Chronique de la quinzaine - 31 mai 1839

Chronique no 171
31 mai 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 mai 1839.


Les évènemens ne semblent pas devoir laisser long-temps le nouveau ministère dans une situation indécise. En ce qui est de l’extérieur, les dernières nouvelles de l’Orient, tout en laissant encore l’espoir du maintien du statu quo entre le sultan et le pacha d’Égypte, ont donné une impulsion à laquelle il est impossible de se soustraire. L’Angleterre augmente déjà ses forces dans les mers du Levant, de grands mouvemens de troupes se font dans l’empire de Russie. D’un autre côté, des ordres d’armement et de départ ont été expédiés dans nos ports, et le ministère vient de demander à la chambre un crédit de dix millions pour subvenir aux nouveaux besoins de notre marine.

Quelques lignes insérées dans un journal, le 25 de ce mois, ont tout à coup jeté l’alarme dans tous les esprits, comme si la marche d’un évènement prévu depuis long-temps les avait pris au dépourvu. La nouvelle était conçue en ce peu de mots : « On annonce que des hostilités ont éclaté, en Syrie, entre l’armée turque et l’armée égyptienne. » — Sur quel point de la Syrie ? Quelle était la nature de ces hostilités et leur importance ? Qui avait été l’agresseur ? Le sultan ou le pacha, le suzerain ou le vassal ? C’étaient là d’importantes questions auxquelles les hommes les plus haut placés et les mieux informés par devoir ne pouvaient nullement répondre. Enfin, une lettre d’Artin-Bey, premier secrétaire du vice-roi d’Égypte, au ministre du pacha Boghos-Bey, est venue dissiper quelques inquiétudes, sinon les appréhensions causées dans ce moment difficile par un évènement qui n’eût pas dû paraître inattendu. D’après cette lettre, l’armée turque aurait pris l’initiative, et se serait portée sur Bylégik ou Byr, et y aurait fait quelques fortifications. Byr est toutefois, comme le faisait observer l’ambassadeur de Turquie à Paris, sur le territoire du grand-seigneur, et l’occupation de cette ville par les troupes ottomanes, ainsi que le passage de l’Euphrate qui a dû avoir lieu en pareil cas, ne constitueraient pas encore une agression de la part du sultan Mahmoud.

De son côté, le vice-roi, voulant aussi repousser tout reproche d’agression, déclarait avoir défendu à son généralissime de faire aucun mouvement avant d’être sûr du mouvement des troupes du grand-seigneur. L’armée turque qui se présente au revers de la Syrie, est forte de 50,000 hommes environ, divisée en trois corps. C’est le second corps de cette armée, composé de 20,000 hommes, qui aurait passé l’Euphrate à Byr, tandis que le premier, appuyé à la rive gauche, attendrait les renforts que doit amener le pacha de Bagdad, et que le troisième, de 15,000 hommes comme le premier, garderait les défilés des monts, dont la possession assure la communication avec Constantinople. Selon les mêmes nouvelles, le vice-roi aurait encore la moitié de ses forces en Syrie, à peu près 100,000 hommes, dont 71,200 d’infanterie, et 27,900 de cavalerie. Dans ce nombre figurent 4,900 hommes formant trois régimens d’artillerie. Ces troupes sont mieux exercées, mieux commandées que celles des Turcs, et l’on voit, par les chiffres, que l’issue de cette lutte ne serait guère douteuse. Tandis que les troupes turques prennent ainsi position sur la limite du pachalik de Diarbekir, Ibrahim-Pacha occupe celui d’Alep avec 30,000 hommes réunis dans un camp de manœuvres près de la ville de ce nom, prêt à marcher vers l’est, et à envoyer Soliman-Pacha dans l’Anatolie, avec un corps de 35,000 hommes. D’un autre côté, Kurschid-Pacha opère déjà dans l’Arabie, et s’est emparé, dit-on, d’une île du golfe Persique, non loin du Schattel-Arab. La guerre se trouverait ainsi portée dans deux directions, et amènerait une complication nouvelle, car l’Angleterre, mécontente de la Turquie, mécontente du pacha qui a refusé au colonel Campbell, consul-général d’Angleterre, l’autorisation de laisser passer 6,000 hommes de troupes anglaises sur le territoire égyptien ; l’Angleterre proteste contre la marche de Kurschid-Pacha dans l’Arabie, et menace de regarder tout progrès ultérieur comme une déclaration de guerre.

Tous ceux qui ont examiné avec quelque suite la marche des affaires politiques en Orient, ont remarqué la direction adoptée par le cabinet anglais depuis quelques années. Plus frappée des progrès de la Russie en Perse et dans les petits khanâts de l’Orient, que satisfaite des améliorations apportées dans la navigation à vapeur, et de la rapidité, presque double en vitesse, avec laquelle elle peut porter ses troupes et ses dépêches vers ses possessions des Indes Orientales, l’Angleterre cherche à s’ouvrir une autre route. Cette route est l’Égypte, l’ancienne voie commerciale du moyen-âge. Tant que l’Angleterre s’est regardée comme maîtresse incontestée de l’Inde, n’ayant à y lutter qu’avec les Birmans, les Mahrattes et les autres nations indigènes, elle s’est contentée de cette seule voie de communication qui s’ouvrait à elle, en affrontant les tempêtes du cap de Bonne-Espérance et du canal de Mozambique ; aujourd’hui il lui faut une voie plus prompte et plus facile. La ligne d’opérations qu’elle projette, ligne à la fois commerciale et militaire, doit s’étendre d’abord de la côte maritime de l’Égypte à la mer Rouge ; et c’est pour obéir à la fois à cette double pensée, que le gouvernement britannique a fait deux tentatives qui ont également échoué près du pacha : la demande d’un passage de 6,000 hommes de troupes anglaises, et le projet d’établissement d’un chemin de fer de la capitale de l’Égypte à Suez, aux frais du gouvernement anglais. On sait que chaque nation fait elle-même les frais du transport de ses dépêches en Orient, et cette dernière proposition se trouvait ainsi motivée par l’importance de la correspondance entre l’Angleterre et les provinces voisines de la mer Rouge. Mais le vice-roi pensa, avec raison, qu’une route commerciale aussi solidement établie pourrait devenir une route militaire, et il refusa l’autorisation. L’Angleterre ne s’est pas moins assurée d’une des extrémités de la ligne qu’elle projetait, en s’emparant d’Aden, port admirable, position inexpugnable à l’entrée de la mer Rouge, marché sûr et accessible, dont les Anglais peuvent faire le centre du commerce de l’Afrique et de l’Arabie. L’autre tête de cette ligne est Alexandrie, dont la possession permettrait à l’Angleterre de percer jusqu’à Suez en prenant pour route le Nil, de Rosette au Caire, ou en pratiquant un chemin de fer, comme en même temps d’atteindre l’Euphrate en traversant la Syrie jusqu’à ce Byr où a lieu en ce moment la collision des Turcs et des Égyptiens, et en partant de l’Euphrate, pour étendre ses communications jusqu’à Khareck, dont elle vient également de s’emparer, dans le golfe Persique. Ce n’est donc pas sans raison que nous avons fait observer combien la question d’Orient se trouve compliquée par les vues actuelles de l’Angleterre.

