Chronique de la quinzaine - 14 juin 1833


Chronique no 29
14 juin 1833


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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La chambre a continué cette quinzaine de battre monnaie pour le compte du ministère et d’expédier lestement les millions des contribuables. Dieu sait combien il lui en a passé par les mains tout en parlant économie, et combien il lui en passera encore pendant qu’elle est en train ! Il est juste, cependant, de dire qu’à l’occasion elle sait distinguer entre ceux qui viennent en habits brodés lui demander une part dans ses faveurs, et la veuve qui n’a pour tout droit à ses bonnes grâces que la vie d’un époux glorieusement consumée au service du pays. Ce jour-là, elle s’est embrouillée dans son vote ; croyant dire : oui, elle a dit : non ; et lorsque son président, qui avait l’affaire à cœur, lui a annoncé le résultat de sa délibération, elle est restée honteuse et ébahie, comme un enfant qui vient de faire une sottise. C’est du moins quelque chose que cette pudeur, et la veuve du général Daumesnil doit lui en savoir gré. Qu’avait donc fait M. le ministre des travaux publics, pour qu’on lui refusât aussi ses dix-huit petits millions, lui qui se battait en faveur du redressement de l’axe et du parallélisme du Louvre, avec la même ardeur qu’un guerrier qui combat pro aris et focis ? Parce qu’il avait omis quelques minces données dans son projet, telles que devis rigoureux de la dépense, garantie de la liste civile vis-à-vis de la fortune publique, etc., était-ce une raison pour l’ajourner si inhumainement ? Il me semble que la garantie morale dont parlait M. Duchâtel, était faite pour satisfaire les plus difficiles. Cette chute inattendue est précieuse après ces belles paroles de M. Viennet, jetées d’un air si dégagé et si triomphant à la chambre : « Allons, messieurs, des objections à force, des objections comme s’il en pleuvait ; nous sommes-là, nous vous en rendrons bon compte. »

Reste encore à vider la grande affaire des forts isolés ou de l’enceinte continue. Nous en aurions probablement le cœur net à l’heure qu’il est, si une grippe officieuse n’avait coupé la voix à M. le maréchal Soult. La question s’est considérablement éclaircie aux yeux de tous ceux qui veulent voir, depuis la découverte du projet bénin présenté dans le temps par M. de Clermont-Tonnerre à son auguste maître le roi Charles x. Alors, comme aujourd’hui, si l’exécution de ce triangle de feu qui devait enfermer Paris, eût été résolue, nous n’eussions pas manqué de protestations hypocrites, de beaux discours sur l’invasion étrangère, et de citations des paroles de Napoléon à Sainte-Hélène. Mais il est douteux qu’un ministre d’alors se fût permis de commencer les travaux sans l’autorisation des chambres, comme le fait en ce moment M. le ministre de la guerre, qui en agit avec la législature comme il faisait jadis avec ses soldats en campagne. Sous ce rapport, il sera curieux de voir comment nos députés accueilleront cette façon cavalière de procéder.

La conclusion du drame de Blaye n’a surpris personne ; depuis long-temps elle était annoncée. Mais qui jamais eût attendu de M. Thiers, malgré son amour bien connu du paradoxe et son imperturbable aplomb, l’incroyable profession de principes qu’il a faite à cette occasion à la tribune ? Tenons-nous désormais pour avertis que, ministériellement parlant, le gouvernement représentatif consiste à agir, n’importe de quelle manière, et à venir proclamer hautement qu’on a agi. Voilà qui simplifie singulièrement les rouages de la machine gouvernementale, et M. Thiers se trouve être tout naturellement un grand ministre. Rare découverte, réservée à cette quinzaine ! À tout prendre, mieux vaut encore cette franchise insolite de langage que l’éloquence redondante et filandreuse dans laquelle M. Barthe entortille sa pensée, en tout semblable à celle de son collègue. Du moins nous savons à quoi nous en tenir. Voilà donc madame la comtesse de Luchesi-Palli rendue à la liberté : cette carrière chevaleresque, si malheureusement interrompue par un accident de boudoir, est enfin terminée ; qu’elle aborde en paix aux rians rivages de la Sicile, la femme dont les faiblesses ont si bien secondé les projets de ses ennemis, la princesse si ridiculement servie par les siens. Que pour son repos et le nôtre, elle cesse de folles tentatives ! À ce prix, la France oubliera ses tristes essais de guerre civile ; comme à la femme de l’Évangile, il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé.

