Chronique de la quinzaine - 14 juin 1844
14 juin 1844
L’évènement le plus considérable de cette quinzaine est, sans contredit, le voyage de l’empereur de Russie en Angleterre, et, à ce titre, il doit nous arrêter d’abord. Sans méconnaître l’importance de la loi des ports et du débat engagé entre les partisans des compagnies et ceux de l’exécution des chemins de fer par l’état, on ne s’étonnera pas si nous commençons par apprécier la démarche inattendue qui a si soudainement préoccupé l’Europe.
L’empereur Nicolas est un prince absolu dans sa volonté comme dans l’exercice de son pouvoir, rapide dans ses résolutions, plein de confiance dans l’action personnelle qu’il exerce autour de lui. Il a le goût et le besoin de l’imprévu ; il vise à l’effet par nature autant que par système. Les pérégrinations lointaines et les débarquemens subits sont passés, chez lui, à l’état d’habitude et presque de monomanie. Toutefois de tels motifs ne sauraient suffire pour expliquer une visite qui n’offrait pas même à ce prince l’attrait de la curiosité, puisque l’empereur connaissait l’Angleterre, et qui n’a rien de commun avec ses soudaines apparitions à Berlin et à La Haye, où il est appelé par ses plus chères affections de famille. Le voyage de l’empereur à Londres est évidemment politique : il n’est pas en Europe un esprit sérieux qui n’en soit pleinement convaincu. Pendant son séjour dans cette capitale, ce prince s’est peu occupé des curiosités, d’ailleurs fort clairsemées de la métropole britannique ; en revanche il a dîné dans la galerie de Waterloo, félicité ses camarades des Horse Guards, visité lord Wellington à son hôtel d’Aspley-House, et réchauffé les vieux souvenirs dont le duc est l’expression vivante. S’il a peu vu les ministres, il a fait des visites nombreuses aux femmes influentes de la haute société anglaise, et il suffit de suivre avec quelque attention ses démarches à Londres, pour demeurer convaincu qu’il a pris beaucoup moins de souci du gouvernement que de cette puissante aristocratie qui survit à tous les cabinets, et qui, dans les crises décisives, finit toujours par les dominer. L’empereur sait d’expérience que sir Robert Peel, comme lord Melbourne, lord Aberdeen, aussi bien que lord Palmerston ou lord John Russell, sont les instrumens divers d’une force permanente, et que c’est avec celle-ci qu’il faut traiter, lorsqu’on aspire à engager la Grande-Bretagne elle-même dans des transactions importantes et durables. Ce prince, tout fasciné qu’on le suppose par le pouvoir suprême, n’est pas assez dépourvu de sens pour attendre un succès immédiat de ses démarches si actives, et pour espérer d’engager de nouveau le ministère tory dans les voies ouvertes avec une si grande habileté par M. de Brunow, en 1840, en présence d’une administration plus aventureuse. Le maintien des rapports pacifiques avec la France est en ce moment une condition d’existence pour le cabinet de sir Robert Peel : à cette condition seulement, il peut faire tête aux partis dans le parlement et aux formidables influences qui s’organisent contre lui dans le pays, sous des bannières diverses. Tant que l’Irlande sera agitée, tant que du fond de sa prison O’Connell gouvernera le tiers du royaume-uni, l’Angleterre se trouvera forcément liée à la politique de réserve inaugurée par l’administration actuelle, au moment où elle prit les affaires. Sir Robert Peel est voué aujourd’hui à l’alliance avec la France, presque aussi fatalement que M. Guizot à l’alliance anglaise ; mais ce ministre ne représente au-delà du détroit qu’une situation spéciale et transitoire. On comprend très bien en Angleterre, et l’on ne s’effraie pas de cette perspective, que des phases nouvelles et très différentes peuvent succéder à la politique qui prévaut aujourd’hui, et que, si par exemple, justice était rendue à l’Irlande, il serait possible à la Grande-Bretagne de disposer plus librement de ses forces et de ses destinées. Il n’est personne, d’ailleurs, qui ne se préoccupe à Londres de l’éventualité d’un conflit avec la France : il n’est pas un parti, pas un homme politique qui, tout en la regrettant, ne considère une pareille crise comme probable, ou tout au moins possible dans l’avenir. Dans une telle situation, l’empereur a dû penser qu’il pouvait, par son action personnelle, préparer le terrain pour des combinaisons nouvelles, et que, sans traiter avec le cabinet des questions actuellement pendantes, il était opportun de jeter dans l’aristocratie anglaise les fondemens d’un parti russe à opposer au parti français qui, depuis le ministère de lord Grey, a presque constamment prévalu dans les affaires de la Grande-Bretagne.