Quelles que soient les nouvelles plus récentes du théâtre des évènemens, elles ne sauraient diminuer le danger qu’offre cette complication nouvelle. Il est évident, d’après la teneur des lettres reçues des deux parties de l’Orient, que ni le sultan ni le pacha ne veulent prendre sur eux la responsabilité de l’initiative d’une guerre, et qu’ils cherchent à se donner réciproquement le caractère d’agresseur. En effet, les lettres de Constantinople du 7 annoncent que l’armée du Kurdistan a quitté, il est vrai, Malatia pour se porter en avant sur Sémirat, ce qui la met à la frontière du pachalik d’Alep et à très peu de distance de Byr ; mais Nouri-Effendi se hâte de déclarer que des raisons hygiéniques ont seules déterminé ce mouvement. Malatia est, il est vrai, une position faible sous le rapport stratégique ; mais Malatia est aussi malsaine, et, avant tout, le grand-seigneur a dû s’occuper de la santé de ses troupes. Sémirat, situé entre les montagnes du Diarbekir et celles de Marrasch, n’offre peut-être pas beaucoup de conditions de salubrité, et si le besoin d’un air plus pur forçait les troupes turques à descendre dans les plaines d’Alep, elles ne pourraient accomplir les prescriptions des médecins de l’armée qu’en livrant une bataille rangée aux soldats d’Ibrahim-Pacha. Les mêmes lettres annoncent la sortie de la flotte ottomane, qui irait s’échelonner dans le Bosphore. Apprendrons-nous plus tard que la santé des équipages exige les eaux de l’Archipel ou de la mer de Candie ?

Les lettres d’Alexandrie de la même date présentent la marche des troupes turques sous un tout autre aspect. La marche de ces troupes est regardée comme un commencement d’hostilités. On annonce qu’elles sont établies sur le territoire de Syrie, et non sur les terres qui relèvent directement du grand-seigneur. Toutefois le vice-roi ne croit pas pouvoir prendre trop de précautions pour éviter de se constituer agresseur, et il répond à son fils, qui lui demande de nouvelles instructions, par ces paroles, qu’il entend donner à l’Europe comme l’expression officielle de sa pensée : « Continuer à ne rien faire qui puisse être considéré comme une provocation au combat, même dans la situation nouvelle faite par l’armée ennemie. » Mais comment ne pas croire à l’imminence des hostilités, quand le pacha fait annoncer que les troupes turques sont venues camper sur le territoire de la Syrie ? Sait-on bien toute la valeur de ce mot Syrie dans la bouche du pacha, et toute l’importance de la dénégation de l’ambassadeur turc à Paris, qui se hâte de déclarer ici à tout le corps diplomatique et au ministre des affaires étrangères, que les troupes du grand-seigneur sont à Byr, sur l’Euphrate il est vrai, mais sur le territoire turc, à quelques pas du pays de Cham ou de Syrie, il en convient, mais non pas en Syrie ? Toute la question d’Orient est là pour l’heure ; il s’agit uniquement de savoir si, par des raisons hygiéniques ou autres, les troupes du sultan sont en Syrie ou si elles n’y sont pas.

Pour ce qui est de la Syrie elle-même, on sait que cette contrée a toujours été ou l’objet des discordes qui ont eu lieu entre le sultan et son vassal, ou le but où tendait celui-ci en prenant les armes soit pour, soit contre son suzerain. La première investiture de la Syrie qui eut lieu en faveur de Méhémet-Ali, fut la récompense de sa guerre contre les Wahabites, sur lesquels il reprit la Mecque et Médine, les villes saintes, dont la perte affaiblissait l’autorité du grand-seigneur, comme khalif ou chef des croyans. Mais bientôt la Syrie fut reprise à Méhémet-Ali, et elle ne lui fut rendue qu’à l’époque de la guerre de Grèce, en remerciement de la flotte que le pacha équipa à ses frais et envoya au grand-seigneur. Toutefois, ce don fut encore accompagné de quelques restrictions, et Méhémet-Ali fut obligé de lutter, pour la possession de la Syrie, contre le pacha d’Acre, soutenu par la Porte. On sait le résultat de cette dernière guerre. Ibrahim-Pacha s’avança le long de la mer jusqu’aux provinces les plus rapprochées de la capitale, et la Porte fut forcée de rendre la Syrie à son père, après avoir achevé d’aliéner l’indépendance de l’empire ottoman, en demandant le secours des Russes. Qu’on juge de l’irritation que doit causer aujourd’hui au pacha ce qu’il regarde comme une tentative pour prendre la Syrie à revers, et la lui arracher une quatrième fois ! Ses appréhensions ont dû se changer en certitude, s’il faut ajouter foi aux nouvelles apportées le 10 à Syra, par un bateau à vapeur, frété, dit-on, par le consul-général de Russie à Alexandrie, d’après lesquelles l’armée turque aurait réellement pénétré sur le territoire syrien.

L’incertitude qui règne sur toutes ces nouvelles ne permet encore d’asseoir aucune opinion ; mais, à nos yeux, les évènemens peuvent prendre une face toute diverse, selon la nature de la collision qui vient de s’engager, ou qui est sur le point d’avoir lieu. Ils peuvent se présenter d’une manière plus ou moins défavorable, selon que l’agression sera venue du pacha ou de la Porte. Sans doute les intérêts des puissances comme leurs rivalités seront les mêmes ; mais le droit d’agir changera ; et sans connaître les évènemens, la France comme l’Angleterre doivent déjà avoir réglé leur conduite, de manière à n’avoir plus qu’à appliquer les principes, dès que les faits seront connus.