Je suis seulement inquiet de M. le comte de Luchesi-Palli. Où est-il ? Que fait-il ? Quelqu’un peut-il me faire l’amitié de m’en donner des nouvelles ? On dit qu’on l’a vu dernièrement sur je ne sais quelle route de la Hollande, se dérobant, tout honteux, aux complimens d’un corps diplomatique qui s’apprêtait à le féliciter de son alliance avec le sang des rois. Pourquoi rougir d’une si haute fortune ? Ferait-elle, par hasard, tache à l’écusson de sa noble race ?

À la mise en liberté de la prisonnière de Blaye, se rattachent le rapide voyage à Prague et le retour non moins subit de M. de Châteaubriand à Paris. Il y a réellement quelque chose de fantastique dans la personne de M. de Châteaubriand. Aujourd’hui, vous le voyez se promenant rêveur dans quelque allée solitaire du Luxembourg ; demain, vous apprenez qu’il est à Genève, à Vérone, à Prague, je ne sais où, au bout du monde. Puis le jour suivant, vous le retrouvez dans son ermitage de la rue d’Enfer. Je comparerais volontiers le noble pélerin à ces pièces d’artifices, vulgairement nommées dragons, que vous voyez, dans les fêtes publiques, partir et revenir à vous avec la rapidité de l’éclair. Et pourquoi tant de courses, de soins et de fatigues, qui commencent à aller mal aux cheveux blancs de René ? Pour servir des ingrats qui viennent à lui au jour de l’infortune, et qui l’abreuveraient de dégoûts le lendemain du triomphe. Il le sait mieux que personne, mais n’en continue pas moins d’obéir à la destinée qu’il s’est faite. Heureusement pour lui, le jour des ingratitudes ne viendra pas, malgré tous ses efforts. Au dire de quelques-uns, le but du voyage de M. de Châteaubriand à Prague était un accommodement entre la famille offensée de l’ex-duchesse de Berry et cette dernière ; selon d’autres, d’offrir ses services pour l’éducation du jeune prétendant. — Qui fera celle de M. de Châteaubriand ? — a demandé à ce sujet certain journal malicieux : question trop impertinente pour mériter une réponse !

Les jaquettes et les barbes saint-simoniennes se font rares à Paris depuis assez long-temps ; l’Orient est devenu le théâtre des extravagances de la secte ; et il faut le dire à notre honte, les Orientaux se montrent plus raisonnables à l’égard des nouveaux apôtres que les populations de certaines parties de la France qui en sont encore au douzième siècle. Tandis qu’à Constantinople les graves musulmans ne se sont émus qu’en voyant ces messieurs se jeter en pleine rue aux pieds de leurs femmes, et qu’à Alexandrie on s’est contenté de rire de leur étrange costume ; à Marseille, et ailleurs, une stupide et sanguinaire populace poursuit avec des cris de mort ces hommes inoffensifs après tout, et dont la folie prolongée ne devrait inspirer que la pitié. Riez tant qu’il vous plaira de la femme libre et de ceux qui cherchent ce rare trésor ; mais ne rendez pas la chose tragique en les assommant.

C’était, au reste, très mal aux enfans du père suprême de ne chercher la femme libre que dans l’ancien monde ; le nouveau pouvait, à bon droit, se plaindre de la préférence et réclamer en faveur de ses femmes. Sa plainte a été prévenue ; j’ai sous les yeux deux circulaires, l’une intitulée : Adieux à l’ancien monde, l’autre : Salut au nouveau monde, par lesquelles M. Charles Duguet, chevalier de la mère, croyant à l’égalité des sexes, des races et des mondes, annonce qu’il va partir pour révéler l’Amérique aux Américains, « Nouveau Colomb, nomade prolétaire, sur les lianes du désert et sur la grève des mers, à côté du sien il inscrira le nom de ses frères. Puis, dans un an, peut-être, il reviendra leur dire les échos des savannes mêlés aux bruits de l’océan. »