Quelle est en effet en Europe la situation actuelle de l’autocrate, et quel appât n’est-il pas en mesure de préparer pour le jour où l’alliance anglo-française se trouvera dissoute ? Le cabinet russe domine le continent plus qu’il ne l’a jamais fait depuis 1830. La vieillesse indolente du prince de Metternich lui livre l’Autriche, car à chaque mouvement de l’Italie la cour de Vienne se serre plus étroitement contre le cabinet de Saint-Pétersbourg. Celui de Berlin subit de plus en plus l’influence contre laquelle on se flattait vainement qu’un nouveau règne préparerait une réaction. Le roi de Prusse est un souverain fort savant, fort lettré, fort dévoué à l’école historique et à la nationalité allemande ; il déteste les Russes presque aussi cordialement que les Français, mais il hait bien plus encore les idées libérales et les théories de l’école démocratique moderne ; il croit sentir le sol trembler depuis Cologne jusqu’à Mémel ; il ne se dissimule plus que les états provinciaux ne sont qu’un premier pas vers une grande unité politique qui s’organisera sans lui, s’il ne se met à la tête d’un mouvement tôt ou tard irrésistible. Depuis un an, la fermentation des esprits dans les provinces méridionales et dans la capitale même du royaume donne à ce monarque de sérieuses inquiétudes. La Russie en a très habilement profité pour reprendre à Berlin une position qu’on estimait perdue. Elle domine donc l’Allemagne du nord par la Prusse, comme l’Allemagne du midi par l’Autriche, et l’état des provinces rhénanes ne la sert pas moins efficacement que celui de l’Italie. Les trois complices du crime de 1772 ont d’ailleurs à veiller dans leurs provinces polonaises sur des intérêts communs, et rien ne lie plus étroitement que de tels souvenirs unis à de telles appréhensions. À Constantinople, M. Lecoq, chargé d’affaires prussien, et M. de Stürmer, internonce d’Autriche, n’ont pas d’autres instructions que de suivre les pas du ministre russe et de lui faire cortége. Une seule chose manque donc en ce moment pour reprendre sous des formes différentes, mais dans une pensée analogue, les traditions de Chaumont et l’attitude de 1814, l’adhésion et le concours de l’Angleterre. Si celle-ci était jamais attirée par un intérêt puissant vers l’alliance continentale, l’action politique et militaire de la France serait annulée, on s’en flatte du moins, et la question d’Orient pourrait être résolue selon les bases que chacun pressentait lors de la conclusion du traité Brunow. La Russie n’a pas sans doute la prétention et l’espérance de devancer le cours des évènemens ; elle ne veut que se mettre en mesure d’en profiter ; elle n’essaiera donc pas de briser directement l’alliance française, mais elle fera comprendre que, si cette combinaison se trouve un jour compromise par l’une ou par l’autre des parties, il reste pour l’Angleterre un jeu plus hardi et non moins sûr, plus conforme à la gloire et aux intérêts du pays, en même temps que plus en harmonie avec les traditions politiques du torisme. Une tutelle en commun de l’Orient, justifiée par l’anarchie chaque jour croissante dans ces malheureuses contrées, l’occupation des provinces transdanubiennes contrebalancée par celle du littoral égyptien et peut-être par la possession de la Syrie, telles seraient les stipulations principales d’une politique dont l’heure n’a pas sonné, mais que de nombreuses éventualités peuvent malheureusement rendre possible. Personne ne se dissimule à Londres le caractère précaire des rapports actuels avec la France, et n’ignore qu’un mouvement électoral de ce côté-ci de la Manche suffirait pour amener la chute d’un système qui ne se maintient depuis trois ans qu’à force d’expédiens et de résignation. Dans un tel état de choses, comment repousser péremptoirement les perspectives nouvelles qui s’ouvrent d’un autre côté ? La presse anglaise, avec son admirable instinct politique, a parfaitement entrevu ceci, et les journaux habituellement hostiles au czar ont pris tout à coup une attitude de réserve et de convenance qu’en pareille circonstance on attendrait vainement de leurs confrères de Paris. Les répugnances personnelles n’ont pas prévalu contre les intérêts nationaux, et l’on n’a pas sacrifié aux antipathies du jour les éventualités de l’avenir. En allant à Londres, l’empereur a fait un acte de hardiesse et de prévoyance ; s’il n’a pu espérer d’ovations populaires, il attendait, il recherchait autre chose. Qui oserait dire que ses prévisions ont été trompées ?
Le voyage du roi est aujourd’hui décidé, bien qu’il soit ajourné jusqu’après les couches de la reine Victoria. Le roi Louis-Philippe, en débarquant en Angleterre, y rencontrerait à coup sûr cet accueil cordial et ces démonstrations chaleureuses que n’attendait point l’ennemi de la Pologne ; les populations se presseraient sur son passage, et des meetings se formeraient sur tous les points du royaume pour lui organiser une réception triomphale. Le sens élevé du prince qui préside aux destinées de la France lui a fait repousser ces succès dangereux et ces acclamations funestes : il ne veut pas s’exposer à être salué comme l’ami dévoué de l’Angleterre ; il ne donnera pas aux ennemis de sa dynastie ce thème à exploiter. Le roi rendra au château de l’île de Wight la visite de famille qui lui a été faite au château d’Eu ; il y arrivera, dit-on, à bord d’un bateau à vapeur, sans appareil et sans éclat, et maintiendra aussi scrupuleusement que l’a fait la reine Victoria elle-même un caractère tout personnel à sa démarche. Le pays lui saura gré de cette réserve, et demanderait un compte sérieux aux ministres d’un voyage conçu et exécuté dans un autre esprit.