Depuis la révolution grecque, la Turquie a été poussée, de plus en plus, dans la voie où elle était entraînée long-temps avant. À cette époque, et dans une note présentée par l’envoyé russe, la Russie mit en question l’existence même de l’empire turc, car c’était la mettre en question que de déclarer qu’elle voyait, dans la conservation du gouvernement turc, un moyen de plus de consolider la paix en Europe. L’empire turc n’était plus ainsi un principe en Europe, mais une affaire de convenance, un avantage dont il fallait profiter. Des évènemens terribles pour la Turquie donnèrent une grande force aux termes de cette note, et depuis le traité d’Andrinople jusqu’au traité d’Unkiar-Skelessi, la décadence de cet état fut bien rapide. Toutefois le traité d’Andrinople était encore un acte de puissance à puissance. La force donnait à la faiblesse dont elle triomphait les raisons de ses actes. La Russie s’emparait de la rive gauche du Danube ; mais c’était, disait-elle, dans un intérêt tout européen, pour former des établissemens sanitaires et limiter les ravages de la peste. Si elle exigeait la remise des forteresses de Circassie, ce n’était que pour mettre un terme au commerce des esclaves. Deux cents lieues de côtes garnies de forteresses, l’interception de la route commerciale intérieure de l’Europe vers la mer Noire, la séparation presque totale des principautés et de la Porte, la prépondérance de la Russie dans ces provinces, des avantages commerciaux, des frais de guerre, tels étaient les beaux résultats de ce traité. Il faut néanmoins savoir toujours gré à ceux qui imposent des conditions, quand ils emploient des formes modérées et justifient leurs prétentions par des principes, car ces formes et ce langage montrent qu’on se croit obligé de ménager ceux qu’on a réduits, et en politique, c’est une preuve incontestable qu’on leur reconnaît encore quelque force. Les termes du traité d’Andrinople, quelque sévères qu’en fussent les articles, prouveraient ainsi que la Turquie existait encore comme puissance aux yeux de la Russie ; et, en effet, il a fallu de nouveaux évènemens, plus malheureux encore que les premiers, pour changer les conditions d’existence de l’empire ottoman.

Ces évènemens eurent lieu entre le traité d’Andrinople et celui d’Unkiar-Skelessi, qui fut le résultat du refus que fit l’Angleterre de secourir la Porte contre son vassal, et, disons-le, du peu d’appui donné à notre ambassadeur, qui sentait toute l’importance du rôle que pouvait jouer la France en Orient. L’appui que la Porte avait cherché vainement près de la France et de l’Angleterre, elle dut le recevoir de la Russie, tout en voyant ce que lui coûterait la protection d’une puissance si voisine. Grâce à l’Angleterre et à la France, la Russie préserva réellement l’empire turc, ou du moins la capitale de cet empire. Elle avait pénétré dans le Bosphore, elle eut la modération ou plutôt l’habileté de le quitter ; mais, en signant le traité d’Unkiar-Skelessi, la Russie emporta la clé du poste important qu’elle évacuait, et elle se réserva d’en interdire l’occupation à toute autre puissance. Tel est l’état où sont les choses aujourd’hui.

On a parlé d’une double note échangée entre le gouvernement français et le gouvernement russe, où le premier de ces deux cabinets déclarait que le traité d’Unkiar-Skelessi lui semblait non avenu en ce qui concerne la France. Nous avons trop souvent plaidé en faveur de la force des traités pour reconnaître une grande force à cette assertion. C’était à la France, c’était à l’Angleterre d’empêcher la conclusion de ce traité, contre lequel personne n’a protesté hautement. Maintenant, s’il y a lieu de le faire rompre, il ne faut pas se le dissimuler, ce sera la guerre ; et ce n’est pas là une des moindres complications de la question d’Orient.

Toutefois, il semble qu’en ce moment le gouvernement turc veuille donner par ses fautes même, à la Russie et à l’Angleterre, les moyens de maintenir pour l’heure la paix en Orient. Par le traité du 8 juillet, la Russie s’est faite la protectrice de la Turquie, protection chèrement achetée sans doute, qui coûtera plus cher encore, mais qui a été acceptée par la Porte quand elle s’est engagée à fermer les Dardanelles aux autres puissances, et la Russie à défendre le sultan contre toute agression du côté de l’Égypte. Ainsi la moindre tentative hostile faite par le pacha pourrait donner lieu à une occupation de Constantinople par les Russes ; mais rien de ce genre n’a été stipulé dans le cas d’une agression de la part du grand-seigneur contre le vice-roi d’Égypte, et dans ce cas, le gouvernement turc n’est pas plus engagé à recourir à la protection des Russes qu’à celle de l’Angleterre et de la France. Il est libre de se défendre sans la tutelle de la Russie. Voilà un vaste champ ouvert aux négociations ; et, dans cette circonstance, la France et l’Angleterre pourront déployer à leur aise ce qu’elles ont d’habileté et de force.

Dans l’état d’égalité où l’agression du grand-seigneur placerait ces trois puissances, il leur sera moins difficile de s’entendre, si le statu quo convient à leurs intérêts. La Russie ne pouvant, en principe, se prévaloir, dans cette circonstance, du droit de protection que lui donne le traité du 8 juillet, en cas d’attaque de la part du pacha d’Égypte, il n’y aurait pas lieu à débattre le plus ou moins de valeur de ce traité aux yeux de la France et de l’Angleterre, et ce serait un grand pas de fait dans la voie des conciliations. Par les correspondances d’Odessa, de la même date que les premières nouvelles d’Orient, nous voyons, il est vrai, que le commandant en chef des forces de la mer Noire a quitté la rade d’Odessa à la tête de cinq vaisseaux de haut bord, de trois frégates, de trois corvettes, d’un brick et de deux bateaux à vapeur, pour prendre la direction des Dardanelles, et que ses instructions lui prescrivent de donner secours et protection à la Turquie. Mais nous savons aussi que la Turquie n’invoquera la protection des armées et des flottes russes qu’autant qu’elle s’y trouvera contrainte par les traités ; et, encore une fois, le sultan a le droit de n’être pas protégé par la Russie, s’il prend l’initiative des hostilités. Et comme il n’y a pas de traité du 8 juillet entre la France et le pacha d’Égypte, ni entre le pacha et l’Angleterre, aucun des contendans n’ayant à subir la protection d’une grande puissance, il se peut que la collision soit contenue dans le cercle étroit d’un pachalik ou deux, et arrêtée enfin par l’union des trois puissances.

