Chronique de la quinzaine - 14 juin 1839

Chronique no 172
14 juin 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 juin 1839.


L’indécision continue de régner dans la chambre et dans le ministère, et tout le monde semble attendre quelque revirement qui permettra à chacun des ministres de prendre la place qui lui convient dans le cabinet, et où il pourrait se rendre utile. On voit donc que rien n’est changé dans notre situation politique, et que nous nous trouvons, pour plus de ressemblance, en face de cette nécessité d’une modification ministérielle à laquelle s’est refusée trop opiniâtrement l’administration du 15 avril ; car c’est ainsi qu’elle a abrégé de beaucoup la durée de son existence.

Ainsi que faisaient les ministres du 15 avril, les membres du cabinet actuel reconnaissent, dit-on, que le ministère ne pourrait durer tel qu’il est ; et l’on assure que M. le président du conseil admet avec une rare sûreté d’esprit et de sens que la première modification ministérielle qui doit avoir lieu est le changement du ministre des affaires étrangères. Il nous répugnerait de passer derrière le rideau, et de rapporter ce qui se dit hautement dans la salle des conférences et dans les couloirs de la chambre, et nous ne parlerons pas des espérances contraires qui s’élèvent, ainsi que des efforts que l’on tente pour faire que le mouvement ait lieu à droite ou à gauche. Nous ne dirons donc rien de l’influence que M. Guizot exerce, assure-t-on, sur M. le maréchal Soult par la voie de l’ascendance, et de la mésintelligence qui se serait élevée entre cet homme d’état (nous parlons de M. Guizot) et M. le duc de Broglie, qui se serait exprimé en termes fort vifs sur les tristes résultats de la coalition. Il nous suffira de suivre le mouvement des affaires pour reconnaître les dispositions des membres du cabinet. Il ne se peut pas qu’une influence politique quelconque s’exerce sans qu’on en découvre bientôt la source par les effets ; nous saurons donc bientôt si c’est à M. le duc de Broglie, à M. Guizot, ou à un troisième personnage politique qui reste hors de toutes les intrigues et s’éloigne aujourd’hui même de Paris, que reviendra la succession du ministre des affaires étrangères, déjà vacante en quelque sorte depuis la séance d’hier.

Le discours prononcé par M. le maréchal Soult, dans cette séance de la chambre des pairs, n’a sans doute rien compromis, et l’on ne peut que louer sa réserve. Nous ne sommes pas bien sûrs toutefois que ce langage si mesuré s’accorde en tout point avec les paroles qu’on dit avoir été prononcées dans les bureaux de la chambre des députés par M. le président du conseil et par M. le ministre de la marine, à l’occasion du crédit de dix millions. M. Passy disait hier, dans la chambre des députés, qu’il n’y a pas d’opinions individuelles dans le conseil. Il nous semble, au contraire, que nous ne voyons guère se produire que des opinions individuelles de la part des ministres, et qu’elles se présentent même quelquefois sous deux aspects différens. Nous pourrions en trouver la preuve dans le discours de M. le maréchal Soult.

On a rapporté que, dans les bureaux de la chambre des députés, les ministres de la marine et des affaires étrangères, ayant été amenés à donner quelques explications au sujet du crédit de dix millions, avaient déclaré que le ministère entendait envoyer des vaisseaux le long des côtes d’Espagne, et donner aux capitaines des instructions d’après lesquelles ils seraient autorisés à débarquer au besoin leurs hommes pour assister le parti constitutionnel. Ce fait n’a pas été démenti par le ministère. Il en résulterait que le cabinet du 12 mai entrerait dès à présent dans les principes du programme formulé par M. Thiers, et que c’est la politique de ce dernier, repoussée dans la crise ministérielle par M. le maréchal Soult, qui prévaudrait maintenant. M. Thiers n’entendait faire rien de plus, et le ministère ne ferait rien de moins. D’où vient donc que M. le maréchal Soult a déclaré à la chambre des pairs qu’il était contre l’intervention, contre la coopération, que c’est là son système, et que le ministère s’est formé sous les auspices de cette politique à l’égard de l’Espagne. Faire la politique de M. Thiers dans les bureaux de la chambre des députés, faire la politique de M. Molé dans la chambre des pairs, est-ce là, nous le demandons, un système politique ?