La situation véritable de l’Europe s’éclaircit chaque jour, grace à cette publicité qui est l’honneur et la vie du gouvernement représentatif. Une correspondance importante vient d’être imprimée et distribuée à la chambre des communes, conformément à la demande qui en avait été faite à sir Robert Peel dans le courant du mois dernier. L’Angleterre a aujourd’hui sous les yeux toutes les pièces relatives à la négociation ouverte par sir Stratford Canning à Constantinople, pour obtenir la révocation de la loi qui, en vertu de la prescription du Coran, frappe de mort tout musulman devenu chrétien et tout chrétien qui, après s’être fait musulman, revient au culte de ses pères. Cette affaire a été conduite avec une décision et une vigueur peu commune, et l’on comprend, en lisant ces pièces, que le cabinet anglais ait désiré se voir provoqué à les placer sous les yeux du parlement.
On sait qu’un Arménien âgé de vingt ans, du nom d’Avakim, fut condamné, en vertu d’un règlement militaire, à recevoir la bastonnade. Il céda, pour échapper à ce supplice, à la suggestion qui lui était faite de se déclarer musulman ; mais bientôt, poursuivi de remords, il fit acte public de retour au christianisme, et fut condamné à la peine de mort, qu’il souffrit courageusement au mois d’août dernier, après d’horribles tortures.
Ce fait souleva l’indignation de tout le corps diplomatique, et en particulier celle de l’ambassadeur d’Angleterre, et sans se rendre compte peut-être de toute la gravité de la question de principe qu’il allait provoquer, sir Stratford Canning passa une note à la Porte pour réclamer énergiquement l’abolition d’une loi barbare, injurieuse pour tous les chrétiens, puisqu’elle semblait faire de leur croyance une sorte de crime capital.
Dans sa réponse à la communication de l’ambassadeur, le grand-visir déclare qu’il a personnellement horreur même d’égorger une poule ; mais il ajoute que ni les ministres ni le sultan ne sauraient, quelque désir qu’ils en éprouvassent, sauver la vie de l’Arménien. Nulle considération, selon ce haut personnage, ne pouvait faire commuer la peine terrible à laquelle la loi religieuse condamne sans miséricorde les renégats. En réclamer l’abolition, c’était contraindre l’empire à abdiquer le principe même de la vie nationale, c’était porter une atteinte irréparable aux droits les plus sacrés de la souveraineté intérieure.
Au moment même où ce débat était le plus vivement engagé entre sir Stratford Canning et la Porte ottomane, dans le courant de décembre 1843, un nouvel attentat, non moins odieux que le premier, fut commis sur la personne d’un jeune Grec, et l’ambassadeur vit dans cette coïncidence même un dédain calculé pour ses sollicitations et un mépris direct de ses conseils. Ces impressions furent accueillies à Londres, et, le 16 janvier 1844, lord Aberdeen adressa à sir Stratford Canning des instructions d’une telle nature, qu’après les avoir fait connaître à la Porte, l’ambassadeur n’aurait pu se dispenser de quitter Constantinople, si ses réclamations catégoriques n’avaient pas été admises. « Le gouvernement de la reine, disait le secrétaire d’état des affaires étrangères, se décide à agir sans attendre la coopération des autres puissances chrétiennes, parce qu’il veut notifier à la Porte une détermination qu’il est décidé à poursuivre tout seul, quelque assuré qu’il soit déjà du concours de tous les autres cabinets européens. » Lord Aberdeen rappelle, pour justifier l’intervention directe et personnelle du gouvernement anglais dans cette occurrence, la tolérance complète accordée aux nombreux musulmans dans l’Inde britannique, et les services de tous genres rendus à l’empire ottoman, depuis plusieurs années, dans les circonstances les plus critiques. Il déclare que les puissances chrétiennes ne supporteront plus ce qu’elles ont pu tolérer dans d’autres temps par indifférence ou par faiblesse. Enfin, cette note remarquable est terminée par le passage suivant :
« Votre excellence insistera donc auprès du gouvernement turc, afin que si la Porte attache quelque prix à l’amitié de l’Angleterre, si elle a l’espoir qu’au jour du péril ou de l’adversité, cette protection qui l’a plus d’une fois sauvée de sa perte sera encore étendue sur elle, elle renonce absolument et sans équivoque à la pratique barbare qui provoque les remontrances actuelles. Votre excellence réclamera une prompte réponse, et, si elle n’est pas favorable, elle demandera une audience au sultan, pour expliquer directement à sa hautesse les conséquences si désastreuses pour la Turquie qu’aurait un refus opposé aux réclamations de la Grande-Bretagne. Le gouvernement de sa majesté attache un si grand prix à la continuation de ses bons rapports avec la Porte, et désire si vivement que la Turquie mérite ses bons offices au jour du danger, qu’il épuisera tous les expédiens avant d’être amené à cette conviction que son intérêt et son amitié sont mal placés, et qu’il ne lui reste plus qu’à regarder au-delà (to look forward to), si ce n’est même à hâter le jour où la force des circonstances amènera un changement que le gouvernement anglais aurait vainement espéré obtenir de la prudence et de l’humanité de la Porte elle-même. «
Rien de plus transparent à coup sûr que de telles allusions, rien de plus comminatoire que de semblables paroles. Lorsque l’Angleterre se décide à l’action, elle ne reste pas, comme on voit, à mi-chemin, et jamais on n’a annoncé plus clairement à un pouvoir caduc la résolution de l’abandonner à la fatalité qui l’entraîne. L’affaire poursuivie par sir Stratford Canning était grave sans doute au point de vue de l’humanité ; il est difficile pourtant de ne pas s’étonner de la promptitude avec laquelle l’Angleterre arrive tout à coup aux dernières extrémités de la menace, et de la netteté avec laquelle elle énonce une hypothèse en contradiction formelle avec cette stabilité de l’empire ottoman, base présumée de toute sa politique en Orient.