Un an ! c’est bien peu pour une si rude besogne ; les Américains sont aussi endurcis que pas un d’entre nous. Voici la raison sur laquelle se fonde M. Charles Duguet pour croire qu’il trouvera la messie en Amérique :

« Le père jetant à ses fils en lambeaux la vieille Europe, la vieille Asie, la vieille Afrique, n’a pas eu de voix pour l’Amérique. Notre père n’osant porter son envahissante main sur l’Amérique, le nouveau monde est donc le monde de la mère. »

Il est évident que si le père s’est adjugé modestement l’ancien monde tout entier, ce qui est un peu le partage du lion, il ne reste plus à la mère que le nouveau, à moins, pourtant, qu’elle n’ait établi son séjour dans l’Océanie, qui, de l’avis unanime des géographes, forme un monde à part. C’est à quoi malheureusement M. Charles Duguet n’a pas songé. Il semble néanmoins douter un instant du succès de sa mission, mais il a une consolation toute prête :

« Sans rencontrer la mère, on peut toucher sur son passage de hautes et nobles femmes. Je compte beaucoup sur l’Espagnole à l’œil chaud dans Lima. »

À la bonne heure. Que M. Charles Duguet apprenne seulement que si l’Espagnole dans Lima a l’œil très chaud, ce qui est vrai, et sans préjudice du reste, elle a en revanche l’ouïe très dure, et ne s’émeut qu’au son de certain métal dont je l’engage à faire une ample provision, s’il veut que son apostolat ait quelque succès auprès d’elle. Je joindrai à ce conseil le vœu de le voir rentrer dans son bon sens, et sur ce, je lui souhaite bon voyage.

Le mouvement théâtral a été languissant, comme le mouvement politique, pendant les deux dernières semaines qui viennent de s’écouler. Le Vaudeville, si prolifique, si envahissant d’ordinaire, n’a presque pas fait parler de lui. Il en est de même des autres théâtres. Nous en sommes réduits à des espérances plus ou moins prochaines pour l’avenir. L’Opéra nous promet pour le mois de juillet Ali Baba, ouvrage dont la partition est de M. Chérubini, et révèle, au dire des connaisseurs, un nouveau faire dans le talent de ce grand compositeur. L’hiver prochain, l’Opéra ouvrira la saison par le Don Juan de Mozart, adapté à la scène francaise. Le libretto est l’ouvrage d’un jeune homme de talent et d’avenir qui a lutté, dit-on, avec bonheur contre les difficultés d’une traduction de ce genre. Les principaux rôles seront remplis par Adolphe Nourrit, Levasseur, Mesdames Cinti et Falcon. La mise en scène surpassera, s’il est possible, les magnificences de Gustave.

De son côté, M. Victor Hugo, met la dernière main à un nouveau drame, destiné au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

M. Alexandre Dumas, au contraire, vient de mettre sous presse un travail historique, qui servira de prolégomènes à ses Chroniques de France. Avant de commencer cette longue carrière si fertile en émotions dramatiques, il a voulu présenter sous une forme concise la marche de l’esprit humain dans la triple direction de la religion, de la philosophie et de l’art, depuis les temps les plus reculés jusqu’à notre époque inclusivement.

L’espèce de curiosité maladive et puérile qui s’attache aux moindres actions des hommes célèbres, dernier et souvent maladroit hommage que leur rend le monde quand ils ne sont plus, continue de poursuivre Byron. Ce que les gens à album, les touristes, les chercheurs de menus détails ont déjà publié sur sa personne, formerait de nombreux volumes qui, tous, ont été lus avec avidité par le public. L’ouvrage que vient de donner lady Blessington, sous le titre de Conversations de Byron[1], n’obtient pas un moindre succès ; mais, comme ceux qui l’ont précédé, il ne contribuera pas à faire aimer celui qui en est le héros. Pour ma part, je sais peu de gré aux révélateurs indiscrets qui viennent m’enlever mes illusions sur un grand nom. Je fais toutefois une distinction. Lorsque le poète, en se révélant au monde, ne substitue pas au nom qu’il a reçu du hasard, un autre nom plus glorieux que lui décerne l’opinion publique, lorsqu’en lui l’écrivain et l’homme privé se laissent séparer sans peine, libre à vous de nous initier aux petites passions et aux faiblesses du dernier ; mais quand le poète s’est fait type, quand il n’apparaît à la pensée que sous une forme par lui conquise dans les domaines de la fantaisie ; quand, en un mot, il est Childe-Harold, René ou Obermann, qu’avons-nous à faire de connaître les détails de sa vie matérielle, et jusqu’à quel point il était semblable à la foule ?