Un publiciste distingué a fait une remarque qui est plus qu’ingénieuse, car elle est juste et profonde. Il a dit que la question d’Orient, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est toute de prépondérance pour l’Angleterre et la Russie, et qu’elle ne changera de nature que si de fatales circonstances le veulent ainsi. Il y a long-temps que nous avions émis cette pensée. L’écrivain que nous mentionnons reconnaît que l’Angleterre, en plusieurs occasions, a témoigné peu de bienveillance au vice-roi d’Égypte ; il avoue qu’il serait facile, en rassemblant tous les faits, de supposer à l’Angleterre des projets ambitieux sur l’Égypte ; mais il ne croit pas que l’Angleterre cherche à s’emparer de l’Égypte. Nous avions émis dès long-temps, au sujet de la Russie, des pensées sinon aussi heureusement exprimées, du moins semblables. Sans doute l’Angleterre veut aujourd’hui beaucoup de choses en Égypte ; elle y veut ouvertement une route commerciale, presque aussi ouvertement une route militaire ; elle veut aller aux Indes par l’Euphrate et par la mer Rouge ; elle veut la prépondérance en Égypte, mais elle ne veut pas l’Égypte, car même, pour le moment, l’Angleterre a déjà assez à démêler avec l’Europe, et elle est assez sensée pour ne s’attacher qu’aux avantages réels d’une position, en mettant de côté le vain orgueil du titre de la possession. Nous n’affirmerions même pas qu’en dépit de certaines apparences, l’Angleterre ne fît encore assez état de la France pour reculer devant la conquête de l’Égypte, en songeant que nous ne pourrions pas voir avec indifférence un semblable établissement. La Russie est dans une situation un peu semblable à l’égard de la Turquie. La Russie a de grands projets d’ambition, sans doute ; mais son plan, quelque vaste qu’il soit, ne s’exécute que trop promptement depuis quelques années, et nous ne serions pas étonnés si elle désirait s’arrêter quelque temps sur cette pente trop rapide. Ce serait donc aussi la prépondérance qui serait le but de ses efforts. La Russie a fait plus en Turquie que l’Angleterre en Égypte. Elle s’est ouvert toutes les routes qui mènent à Constantinople ; elle est occupée en ce moment à vaincre les obstacles qui s’opposent à sa prise de possession de toute une rive de la mer Noire, la côte d’Abasie ; ses arsenaux de Sébastopol, de Nikolajew et de Cherson ressemblent à trois batteries braquées sur Constantinople ; un traité plus puissant que les pièces de canon des Dardanelles ferme l’entrée du détroit aux escadres de la France et de l’Angleterre ; les frontières turques sont découvertes, et la Russie s’est assurée, dans le Larsultan, jusqu’à un petit district montagneux qui avait gêné les mouvemens de son armée dans la dernière guerre. Tout est donc prêt pour secourir le sultan ; mais la Russie a un commerce étendu avec l’Orient ; les intérêts de ce commerce s’accroissent dans une proportion rapide. Ira-t-elle risquer une guerre générale pour s’assurer d’avantages matériels que lui donne la paix ? Nous en doutons, car ce serait confier à des hasards ce que le temps lui réserve plus sûrement ; et la Russie s’est montrée jusqu’à ce jour au moins aussi intelligente de ses intérêts que peut l’être l’Angleterre.

Il est cependant des résultats que toutes les sagesses humaines ne peuvent éviter ni prévoir. Il y a bien loin de Byr et de Malatia à Constantinople, et même, en suivant sa première route, Ibrahim-Pacha ne franchira pas les pachaliks d’Alep, d’Adana, le Taurus, la Karamanie et l’Anatolie, avant que les puissances européennes n’aient eu le temps de prendre leurs mesures ; mais ce qu’on a l’espoir d’éviter aujourd’hui arrivera peut-être un jour. La Russie sera peut-être obligée ce jour-là de protéger Constantinople, c’est-à-dire d’occuper le Bosphore, et l’Angleterre se trouverait peut-être disposée, en pareil cas, à protéger aussi, à sa manière, le sultan, en s’emparant des états de son ennemi et en s’établissant dans la Basse-Égypte, cette plage commode qui s’étend de la Méditerranée à la mer Rouge. Que ferait alors la France ?

Nous nous plaisons à croire que cette question a déjà été faite dans les conseils de la France, et qu’une détermination a été prise. La France ne peut errer en Orient sans plan et sans politique entre la Russie et l’Angleterre ; et dans le cas d’une démonstration décisive de la part d’une de ces puissances ou de toutes les deux, il y a, sans doute, une ligne à suivre, un principe à adopter d’avance. Ce principe doit être tout français. Sous la restauration, le rôle de la France eût été bien simple. Dans le cas de l’occupation de Constantinople, la France eût occupé l’Égypte. L’Égypte est un point important pour la France, et elle doit aussi y pratiquer un système de prépondérance ; mais l’alliance de l’Angleterre nous commande aujourd’hui plus de réserve, car l’alliance anglaise est, depuis neuf ans, la sauve-garde de la liberté en Europe : or n’eût-elle eu que ce seul résultat, la France aurait un intérêt vital à maintenir cette alliance. On ne doit pas perdre de vue cependant que l’Angleterre a un intérêt égal à conserver des rapports étroits avec la France. Agissons donc sur le pied d’égalité avec l’Angleterre, et que cette alliance ne soit pas un marché de dupes qui nous soumettrait à une enquête minutieuse de tous nos actes, à une surveillance jalouse, qui nous interdirait le droit de veiller partout nous-mêmes à nos intérêts, d’étendre nos rapports où bon nous semble, et qui irait jusqu’au contrôle du choix de nos agens, comme l’Angleterre s’est permis plus d’une fois de le faire ! L’accord parfait de la France et de l’Angleterre dans la question d’Orient sera d’un poids immense tant qu’il s’agira de faire face à la Russie ; mais l’Angleterre doit aussi s’imposer le devoir de ne pas faire dominer ses vues sur celles de la France en Égypte ; ou en pareil cas, la France doit faire ses réserves. Nous entendons sans cesse parler des frontières du Rhin comme du dédommagement qui attendrait la France. Les frontières du Rhin n’appartiennent ni à la Russie ni à l’Angleterre ; c’est une question qui intéresse à un haut degré l’Autriche, la Prusse et la confédération germanique ; et si, une fois l’Orient occupé par la Russie et l’Angleterre, on traitait cette question dans un congrès, l’Angleterre, qui s’est opposée depuis neuf ans à notre établissement à Anvers et dans les ports de la Belgique, ne nous laisserait pas donner le Rhin pour frontière. Le statu quo en Orient ou un pied assuré en Égypte, telle doit être la politique de la France. C’est donc une double tâche que la France se trouve avoir à remplir, et deux influences qu’elle doit limiter, celle de la Russie au Bosphore, et celle de l’Angleterre aux bouches du Nil.

