Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1920

Chronique n° 2118
14 juillet 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




« Je n’ai jamais connu, disait Benjamin Franklin, une paix faite, même la plus avantageuse, qui ne fût blâmée comme insuffisante, et les auteurs condamnés comme injudicieux ou corrompus. Le mot : Bénis sont les bienfaiteurs de paix ! doit, je suppose, être entendu comme s’appliquant à un autre monde, car en celui-ci ils sont généralement maudits. » Qu’eût écrit le Bonhomme Richard, s’il avait pu pressentir les traités qui, en 1919 et 1920, mettraient fin à une guerre universelle ? Une victoire disputée pendant plus de quatre ans sur des champs de bataille où se mêlait le sang de toutes les nations, les vies humaines fauchées par millions, des centaines de cités florissantes anéanties, des terres fécondes frappées de stérilité, une raréfaction générale de la main-d’œuvre et des produits, les budgets écrasés sous le poids de dettes formidables, l’échelle des valeurs partout renversée, les esprits troublés par de longues inquiétudes et comme aveuglés ensuite, en sortant des ténèbres, par la brusque clarté du jour, ce ne sont point là, il en faut convenir, des conditions très satisfaisantes pour régler, à l’approbation des intéressés, je ne dis pas certes le sort de tous les peuples belligérants, mais le sort même des vainqueurs. Signés à Versailles, à Saint-Germain ou à Neuilly, les Traités contemporains ont, en outre, rompu avec les anciennes traditions diplomatiques et cela non seulement dans les méthodes adoptées, mais dans les desseins poursuivis. Ils ont écarté tout ce qui pouvait rappeler les vieilles « guerres de magnificence » ou les entreprises de conquêtes ; ils ont répudié la doctrine de l’équilibre, qui avait quelquefois fourni des justifications trop arbitraires à des traités de compensation, de démembrement et de partage ; ils se sont inspirés de principes nouveaux, la [1] conscience nationale et la souveraineté populaire. Généreuse pensée, mais dont la réalisation n’allait pas sans d’énormes difficultés, à l’heure surtout où du jeunes nationalités, à peine affranchies d’un joug séculaire, travaillées par d’ardentes rivalités et partiellement mélangées entre elles, d’ailleurs, sur leurs territoires respectifs, multipliaient les problèmes posés et compliquaient à l’infini la tâche des plénipotentiaires.

Ajoutez qu’au lendemain de l’armistice, cet égoïsme sacré dont un homme politique italien a trouvé le nom, mais qui n’est pas seulement pratiqué dans la péninsule, a repris chez les Alliés ses droits momentanément suspendus par les hostilités, que chaque peuple est revenu à son optique particulière et que, par un phénomène d’auto-suggestion progressive, ceux-là mêmes qui avaient eu, dans la victoire commune, la part la plus modeste, ont fini par croire, comme les autres, qu’ils avaient été les véritables maîtres de l’heure triomphale. Voilà, à tout le moins, quelques-unes des raisons qui expliquent les déceptions laissées par l’œuvre accomplie. Qu’il y ait ou non d’autres motifs à nos mécomptes, c’est ce que je trouve, quant à moi, tout à fait prématuré de rechercher, à un moment où la paix n’est pas même devenue une réalité et où tant d’efforts sont encore nécessaires pour mettre à l’abri des futurs coups de main les deux nations qui veillent, côte à côte, aux « frontières de la liberté, » la Belgique et la France.