Que faisaient, pendant le cours de la négociation, les divers membres du corps diplomatique à Constantinople ? Leur attitude est curieuse à observer, et révèle d’une manière assez piquante l’état vrai de l’Europe.
Complètement d’accord sur le fond de la question avec l’ambassadeur d’Angleterre, ils avaient tous exprimé à Rifaat-Pacha, dans des conversations particulières, l’horreur profonde que leur inspiraient de pareils actes, et l’espérance qu’ils ne viendraient plus soulever contre le gouvernement ottoman l’opinion du monde civilisé ; mais lorsqu’il fallut approuver officiellement les démarches de sir Stratford Canning, les dissidences se révélèrent dans toute leur force. Le comte de Nesselrode déclara à M. de Titow, dans une dépêche du 6 février, que c’est là une affaire qui exige, par sa nature même, de grands ménagemens, qu’elle doit être traitée par voie d’influence et de conseil, qu’il convient de s’abstenir de démarches comminatoires de nature à impliquer une altération dans les lois fondamentales de l’empire. M. de Metternich, dans ses instructions à M. de Stürmer, annonce partager complètement cet avis, et, tout en exprimant le vœu qu’on puisse obtenir de la Porte la promesse si vivement réclamée par sir Stratford Canning, il prescrit à l’internonce d’éviter les termes péremptoires que son collègue d’Angleterre croyait pouvoir employer pour forcer la main au sultan. L’opinion de Saint-Pétersbourg et de Vienne décida immédiatement celle du gouvernement prussien, et le chargé d’affaires de Prusse, qui, au début de cette affaire, avait, avec l’approbation de M. de Bulow, chaleureusement appuyé les démarches de sir Stratford Canning, dut conformer son langage et sa conduite à celle de ses deux collègues de Russie et d’Autriche.
Restait le ministre français : rien dans les démarches de celui-ci ne rappelle, même indirectement, ni les droits particuliers, ni la position spéciale de la France relativement aux chrétiens d’Orient ; il se borne à seconder, avec un zèle assurément fort honorable sous le rapport de l’humanité, les actes de l’ambassadeur d’Angleterre. Il reçoit l’ordre de se concerter en tout point avec sir Stratford Canning pour le succès de la négociation ouverte par ce dernier, il est invité à agir et à parler comme lui, il doit procéder simultanément, alors même que l’action collective lui est interdite. M. de Bourqueney applique avec scrupule ses instructions ; aussi, n’est-il pas une audience, pas une conversation, pas une note de l’ambassadeur d’Angleterre, qui ne soit suivie, à point nommé, d’une démarche analogue. Le ministre de France suit son fougueux collègue aussi fidèlement que l’ombre suit le corps ; jamais rôle de doublure n’a été tracé et rempli avec plus d’aplomb et de dignité.
On sait qu’après trois mois de négociations les efforts de sir Stratford Canning, assisté de M. de Bourqueney, ont amené à la fin de mars dernier une solution à peu près conforme à celle indiquée dans l’ultimatum de lord Aberdeen : la Porte, par une déclaration écrite, s’est engagée « à prendre les mesures nécessaires pour prévenir dorénavant l’exécution à mort des apostats. » C’est là un résultat que nous approuvons de grand cœur, mais que nous regrettons de voir obtenu par l’initiative d’une puissance dont les sujets ont commencé par être placés dans l’empire ottoman sous la protection même du pavillon français. Sir Stratford Canning poursuit en ce moment, dit-on, une négociation analogue pour l’abolition de la torture en Turquie. Il est difficile de concilier ces faits avec la conduite de sir Thomas Read à Tunis dans l’affaire du Maltais remis par lui à la justice locale, et nous déclarons ne rien comprendre à ces contradictions apparentes. Quoi qu’il en soit, on peut tenir pour instructive la variété d’attitude affectée à Constantinople par les représentans des cinq grandes cours dans cette circonstance : il y a là une révélation tout entière.
