Chronique de la quinzaine - 30 juin 1920

Chronique n° 2117
30 juin 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les relèvements de taxes que le Sénat avait superposés au projet d’impôts voté par la Chambre ont été, pour la plupart, rejetés ou réduits au Palais Bourbon. Deux raisons d’ordre différent ont agi dans le même sens et déterminé, en général, l’accord des deux assemblées sur les- chiffres les plus bas. D’abord, un scrupule constitutionnel. Le Sénat a-t-il le droit de créer des contributions nouvelles ou d’augmenter le taux de celles qui lui viennent de la Chambre ? C’est une question vieille comme la Constitution. Elle n’a jamais été résolue par un texte et elle a suscité, depuis 1875, entre le Sénat et la Chambre, une de ces querelles à répétition qui, dans les ménages les mieux accordés, éclatent par intervalles sur les mêmes thèmes, s’apaisent par des concessions réciproques et renaissent à la première occasion. Dans ce conflit périodique, l’éminent secrétaire général de la Présidence de la Chambre, M. Pierre, gardien sévère des traditions et des rites, défend toujours avec une belle énergie les prérogatives du suffrage universel et après quelques heures de scènes domestiques, le Sénat, bienveillant et sage, laisse le dernier mot à son inséparable compagne.

A vrai dire, les précédents ne donnent pas tort à M. Pierre. Dans la charte de 1814, les articles 17 et 47 stipulaient que la loi d’impôt devait être adressée, d’abord, à la Chambre des députés et que c’était seulement après avoir été admises par elle que les propositions fiscales pouvaient être portées à la Chambre des pairs. Même règle en 1830, même règle dans la constitution de 1870. L’article 8 de la loi du 24 février 1875, s’est inspiré d’une doctrine semblable : « Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l’initiative de la confection des lois. Toutefois les lois de finances doivent être, en

[1] premier lieu, présentées à la Chambre des députés et votées par elle. » Mais cet article laisse dans l’ombre plusieurs points essentiels. La Chambre a-t-elle simplement, dans les questions financières, un droit de priorité ? Lorsqu’elle a, par exemple, repoussé un crédit, le Sénat le peut-il rétablir? Lorsqu’elle a voté un impôt, le Sénat est-il libre d’augmenter la charge qu’elle a jugé bon de faire peser sur les contribuables ?

La controverse a commencé dès le mois de décembre 1876, à l’occasion de certains relèvements de crédits que proposait la Commission sénatoriale des finances. Le rapporteur, M. Pouyer-Quertier, se défendait d’avoir voulu provoquer un débat théorique sur les droits respectifs des deux assemblées et prenait soin d’indiquer que les crédits Litigieux avaient été, d’abord, demandés par le gouvernement, que la Chambre les avait écartés et que la commission du Sénat se bornait, en réalité, à en demander le rétablissement. Les crédits augmentés revinrent en discussion devant la Chambre. Dans la séance du 28 décembre 1876, Gambetta, qui était alors Président de la Commission du budget, s’éleva avec force contre la prétention du Sénat. « Lorsque le gouvernement vous a présenté un projet financier, dit-il aux députés, et que vous l’avez supprimé, il ne reste rien, rien qu’une feuille de papier. Une motion ministérielle ne reçoit la vie légale qu’à la condition que vous y avez appliqué votre ratification. Si l’autre Chambre n’a pas le droit d’initiative, elle ne peut examiner et voter un crédit qu’après que cette Chambre l’a voté. Où le Sénat puiserait-il le droit d’initiative? Ce n’est ni dans l’article 8, ni dans les précédents. Ce ne serait donc que dans sa volonté. » A quoi Jules Simon répliquait avec sa bonhomie souriante : « En rétablissant les crédits, le Sénat ne crée pas l’obligation d’une dépense. Est-ce que vous n’êtes pas là? Quand le Sénat a voté, qu’avez-vous devant vous? Une proposition du Sénat. Ce n’est pas une loi tant que vous n’y avez pas adhéré. » Les partisans de chacune des deux thèses couchèrent sur leurs positions respectives; mais les Chambres, plus conciliantes, se rapprochèrent sans effort dans des combinaisons transactionnelles, une partie des augmentations étant maintenue, les autres étant rejetées.