De tous les traités destinés à créer le nouveau statut de l’humanité, celui de Saint-Germain était peut-être le plus difficile à rédiger et il n’est pas surprenant que, ni à la Chambre, ni au Sénat, la ratification n’en ait été votée avec beaucoup d’enthousiasme. A la veille de la guerre, l’Empire d’Autriche-Hongrie était un édifice composite qui, sous les apparences d’une organisation dualiste, renfermait une agglomération disparate de nationalités. Ce qu’Albert Sorel disait des États héréditaires que la maison d’Autriche administrait en 1789 était resté vrai. Il y avait des extrémités partout; de centre, nulle part. La maison de Habsbourg retenait sous son sceptre des nations entières comme les Hongrois ou les Tchèques, qui ont leur existence propre et leurs traditions particulières, et aussi des fragments détachés d’autres nations, telles que des Roumains, des Serbes, des Croates, des Slovènes ou des Polonais de Galicie. Comme il était impossible de fondre ces populations diverses en un tout homogène et comme l’Empire n’avait pas su, pour les gouverner en commun, leur laisser dans un groupement fédératif une certaine indépendance, l’Autriche-Hongrie était peu à peu devenue, non le dragon à plusieurs têtes dont parle La Fontaine, mais une sorte de monstre bicéphale mal soutenu par des membres difformes et cependant toujours dévoré d’appétit. Après avoir absorbé, devant l’Europe muette, la Bosnie et l’Herzégovine, il avait voulu mettre à profit les guerres balkaniques pour attaquer la Serbie et ne s’était pas consolé d’avoir manqué une aussi belle proie. Aussi, lorsqu’au mois de juin 1914, l’attentat de Serajevo lui fournit un prétexte pour se jeter sur son faible et malheureux voisin, il n’eut garde de laisser échapper une telle aubaine et, avec les encouragements de son grand complice, il ne fit qu’un bond sur sa victime. Ce sont là des faits que nous ne pouvons pas entièrement chasser de notre mémoire, quand sonne l’heure des règlements de comptes. Sans doute, nous n’avons, en France, ni contre les Autrichiens, ni contre les Magyars, de préventions très enracinées et quelques-uns d’entre nous sont même portés parfois à les aimer contre les Allemands. Comment cependant ne pas reconnaître que l’Autriche-Hongrie a été l’ouvrière de sa propre infortune ? Je ne sais si en 1917, au moment où, dans l’intention la plus loyale, le prince Sixte de Bourbon-Parme apportait à Paris une lettre du jeune Empereur, la monarchie dualiste aurait pu s’affranchir de la tutelle que l’Allemagne faisait peser sur elle depuis le début de la guerre et si elle eût été en mesure de conjurer ainsi la ruine qui la menaçait. Mais du jour où l’opposition de l’Italie a déterminé MM. Lloyd George et Ribot à ne pas s’engager plus avant dans la conversation, les événements se sont précipités. Ce n’est pas seulement la polémique de M. Clemenceau et du comte Czernin qui les a provoqués ; ce sont les défaites de nos ennemis ; c’est aussi le travail intérieur des nationalités qui réclamaient leur autonomie et qui, avant même de l’avoir obtenue, avaient été représentées, sur notre front et sur le front italien, par des milliers de volontaires. À partir de ce moment, l’Autriche-Hongrie ne pouvait plus échapper à la fatalité. La vieille parole de Montesquieu se vérifiait. En touchant à quelques-unes des parties de ce bizarre échafaudage, on allait faire tomber les unes sur les autres toutes les pièces de la monarchie.