Quant à la question d’Orient, le ministère paraît s’être conformé, dans le sein de la commission des députés, à la réserve qu’il a montrée à la tribune des pairs, et s’être renfermé dans cette simple déclaration : le maintien de l’empire ottoman. En conséquence, le ministère se serait borné à communiquer, dit-on, le texte du traité de Kutaya, déjà connu et publié, et un hatti-schérif du sultan au sujet de l’investiture de la Syrie ou d’une autre province. Les hommes modérés et circonspects, faisant la part des embarras du cabinet, se sont contentés, dit-on, de ces communications. Un député doctrinaire, M. Janvier, aurait seul insisté avec une vivacité extrême pour la communication des pièces diplomatiques, et le discours qu’il aurait prononcé en cette occasion serait de quelque intérêt, car il aurait été formulé fidèlement, dit-on, sur l’opinion de M. le duc de Broglie.

Ce système consisterait à marcher entièrement et sans restriction avec l’Angleterre, à lui proposer une alliance offensive et défensive à l’égard de l’empire turc, et à établir, de concert avec notre alliée, que toute entreprise contre cette puissance serait un casus fœderis qui nécessiterait une intervention armée. L’Autriche, qui a signé récemment un traité de commerce avec l’Angleterre, serait invitée à souscrire à cette alliance, et à en accepter les conditions. On espérerait soustraire ainsi la Servie, la Moldavie, la Valachie à l’influence de la Russie. Un journal doctrinaire reproduit aujourd’hui ces vues, et il est permis de regarder les réflexions de cette feuille comme la suite et le développement du discours prononcé par M. Janvier. D’après ces vues, la Porte serait comprise dans l’alliance, qui serait quadruple, si l’Autriche y accédait. L’ouverture des Dardanelles en serait la première condition, car les intérêts commerciaux des puissances devraient, selon l’usage établi, être protégés par des croisières dans la mer Noire comme ailleurs. La Russie jouirait d’ailleurs, comme les autres puissances, du passage des Dardanelles, et ses vaisseaux pourraient y passer pour se rendre dans la Méditerranée. Des stations anglaise et française suffiraient pour rassurer Constantinople sur les visites des escadres russes dans cette partie de la mer Noire. La justice se trouverait donc répartie également, les droits des tiers assurés ; et si la Russie, ajoute-t-on, se trouvait disposée à la résistance, ce serait un fait heureux, car elle ne doit sa force qu’à l’indécision où est l’Europe depuis dix ans.

Ces considérations et ces vues, émises dans la presse et dans la commission de la chambre, vues qu’on dit émanées de M. le duc de Broglie, trancheraient sans doute d’une manière favorable les embarras qui se présentent depuis tant d’années en Orient, et il serait à désirer qu’elles fussent toutes praticables. Mais le sont-elles ? Voilà la question. On a parlé d’une note remise, il y a quelques années, par la France, dans laquelle le gouvernement français déclarait ne pas reconnaître le traité d’Unkiar-Skelessi, quant à ce qui nous concerne. Cette note, si elle a été remise, tendait, en réalité, à prévoir le cas d’une guerre entre la Russie et une des puissances, et à déterminer d’avance la conduite de la France, si la Porte ottomane lui interdisait alors l’entrée de la mer Noire, en vertu du traité en question. La note serait assurément fort digne, et du point de vue de l’avenir, elle aurait son utilité. Toutefois le programme du parti doctrinaire va plus loin. Il est également fort digne de la France, et nous désirerions voir prendre des résolutions aussi nettes dans toutes les grandes occasions ; mais ce projet, tout digne et tout français qu’il soit, rompt le statu quo que toute la diplomatie européenne s’efforce en ce moment de maintenir. Cette affaire d’Orient est, en effet, si délicate, si hérissée de difficultés de tous genres, qu’aux yeux des cabinets intéressés à la paix, le comble de l’habileté a paru jusqu’à présent de maintenir les choses telles qu’elles sont. Or, la Porte se trouve avoir conclu avec la Russie un traité de défense mutuelle, et ce traité expire dans deux ans. La Porte doit-elle le rompre aujourd’hui, pour entrer dans une alliance offensive et défensive d’où la Russie serait naturellement exclue, puisque, il faut bien le dire, c’est pour lui résister au besoin que cette alliance aurait lieu ? N’est-ce pas alors un cas de guerre entre la Russie et la Porte, et si la guerre est allumée, que devient le statu quo ? Il ne faut donc pas se dissimuler que la mesure proposée est un changement de ce qui existe en Orient et en Europe, une résolution vive et tranchée, et une médiation de haute main qui peut tout enflammer ; politique bien plus ardente que celle de M. Thiers à l’égard de l’Espagne, même quand M. Thiers en était encore aux idées d’intervention. Si c’est là, comme on l’annonce, la politique de M. de Broglie, ce serait assurément, puisqu’on en est à chercher un ministre des affaires étrangères, M. Thiers qui serait le plus modéré. La politique de M. Thiers est cependant bien anglaise, c’est-à-dire qu’elle se base sur l’alliance des deux nations ; mais elle ne va pas jusqu’à tout risquer tout à coup, sur une question où la France est toujours un peu moins directement intéressée que l’Angleterre.