Au reste, pour ce qui concerne Byron, il y là-dedans une sorte de rétribution. Il était juste que celui qui a détruit tant d’illusions nécessaires, flétri tant d’âmes qui ne demandaient qu’à vivre, souillé, autant qu’il était en lui, tout ce qu’il y a d’un peu beau dans la vie, fut, à son tour, jugé dans sa nudité, et que le dégoût qu’inspire la lecture de ses poèmes pour toutes les choses d’ici-bas retombât sur lui-même. Ce que n’eussent pas fait les critiques les plus violentes, ceux-là le font naturellement, et peut-être sans s’en douter, qui exhument jusqu’aux moindres particularités de sa vie. L’effet que produit sur moi le récit de lady Blessington est de cette nature, bien que certainement telle n’ait pas été son intention. Pendant un séjour de trois mois à Gênes, lady Blessington a vu familièrement chaque jour, et même plusieurs fois par jour, son illustre compatriote ; elle a été à même de l’observer à loisir, et bien qu’elle avoue n’avoir pu pénétrer dans les dernières profondeurs de cette âme exceptionnelle et mystérieuse, son livre n’en est pas moins une des études les plus complètes qui aient été faites sur cette anomalie morale. Ce qu’il y avait de difficile n’était pas d’obtenir une part dans les confidences de Byron : on sait qu’il se livrait au premier venu avec un laissez-aller sans pudeur, impardonnable même dans l’homme le plus bas placé. Mais il fallait savoir saisir, dans ces épanchemens déréglés, ce qui était spontané et vraiment senti, de ce qui n’était que sarcasme, ironie amère, et souvent forfanterie cynique. Une femme seule était capable de cette tâche délicate, pourvu cependant qu’elle ne fût ni la mère, ni la sœur, ni la femme, ni la maîtresse de Byron, ainsi qu’il le disait lui-même. C’est en le contredisant avec finesse, en provoquant sa mauvaise humeur, que lady Blessington parvenait à découvrir la vérité ; elle pouvait deviner quand elle avait mis le doigt sur la plaie, à l’explosion subite qui suivait l’attouchement de la blessure secrète. Byron alors s’éloignait d’elle et boudait, mais il revenait bientôt, soit qu’au fond il se rendit justice, soit qu’il pardonnât tout à la main qui l’avait offensé. Or, malgré l’admiration sincère et la sympathie de lady Blessington pour le grand poète, que résulte-t-il de tout ce qu’elle nous apprend de ses sentimens intimes et de son véritable caractère ? À mon sens, je le confesse, le tableau de l’alliance déplorable des plus rares facultés avec mille travers que ne peut faire excuser le génie ; et, je le répète, qu’avions-nous à faire de ces révélations ? Est-ce bien là Childe-Harold, ce Childe-Harold « dont les pensées n’avaient rien de commun avec celles des autres mortels, » que cet homme vaniteux, emporté, déchirant ses ennemis sans retenue, tour à tour avare et prodigue, impie et superstitieux, affectant le mépris de l’opinion, et susceptible à l’extrême, orgueilleux de sa naissance et ravalant le génie qui lui vaudra l’immortalité ? car voilà Byron, tel que lady Blessington nous le fait connaître, et l’on n’accusera pas le portrait d’infidélité. Il n’y a pas jusqu’à ses prétentions au dandysme qui ne fassent naufrage avec le reste. Toute sa personne avait quelque chose d’extraordinairement noble et distingué, nous dit lady Blessington, mais sa mise était ridicule ; ses habits paraissaient avoir été achetés tout faits ; le même mauvais goût se faisait remarquer dans son ameublement, ses équipages. N’est-ce pas le cas de s’écrier avec elle :Pauvre Byron ! pauvre Byron !