À la Chambre des députés, MM. Margaine, rapporteur, Henri Lorin et André Tardieu avaient déjà mis quelques-unes de ces vérités en évidence. M. Imbart de la Tour les a exposées devant le Sénat, au nom de la Commission des affaires étrangères avec beaucoup de force et de talent. Il n’a pas dissimulé qu’il y eût, dans le nouvel état de choses, une périlleuse instabilité et il y exprimé le vœu qu’entre les États nés de l’ancien Empire pussent se former à l’avenir des groupements économiques, capables de remédier en partie aux inconvénients de la dispersion politique ; mais il a rappelé que les négociations du traité s’étaient poursuivies en présence d’idées-forces centrifuges, supérieures à la puissance de tous les raisonnements. Il a montré que l’Autriche, devenant avec la Hongrie, la seule héritière des responsabilités encourues par l’Empire, et les autres États issus de l’ancienne monarchie étant considérés comme les Alliés des vainqueurs, nous avions été amenés, par l’enchaînement des faits, à signer le traité de Saint-Germain avec une petite République, dotée d’une grande capitale et d’un mince territoire, enclose en d’étroites frontières et incapable de vivre avec ses propres ressources. Comme M. Margaine à la Chambre, M. Imbart de La Tour a recommandé la bienveillance envers l’Autriche appauvrie, mais débitrice, et il nous a laissé l’espoir que par-là seraient découragées, les tentatives de rattachement à l’Allemagne. Il a surtout, insista sur la nécessité pour la France d’avoir une politique danubienne, de soutenir les États qui se sont constitués ou agrandis sur les ruines de l’ancienne monarchie et de défendre leur jeune liberté contre les entreprises directes ou déguisées de l’impérialisme germanique.

M. de Lamarzelle a répondu, avec son éloquence accoutumée, qu’en l’étal de faiblesse où on la réduisait, l’Autriche subirait inévitablement, et malgré elle, l’influence allemande; que, dès maintenant, l’attitude de nos alliés rendait illusoires les précautions prises par le traité contre le rattachement; que l’union douanière était une solution bien problématique et, en tout cas, bien lointaine, et qu’au lieu de morceler l’Autriche, on eût mieux fait de briser l’unité de l’Allemagne. M. Chênebenoît a répliqué, en un discours très applaudi, que le pessimisme de M. de Lamarzelle lui semblait un peu négatif et il a demandé que le gouvernement de la République s’opposât à la réunion de l’Autriche et de l’Allemagne, non seulement si la question était jamais soumise, comme le prévoit le traité, à l’arbitrage de la Société des Nations, mais d’avance, par une vigilance continue. Le Président du Conseil a, dans une brève et vigoureuse déclaration, résumé toutes les raisons de voter le traité et mis en lumière l’obligation que nous avions d’assurer l’indépendance à des peuples qui étaient venus à nous aux heures les plus critiques de la guerre, il a précisé que l’Autriche ne pouvait entrer dans la République allemande sans que le Conseil de la Société des Nations eût donné son consentement à l’unanimité et il a conclu que la France demeurait, par conséquent, maîtresse de la décision. Il a, du reste, répété que, pour reprendre son activité économique, l’Autriche devrait passer des conventions avec les autres États nés de l’ancien Empire et que la France s’emploierait à favoriser ces ententes. Plusieurs sénateurs, et non des moindres, n’ont cependant pas répondu à l’appel du Gouvernement et, avec une verve incisive, M. François Albert s’est fait l’interprète de leurs scrupules. Ce n’est pas seulement, a-t-il dit, avec la politique traditionnelle, de la France que le traité est en contradiction; il est la négation de toute politique rationnelle; on n’a pas su diviser le germanisme entre deux tronçons viables, assez torts pour s’opposer l’un à l’autre; la diplomatie ne doit pas se borner à enregistrer les faits; il faut qu’elle sache les prévoir et les redresser; l’obstacle qu’on a mis à la fusion de l’Autriche et de l’Allemagne n’est qu’une toile d’araignée; le traité fait de l’Autriche un cadavre; devant le redoutable inconnu que contient le traité, la sagesse conseille l’expectative et l’abstention. La spirituelle improvisation de M. François Albert a obtenu le plus vif succès. Malgré une nouvelle et pressante intervention de M. Millerand, cinquante-neuf sénateurs se sont abstenus et dix ont même voté contre le traité. Parmi les deux cent trente-sept qui ont volé pour, beaucoup s’étaient associés par leurs applaudissements’ aux critiques de MM. de Lamarzelle et François Albert. Bénis, dans l’autre monde, sont les faiseurs de paix!