On doit peu compter sur l’Autriche, qui ne peut s’empêcher de voir dans l’alliance de la France et de l’Angleterre l’union des forces constitutionnelles ; mais le traité en question pourra être conclu entre ces deux dernières puissances, et peut-être les bases en seront-elles jetées, si elles ne le sont déjà. Mais annoncer hautement le dessein d’entraîner spontanément la Turquie dans cette alliance, quand un traité la lie, malgré elle il est vrai, c’est rendre impossible toute conclusion. Le principe de l’intégralité de l’empire ottoman, établi par la France et l’Angleterre, suffira aux dangers du moment, et les négociations, qui seront longues, feront, s’il se peut, le reste. Si la France et l’Angleterre s’étaient appuyées sur ce principe, lors des attaques du pacha d’Égypte contre la Porte, le traité d’Unkiar-Skelessi n’eût jamais été signé ; mais la Turquie ne résistera aux instances qui lui seront faites par la Russie, pour le renouveler, que lorsqu’elle sera bien assurée de la protection des alliés plus désintéressés qui se présentent. À cet effet, on a dû et on doit encore s’occuper d’effacer de fâcheux antécédens, tels que l’abandon où on l’a laissée, et ce n’est pas l’affaire d’un jour. Il n’y a donc encore, à l’égard de la Turquie, qu’une politique d’attermoiement à pratiquer, et l’on n’arriverait pas au but par le moyen un peu brusque que propose le parti doctrinaire. On ne doit pas le blâmer de montrer des sentimens nationaux ; mais l’exagération est dangereuse, même dans le bien, et nous avons vu qu’en ce qui est de l’Espagne, une politique qui semblait hardie, a écarté long-temps et écarte encore des affaires un des hommes les plus distingués de la chambre.

Nous avons dû donner de l’importance à cette opinion, car ce n’est sans doute pas sans dessein qu’on l’a mise sous le patronage de M. le duc de Broglie. Le nom du noble duc a été souvent prononcé depuis quelques jours, et nous n’avons éprouvé aucun étonnement en lisant dans les feuilles des départemens qui ont eu des relations avec le ministère de l’intérieur, que les travaux sérieux nécessités par les nouvelles d’Orient amèneraient très prochainement M. le duc de Broglie au ministère des affaires étrangères. Nous sommes de l’avis de M. le président du conseil, qui pense lui-même, dit-on, que le cabinet a besoin d’un ministre des affaires étrangères ; mais nous avouons franchement que nous ne voyons pas comment M. le duc de Broglie le consoliderait.