Combien est plus digne de respects et de sympathies ce fils de la Pologne, cet Adam Mickiewicz, qui console et soutient ses compatriotes dans l’exil, en leur montrant dans l’avenir leur patrie ressuscitée et la vraie liberté triomphant dans l’Europe entière ! On ne peut lire sans émotion ce Livre des Pélerins polonais[2] dont M. Ch. de Montalembert vient de publier une traduction, précédée d’une préface où respire toute l’indépendance de l’école catholique dans les rangs de laquelle il a combattu. À ceux qui adorent la force brute et ses œuvres, il est inutile de recommander la lecture de ce petit ouvrage, écrit tout entier en langage biblique : il est fait pour les âmes qui croient à d’autres puissances. Elles sauront comprendre ces simples et belles paroles :

« Votre pélerinage est devenu la pierre de touche des princes et des docteurs de ce monde ; car dans votre pélerinage n’avez-vous pas reçu plus de secours des mendians que des princes ? Et dans vos combats, et dans vos prisons, et dans votre pauvreté, n’avez-vous pas trouvé plus de nourriture dans une prière, que dans toute la science des Voltaire et des Hegel, laquelle est comme du poison, et plus que dans toute la science des Cousin et des Guizot, lesquels sont comme des moulins vides ?

« Je vous le dis, en vérité, que toute l’Europe apprendra de vous qui sont ceux qu’elle doit appeler puissans et sages ; car maintenant, en Europe, le pouvoir est un opprobre, et la science une folie.

« Mais s’il y en a parmi vous qui disent : Nous voilà sans autres armes que le bâton de pélerin, comment pourrons-nous changer l’ordre établi dans les nations grandes et puissantes ?

« Ceux qui parlent ainsi doivent se rappeler que l’empire romain était grand comme le monde, et que l’empereur romain était puissant comme tous les rois d’aujourd’hui pris ensemble.

« Et voilà que le Christ envoya contre l’empereur douze hommes simples ; mais, comme ces hommes avaient l’esprit saint, l’esprit de sacrifice, ils vainquirent l’empereur.

« Et s’il y en a parmi vous qui disent : Nous ne sommes que des soldats illettrés ; comment pourrons-nous vaincre par notre parole les sages des nations les plus éclairées et les plus civilisées ?

« Ceux qui parlent ainsi doivent se rappeler que les sages d’Athènes, passaient pour être les plus éclairés et les plus civilisés du monde, et qu’ils n’en furent pas moins vaincus par la parole des apôtres ; car les apôtres ayant prêché au nom de Dieu et de la liberté, le peuple abandonna les sages et vint aux apôtres. »

THADEUS LE RESSUSCITÉ.

Une donnée très dramatique, une de ces situations qui font exception dans la vie humaine, s’est présentée à l’esprit de M. Michel Masson, qui en a tiré habilement parti. Thadeus le ressuscité[3] est un livre qui laisse loin derrière lui la foule des productions ordinaires, bien qu’il ne compte pas parmi celles qui ont pour base une de ses idées profondes dont elles sont le développement, comme Indiana ou Valentine par exemple. Mais dans la classe à laquelle il appartient, classe dont on n’exige qu’un intérêt soutenu dans les évènemens, et du style sans conclusion de haute portée, ce roman occupera une place remarquable. On suit avec une émotion toujours croissante ce malheureux Thadeus, comte de Wurzheim, pendu en 1795, à Berlin, pour un crime imaginaire, rappelé à la vie par un médecin, mais restant mort pour l’univers entier ; puis fugitif en France, revenant après de longs malheurs dans sa patrie, où il reprend sa place dans la société sous un faux nom ; rentrant en France avec l’armée des alliés, délivrant sa fille vendue à un duc de la restauration par une mère infâme, et retournant mourir à Berlin, épuisé par vingt ans de souffrances morales. Il règne une grande vérité dans la peinture de chaque époque ; je citerai surtout celle de l’occupation de Paris par les alliés, époque où la généreuse indignation des classes inférieures de la population contrasta si fortement avec la bassesse de celle qui se prétend la première de toutes. Thadeus, environné d’une foule frémissante, et contraint de se battre à la suite d’un affront sanglant, est un des passages qui font le plus d’honneur au talent de M. Michel Masson. Les caractères de tous ses personnages sont bien tracés, et se soutiennent jusqu’au bout sans déchoir. Son duc est peut-être trop odieux, et je n’aime pas le voir, lui, homme de cour, accoutumé à la richesse des vêtemens, se promener en grand costume devant sa maîtresse pour s’en faire admirer ; cela sent le Joudain ou le Turcaret. Les événemens se précipitent aussi un peu trop à la fin de l’ouvrage, sans laisser au lecteur le temps de respirer. Quant au style, il est remarquablement dégagé de toute exagération, souple et animé. De tout point Thadeus est tellement supérieur à Daniel le lapidaire, qu’on croirait à peine que ces deux ouvrages sont sortis de la même main. Pour rendre à chacun ce qui lui est dû, il est juste de faire observer que M. Michel Masson a eu cette fois pour collaborateur un jeune écrivain, M. A. Luchet, à qui reviennent de droit une partie de ces éloges.