Lorsque viendra en discussion le traité avec la Hongrie, que M. de Monzie eût trouvé plus logique d’examiner en même temps que celui de Saint-Germain, il est peu probable que l’accueil soit sensiblement plus chaleureux; et si jamais, comme il faut, malgré tout, l’espérer, le traité turc est, à son tour, soumis au Parlement, à quelles controverses passionnées ne nous devons-nous pas attendre! Nous en avons eu déjà un premier aperçu par les débats engagés, ces temps derniers, à la Chambre et dans la presse, à propos de Mossoul, et par la brillante passe d’armes de MM. Aristide Briand et André Tardieu. M. Briand a consacré un art prestigieux à l’apologie des accords qui avaient été conclus sous son ministère, en 1916, par M. Georges Picot et le colonel Sir Mark Sykes. Il a rappelé en termes émouvants les glorieux souvenirs de notre histoire méditerranéenne et proclamé que nous n’avions pas le droit de les répudier. Il s’est demandé comment et pourquoi, ayant en main une convention précise, ses successeurs avaient renoncé à Mossoul, malgré les richesses de la région en pétrole, et laissé à l’Angleterre la Palestine qui, dans les prévisions de 1916, devait rester internationale. M. Tardieu a répliqué que M. Clemenceau avait eu le même souci que M. Briand de sauvegarder les intérêts de la France en Orient, mais qu’au mois de décembre 1918, il avait eu à négocier avec MM. Wilson et Lloyd George sur une multitude de questions à la fois, qu’au système des deux zones établi par les accords de 1916 avait été substitué un régime nouveau, celui des mandats, dont il avait bien fallu s’accommoder, et qu’enfin une lettre de M. Paul Cambon, en date du 15 mai 1916, ayant réservé à l’Angleterre les concessions antérieures de pétrole à Mossoul et en Mésopotamie, M. Clemenceau avait été obligé de reprendre les pourparlers pour obtenir un droit partiel sur les gisements d’huile minérale. M. Tardieu a, en outre, affirmé qu’au moment où M. Clemenceau a quitté le pouvoir rien d’irrévocable n’avait été fait et que ses successeurs avaient toute liberté d’action. Peut-être comprendra-t-on que je m’abstienne de me mêler à ce débat rétrospectif. Nous sommes, du reste, à une heure où il vaut mieux regarder devant nous qu’en arrière. Ce que je retiens donc le plus volontiers, c’est la promesse très catégorique qu’a faite M. Millerand, de ne rien sacrifier des titres que nous avons en Orient et de ne point abandonner les populations qui se sont fiées à nous.