Nous désirons vivement que la situation diplomatique de l’Europe ne se présente pas sous le même aspect lorsqu’il s’agira de régler une autre grande affaire de ce temps-ci, celle d’Espagne, en admettant, ce dont nous nous plaisons à douter, que cette affaire devienne l’objet d’une négociation officielle entre les cinq puissances. Le retard apporté à la conclusion du mariage de la jeune reine donne aux cabinets continentaux une chance d’intervention diplomatique qui ne pourrait s’ouvrir qu’au détriment des intérêts de la France. L’ajournement du mariage n’est plus douteux. La reine Christine s’y résigne, parce qu’elle comprend l’impossibilité actuelle de la combinaison objet constant de ses vœux et de ses espérances. Le comte de Trapani n’apporterait en effet aucune force au trône sur lequel il serait appelé à monter. L’Europe continentale refuserait son concours à cette combinaison, et le jeune prince napolitain n’apporterait pas pour dot à sa royale épouse la reconnaissance officielle de son droit, que l’Espagne attend vainement depuis la mort de Ferdinand VII. D’un autre côté, cette solution jetterait dans une hostilité immédiate les nombreux partisans du mariage avec le fils aîné de don Carlos, et les amis plus clairsemés, mais fort agissans, de la famille de don François de Paule. L’incertitude sur le mariage maintient seule une trêve qui finirait au lendemain même de la conclusion. C’est ce qu’a parfaitement compris la reine-mère, qui trouve du reste dans l’âge et dans l’état de santé de sa fille les motifs les plus plausibles d’ajournement. Le général Narvaez professe hautement la même opinion, soit qu’il ne songe en cela qu’à complaire à sa souveraine, soit qu’il obéisse à une autre pensée et qu’il subisse le contre-coup d’une influence étrangère. MM. Mon et Pidal sont aussi favorables à l’ajournement, et on ne les suppose pas complètement désabusés du vain espoir d’obtenir un prince français pour partager le lourd fardeau de la royauté espagnole. Pendant ce temps, M. Bulwer observe, et sir Robert Peel prononce dans la chambre des communes des paroles fort ambiguës. C’est la première fois depuis le traité de la triple alliance que l’Angleterre ne repousse pas péremptoirement la pensée d’une transaction avec don Carlos. En déclarant que le gouvernement britannique avait transmis au gouvernement espagnol les propositions émanées de Bourges, ce ministre a fait comprendre que son cabinet n’aurait pas d’objections directes contre les propositions mêmes, si elles étaient jugées à Madrid de nature à rétablir la tranquillité en Espagne. S’il a dit qu’elles n’avaient pas ce caractère à ses propres yeux, cette observation se rapporte non pas au mariage même de l’infant, mais au choix héréditaire conservé dans sa personne, et auquel don Carlos son père ne paraît pas avoir encore nettement renoncé. On voit que c’est là un fait tout nouveau, et peut-être ne s’éloignerait-on pas trop de la vérité en y cherchant une conséquence des conversations d’un auguste visiteur.
L’Espagne est dans une crise qui, pour n’être pas aussi bruyante que celles qui l’ont précédée, n’en est pas moins sérieuse. Essayons d’en comprendre la portée et de nous former une idée exacte des hommes et des questions.
Quand Espartero a été renversé, trois élémens s’étaient coalisés contre lui : 1o une grande fraction de l’ancien parti exalté représentée par Olozaga, Cortina, Gonzalès-Bravo, etc. ; 2o tout l’ancien parti modéré, représenté par des chefs connus, la plupart émigrés, tels que Martinez de la Rosa, Isturitz, etc. ; 3o une grande partie de l’armée qui se ralliait autour des généraux persécutés par le régent, tels que Narvaez, Coucha et autres. La coalition d’une fraction des exaltés avec les modérés a préparé la chute d’Espartero ; l’armée, sous les ordres de Narvaez, l’a consommée.
Après la victoire, la première tentative a dû être d’organiser un gouvernement composé des élémens qui venaient de s’associer pour renverser. C’est M. Olozaga qui a été choisi, d’un commun accord, pour résumer cette situation. On sait ce qui est arrivé de M. Olozaga ; il a manqué successivement à tout ce qu’on attendait de lui ; venu pour concilier les partis, il n’a songé qu’à s’aliéner le parti exalté ; il a commencé par refuser la coopération des modérés, il a continué en s’aliénant le pouvoir militaire, il a fini en s’attaquant à la reine elle-même. La combinaison dont il était l’expression a péri avec lui, et le parti exalté s’est séparé en masse du nouveau gouvernement.
Une petite portion de ce parti est seule restée fidèle au programme de la coalition, M. Gonzalès-Bravo s’est mis hardiment à la tête de ce tiers-parti et a constitué un ministère. Quatre membres de ce ministère venaient du parti exalté ; deux appartenaient aux modérés. De son côté, Narvaez y donnait les mains. Le ministère n’était donc qu’une contre-épreuve de ce qu’aurait dû être le ministère Olozaga ; on peut dire, en se servant d’expressions qui ont eu cours en France, il y a quelques années, que c’était un ministère de petite coalition, relativement à celui d’Olozaga, qui aurait dû être un ministère de grande coalition ; mais il paraît que les ministères de grande coalition ne sont possibles nulle part.