Depuis les Intimes, qui firent sensation dans leur temps, et qu’on n’a pas encore oublié après deux années, le nom de Michel-Raymond avait perdu quelque peu de sa popularité ; il était retombé dans la foule avec le Puritain de Seine-et-Marne, dont personne ne se souvient. Encore une chute pareille, et il était permis de croire que l’auteur ou les auteurs qui portaient ce nom nous avaient donné du premier jet toute la mesure de leur savoir-faire. Les Sept Péchés capitaux[4] viennent fort à propos pour prouver que M. Michel-Raymond n’est pas un de ces météores qui ne brillent un seul instant d’une vive lumière que pour disparaître aussitôt sans retour. Son nouvel ouvrage contient sept contes ; c’est là le seul rapport qu’il ait avec les sept péchés capitaux, titre qui pourrait le faire prendre pour un cours de théologie en action. Est-ce pour cette raison ou pour satisfaire quelque exigence mercantile que ce titre lui a été imposé ? Peu importe, ce problème est de mince importance. Dieu sait quelles fantaisies viennent traverser le cerveau d’un auteur arrivé au bienheureux moment de baptiser l’enfant de ses labeurs. L’essentiel est que celui-ci soit né viable et conformé de manière à faire son chemin dans le monde. Ce chemin si obstrué par la foule, si rude à la montée, si glissant à la descente, M. Michel-Raymond le parcourra cette fois, je pense, avec honneur. Non pas que je me prenne d’une admiration aveugle pour le contenu entier de son livre ; au milieu d’une grande puissance d’invention, de beaucoup d’entente du récit, de verve et d’entraînement je vois deux grands défauts, deux taches capitales ; l’une est un sacrifice trop fréquent à l’outré, à l’horrible, ressources des talens vulgaires que M. Michel-Raymond devrait dédaigner. Il y a dans un de ces contes, l’Orpheline, la plus révoltante alliance de l’inceste et du parricide qu’ait jamais enfantée un cerveau malade ; l’autre défaut est que le style, éminemment propre à exprimer la passion, dégénère parfois, dans les descriptions, en une bizarrerie voisine de l’amphigouri, dans les Sarabaïtes, par exemple, et ailleurs encore. Ce sont là deux vices dont il faut que l’auteur songe sérieusement à se défaire.

DE l’INFLUENCE DE LA PHILOSOPHIE DU xviiie SIÈCLE SUR LA LÉGISLATION ET LA SOCIABILITÉ DU xixe, PAR M. LERMINIER.[5]