Au mois de décembre 1912, sir Edward Grey, qui était alors ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement britannique, avait expressément déclaré que l’Angleterre entendait se désintéresser politiquement de la Syrie et il avait reconnu que ce pays devait rester dans la sphère d’influence française. Il serait étrange qu’après une guerre où les Turcs ont pris le parti de nos ennemis et où nous avons fait partout d’immenses sacrifices d’hommes et d’argent, nous en fussions réduits à perdre en Orient nos positions anciennes. Il ne s’agit pas, bien entendu, de faire de la Syrie une colonie nouvelle, ni de nous annexer, à grand prix, des territoires asiatiques. Mais nous ne voulons, ni délaisser de vieilles amitiés, ni consentir à la déchéance de la culture française dans des régions où elle est depuis longtemps prospère. Il n’est pas possible que les divers habitants du Liban et de la Syrie, Maronites, Chaldéens, Araméens, Chananéens, Assyriens, Phéniciens, Arabes, retombent désormais sous la domination turque et, comme la plupart d’entre eux sont plus intimement liés à la France qu’à d’autres nations, c’est à la France que revient tout naturellement le rôle d’éducatrice et de protectrice que la Société des nations doit confier à une Puissance européenne. Le 20 janvier 1919, le général Hamelin, commandant alors les troupes françaises du Levant, et quelques officiers de son état-major, arrivaient à proximité de la petite ville libanaise de Jezzin. Si vous désirez savoir quel accueil ils y recevaient, lisez la très intéressante brochure de M Gustave Gautherot, qui était, auprès du général, chef du bureau des opérations militaires. An passage des autos, les villageois, reconnaissant le fanion et les uniformes, jetaient des fleurs et criaient : « Vive la France! » et partout, de la Palestine à la Cilicie, des ports du littoral aux vallées intérieures de l’Oronte et du Litani, se répétaient ces manifestations touchantes. Mais M. Gautherot nous montre combien la prolongation anormale de l’armistice, les retards apportés à la signature de la paix, l’extrême pénurie des moyens que les nécessités européennes laissaient à notre armée du Levant, les intrigues d’un grand nombre d’agents ou d’officiers alliés, les prétentions exorbitantes de Feyçal et les attaques déloyales des chérifiens, ont peu à peu semé d’obstacles sous nos pas trop incertains. Depuis plusieurs mois, je n’ai cessé de dénoncer ici les manœuvres de l’émir qui, après avoir obtenu que le général Gautherot reçût l’ordre de ne pas occuper la Bekaa, s’était cru tout permis et s’était imaginé pouvoir étendre son empire jusque sur le Liban et sur la côte. Heureusement ceux qui avaient fait, un peu aveuglément, confiance à Feyçal et à ses bédouins ont maintenant, les yeux ouverts. Ce résultat est dû surtout à l’action persévérante du Comité de l’Asie française et aux efforts d’hommes tels que M. Paul Huvelin, professeur à la Faculté de droit de Lyon, chef de la mission qu’ont envoyée en Syrie, au lendemain de l’armistice, les chambres de commerce de Lyon et de Marseille, l’Université de Lyon et le Comité syrien de Paris.

Bien que nos incohérences aient failli, d’une part, nous brouiller avec les Arabes et, d’autre part, mécontenter nos protégés, rien n’est perdu. Le mouvement chérifien n’est, comme l’ont clairement expliqué MM. Gautherot et Huvelin, qu’une cabale étrangère aux sentiments profonds du pays et les aspirations indigènes, comme nos intérêts économiques, nous font un devoir de ne pas laisser passer à d’autres mains le « mandat » de la Syrie. Nous ne nourrissons pas l’ambition de « tunisifier » le pays, mais nous saurons lui assurer, sous notre arbitrage, dans la forme fédérative qui correspond aux besoins variés de races diverses, l’unité, l’indépendance et la paix. Et, cette fois peut-être, les faiseurs de paix auront, n’en déplaise à Benjamin Franklin, leur récompense ici-bas! Mais il faudrait, d’abord, que le traité turc devînt une réalité et que les autres questions qu’il pose, nombreuses et pressantes, en Thrace, en Asie Mineure, sur les détroits, fussent définitivement tranchées. Nous sommes, par malheur, encore loin de ce résultat.

Sommes-nous plus près du jour où nous verrons s’exécuter enfin le traité de Versailles? Je le souhaite, sans oser l’espérer. Je crains même, de plus en plus, qu’au traité de Versailles l’Europe ne soit en train de substituer un traité de Spa ou d’ailleurs, qui imposera de nouveaux sacrifices à la France. Avant que M. Millerand partît pour la Belgique, la commission des Finances de la Chambre lui a écrit pour le fortifier dans sa résistance et pour le prier de ne rien abandonner de nos positions. Il apporte à soutenir nos droits toute la puissance de son énergie concentrée. Mais comment ne pas répéter qu’en se rendant à la villa Fraineuse, la France était, par avance, exposée aux plus graves périls?