Né d’une nécessité urgente, le ministère n’était et ne pouvait être qu’un expédient. Il n’a en effet vécu que d’expédiens. N’étant, à proprement parler, ni exalté ni modéré, ni le fruit d’une fusion réelle des exaltés et des modérés, il n’a arboré aucune couleur tranchée, n’a fait que du provisoire, n’a abouti qu’à gagner du temps, et a principalement penché du côté du pouvoir militaire. Ce que nous en disons n’est pas pour ôter à M. Gonzalès-Bravo son mérite. Ce jeune ministre a eu beaucoup de courage et de résolution ; il a rendu à la reine et à l’Espagne un éminent service en mettant un terme à la vacance du pouvoir après l’acte de folie d’Olozaga. Au moment où il est venu, il n’y avait à faire que ce qu’il a fait ; il s’agissait d’être avant tout, il a été, et l’anarchie a trouvé en lui un intrépide adversaire. En voilà assez pour lui faire une place dans l’histoire politique de son pays.
Mais ces expédiens n’ont qu’un temps, et le provisoire ne peut pas toujours durer. Quand il a été question de faire quelque chose de net et de durable, M. Gonzalès-Bravo s’est senti lui-même insuffisant, et le ministère actuel a été formé. Ici, le tiers-parti a presque entièrement disparu ; nous sommes en présence des seuls modérés unis au pouvoir militaire. Le pouvoir militaire a été jusqu’ici l’élément inévitable de toute combinaison.
Voilà donc pour la première fois, depuis bien des années, les modérés proprement dits portés au gouvernement de l’Espagne ; ils y sont représentés surtout par deux hommes qu’unissent les liens de l’amitié et de la famille, MM. Mon et Pidal. Quant à Narvaez, ce n’est pas plus un modéré qu’un exalté ; c’est un soldat. Ces deux hommes, MM. Mon et Pidal, ont tous deux des antécédens politiques importans : M. Mon a été déjà ministre des finances dans le cabinet du comte d’Ofalia ; M. Pidal a été nommé président des dernières cortès.
À peine arrivés aux affaires, MM. Mon et Pidal ont montré une volonté tout-à-fait nouvelle en Espagne, la volonté sérieuse d’organiser le pays. Le parti modéré, il ne faut pas l’oublier, est le seul parti libéral et constitutionnel de l’Espagne ; c’est le seul qui ait jamais entrepris de fonder sur cette terre de despotisme, de confusion et d’anarchie, la liberté constitutionnelle, la sécurité des personnes et des propriétés, l’ordre administratif et financier, enfin tout ce qui constitue de nos jours une société régulière et libre.
Le premier acte des nouveaux ministres a été de lever l’état de siége que M. Gonzalès-Bravo avait mis sur toute l’Espagne. Les journaux de l’opposition ont pu reparaître ; les députés emprisonnés ont été mis en liberté. MM. Mon et Pidal ont l’intention bien connue de rappeler prochainement les cortès ou de procéder à de nouvelles élections, et de rentrer dans l’ordre constitutionnel, suspendu par le ministère précédent ; enfin, M. Mon, en qualité de ministre des finances, a commencé la réorganisation générale par son département.
Il y a des siècles que les finances espagnoles sont dans le désordre le plus effrayant. Nul n’a osé sonder cet abîme sans fond. M. Mon a courageusement entrepris cette tâche presque surhumaine. — Jusqu’à lui, les ministres des finances avaient courbé la tête sous la nécessité, et n’avaient cherché à faire de l’argent que par des emprunts, des anticipations, tout ce qui supplée à l’absence des ressources positives en tarissant dans ses conditions vitales la richesse des états. Lui, au contraire, a annoncé dès son début qu’il n’aurait plus recours à ces moyens désastreux, et qu’il chercherait dans l’impôt seul les moyens de faire face aux dépenses publiques. Cette idée si simple est en Espagne une immense révolution. Tous les hommes de bourse, tous les faiseurs d’affaires qui vivent du gâchis financier, ont jeté les hauts cris. M. Mon a inauguré son administration par un acte énergique qui fait en ce moment grand bruit à Madrid ; il a refusé de ratifier le traité passé par le dernier ministre des finances avec le banquier Salamanca pour la ferme des tabacs. D’après ce traité, non-seulement le monopole du tabac était accordé à des conditions onéreuses pour l’état, mais la force publique était mise aux ordres du banquier concessionnaire pour empêcher la contrebande. C’était tout simplement établir un état dans l’état, et fermer, pour satisfaire un besoin présent, une des plus grandes sources de revenu du trésor espagnol. M. Mon a fait acte de bonne administration en le résiliant.