Un arrangement analogue est intervenu toutes les années suivantes, et le Sénat s’est même, en général, résigné, de bonne grâce, à céder aussitôt après le premier refus de la Chambre. Le 14 novembre 1881, le Cabinet présidé par Gambetta a déposé un projet de révision dans lequel cette solution de fait devait recevoir une consécration légale. « Les remontrances, les observations du Sénat une fois présentées à la Chambre, disait l’exposé des motifs, le droit du Sénat est épuisé. La Chambre des députés statue en dernier ressort. » La révision n’ayant pas eu lieu en 1881, un nouvel effort de règlement fut tenté en 1884 et avorta comme le précédent : ce qui permit à la Chambre de réveiller le débat, en 1885, à propos d’un intéressant rapport de M. Jules Roche. La Commission demandait, une fois de plus, qu’il fut bien entendu qu’après un premier appel, le droit de contrôle du Sénat s’évanouissait. M. Charles Floquet voulait aller plus loin et soutenait qu’en sortant de la deuxième délibération de la Chambre, le budget n’avait même pas à retourner devant le Sénat et qu’il devait être envoyé tout droit à l’imprimerie du Journal officiel, pour être promulgué. M. Ribot mit, au contraire, la Chambre en garde contre le danger de diminuer à la fois le pouvoir budgétaire et le pouvoir législatif du Sénat, et, sur l’invitation de Jules Ferry, président du Conseil, tout finit encore par une transaction. Trente-cinq ans ont passé et pour rajeunir ceux d’entre nous qui ont été témoins de ces vieux dissentiments, de nouveaux orateurs entrepris, avec une ardeur de néophytes, ces controverses doctrinales. Il en est résulté une diminution sensible des impositions supplémentaires qu’avait votées le Sénat.

Un autre motif a, d’ailleurs, poussé la Chambre à introduire quelques tempéraments dans le chiffre final des contributions. Le ministre des Finances lui a montré, avec une complaisance fort excusable, les plus-values enregistrées, depuis le mois de janvier, dans la rentrée des impôts et il lui a donné l’espoir qu’elles continueraient, au grand avantage du budget, pendant tout l’exercice, et au-delà. Il est, en effet, probable, que la reprise de notre activité commerciale et industrielle se traduira, pendant assez longtemps, par une augmentation graduelle dans le rendement des divers droits qui frappent les capitaux, les revenus et les transactions. Nous sommes dans la période du flux et la vague, gonflée par la force de travail de toute la nation, est encore loin d’avoir atteint le coefficient de marée montante qu’il est permis de prévoir. Mais gare au jusant! Ce qui vient de flot s’en retourne d’ebbe, dit le proverbe, et des plus-values, cela est vrai littéralement. Considérez un budget sur un espace de dix ou vingt ans. Vous y verrez toujours les vaches maigres alterner avec les vaches grasses, et ce serait une grave imprudence de nous croire propriétaire d’un riche troupeau pour l’éternité. Ajoutez que, cette année, les Chambres votent les nouveaux impôts avant d’avoir arrêté les dépenses et, si ferme que soit leur volonté d’imposer des économies, il est à craindre qu’elles ne s’imaginent parfois les avoir définitivement réalisées, en opérant d’autorité certaines réductions de crédits. Illusions d’un jour que dissipent bientôt ces « trains » de crédits supplémentaires, dont l’horaire impitoyable demeure le même dans la diversité des temps. Mieux vaudrait donc conserver, pour faire face à ces retours offensifs de dépenses budgétaires, l’heureuse provision de ressources que nous apportent les plus-values. J’ai connu des époques où le Parlement s’est vite repenti d’avoir équilibré le budget sur le vu des derniers encaissements, au lieu de s’en tenir à la règle, antique et tutélaire, de la pénultième année. Mais trop d’exigence n’irait pas, en ce moment, sans mauvaise grâce. Dans son ensemble, l’œuvre accomplie par les deux Chambres aura mérité les plus grands éloges et, de ces longs et remarquables débats, sera sortie, pour les finances françaises, une certitude d’assainissement très prochain.