Même à part la crudité de cette politique d’Orient, dont il ne nous a pas été permis de constater l’authenticité, la présence de M. le duc de Broglie dans le ministère serait-elle de nature à satisfaire la majorité de la chambre ? Le thermomètre de l’ingénieur Chevalier ne marquera pas toujours vingt-quatre degrés au-dessus de zéro, et le désir de regagner les champs ne rendra pas la chambre si parfaitement accommodante qu’elle semble l’être dans la présente session. M. le duc de Broglie ne pourra se passer, dans le conseil, de l’appui de M. Guizot. Il se rapprochera de lui en lui offrant un ministère, et la modification inévitable sera faite dans le sens de la droite. Est-ce bien là le résultat que désignaient les élections, et un tel cabinet pourrait-il résister aux débats de l’adresse dans la session prochaine ?

Nous n’avons rien à opposer personnellement aux doctrinaires. Leurs fautes sont connues, et nous ne sommes pas ceux qui les ont jugées le plus sévèrement. Si nous craignons leur entrée définitive aux affaires, c’est qu’à notre avis l’irritation publique s’en accroîtrait en peu de temps, et que nous verrions s’augmenter l’influence des partis extrêmes. Nous plaçons aussi haut M. le duc de Broglie que personne puisse le faire ; mais notre avis est que, s’il est nécessaire, on doit lui donner la présidence. Un caractère aussi décidé que celui de M. le duc de Broglie doit le faire traiter autrement qu’en homme bon à boucher une lacune ; et, dans la combinaison actuelle, ce caractère, très noble sans nul doute, offre plus d’un inconvénient. Résolu et persévérant sur certains points, M. le duc de Broglie l’est infiniment peu sur d’autres, et M. de Châteaubriant a dit de lui avec beaucoup de vérité : « M. de Broglie a de la peine à conclure, parce qu’il reste suspendu entre les doutes de son esprit et les scrupules de sa conscience ; indécision heureuse qui vient de l’intégrité. » L’intérieur du cabinet du 12 mai n’offre déjà qu’une lutte trop vive d’opinions, et M. de Broglie ne mettrait pas un terme à l’indécision qu’il montre dans les affaires. Le moyen de s’entendre si, après avoir mis en pratique la politique extérieure de M. Thiers qu’il avait combattue, le ministère exécutait celle de M. de Broglie ! et quel rôle jouerait le maréchal Soult qu’on verrait ainsi couvrir de son nom, et en si peu de temps, des phases si différentes ?

En voyant s’établir un ministère de coalition, nous avions pensé que M. Thiers et M. Guizot devaient y trouver leur place. C’est encore notre opinion. M. Duchâtel, homme spécial très distingué, n’est pas assez maître dans son parti pour l’engager par sa présence aux affaires ; et nous le voyons, puisque le ministère est tiraillé d’un côté par M. de Broglie, et de l’autre par M. Guizot, du moins par leurs amis. D’un autre côté, M. Passy et M. Dufaure représentent le centre gauche au même titre que M. Duchâtel représente le parti doctrinaire, et ils l’engagent si peu, que la majorité du centre gauche ne semble pas très favorable au ministère. On peut donc dire, sans blesser personne, que les deux partis ne se touchent aux affaires que par leur petit côté. Ne pourrait-il pas en arriver que nos affaires en devinssent un peu petites. Parlons avec franchise. Nous n’avons pas été pour ce système de fusion, ou plutôt de confusion de tous les principes ; mais, puisqu’il a été adopté, nous en voulons la partie élevée, et nous la demandons dans une acception large. En admettant M. Thiers et M. Guizot dans le cabinet, le centre gauche et le centre droit s’allieraient par leurs idées ; ce seraient deux forces qui s’uniraient, et non deux faiblesses. Nous ne désirions pas voir les différens chefs de parti dans un même cabinet, nous l’avons dit souvent ; mais nous n’entendions pas que les seconds rangs entreraient sans eux aux affaires, et en souhaitant la présence des chefs, nous parlons dans l’intérêt des partis eux-mêmes. Quelle confiance inspirera le centre gauche quand M. Passy et M. Dufaure l’auront représenté aux affaires sans résultats avantageux pour le pays ? Et le parti doctrinaire recevra-t-il beaucoup de lustre de la présence d’un bon ministre des finances au ministère de l’intérieur ? On nous objectera peut-être que M. le duc de Broglie est un des chefs du parti doctrinaire, et que nous voyons des inconvéniens à son entrée aux affaires. Nous en voyons en effet, et les voici : c’est que M. le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, amène infailliblement M. Guizot et écarte M. Thiers, et il en résulterait un ministère doctrinaire, et non un ministère de coalition.