Mais de pareils coups d’état ne se frappent pas sans alarmer beaucoup d’intérêts. Il y a eu pendant quelques jours une véritable insurrection contre le ministre à la bourse de Madrid. Le public, au contraire, a battu des mains. M. Mon a fait venir les principaux boursiers, et leur a déclaré qu’il ne reculerait pas. De plus, il leur a prouvé que, dans leur propre intérêt, ils devaient consentir au nouveau régime. L’Espagne n’a plus rien à aliéner ; il lui devient tous les jours plus difficile de faire même des emprunts ruineux. Ce qu’elle a de mieux à faire, pour payer ses dettes, c’est de mettre de l’ordre dans ses revenus, et d’assurer la rentrée au trésor de sommes considérables qui s’échappent aujourd’hui par toutes les voies. Quand l’état aura des revenus assurés, il redeviendra possible de traiter avec lui, et les gains seront alors licites, tandis qu’ils sont aujourd’hui coupables et honteux.
Il paraît que les boursiers ont compris ce langage raisonnable et ferme. On assure que leur opposition commence à s’atténuer. De son côté, M. Mon, soutenu par la faveur publique, continue le cours de ses réformes. Dans un séjour qu’il a fait à Paris pendant la régence d’Espartero, il a étudié à fond notre mécanisme administratif, la perception de nos impôts, les moyens de contrôle qui empêchent toute dilapidation. Il s’applique à introduire dans son pays, sinon un système complètement semblable, du moins quelque chose de plus régulier que ce qui existe.
Réussira-t-il dans cette entreprise inouie ? C’est ce qu’il est impossible d’affirmer. Il a été prouvé que, si la totalité des impôts actuellement payés par le peuple espagnol arrivait dans les caisses publiques, il y aurait assez d’argent pour payer tous les services et même pour acquitter les intérêts de la dette. Toute la question est de centraliser la perception de l’impôt. Si une telle réforme se réalise, ce sera le plus grand pas que l’Espagne aura fait dans la civilisation ; mais l’imagination effrayée recule devant les obstacles que plusieurs siècles d’abus opposent à cette radicale innovation.
On dit que les ennemis de la réforme dans l’ordre administratif et financier ont essayé de nuire à M. Mon auprès de Narvaez. Là est en effet un grand danger. M. Mon n’est pas seulement un novateur comme financier ; c’est encore un personnage parlementaire, un homme dévoué à la liberté constitutionnelle. Il n’est pas douteux que son intention ne soit de chercher un point d’appui dans les cortès. Jusqu’à quel point cette politique sera-t-elle comprise et soutenue par Narvaez, homme d’action avant tout, et beaucoup plus disposé à croire à l’efficacité de l’épée qu’à celle de la discussion ? On l’ignore encore à Madrid, et nous ne le saurons nous-mêmes que dans quelques jours. Si MM. Mon et Pidal restent au pouvoir, il est permis de bien augurer de l’avenir de l’Espagne ; si au contraire ils sont obligés de se retirer, il ne restera plus de ressource que dans l’absolutisme militaire, et c’est là une ressource qui s’use vite, en Espagne comme partout.
L’Espagne nous amène à parler du Maroc, car nos intérêts vont probablement se trouver associés à ceux de nos voisins dans une querelle déplorable pour les uns comme pour les autres. Il est vraiment difficile de s’expliquer autrement que par la volonté de la Providence la fatalité qui jette l’Europe chrétienne sur l’Afrique musulmane, contrairement aux projets les mieux arrêtés de ses hommes d’état. Au milieu de ses embarras et de toutes les incertitudes de son avenir, l’Espagne se trouve menacée d’une lutte avec l’empereur Muley-Abderraman, et la France en a à peine fini d’Abd-el-Kader dans ses propres possessions, qu’elle le retrouve sur ses frontières à la tête d’une armée marocaine, et se voit contrainte d’entrer dans une nouvelle carrière de périls et de hasards. Les causes de cette rupture sont peu connues, les intentions personnelles de l’empereur sont encore incertaines. Peut-être la ferme attitude de nos troupes et la prompte démonstration de M. le prince de Joinville sur les côtes de cet empire suffiront-elles pour éclairer ces barbares ; on affirme d’ailleurs que la médiation de l’Angleterre est déjà offerte à la France et à l’Espagne, et il est à croire qu’elle sera acceptée par l’un et l’autre cabinet. Une guerre avec le Maroc serait une charge sans compensation éventuelle, et, dans l’intérêt de notre établissement d’Afrique, nous désirons qu’elle puisse être évitée. Ce vœu sera à la fois celui des chambres et du pays.
Un évènement qui n’est pas sans quelque importance vient de se passer à Goritz. Un prince destiné à monter sur le trône de France est mort dans l’exil. Depuis treize ans, M. le duc d’Angoulême se survivait à lui-même. Doué de qualités privées recommandables, la mort politique l’avait frappé le jour où, pour obéir aux ordres de son père, il laissa tomber sans résistance la couronne que les ordonnances de juillet venaient de briser. Il ne survit plus aujourd’hui de toute cette famille qu’une femme illustre par ses malheurs, et un jeune prince qui semble porter sur son front le sceau de la fatalité antique. C’est pour M. le duc de Bordeaux surtout que la mort de son oncle devient une difficulté grave. L’ancien dauphin résumait dans sa personne tous les droits ou du moins toutes les prétentions de la royauté déchue. Ces prétentions vont désormais peser de tout leur poids sur la tête de son neveu. Sa situation dans les cours européennes en sera plus délicate. Elle deviendra des plus difficiles en face de son propre parti, soit qu’il refuse, soit qu’il accepte les qualifications que son rôle nouveau semble entraîner. S’il refuse, les croyances légitimistes sont atteintes à leur source même ; s’il accepte, il commence dans l’exil un règne de droit divin. On dit les esprits sérieux du parti légitimiste fort préoccupés de cet embarras, prévu du reste depuis long-temps.