De telles vues ne peuvent affaiblir l’alliance de la France et de l’Angleterre, qui est basée sur des intérêts communs. Quelques esprits par trop prévoyans s’inquiètent d’un ministère tory et d’une alliance anglo-russe. Une telle union est impossible ; elle se romprait aussitôt qu’elle serait conclue, dans chaque port, dans chaque bazar, dans chaque comptoir de l’Orient. La France, au contraire, en se montrant avec dignité l’alliée et non le satellite de l’Angleterre, jouira de toute sa force et de l’influence que donne un désintéressement non contesté. La France seule peut désirer, sans arrière-pensée, que Constantinople et Alexandrie, que la Turquie et l’Égypte, se conservent comme états indépendans, avec cette hiérarchie nominale que la suzeraineté établit entre eux. Voilà donc une politique toute faite, dont toutes les conséquences peuvent être prévues d’avance, et qui ne doit laisser d’incertitude dans aucune des circonstances qui vont se présenter.

Un fait moral doit surtout frapper tous les hommes intelligens : c’est que, dans cette question d’Orient, la France ne peut être regardée, même par les esprits les plus prévenus contre elle, comme un instrument de désordre en Europe. Elle se présente, au contraire, tout naturellement, dans cette circonstance, comme défendant les intérêts de l’ordre européen. Elle n’a là aucun intérêt révolutionnaire. Elle est plus intéressée à la paix du monde qu’aucune puissance, et elle plaide à la fois à Constantinople pour l’Autriche, pour la Prusse, pour l’Allemagne, en défendant le système d’équilibre général où figurent ces états. C’est là ce qui doit faire la force de la France, et l’encourager à parler haut. Personne, en un mot, n’est plus intéressé que la France à faire triompher, en Orient, ce principe : maintenir. Mais si ce principe succombait, si toutes les puissances qui se sont agrandies sans relâche depuis 1815, tandis que la France, diminuée alors, est restée stationnaire, si toutes ces puissances voulaient encore s’étendre, la France manquerait alors à tout ce qu’elle se doit, si elle ne s’assurait un poste avancé vers l’Orient, et ce poste, nous l’avons dit, c’est le pays où nous avons laissé de si beaux souvenirs.

Mais il faut que l’autorité du gouvernement s’affermisse en France pour que nous soyons influens ailleurs. Nous pourrions demander si le ministère actuel est dans les conditions nécessaires pour donner au pouvoir cette force de cohésion dont il a tant besoin, car jamais les affaires extérieures n’ont nécessité une direction plus ferme et plus expérimentée. Là-dessus, les dernières nouvelles d’Orient ne peuvent laisser aucun doute. Les déclarations du gouvernement, dans la discussion des fonds secrets, révèlent aussi de sérieuses difficultés intérieures. Elles prouvent que les associations politiques ont conservé toute leur organisation, et qu’il faut les combattre plus vigoureusement que jamais. Que voyons-nous cependant ? C’est à qui se refusera à imprimer une direction à ce cabinet. M. Passy annonce que les principes sont les mêmes, et que quelques préventions qui subsistaient encore s’effacent chaque jour. N’est-ce pas déjà beaucoup trop, dans une situation aussi difficile, qu’il y ait des préventions à effacer entre les membres d’un même cabinet ? Assurément, ce n’est pas pour affaiblir le ministère que nous parlons de sa faiblesse. C’est une tactique qui ne nous convient pas ; mais il est impossible, en jetant un coup d’œil sur la situation intérieure et extérieure du pays, de ne pas être frappé des embarras qui se manifestent dans le ministère du 12 mai. La politique adoptée par ce cabinet, s’il est vrai qu’elle soit fixée, est, nous dit-on, celle du centre gauche, qui n’y occupe cependant que les postes secondaires. Le centre gauche imposerait donc ses idées, sans avoir le droit de les mettre à exécution dans les départemens où ces mesures doivent être pratiquées, et sans pouvoir s’assurer si cette exécution est possible. Ainsi M. Duchâtel, qui représente le parti doctrinaire, serait, à l’intérieur, l’exécuteur des idées du centre gauche, dont il ne peut être le partisan. Chaque ministre, dans le cabinet actuel, se trouve donc appelé à faire autre chose que ce que son aptitude et sa capacité voudraient qu’il fît, et peut-être chacun d’eux appelé à la tribune pour y parler du département qu’il n’administre pas, le défendrait-il avec succès contre l’opposition, tandis que les uns gardent le silence, et que les autres parlent faiblement quand il s’agit des affaires qu’ils dirigent.

