et le travail fut abandonné à l’obscurité où M. de Humboldt, après que sa première ardeur fut éteinte, l’avait relégué. Cependant, tout en apportant des modifications considérables à sa manière de voir, tout en s’écartant dans la suite sensiblement du plan de conduite qu’il avait tracé pour le gouvernement de ses rêves dans son traité sur le pouvoir exécutif, M. de Humboldt, on peut s’en assurer, a toujours respecté les principes généraux posés dans cet écrit : il a élargi seulement les limites dans lesquelles il avait d’abord circonscrit l’action de l’état ; il a tenu compte des révoltes incessantes de la réalité contre l’idéal, mais ses idées sur le but final des sociétés ainsi que sur la dignité et sur la félicité des citoyens sont restées ce qu’elles étaient.

M. de Humboldt, tel qu’il nous apparaît dans cette brochure, se montre directement contraire à l’opinion de Pascal sur l’homme ; à ses yeux, l’homme n’est pas une créature dégradée, faible, incohérente, inconséquente, remplie de vanités et de contradictions, qui, sans le secours du ciel, ne pourrait se relever de l’abjection où une première faute l’a plongée : c’est, au contraire, un être qui porte en lui les germes de toutes les perfections, qui ne se ment et n’agit que pour les développer. Il peut s’égarer et empiéter par ses égaremens sur l’existence et les droits de ses semblables ; dans ce cas, la société intervient pour réprimer et réparer ; elle rétablit l’ordre qui a été troublé et cherche à prévenir le mal par l’exemple salutaire d’une punition que M. de Humboldt ne veut pourtant pas trop sévère. Quant aux modes et moyens nombreux qui s’offrent à l’homme de donner carrière à son activité, soit pour s’assurer de ses énergies, soit pour accroître son bien-être, l’état ne doit point, selon M. de Humboldt, à moins d’une invasion trop directe dans le domaine d’autrui, se mêler de les réglementer ou s’arroger le droit de les contrôler. M. de Humboldt ne veut pas que l’état entrave, par la mise en pratique d’une théorie préférée, la liberté des transactions commerciales, ou comprime par une police préventive les manifestations de la pensée. Bien qu’il parle avec un respect profondément senti, et même avec une sorte d’enthousiasme, de l’excellence du mariage indissoluble, il est d’avis que l’autorité s’abstienne, sans négliger les droits des mineurs ou porter préjudice au progrès désirable de la population, de s’ingérer dans les relations domestiques et familiales des citoyens. Toutefois ce qui caractérise le plus nettement la personnalité de M. de Humboldt, ce sont ses idées en matière de religion, c’est ce spiritualisme indépendant et quelque peu sentimental qui a été la foi de ses années d’illusion, et qui a fait de lui l’idole de ces natures fières, délicates et doucement exaltées qu’on ne trouve peut-être nulle part en aussi grand nombre qu’en Allemagne.

Le dieu de M. de Humboldt est né dans le cœur de l’humanité, et il se perfectionne à mesure que l’homme élève son niveau de civilisation et par conséquent son idéal. Les peuples primitifs, ne prisant rien au-dessus de la force, adorent un être suprême, qui n’est qu’une personnification de la force ; les Grecs, enthousiastes de la beauté physique, ont fait de leur Olympe une galerie de types admirables pour le sculpteur et pour le peintre, et les nations modernes, s’étant élancées jusqu’à la sphère des beautés intelligibles, sont arrivées au culte chrétien du souverain bien. Il faut avouer que ce Dieu élaboré dans la conscience humaine, ce Dieu fils de l’homme et fait, pour rappeler le mot de Fontenelle, à son image, courrait grand risque de tomber dans le néant si l’humanité s’avisait un jour de ne plus le reconnaître et de renier une paternité dont les charges, portées si long-temps, auraient fini par épuiser sa patience. Il est évident que ce Dieu n’existerait plus alors, puisqu’il n’existe aujourd’hui que par la grace de l’homme, qu’il n’a qu’une existence purement idéale, par conséquent purement nominale, et que, à dire crûment la chose, il n’existe réellement pas. Il est bon, il est nécessaire d’user de courtoisie envers les personnes, il n’est pas permis d’être poli envers les choses, et, il faut le dire, cette belle théorie de M. de Humboldt, admirée et caressée par tant de généreuses intelligences de l’autre côté du Rhin, n’est, après tout, qu’un athéisme mitigé qui s’accorde fort bien avec une glorification presque socialiste de l’humanité et avec un soin orgueilleux de la soustraire partout où la chose est possible aux entraves de la règle. Cependant M. de Humboldt n’est avoué ni par les démocrates ardens, ni par les athées prononcés. Il plaît aux esprits modérés, aux esprits d’élite, qui s’indigneraient, si on les accusait d’athéisme. C’est que M. de Humboldt est un libre penseur de fort bonne compagnie, qui aime par nature les précautions et les tempéramens. Il y a d’ailleurs chez lui une haute et délicate faculté d’analyse, bien faite pour séduire le public allemand. Quant au public français, ce livre traite de questions qui lui deviennent de plus en plus familières, et il serait à désirer qu’on cherchât à populariser par la traduction ce remarquable essai d’un des penseurs les, plus distingués de l’Allemagne moderne.


v. de mars.



V. de Mars.
  1. 1 vol. in-18, chez Arthus Bertrand.
  2. 1 vol. in-12, chez Paul Masgana, 12, galerie de l’Odéon.
  3. Breslau, chez Édouard Trewendt ; Paris, chez Scholler, rue de Tournon. 1851.