Sans aucun doute, les Alliés veulent sincèrement maintenir entre eux l’accord le plus étroit. Aucun n’est assez insensé pour s’imaginer qu’il se puisse passer des autres. Tous sentent bien que l’Allemagne les épie et qu’elle mettrait à profil leurs moindres dissentiments. Mais peut-être n’a-t-on pas pris toutes les précautions nécessaires pour affermir cette heureuse volonté d’union. C’est seulement a la veille de la conférence de Spa qu’on a entrepris de régler un problème laissé depuis de longs mois en souffrance, celui de la répartition entre les Alliés de l’indemnité due par l’Allemagne. Depuis qu’au mois de décembre dernier, l’Angleterre et la France avaient décidé de se partager l’ensemble de ce qu’elles toucheraient dans la proportion de 11 pour celle-ci et de 5 pour celle-là, aucun arrangement n’était intervenu avec les autres nations intéressées.

Force a donc été de négocier, à Bruxelles, une entente plus générale. L’opération a été d’autant moins facile que certains de nos alliés gardaient quelque amertume d’avoir été si longtemps tenus à l’écart. Je ne sais si le mécontentement assez excusable de nos amis italiens a influé sur leurs exigences. Elles ont été, en tout cas, très instamment formulées et, avant d’accepter le pourcentage qui leur était offert, ils ont posé diverses conditions impératives. La discussion de; tant de prétentions contraires n’a pas été sans vivacité et, comme à Bruxelles les heures étaient comptées, comme les Allemands étaient convoqués à Spa et qu’on était dans la nécessité d’aboutir rapidement, on s’est contenté, avant de partir, d’un de ces règlements de principe, qui sont si souvent féconds en malentendus, et on a bouclé les valises, en se promettant de profiter des premiers loisirs qu’on trouverait à Spa pour achever l’œuvre commencée et# pour accorder enfin les violons des Alliés.

Nous saisissons là, une fois de plus, sur le vif, les inconvénients de ces conférences nomades où les chefs des gouvernements, délaissant les affaires intérieures de leurs pays respectifs, arrivent, en coup de vent, pour décider du sort du monde. On ne réussit pas toujours à s’y garder des improvisations et des conclusions hâtives et, parce que les journalistes sont là qui croquent le marmot et qu’il faut bien chercher à satisfaire leur curiosité, on rédige de beaux protocoles, destinés à une publicité universelle, et l’on finit par croire, de très bonne foi, que toutes les difficultés sont aplanies, lorsqu’on a enveloppé dans des phrases lénitives les blessures causées par des discussions trop fiévreuses. L’ancienne diplomatie, aujourd’hui si décriée, avait, tout de même, ses mérites et ses avantages. Elle ne mettait pas directement en présence des hommes politiques, qui joignent au légitime souci de leur renommée l’inévitable préoccupation des embarras que leur peuvent susciter leurs rivaux parlementaires. Elle réunissait des gens du métier, dont l’amour-propre était moins engagé que celui de leurs ministres et qui étaient toujours libres, pour gagner du temps, d’alléguer l’absence d’instructions ou l’insuffisance de pouvoirs. Mais, puisqu’on a décidément renoncé à des méthodes qui n’étaient pas toujours si mauvaises, il serait bon, du moins, de ne faire intervenir les chefs de gouvernement que pour donner aux diplomates et aux experts les directions générales ou pour statuer sur des conclusions mûrement étudiées. Nous ne saurions prendre trop de précautions pour éviter des froissements entre Alliés. Les Allemands comptent de plus en plus sur nos divisions. Il a suffi que, dans les polémiques récentes auxquelles a donné lieu le traité de Versailles, certaines divergences, qui s’étaient produites entre l’Angleterre et nous, eussent été révélées à la tribune française, pour que, d’un seul mouvement, toute la presse germanique de droite se tournât vers M. Fehrenbach et lui criât : « Ne cédez pas! Nous aurons raison des Alliés, si nous savons tenir bon! »