Je ne sais si à l’extérieur et en particulier chez les nations amies, on se rend suffisamment compte de tout ce qu’a déjà fait la France pour hâter sa renaissance financière, politique et sociale. Si les autres peuples voulaient bien se rappeler les chiffres officiels que citait, ces jours-ci, à la Sorbonne, le maréchal Foch, s’ils avaient toujours présent à l’esprit le nombre de nos morts et de nos mutilés, s’ils mesuraient la formidable diminution que ces perles douloureuses indigent à notre capacité de travail, ils ne manqueraient pas d’admirer notre pays dans la paix comme ils l’ont admiré dans la guerre. Le malheur est que la plupart des étrangers continuent à nous juger sur de fausses apparences, que nous ne cherchons pas toujours à dissiper nous-mêmes et dont nous sommes trop souvent les victimes volontaires. Il semble que nous prenions à tâche de nous représenter au monde sous les couleurs les plus noires. Notre pensée paraît obsédée par des comparaisons trompeuses entre la France du Directoire et celle d’aujourd’hui. Nous nous complaisons à des clichés qui nous troublent la vue, nous relisons quelques belles pages d’Albert Vandal et nous croyons retrouver autour de nous l’état économique et social qui a suivi la Terreur et les guerres de la Révolution, la gêne des petits rentiers, l’importance des financiers et des fournisseurs, l’insolence de ceux qu’un rapport de Malmesbury appelait déjà le parti des nouveaux riches, le luxe dévergondé à côté de la misère noire, le manque du nécessaire et la course au superflu, l’enivrement des danses et la folie d’une trépidation continue, bref une immense foire au plaisir installée dans la désolation des ruines. Et certes, lorsque repassent sous nos yeux ces tableaux d’une société purulente, nous en apercevons involontairement un mauvais reflet dans certains spectacles qui s’offrent encore à nous; et quand Mallet du Pan écrit : « Tel ne sait pas comment il dînera demain, qui aujourd’hui dépense dix francs à prendre une glace, » il nous parait avoir dépeint, plus de cent vingt ans à l’avance, l’imprévoyance et la joie de vivre où s’étourdissent de nos jours, comme à la veille de brumaire, quelques figurants des mascarades parisiennes.

Mais à qui cette écume légère peut-elle cacher la profondeur et la pureté de l’esprit national? Allez voir, jusque dans les régions dévastées, ces vastes superficies emblavées où achèvent de mûrir les moissons de demain ; allez voir dans les usines les ouvriers qui ont résisté aux suggestions de la grève et qui vaquent sans bruit à leur ouvrage quotidien ; vous surprendrez la France en plein travail de Résurrection. Nous n’avons, en ce moment, à redouter la comparaison avec aucun autre peuple ; il n’en est pas un seul dont la santé soit plus robuste que la nôtre : aucun des symptômes inquiétants qui se révèlent chez les mieux portants d’entre eux ne se manifeste dans notre pays. Jetons les regards autour de nous : en Irlande, de la Chaussée des géants au cap Clear, — en Europe centrale, de la Mer du nord aux Alpes bavaroises et de la mer Baltique à la Sibérie, — au Sud, du golfe de Trieste à la pointe de Calabre, — à l’Orient, du golfe de Finlande à la Caspienne, partout, la terre est comme agitée de secousses sismiques et le sol de France est presque le seul qui ne soit pas ébranlé. Profitons de cette heureuse tranquillité pour rétablir sur des assises solides notre demeure nationale.