Nous ne parlons pas de la situation extérieure, qui demande, dans ces circonstances si critiques, une connaissance profonde des affaires générales, une plume exercée, pour présenter nos affaires et nos prétentions sous un jour favorable aux cabinets étrangers, une voix éloquente pour inspirer la confiance à la chambre et rassurer le pays. À nous en tenir aux affaires intérieures, ne voit-on pas, par le rapport fait à la chambre des pairs, que la direction et la surveillance du dedans exigent, non pas seulement un esprit juste et fin, non pas seulement une volonté ferme, mais un caractère qui ait fait ses preuves d’énergie et de force, une volonté qui ait déjà fait plier les partis. Sérieusement, tout en reconnaissant les hautes qualités des deux hommes dont on a garroté en quelque sorte le mérite, en les plaçant où ils sont, avons-nous donc dans les deux départemens de l’intérieur et de l’extérieur de quoi faire face à l’affaire du 12 mai et aux affaires d’Orient ?

Pour l’Orient, nous en avons dit assez. Quant à notre tranquillité intérieure, il suffit de lire le rapport fait à la chambre des pairs par M. Mérilhou. Ce rapport, qui rappelle celui de M. de Marchangy, révèle toute notre situation. La conspiration permanente qui a fait couler le sang à Paris et à Lyon, qui a lancé des assassins contre la personne du roi, n’a fait qu’ajouter un acte à la terrible tragédie qui se joue depuis neuf ans. Le plan, les moyens, le but du complot, indiquent une audace, une activité et une persévérance sans exemple. Les idées insensées du parti républicain ne changent pas ; mais ses moyens d’attaque et d’organisation se perfectionnent. Il faut donc que les moyens de défense et de police se perfectionnent également, ou l’ordre social pourrait être exposé à périr. Mais nous craignons que M. Duchâtel, qui a tant de qualités, n’ait pas toutes celles qu’il faudrait pour se faire redouter par des factions aussi exaspérées.

Nous espérons que toute la France lira le rapport de M. Mérilhou. Elle y puisera des enseignemens utiles ; elle saura ce qu’elle a à risquer en abandonnant le pouvoir, ou en permettant que le pouvoir s’affaiblisse et s’abandonne. Elle verra que tout se lie dans les crimes politiques qui ont été commis depuis neuf ans, et que ce n’est pas seulement au gouvernement qu’elle s’est choisi qu’en veulent les factions qui ont recours aux armes, mais à la société tout entière. Qu’on lise la lettre trouvée chez un des insurgés mortellement blessé dans la révolte, et qu’on médite sur l’esprit de la secte dont les membres s’écrivent ainsi : « Hâte toi, mon cher ami ; j’ai appris avec plaisir qu’enfin tu tournais tes regards du côté du soleil levant, du côté de cet astre du monde, lumière des intelligences dont, pour le moment, j’ai l’honneur d’être un sublime rayon. Hâte-toi, si tu ne veux pas le voir échancrer sans assister à la fête, car tout me dit qu’il se prépare dans les entrailles de la cité un jour de jubilation et de fièvre où nous pourrons nous enivrer du parfum de la poudre à canon, de l’harmonie du boulet, et de la conduite extra-muros de cette famille royale que nous enverrons probablement faire son tour de France pour lui apprendre à vivre. Ce soir les magasins d’armes antiques étaient ou plutôt sont gardés par des compagnies de la ligne ; des rassemblemens se forment, et de sourdes rumeurs, dans lesquelles on entend par moment les cris de liberté et de patriotisme, de république, d’harmonie fourriériste, circulent… Enfin je te dis qu’il y a quelque chose de prêt à éclore… » Ce fragment dit assez le but des factions. En effet, l’association des familles ou des saisons, qui a fourni les insurgés du 12 mai, et dont les dispositions militaires, assez bien combinées, font supposer un effectif plus considérable qu’on ne l’a dit ; cette association a laissé derrière elle toutes les nuances républicaines ; les partisans de la république fédérative et de la convention sont dépassés, et Robespierre lui-même serait un suspect et un modéré dans la réunion d’hommes qui s’est constituée en familles et en pelotons sous des chefs mystérieux. D’après les renseignemens fournis par les accusés eux-mêmes, d’après les écrits saisis dans leurs mains, les principes de l’association sont maintenant établis, et le rapport les expose tous dans le plus grand détail. On y jure haine à tous les rois et à tous les aristocrates, et on définit expressément comme aristocrates tous les riches qui constituent, disent les statuts, une aristocratie aussi dévorante que la première. Ainsi ce n’est pas la naissance qui donne, comme autrefois, un titre à l’échafaud. Quiconque a acquis honorablement une fortune, ou a hérité d’un bien acquis par ses pères, est un aristocrate, et la mort l’attend. S’il restait quelque doute, l’article 13 les explique clairement ; le voici : « L’état social étant gangrené, pour passer à un état sain, il faut des remèdes héroïques ; le peuple aura besoin, pendant quelque temps, d’un pouvoir révolutionnaire. »