Au milieu de tous ces flottements, l’équipe des Alliés, a vite donné barres sur elle. Elle a été très fière de n’avoir pas consenti, dans la première séance, à intervertir son programme et d’avoir fait mander télégraphiquement M, Gessler, ministre de la Reichswehr, pour ne pas retarder l’examen des conditions du désarmement. Mais, après la réponse très ferme que M. Millerand avait envoyée, quelques jours auparavant, au nom des Alliés, il n’était peut-être pas sans danger qu’une question qui semblait résolue fût de nouveau jetée sur le tapis d’une Conférence. D’autant que les Allemands n’ont pas manqué de faire immédiatement remarquer, sur un ton triomphal, que toutes les conversations allaient enfin être contradictoires. Cette concession capitale, qui peut être le prélude de beaucoup d’autres, a été officiellement notifiée à M. Fehrenbach par M. Rolin Jacquemine, secrétaire général du Conseil suprême. M. Fehrenbach n’a pas caché l’usage qu’il en entendait faire. Il est venu à Spa pour obtenir la révision du traité de Versailles au profit de son pays, bien entendu, il ne demande pas le mot; au contraire, il le repousse prudemment; mais il réclame la chose; et il ne se borne pas à en faire la confidence aux représentants des gouvernements alliés ; il réunit les journalistes français, belges, anglais, italiens, pour leur exposer ses idées et leur offrir un rameau d’olivier. « L’Allemagne, dit-il, est décidée à prouver par des actes son désir d’exécuter le traité. — Allons, voilà qui va bien et nous allons pouvoir nous entendre. — Nous nous entendrons certainement. L’Allemagne exécutera tant qu’il est en son pouvoir. — Vouloir, c’est pouvoir. Etes-vous prêts à vouloir? — Tout dépend de notre capacité et notre capacité dépend elle-même d’un très grand nombre de facteurs. — Lesquels? — Avant tout, l’ordre à l’intérieur; puis, l’augmentation de notre production et la renaissance économique de notre pays. Quand ces conditions seront remplies, nous espérons que nous serons à même de contribuer à la reconduction du monde. » Et, de restriction en restriction, M. Fehrenbach en arrive à ces déclarations significatives : « Nous saluons avec satisfaction le fait que nous pouvons enfin discuter contradictoirement face à face avec les Alliés, la question de la capacité économique de l’Allemagne et la mesure dans laquelle nous sommes capables d’exécuter les réparations. » Et avec une surprenante inconscience, il ajoute sans rire, devant des Belges et des Français : « La malheureuse guerre de six ans a causé de grandes dévastations, non seulement dans les pays où elle s’est déroulée, mais également en Allemagne. » Et il soutient encore : « Nous avons toujours insisté sur ce point que le traité de Versailles contient des clauses impossibles à exécuter. Or, je ne promettrai jamais d’exécuter des choses que je considère comme impossibles. » En d’autres termes, l’Allemagne déclare aujourd’hui impossible à exécuter ce qu’elle a signé et ratifié l’an dernier. Elle demande de remplacer ses engagements par d’autres et, quand les seconds ne lui plairont plus, un nouveau Fehrenbach viendra nous dire « Le traité de Spa contient des clauses inexécutables et je ne promettrai jamais, quant à moi, d’exécuter des choses que je considère comme impossibles. »

Voilà où nous conduira fatalement la pente où nous continuons à dévaler. M. Fehrenbach, qui nous regarde glisser, est tout prêt à nous recueillir dans ses bras au bord du précipice : « La presse, dit-il aimablement aux journalistes alliés, la presse a un grand rôle à jouer pour l’œuvre de paix qui s’engage et l’humanité pourra vous être reconnaissante si vous unissez vos efforts aux nôtres. » Est-ce le langage d’un vaincu ou celui d’un vainqueur? Est-ce l’attitude d’un débiteur ou celle d’un créancier? On ne sait plus ; et ce qu’il y a de plus piquant, c’est que, sans doute, M. Fehrenbach ne le sait plus lui-même. Venu à Spa pour discuter de pair à pair avec les Alliés, il est convaincu que tous les crimes des armées allemandes sont amnistiés et que le principal objet de la Conférence est la restauration de son pays.