En restaurant les finances, les Chambres ont commencé par le commencement, mais quelle vaste besogne s’offre encore à notre activité! La discussion du budget des dépenses a déjà permis d’entrevoir quelques-unes des réformes et des simplifications dont la nécessité s’impose dans nos administrations publiques. Elle a également montré combien il est urgent d’accorder enfin notre organisation militaire avec la situation nouvelle créée, non seulement par la guerre et la victoire, mais hélas ! par les difficultés survenues dans l’application du traité. Sur la question de l’armement, sur celle des cadres, sur celle des effectifs, sur la durée du service militaire, de très intéressantes observations ont été échangées entre le général de Castelnau, Président de la commission de l’armée, M. Raiberti, Président de la commission des Finances, M. Henry Paté, rapporteur, M. Jean Fabry, M. André Lefèvre, ministre de la Guerre, et plusieurs autres orateurs, tous animés des mêmes sentiments patriotiques. Avec sa haute autorité, le général de Castelnau a appelé l’attention de la Chambre sur la redoutable crise que traversent, faute d’une rétribution suffisante, les officiers et sous-officiers de carrière. Il a rappelé d’éloquentes paroles de Jaurès sur la constitution d’une armée nationale où doivent entrer toutes les forces du peuple et se confondre toutes les élites; il a insisté sur l’importance primordiale qu’a, pour la défense du pays, la formation de cadres de grande valeur intellectuelle et morale; il a discrètement indiqué qu’en abaissant, il y a quelques mois, la limite d’âge pour les colonels et les officiers généraux et en les faisant rentrer dans la vie civile dès soixante-deux, soixante et cinquante-neuf ans, on a encore rendu plus difficile, pour l’avenir, le recrutement des cadres, et il n’a pas caché qu’en un temps où l’on parle sans cesse de guerre scientifique, les armes dites savantes, artillerie et génie, se trouvent exposées à être de plus en plus délaissées. Le ministre de la Guerre a favorablement répondu à ces pressantes objurgations et, s’il n’a pas cru possible de proposer le relèvement de la solde fixe, il a, du moins, fait inscrire dans le budget de 1920 une somme de 86 millions qui permettra d’assurer aux différents échelons d’officiers et de sous-officiers une indemnité nouvelle. Nous sommes d’autant plus obligés de fortifier l’ossature de l’armée que nous devons nous préparer à réduire, le plus rapidement possible, la durée du service.

Ce serait un intolérable paradoxe qu’après une guerre victorieuse, le pays eût à supporter encore des charges comparables à celles qui pesaient sur lui avant ses quatre années d’épreuves. Mais il est trop évident, d’autre part, que nous ne pouvons pas désarmer les premiers. Le ministre, prenant courageusement ses responsabilités, a déclaré que, dans l’état actuel de l’Europe, il n’était pas en mesure d’accepter, dès aujourd’hui, le service d’un an. Avec une franchise qui a vivement frappé ses auditeurs, il a déclaré qu’en raison des besoins immédiats auxquels nous avons à pourvoir, sur le Rhin, au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, en Syrie et en Cilicie, et en raison aussi des exigences de l’instruction, il croirait périlleux de ne pas conserver, pour le moment, un effectif de quatre cent trente-deux mille hommes, correspondant à quarante-six divisions d’infanterie et à deux classes. C’est un palier sur lequel il juge nécessaire que nous nous arrêtions, avant de descendre à dix-huit mois, puis à un an. Les Chambres ne refuseront certainement pas d’écouter, dans une question aussi grave, la voix de la prudence et de la raison. Mais personne ne saurait se dissimuler que la tentation sera grande pour tout le monde de ne pas prolonger, sur le premier ou sur le second palier, des stations provisoires et qu’on arrivera tôt ou tard au bas de l’escalier. Il faut même souhaiter, pour la prospérité économique du pays, qu’un contingent français et indigène de deux cent quarante ou deux cent cinquante mille hommes puisse être rapidement considéré comme suffisant à maintenir notre sécurité et que le service d’un an, complété par une solide organisation des cadres, et par des rengagements, devienne, assez vite, notre régime normal. Pour rapprocher la date où nous atteindrons cet heureux résultat, nous avons à prendre, sans délai, quelques mesures préliminaires et quelques précautions.

Hâtons-nous, d’abord, de constituer fortement notre armée africaine et indigène. M. André Lefèvre a fait justice des impostures que l’Allemagne a dirigées, en ces dernières semaines, contre nos régiments noirs. Il convient de l’en remercier. Tous ceux qui, pendant la guerre, ont vu ces braves gens d’un peu près vous diront quelles inépuisables ressources de courage et de dévouement discipliné il est possible de découvrir en ces natures simples et robustes. Mais l’Allemagne sait ce qu’elle fait. A la campagne contre les noirs succédera la campagne contre les marocains, puis contre les algériens et les tunisiens, et peu à peu le Reich émettra la prétention de nous amener à ne laisser en Rhénanie que des contingents métropolitains. Il cherchera alors à troubler l’opinion française en insinuant que, si nous réduisions l’occupation, nous pourrions immédiatement réduire le service, et il travaillera secrètement pour que nous nous dépouillions nous-mêmes du seul gage dont nous soyons détenteurs. Quel espoir nous restera-t-il ensuite d’obtenir l’exécution du traité et le règlement de notre créance? Opposons-nous donc, dès le début, à cette manœuvre allemande et n’admettons pas que le Reich ait l’audace, de vouloir choisir entre les troupes d’occupation.