Des excès aussi inouis, même après notre terrible révolution, ont un côté rassurant. C’est que la société est menacée tout entière, c’est qu’on veut la détruire à fond, c’est que nul de ceux qui y possèdent quelque chose, à quelque titre que ce soit, n’a l’espoir d’avoir la vie sauve et d’échapper à la spoliation. Ce n’est donc pas le moment de se demander avec stupeur ce que sont ces hommes qui demandent du bien-être à l’oisiveté et aux complots, qui veulent obtenir par l’assassinat ce qu’ils peuvent se procurer par le travail et par l’intelligence dans une société comme la nôtre. La société entière a le couteau sur la gorge, elle ne doit songer qu’à se défendre. Nous le disons surtout aux légitimistes, qui liront avec fruit le rapport de M. Mérilhou, il n’y aura pas de privilége, et tous ceux qui n’auront pas mis la main à l’édifice pour le soutenir périront sous ses débris. M. de Dreux-Brézé parlait hier de l’attitude de ce parti, important, disait-il, par le nombre, par les lumières et la fortune. Les lumières du parti légitimiste l’aideront alors à sauver sa fortune, et il se demandera sans doute, avant que de continuer son œuvre de désorganisation, si sa foi va jusqu’à se sacrifier tout entier, corps et biens, à sa croyance politique. La publicité donnée aux actes et aux principes des associations républicaines sera, nous n’en doutons pas, d’un très bon effet en France. La société attaquée ainsi et avec cette rage s’unira plus étroitement, et contiendra une poignée de meurtriers aussi insensés que criminels ! La société s’organisera fortement, nous en sommes sûrs. Nous voudrions qu’il en fût de même du pouvoir. C’est là tout ce que nous demandons.


— Un des hauts fonctionnaires de la Suède, M. le comte de Biœrnstiernn, qui s’était déjà distingué comme écrivain par deux ouvrages remarquables sur la constitution et les finances de son pays, vient de publier un nouveau livre dont le prompt succès a déjà retenti jusqu’à nous. Ce livre a pour titre : le Royaume britannique dans l’Inde orientale. C’est un tableau rapide, mais complet de cet immense pouvoir que l’Angleterre a conquis dans l’Inde, de son origine, de ses progrès, de son état actuel, de ses moyens d’appui et de ses chances d’avenir. Le long séjour que M. de Biœrnstiernn a fait en Angleterre, et sa position élevée dans la diplomatie, l’ont aidé à se procurer, sur tous les points qu’il voulait traiter, les documens les plus nouveaux et les plus précis. Les Anglais eux-mêmes rendent justice à la rigoureuse exactitude de son récit et de ses chiffres. Les Allemands le traduisent. Nous espérons le voir aussi traduit en France. Ce livre est un de ceux dont tout homme d’étude aime a enrichir sa bibliothèque.


V. de Mars.