Après un débat approfondi, la chambre a consacré le principe de l’exécution des chemins de fer par les compagnies, dans les limites déterminées par la loi de 1842. Ce résultat est dû en grande partie à l’habile argumentation de M. Dumon ; mais il laisse entière la question de principe en ce qui se rapporte aux chemins de Lyon, de Strasbourg et du Nord, et l’opinion générale est que la chambre pourrait bien se mettre bientôt en contradiction avec elle-même. La nécessité d’exploiter promptement le tronçon presque terminé d’Orléans à Tours, et de donner quelque compensation à la ligne de Tours à Poitiers, l’une des plus médiocres du grand réseau, ont en effet exercé sur le vote une influence qui n’agira pas au même degré dans les trois discussions qui vont suivre. Quoi qu’il en soit, cette session dotera la France de nombreux chemins de fer, et c’était le résultat essentiel.
La seconde partie d’un travail sur la Philosophie catholique en Italie, publiée dans notre livraison du 15 mai, a provoqué une déclaration de principes que nous ne pouvons passer sous silence. On avait signalé dans cet article les tendances ultramontaines et anti-françaises de M. l’abbé Vincent Gioberti. Nous apprenons aujourd’hui, non sans quelque surprise, l’entière conversion de M. Gioberti au libéralisme et à l’amour de la France. Le fait est si étrange, que nous aurions pu en douter, si M. Gioberti ne prenait la peine de nous l’annoncer lui-même par une brochure de quarante pages. Il est donc vrai, nous avons enlevé aux jésuites un défenseur, à l’Univers religieux un collaborateur, aux princes italiens un apologiste, au saint-siége un enthousiaste. On avait trouvé étrange que, dans ses livres, M. Gioberti appelât les Français des barbares, les corrupteurs de l’Europe, des demi-hommes, un peuple de femmes et d’enfans, et qu’il voulût nous soumettre à la cour de Rome et au jugement exquis de l’index. M. Gioberti déclare dans sa brochure que nous sommes un grand peuple, et s’étonne qu’on ait pu douter de son amour pour la France. Jamais il ne s’est moqué de la philosophie, de la littérature, de la langue françaises, ni de l’église gallicane : il n’a pas non plus attaqué la liberté de la presse en France, en Angleterre, aux États-Unis. Il semble avoir oublié ce qu’il écrivait dans le premier, dans le dixième volume de ses œuvres, et en mille endroits. On avait accusé M. Gioberti de descendre dans la polémique à des personnalités blessantes, et, pour nous prouver sa politesse habituelle, il nous assure que ce qu’on a dit des violences de sa plume n’est qu’un tissu de fables et d’impostures, écrit en style de Marat, par un homme qui a écrasé sa mère. On avait relevé les contradictions de M. Gioberti, qui, exilé de Turin comme libéral, se montrait à Bruxelles ultramontain fougueux et faisait l’éloge du roi Charles-Albert. M. Gioberti déclare gravement qu’il n’est ni révolutionnaire ni ennemi de la liberté. Hier il nous apprenait, dans la préface du Buono, que ses ennemis les plus acharnés étaient ses compatriotes, qui affirmaient qu’il avait vendu sa plume, ou qu’il était prêt à la vendre. Aujourd’hui il est estimé ; tous ceux qui l’ont connu rendent justice à la sociabilité, à la retenue, à la modération de son caractère. Enfin, pour signaler une contradiction dernière, autrefois M. Gioberti s’emportait contre les souillures et les ignobles outrages de cette Revue ; aujourd’hui, cet ecclésiastique nous demande la réimpression, dans notre estimable journal, de la verbeuse brochure où il oppose à des remarques sur ses livres l’éloge de sa vie privée. Mais nous ne suivrons pas l’abbé turinois sur un terrain qui n’est pas celui de la critique. Ses livres seuls, et non sa personne, ont été mis en question. S’il a dénoncé les erreurs d’une école philosophique, c’est dans ses écrits ; s’il a calomnié, injurié, c’est encore dans ses écrits et même dans la brochure qu’il nous adresse, et dont les premières lignes sont matériellement inexactes et diffamatoires ; s’il a offert son alliance, à M. Rosmini, c’est dans sa Théorie du Surnaturel, en lui proposant un rapprochement avec une courtoise dissimulation, comme il l’a dit depuis. Que M. Gioberti accepte donc notre jugement, et qu’il renonce à ce qu’on parle ici de son caractère : nous n’avons voulu signaler que les erreurs et les contradictions de l’écrivain. Libre à lui, d’ailleurs, de trouver notre impartialité un peu rude ; mais à des barbares il n’en faut pas demander plus.