Et puis, surtout, veillons à ce que cesse enfin la comédie dont nos Commissions militaires de désarmement sont, depuis de trop longs mois, les témoins impuissants. Comment ne pas revenir toujours à ce Delenda Carthago? Tout le sort du monde en dépend. Un des plus vaillants blessés de la guerre, M. Jean Fahry, a parlé, l’autre jour, de l’Allemagne, comme si elle était dorénavant presque inoffensive. Le ministre n’a eu, pour souffler sur ces illusions, qu’à indiquer des faits et des chiffres. Il a déclaré à la Chambre que l’Allemagne reconstruisit constamment du matériel de guerre et qu’au lendemain du jour où les Alliés interrompaient une fabrication et détruisaient un outillage, le travail recommençait secrètement dans d’autres usines. Il a ajouté que, pour obtenir la diminution des effectifs, nous avions à lutter continuellement contre les chicanes les plus misérables. Que sera-ce, lorsque nos commissions de contrôle auront rempli le mandat temporaire qu’elles tiennent des articles 203 et suivants du traité? Que sera-ce lorsque seule, la Société des Nations, avec des moyens d’action à peu près nuls, sera chargée de surveiller les armements? Ce n’est pas demain, c’est aujourd’hui que nous devons enlever des mains de l’Allemagne les armes qu’elle garde dans une intention suspecte. Déjà, les articles 160 et 163 du traité lui faisaient un devoir de ramener, avant le 30 mars dernier, les effectifs au chiffre de cent mille hommes. À force d’équivoques, elle a arraché aux Alliés une concession très regrettable, dont j’ai plusieurs fois dénoncé le péril, et la date d’exécution a été reculée jusqu’au 31 juillet. Comme il s’y fallait attendre, voici maintenant que les Allemands veulent proroger jusqu’au 10 octobre l’autorisation qui leur a été donnée de conserver deux cent mille hommes sous les drapeaux : et cela, comme le démontrait naguère M. l’amiral Degouy, avec l’arrière-pensée certaine de jeter la Prusse dans le dos de la Pologne. Tout nouvel ajournement serait, de la part des Alliés, la marque d’une faiblesse impardonnable et la cause de périls grandissants. Oserai-je dire que le ministre, après avoir courtoisement reproché à M. Jean Fabry son excès d’optimisme, est, sur un point, tombé, à son tour, dans le même défaut? Il a dit que notre expédition sur Francfort, si brève qu’elle eût été, avait eu pour effet de faire passer les livraisons mensuelles de charbon par l’Allemagne de 591 000 tonnes, chiffre d’avril, à 861 000 tonnes, chiffre de mai. Mais n’oublions pas que, le 24 juillet 1919, von Lersner écrivait, officiellement que l’Allemagne était, dès alors, en état de livrer 18 millions de tonnes par an et qu’elle pourrait bientôt en expédier 20 millions. N’oublions pas surtout qu’aux termes des paragraphes 2 et suivants de l’annexe V, l’Allemagne doit envoyer à la France, pendant dix ans, sept millions de tonnes de charbon par an, à la Belgique pendant le même laps de temps, huit millions de tonnes, à l’Italie et au Luxembourg, des quantités variables, et qu’en outre, dans le même délai de dix ans, elle doit remettre à la France, jusqu’à concurrence de vingt, puis de huit millions de tonnes par an, tout le tonnage nécessaire pour remplacer la production du Nord et du Pas-de-Calais. Avec une expédition mensuelle totale de 861 000 longes, nous sommes donc bien loin des chiffres du traité ; nous sommes même loin des chiffres transactionnels qu’a fixés la Commission des réparations; et si, malgré la démonstration de Francfort, nous n’avons pas obtenu mieux, nous pouvons, à ce simple exemple, juger de la bonne loi allemande.