Telles étaient les dispositions de l’Allemagne au moment où on l’a appelée à un débat contradictoire sur le montant des réparations et où pour lui permettre de faire des offres, on a apporté une grave dérogation au traité de Versailles en ravivant le délai de quatre mois qu’avait fixé le protocole du 28 juin 1919 et qui est depuis longtemps expiré. La tactique de l’Allemagne était facile à prévoir et elle a été évidente dès la première rencontre avec les Alliés : recourir à tous les moyens dilatoires, soulever le plus grand nombre possible de questions, préparer au besoin d’autres conférences, chercher sur notre front les points de faible résistance, pénétrer dans les moindres couloirs pour tâcher de les élargir, flatter tour à tour les intérêts de chacune des Puissances coalisées, opposer la force de son unité à l’endettement de nos efforts ; en même temps, se présenter à nous, suivant l’expression de la Gazette de Francfort, comme « écrasée par sa ruine et garrottée par nos prétentions ; » s’accrocher désespérément au livre de M. Keynes, répéter que l’Europe est perdue si l’Allemagne ne se relève pas sans retard, et nous amuser avec de vieilles métaphores comme celles-ci : « Soignez, d’abord, l’arbre, si vous voulez cueillir les fruits. Engraissez notre champ, si vous désirez que nous moissonnions ensemble. Aidez-nous à éteindre l’incendie chez nous, de peur que votre maison ne vienne à brûler. »

Plus longtemps dureront, à Spa ou ailleurs, ces malheureux pourparlers, plus dangereusement s’y émoussera notre volonté de ne rien céder de nos droits essentiels. La lassitude, les désagréments des discussions vaines, l’impatience d’en finir, l’apparente commodité des solutions transactionnelles, nous amèneront insensiblement à des capitulations. Si nous voyons que les choses tournent contre nos intérêts nationaux, sachons nous arrêter à temps. Rien ne sert de tarder; il faut sortir à point.

Peut-être, d’ailleurs, le désarmement, les réparations, le charbon, la punition des coupables, les sanctions, ne sont-ils pas les seuls articles du programme qu’auront à examiner les négociateurs. Déjà M. Fehrenbach avait émis la prétention d’évoquer devant la Conférence d’autres clauses du traité, notamment celles qui fixent le statut de Dantzig. Nous voyons maintenant M. Théodor Wolff reprendre, avec une ardeur singulière, dans le Berliner Tageblatt, et recommander aux délégués allemands, toutes les thèses dont le succès amènerait le bouleversement total des traités de Versailles et de Saint-Germain : rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, réduction des troupes d’occupation sur le Rhin, conservation de la Haute-Silésie. Chaque fois que nous invitons les Allemands à nous expédier le charbon qu’ils nous ont promis, ils nous disent : « Rendez-nous celui de la Haute-Silésie, » et, si nous répondons : « Payez-nous, d’abord, sur le bassin de la Ruhr, » ils répliquent: « Nos industries avant tout. Quand toutes nos cheminées fumeront, nous songerons à vous. » Or, les officiers alliés et les voyageurs qui reviennent d’Outre-Rhin y voient tous les hauts-fourneaux allumés et toutes les manufactures en activité. Derrière son camouflage de misère, l’Allemagne est diligemment occupée à se reconstituer et lorsque nous aurons eu la candeur de lui remettre une partie de sa dette, elle redeviendra, sur tous les marchés du monde, la grande rivale de l’Angleterre. Ce jour-là, M. Lloyd George, qui sera toujours jeune et toujours premier ministre, ne se consolera pas.


RAYMOND POINCARE,

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

  1. Copyright by Raymond Poincaré, 1920.