Encore une fois, nous voudrions donner au pouvoir toute la force qui lui manque, et venir en aide à ce cabinet composé d’élémens si divers ; mais la presse qui a défendu l’ordre et qui veut le défendre encore, est bien embarrassée de son rôle, et elle se voit souvent réduite à se demander à qui elle a à faire. Que répondre, par exemple, à ceux qui reprochent à quelques-uns des ministres actuels de n’être ni les sommités de parti qu’ils réclamaient eux-mêmes quand ils étaient dans la coalition, ni les spécialités qu’ils voulaient voir aux affaires, ni ces politiques résolus qui devaient établir leur système, et le faire dominer ? Enfin, quand on se demande quels principes les ministres ont apportés au pouvoir, on est encore embarrassé de répondre, car jusqu’à présent le ministère s’est contenté de demander le budget, les fonds secrets, le crédit de 10 millions, et il s’est abstenu d’exposer son système. Nous voyons, il est vrai, qu’on tient, si peu que l’on parle, le langage du centre gauche ; mais il nous semble aussi qu’on ne s’écarte pas de la politique des 221, et ceci, nous le disons en l’honneur du ministère. Mais alors qu’y a-t-il de changé en France, à quelques hommes de talent et de cœur, à quelques spécialités près, qui ont quitté les affaires ? Il suffirait donc qu’un ministère eût deux années de date pour qu’il devînt nécessaire de le remplacer par un autre, et ce serait là tout le secret du bruit que faisait la coalition. À la bonne heure ! Le mal alors ne serait pas aussi grand que nous le pensions.

Le ministère du 12 mai sera donc destiné à essuyer toutes les attaques dont le ministère du 15 avril a été l’objet ; nous désirons qu’il les mérite également par son ardeur à défendre l’ordre et à pratiquer les principes de modération qui avaient rendu le calme à la France. Déjà nous avons entendu, dans la discussion des fonds secrets, les adversaires du cabinet actuel regretter les ministres du 15 avril, et déclarer que ces derniers étaient plus indépendans, plus parlementaires que les membres du nouveau ministère. Nous avons vu avec plaisir que les anciens ministres du 15 avril présens dans la chambre n’acceptaient pas cette manière de revenir sur les attaques dont ils avaient été l’objet, et qu’ils ont repoussé, par la bouche de M. de Salvandy, ces éloges dont la source leur paraissait un peu suspecte. M. de Salvandy s’est montré en cela fidèle à son caractère honorable, et il a accompli la promesse qu’il avait faite, au nom de ses collègues, de ne pas imiter la coalition, et de ne pas retourner sur leurs bancs de députés ou de pairs pour susciter systématiquement des embarras au pouvoir. Toutefois, l’acte de générosité et de loyauté de M. de Salvandy ne donnera pas au cabinet actuel la force qu’il n’a pas, et que nous lui souhaitons. Les membres de la coalition qui y figurent peuvent profiter de ce bon exemple, donné par un ancien ministre ; mais ce bon procédé n’affaiblira pas le souvenir des actes de la coalition. C’est ainsi que les meilleures intentions se trouvent déjouées par l’effet de la position du pouvoir actuel, et que ceux qui le traitent avec le plus de bienveillance ne parviennent pas à le servir en réalité.

Sachons gré néanmoins à M. de Salvandy d’avoir établi, par son témoignage, que la méthode adoptée par le ministère actuel pour la tenue des conseils a été pratiquée par d’autres ministères. Il est de notoriété que des conseils avaient lieu sans cesse pour les affaires courantes, hors de la présence du roi, et que dans ces conseils se traitaient tous les intérêts publics. C’est en répétant chaque jour le contraire qu’on est parvenu à fausser l’opinion, et l’ancien ministre de l’instruction publique a eu raison de reconnaître le danger qu’il y a de n’opposer que le silence à de fausses assertions. Toutefois, nous n’avons jamais cessé de combattre celle-ci, et d’affirmer que de grandes affaires politiques, celles de Suisse, par exemple, avaient été traitées en l’absence du chef de l’état. Mais les feuilles de la coalition répétaient chaque jour que le ministère n’était ni responsable ni parlementaire ; et, en pareil cas, c’est trop souvent la persévérance du plus grand nombre qui l’emporte sur la vérité.

Des paroles telles que celles qui ont été prononcées dans la chambre par M. de Salvandy, à l’occasion des fonds secrets, ne peuvent que ramener les partis aux idées de justice et de convenance dont ils ne se sont que trop écartés depuis un an. L’impression favorable que nous avons reçue de ce discours est trop vive et trop entière pour nous permettre d’approuver la guerre qui se fait en ce moment, au nom des principes d’ordre et de modération, à l’un des hommes les plus éminens du centre gauche, resté hors du pouvoir. Nous parlons de M. Thiers. C’est au nom même de l’habileté et du dévouement au trône dont a fait si souvent preuve la feuille qui le combat si vivement, que nous désapprouvons cette guerre. M. Thiers, et la feuille dont nous parlons lui rend cette justice, M. Thiers a, outre sa brillante éloquence et la supériorité incontestable de son esprit, le don de comprendre mieux que personne les nécessités du gouvernement. Il sait, il l’a montré souvent, à la fois l’organiser dans un moment d’anarchie et le défendre avec vigueur dans un moment de péril. La vivacité de l’esprit a ses inconvéniens comme ses avantages. Celle de M. Thiers l’a placé aux premiers rangs dans la coalition. Tout en ne suivant que de très loin les principes avancés de quelques-uns de ses coalisés, il a exigé certaines conditions de gouvernement qui n’étaient pas entièrement celles du 15 avril, et il a eu du moins le mérite de rester fidèle à sa pensée. Si M. Thiers s’est trompé, à coup sûr il s’est trompé de bonne foi, et il en a donné la meilleure preuve qui soit au monde en restant en dehors du gouvernement. Pourquoi donc l’en éloigner davantage en l’attaquant avec tant d’ardeur ? Le pouvoir est-il donc si fort en France, qu’on sacrifie ainsi, de propos délibéré, un de ses meilleurs, un de ses plus vaillans soutiens ! Eh quoi ! ôter à la fois un soutien à la monarchie de juillet, et l’envoyer peut-être, à force de dégoûts, au milieu des adversaires de ce régime, est-ce là de l’habileté ? On nous dira peut-être qu’un homme d’état qui ne tient pas, malgré tout, et quelles que soient les circonstances, au parti qu’il a embrassé, n’est pas un sujet regrettable. Mais n’avons-nous pas vu tout récemment les hommes d’état les plus sérieux et les plus graves mettre, par un mouvement d’humeur, le pouvoir à deux doigts de sa ruine, et le combattre par les actes les plus violens dans la chambre, dans la presse et dans les élections ? Après ce que nous avons vu de la coalition, nul de ceux qui y ont figuré n’a droit d’être sévère pour les faiblesses et les reviremens de la conscience d’autrui ; et, en fait de changemens de ce genre, ce n’est pas encore à M. Thiers que les récriminateurs pourraient s’adresser. Nous espérons, nous croyons fermement qu’il ne succombera pas à des faiblesses et à des tentations du genre de celles qu’il peut observer dans ses anciens alliés ; mais nous voudrions plus de mesure dans ses adversaires actuels, à qui nous ne supposons d’ailleurs que de bonnes intentions.