L’essai moitié philosophique, moitié politique que présente aujourd’hui au public M. Lerminier, est divisé en trois parties. La première est consacrée au développement intellectuel du dix-huitième siècle. Elle s’ouvre par la caractérisation ferme du dix-septième siècle, depuis la mort de Henri iv jusqu’à celle de Louis xiv ; Fénélon est produit comme le premier auteur de la réaction philosophique ; une petite école intermédiaire, Perrault, Lamothe, Fontenelle, sert encore de transition entre les deux siècles. L’aurore de l’esprit philosophique se dessine de plus en plus par l’abbé de Saint-Pierre et par Massillon. L’influence de l’Angleterre se projette. Enfin le siècle se manifeste sous quatre faces et par quatre représentans : Montesquieu restaure l’histoire sociale ; Voltaire propage le déisme, le bon sens et la tolérance ; Diderot, génie enthousiaste et panthéiste, enflamme son siècle de l’amour du beau et de l’infini, et résume l’histoire encyclopédique des connaissances humaines ; J.-J. Rousseau revendique les droits de l’homme et du sentiment religieux, fonde une politique nouvelle et révolutionnaire et installe la souveraineté démocratique. Voilà, suivant l’expression de M. Lerminier, le quaternaire sacré de la philosophie. Viennent se grouper autour l’abbé Mably, l’abbé Condillac, Duclos et Vauvenargues. L’athéisme du baron d’Holbach est condamné ; les travaux de Freret, l’enthousiasme sombre de Boulanger sont caractérisés. Nous ne parlons ni de Dupuy, ni de Raynal et Saint-Lambert. Enfin, des réflexions concises terminent ce tableau littéraire.

La seconde partie est entièrement politique. L’auteur, après avoir peint à grands traits l’état de la société moderne, amène la Prusse sur la scène, avec sa monarchie militaire et récente, avec son héros Frédéric, qui accable tous ses contemporains de sa supériorité et de son ironie. Le code prussien est signalé comme un premier essai de codification. Marie-Thérèse représente le vieil esprit de l’Europe. Cependant la Russie reçoit vivement le contre-coup des idées philosophiques. Le midi de l’Europe n’échappe pas à l’influence de nos penseurs. L’Espagne a pour ministres philosophes d’Aranda et Campomanès ; Lisbonne a son Richelieu, le marquis de Pombal. Tanucci et Léopold se montrent philosophes en Italie. Le duc de Choiseul montre au ministère la conscience de son siècle et de la grandeur française. À l’avènement de Louis xvi, les espérances de la nation éclatent. Turgot est appelé au ministère. Le chapitre qui lui est consacré, le fait connaître à fond, comme penseur et comme homme d’état. À la même époque, l’influence de l’Amérique se fait sentir en Europe. Arrivé à l’ère nouvelle de 1789, l’auteur ne raconte pas des faits connus, mais trace des considérations nouvelles : Sieyes, Mirabeau, l’école de la Gironde, la convention nationale, Robespierre, la réaction anti-démocratique dont Bonaparte se fait l’agent invincible, le consulat et le code civil reçoivent de la plume de M. Lerminier une appréciation originale. De nouvelles réflexions terminent cette seconde partie dans laquelle nous signalerons au lecteur les portraits de Frédéric, Turgot et Robespierre.

Dans la troisième partie, le dessein de l’auteur se précise de plus en plus. La statue de l’empereur est élevée sur le seuil de notre siècle. L’état des idées sous l’empire est représenté comme le dernier retentissement des idées du dernier siècle. La restauration est jugée comme une déviation de la marche logique de l’histoire, et comme le triomphe illégitime du passé sur le présent. Cependant le travail des idées, pendant cette période, tend à rétablir la priorité de l’esprit nouveau, à laquelle la révolution de 1830 donne satisfaction. Arrivé à cette époque, l’auteur reprend toutes les questions fondamentales, et les pose à la fois comme péroraison et commencement. La religion, le christianisme, l’influence de l’Orient, la philosophie, l’histoire, la législation, la liberté moderne, le rapport des idées et des mœurs sont pour M. Lerminier le sujet de propositions dogmatiques et concises.

Tel est à peu près le contenu de cet ouvrage sur lequel nous appelons l’examen et l’attention de nos lecteurs.

Les Mémoires du maréchal Ney, publiés par sa famille, paraîtront le 1er  juillet chez le libraire Fournier. Trop de gloire et de souvenirs douloureux se rattachent à ce grand nom de Ney, pour qu’il soit besoin d’insister sur l’importance de cette publication. Son authenticité la place d’avance au premier rang parmi les nombreux mémoires que nous possédons déjà sur l’empire, dont l’histoire est loin d’être complète.




  1. Chez Fournier, rue de Seine, 14.
  2. Chez Renduel, rue des Grands-Augustins.
  3. Chez Dupont, rue Vivienne.
  4. Chez Dupuy, rue de la Monnaie.
  5. Paris, Mme  Prévot-Crocius, éditeur, rue des Fossés-Saint-Germain, no 12.