Ne nous payons pris de mots. Si nous voulons que notre victoire n’ait pas été l’ivresse, d’un matin, que le traité devienne une réalité durable et que le règne de la paix soit assuré, il est temps que les nations alliées se réveillent du fatalisme où elles paraissent s’endormir, qu’elles ouvrent les yeux à la vérité et qu’elles fassent, sans de plus longues hésitations, respecter par l’Allemagne ses engagements solennels. Un débuté alsacien, M. Pfléger, criait, il y a quelques jours, à des collègues trop confiants : « Vous ne connaissez pas assez l’Allemagne. » Ceux qui la connaissent se méfient et savent qu’il y a toujours péril à l’encourager dans sa résistance par la timidité et les tergiversations. Les Alsaciens sont mieux renseignés à cet endroit que les autres Français et les Français eux-mêmes le sont mieux que leurs alliés. Qu’importe Heinze ou Müller, Trimborn ou Fehrenbach ! Ce qu’il faudrait au monde, c’est un gouvernement allemand qui mît une bonne volonté sincère à exécuter le traité et qui renonçât au jeu des échappatoires et des faux-fuyants. Jusqu’à ce qu’un tel cabinet soit formé et qu’il ait fourni, par des actes, la preuve de sa loyauté, les Alliés n’ont qu’à modeler leur altitude sur celle de la France et à suivre les conseils amicaux du gouvernement de la République, lorsqu’il leur demande de clore enfin la liste des concessions et de parler à l’Allemagne sans provocations, mais avec fermeté, comme des vainqueurs qui sont sûrs de leurs droits et entendent les faire respecter.

De San Remo à Hythe et de Hythe à Boulogne, de Boulogne à Bruxelles et de Bruxelles à Spa, ils ne se résigneront pas, je pense, à laisser plus longtemps, sur les routes qu’ils parcourent, des lambeaux du traité. La bienfaisante obstination de M. Millerand finira bien par les convaincre de leurs erreurs successives; et, de ces entrevues répétées, l’épine dorsale de la coalition sortira peut-être redressée. Désarmement de l’Allemagne, réparations par l’Allemagne, ces mots devraient être inscrits en caractères flamboyants sur les murs de toutes les villas où se rencontrent les ministres alliés. A Boulogne, il y a encore eu quelque obscurité dans l’examen de ces deux questions, surtout dans celui de la seconde.

Le jour où nous serons arrivés à rétablir vraiment l’union dans l’énergie, nous serons bien près de toucher au but. Des vainqueurs qui s’abandonneraient après la victoire se montreraient indignes de l’avoir remportée; des Alliés qui se diviseraient dans le règlement de la paix compromettraient la paix. Pour assurer l’exécution du traité de Versailles, ou d’un traité quelconque, il est, avant tout, nécessaire que les Puissances qui en ont imposé la signature aux vaincus demeurent étroitement d’accord à l’heure des réalisations. Et je ne veux pas parler seulement d’une bonne entente occasionnelle, qui puisse faciliter la solution de telle ou telle question particulière; il faut quelque chose de plus : pour reconstruire le monde bouleversé, nous avons besoin, comme le répétait le Times ces jours-ci, de maintenir entre nos Alliés et nous cet esprit de solidarité qui seul nous a permis de gagner la guerre.

Il est d’un intérêt vital pour chacun des peuples vainqueurs de ne laisser subsister, entre lui et les autres, aucun malentendu. Le moment est venu des explications amicales. S’il y a encore en Grande-Bretagne des personnes mal informées qui se représentent, de bonne foi, la France comme une nation impérialiste, affamée de conquêtes ou obsédée par le rêve d’asservir économiquement l’Allemagne, ne négligeons rien pour les détromper. S’il y a, en France, le sentiment assez général que le gouvernement britannique a poursuivi, depuis l’armistice, à Constantinople, en Asie-Mineure, en Russie, et en Allemagne même, une politique trop solitaire et exagérément égoïste, que l’Angleterre n’hésite pas, de son côté, à convaincre les Français qu’ils se sont mépris sur ses intentions. Jamais les négociateurs des deux pays n’ont eu besoin de plus de confiance mutuelle. Le premier ministre anglais, qui est l’intelligence même et que sa sensibilité tactile avertit de tous les courants atmosphériques, a certainement déjà compris que la France n’était pas toujours si mauvaise conseillère.