L’habileté politique, l’intérêt du roi et du pays, veulent qu’on n’écarte pas, à force de poursuites et de tracasseries, les hommes de talent et de ressources qui se trouvent momentanément en dissidence avec le gouvernement. Ils sont trop rares pour qu’on doive exposer la royauté à se priver de leurs services, et ce serait un manque de prévoyance, que les sacrifier. M. Thiers et ses amis, ou ses amis seuls, combattent le gouvernement à cette heure ; ils l’attaquent avec aigreur. Soit. C’est un grand mal sans doute, mais faut-il le rendre plus grand ? Il y a quelques mois, M. Passy et M. Dufaure n’étaient-ils pas bien plus loin du gouvernement et bien plus aigris contre le pouvoir royal et le pouvoir ministériel, que M. Thiers ne l’est à cette heure ? Où sont-ils et que sont-ils maintenant ?


— Quand on n’est pas abonné au Journal de la Librairie, il est fort utile de suivre les séances publiques de l’Académie Française, car il y a là quelque concurrence pour M. Beuchot. Seulement le savant bibliographe se borne à inscrire le nom des ouvrages obscurs et morts en naissant, tandis que l’Académie se charge de les couronner. Rien donc au fond de plus ennuyeux qu’une séance académique. Des prix donnés à de médiocres livres que personne ne connaît, de mauvais et prétentieux vers très mal dits, l’uniforme récit de traits de dévouement fort estimables, mais très peu littéraires, c’est là le programme ordinaire de la réunion que la première classe de l’Institut veut bien accorder chaque année au public. Il est vrai que, depuis la mort de M. Arnault, la verve spirituelle et l’incisive parole de M. Villemain suffisent à animer ces séances. En ces dernières années, on n’est guère allé à l’Académie Française que pour entendre les malices finement dites, le langage délicatement nuancé, les tours agréablement moqueurs et les appréciations brillantes du secrétaire perpétuel. Jeudi dernier, la présence de M. Villemain, devenu ministre de l’instruction publique, et resté en même temps secrétaire perpétuel, avait un nouvel attrait de curiosité piquante. M. Villemain a eu l’adresse de rester académicien, et de ne point montrer, sous l’habit de l’Institut, la robe du grand-maître. Chacun a reçu sa part des courtoises épigrammes, les lauréats et l’Académie. Tous deux le méritaient : l’Académie, par ses ridicules traditions de concours poétiques ; le lauréat, Mme Louise Colet, par ses vers prétentieux et ses madrigaux pindariques. Le sujet proposé était le Musée de Versailles, et un grand nombre de pièces avaient été adressées au secrétariat. À en juger par le morceau couronné, les autres odes devaient être plus que médiocres ; et, comme l’a dit ingénieusement M. Villemain, elles ressemblaient à quelques tableaux du musée qu’elles célèbrent, ajoutant au nombre, sans ajouter à l’éclat du concours. Bien que l’Institut ne soit pas le Capitole, le rôle de Corinne avait séduit Mme Colet, qui voulait réciter ses vers elle-même. M. Villemain lui a très spirituellement objecté que la règle inflexible de l’Académie ne permettait dans cette enceinte que la séduction du talent et l’ascendant gracieux des beaux vers. Si cela est exact, M. Villemain aurait dû dire pourquoi l’Académie a couronné les vers de Mme Colet. Ces vers ont été dits et très mal dits par M. Viennet ; si M. Viennet pouvait parodier M. Hugo, on eût cru la pièce de lui. Toutefois, il est juste d’ajouter que l’auteur de la Philippide a pris sa revanche personnelle par la lecture de quelques fables vraiment spirituelles et sincèrement applaudies. Mais les honneurs de la séance ont été pour M. Villemain ; on a aimé à retrouver l’homme d’esprit dans le ministre, et cela a semblé de bon augure pour cette politique à laquelle aspirait depuis long-temps M. Villemain. On s’est dit que l’écrivain qui savait se montrer contradicteur poli et indépendant à l’Académie, voudrait peut-être aussi, dans l’Université, tout en respectant les traditions, se débarrasser des préjugés et songer au progrès réel et sérieux. Mais, à l’Institut, il suffit de phrases élégantes, tandis qu’au ministère il faut des actes. C’est là que nous attendons M. Villemain.

— Il y a peu de temps, en donnant à nos lecteurs le discours prononcé par M. Edgar Quinet à l’ouverture de son cours de la faculté de Lyon, nous exprimions l’espérance de voir le public auquel s’adressait le jeune écrivain s’associer à ses idées et rendre justice à ses efforts. Les brillans et prompts succès qu’obtient M. Quinet, au début de sa nouvelle carrière, nous prouvent que nous n’avions pas tort de compter sur les vives sympathies que rencontre aujourd’hui son talent dans le public lyonnais. M. Quinet voit ses leçons suivies par plus de huit cents auditeurs, et, pour obtenir ces nombreux suffrages, il n’a pas eu besoin d’imposer la moindre gêne aux tendances élevées et sévères de son esprit ; il s’est élancé hardiment dans l’examen des plus graves questions de la philosophie, de la religion et de l’art, et il a trouvé le public empressé à le suivre dans ses développemens les plus abstraits ; bien plus, il a été écouté et applaudi avec enthousiasme. Un tel fait mérite d’être signalé pour l’honneur de la ville où professe M. Quinet. Il caractérise d’une manière éclatante cette alliance de l’esprit industrieux du Midi et de la spiritualité du Nord, qui, pour nous servir d’une expression de M. Quinet lui-même, fait encore aujourd’hui la grandeur et l’originalité de Lyon entre toutes les villes de la France. Après un si brillant début, il ne nous reste plus qu’à désirer de voir M. Quinet appelé bientôt sur un plus vaste théâtre, où son beau talent ne trouvera pas, assurément, moins de sympathie qu’à Lyon.


Nous recevons de M. Marliani la lettre suivante que nous donnons textuellement. Nous concevons fort bien que M. Marliani ait attaché quelque importance à établir qu’il ne nous avait pas ouvert son portefeuille, et qu’en servant la cause espagnole, il ne servait que sa patrie ; mais il s’expliquera sans peine que né en Espagne, de parens italiens, et, comme il le reconnaît lui-même, mis à l’index, en 1821, par un gouvernement italien, il ait pu, aux yeux de bien des gens, passer pour Italien et proscrit. Quant au récit que nous avons fait, dans notre dernier numéro, de la mission de MM. de Zea et Marliani en Allemagne, nous en assumons, sans détour et sans embarras, toute la responsabilité ; nous nous fions aux sources où nous avons puisé. M. Marliani aurait pu se dispenser de discuter les observations que nous avons faites sur l’Espagne, et nous ne le suivrons pas sur ce terrain ; nous lui demanderons seulement si c’est bien sérieusement qu’il avance que le peuple espagnol et le peuple français sont faits pour s’entr’aider dans la défense des principes au nom desquels ils combattent. La France pourrait sans doute aider l’Espagne ; mais l’Espagne n’a et n’aura de bien long-temps rien à donner en échange des services qu’on lui rendrait : c’est à peine si elle en serait reconnaissante.

Monsieur,

La Revue des Deux Mondes, du 15 mai, contient une lettre exclusivement consacrée au récit du voyage que M. de Zea et moi nous avons fait en Allemagne. Je suis encore à me demander si l’intention de votre correspondant, en ce qui me concerne, a été bienveillante ou hostile. En citant de ridicules calomnies, pour se donner le plaisir de les réfuter, il semblerait que le seul but qu’il se soit proposé a été de ne pas les laisser tomber dans l’oubli. Votre correspondant avait conçu des préventions contre moi, sans me connaître ; il les a abandonnées depuis, sans me connaître ; et le voilà qui parle longuement de moi, sans me connaître davantage. Mais enfin, puisque j’ai mérité de sa part les honneurs d’une enquête, et que, grace à un examen plus attentif, et à des renseignemens plus exacts, il est revenu à de meilleurs sentimens à mon égard, il est juste que j’achève sa conversion par de nouveaux renseignemens plus exacts encore. Je ne suis pas Italien, mais Espagnol. Je n’ai pas été proscrit, mais mis à l’index, en 1821, par la police de Milan ; la raison, je l’ignore. Ce n’est pas depuis le commencement de la guerre civile que je sers la cause libérale : simple volontaire, j’ai combattu, les armes à la main, pour cette cause, en 1820, contre les ennemis intérieurs et contre l’invasion liberticide de 1823. Dans l’exil, qui commença pour nous avec le triomphe des absolutistes, je n’ai cessé de défendre mon pays et la cause de la liberté espagnole, outragés l’un et l’autre par les écrivains de la restauration. Quant aux hommes qui, en 1836, écoutant de basses calomnies, craignirent de trouver en moi un ardent tribun formé dans les clubs de Madrid ou l’agent de coupables intrigues, ils auraient dû savoir, ainsi que votre correspondant, que je n’ai jamais été mêlé directement ni indirectement à aucune intrigue, que je n’ai jamais appartenu à aucun club ni société secrète ou publique. Ces informations étaient faciles à prendre. Ce que l’on a reconnu plus tard, on aurait pu le savoir d’avance, et s’épargner ainsi le pénible désaveu d’une erreur. Je n’ai pas à faire l’éloge ni la censure du mouvement de 1836, auquel j’ai été complètement étranger ; mais ce que je démens d’une manière absolue, c’est d’avoir eu mission de le faire pardonner au gouvernement français. M. Calatrava n’était pas homme à me charger d’une pareille tâche, ni moi homme à l’accepter. Comptant sur l’exactitude d’informations puisées à une excellente source, votre correspondant assure que j’ai reçu directement de Madrid, et par des voies mystérieuses, deux lettres autographes de la reine. Je repousse formellement cette assertion, et j’ajoute qu’il y a inconvenance à faire intervenir un nom auguste pour donner à une mission noble et grave les allures d’une intrigue de camarilla. Je pourrais relever encore d’autres erreurs que je préfère passer sous silence, afin d’éviter une trop longue discussion ; mais je ne terminerai pas cette lettre, sans appeler votre attention sur la manière dont votre correspondant exprime ses sympathies pour l’Espagne. Est-il bienséant, je vous le demande, de parler de sympathies, et de ne trouver sous sa plume que des injures pour une nation entière ? Oublie-t-on que s’il était vrai que l’Espagne libérale fut aujourd’hui impuissante, elle le devrait à la guerre de dévastation de l’empire et à l’inique intervention de 1823 ? Et si tous nos malheurs proviennent de ces deux attentats du gouvernement de la France contre notre patrie, est-il de bon goût de nous taxer de l’orgueil le plus niais, si nous ne consentons pas à nous mettre, pour quelque temps, sous la tutelle intelligente d’un pays allié ? Bien entendu que ce pays serait le gouvernement français. Votre correspondant veut détruire chez nous le souvenir des gloires et des malheurs passés, il nous conseille d’oublier le siége de Saragosse et le 2 mai. C’est précisément parce que nous nous rappelons le siége de Saragosse et le 2 mai que nous espérions, en Espagne, voir le gouvernement français disposé à saisir, pour réparer les malheurs de cette époque et en effacer le souvenir, l’occasion offerte par le traité de la quadruple alliance. Il en a été autrement, soit ; mais si rien de grand n’a pu être tenté en faveur de l’Espagne constitutionnelle, les écrivains, qui ne peuvent offrir à l’Espagne que le témoignage public de leurs sympathies, devraient au moins s’abstenir d’un langage aussi blessant ; il ne saurait produire qu’irritation fâcheuse et éloignement plus marqué chaque jour entre deux peuples faits pour s’estimer et s’entr’aider dans la défense des principes au nom desquels ils combattent.

Agréez, etc.
Marliani.


Paris, 27 mai 1839.