M. Lloyd George a rendu, pendant la guerre, d’incomparables services. Ses dons exceptionnels, sa grande expérience de la tactique parlementaire, cette sorte de magnétisme qui se dégage de sa personne, cette verve celtique qui donne tant de charme à son éloquence, ont fait de lui, dans les temps les plus difficiles, l’admirable interprète de sa nation et l’excitateur des plus belles vertus anglaises. S’il veut revenir maintenant à la conception qu’il a eue de l’Alliance pendant tout le cours des hostilités, la France est prête à expulser de sa propre mémoire quelques souvenirs désagréables et à ne se rappeler que les bons procédés dont l’Angleterre lui a donné tant d’exemples. M. Lloyd George et M. Millerand ont maintenant appris à se connaître et à s’estimer Ils peuvent beaucoup l’un et l’autre pour achever de remettre dans la voie normale la politique des deux pays.

Nous devons également nous féliciter que la Belgique et l’Italie aient été représentées à Boulogne. On a enfin renoncé à la choquante habitude qu’on avait prise d’exclure du Conseil suprême notre voisine et alliée du Nord-est, sous l’incroyable prétexte qu’elle avait une trop faible superficie territoriale pour siéger à côté des grandes Puissances; et l’on n’a pas non plus renouvelé la faute, qui avait été commise à Hythe, de ne pas faire participer l’Italie à des discussions sur l’application du traité. C’est déjà trop que ces discussions se déroulent, par la force des choses, en dehors des États-Unis; et, soit dit en passant, ce grave inconvénient lui-même eût été évité, si les gouvernements avaient laissé aux Commissions instituées par le traité, Commissions des Réparations et Commissions interalliées de contrôle, le soin d’assurer, sous la direction des ministres, l’exécution des engagements-de l’Allemagne; l’Amérique est, en effet, représentée dans toutes ces Commissions par des délégués officieux, dont beaucoup sont des hommes très remarquables; et nous avions ainsi l’avantage de nous acheminer, en compagnie d’Américains, vers le jour où, après l’élection présidentielle, les États-Unis prendront définitivement parti sur les conditions de paix Je sais bien que le gouvernement français tient soigneusement le Président Wilson au courant de tout ce qui se passe. Ce n’est pas cependant la même chose que de délibérer directement entre Alliés, dans les Commissions dont l’Amérique ne s’est pas retirée.

Quant à l’Italie, nous sommes tout prêts à oublier les déceptions que nous a causées, en ces derniers mois, la politique adoptée par M. Nitti vis-à-vis de la France, dans la grave question de nos dommages de guerre. M. Nitti sort de la scène; ce n’est pas le moment de le poursuivre de nos reproches. M. Giolitti se retrouve, à soixante-huit ans, premier ministre pour la cinquième fois; ce n’est pas le moment de reparler de son rôle en 1914 et 1915, ni d’évoquer le spectre du parecchio. Gardons seulement le souvenir d’un réel service qu’il a rendu aux Alliés, en décembre 1914, plusieurs mois avant que l’Italie eût décidé de sortir de la neutralité pour se ranger aux côtés de l’Angleterre et de la France. À cette date, M. Giolitti a révélé à la Chambre de Montecitorio les propositions secrètes que l’Autriche avait faites, dès 1913, en vue d’attaquer la Serbie, et la tentative à laquelle elle s’était livrée auprès de l’Italie pour tâcher d’assimiler cette agression à un des actes défenses prévus par la Triple Alliance. Peu d’informations ont, aussi clairement que celle-là, fait apparaître aux esprits impartiaux les vraies responsabilités de la guerre. Grâce à M. Giolitti, nous savons que l’attentat de Serajevo n’a été, en 1914, qu’une occasion saisie avec empressement par l’Autriche-Hongrie et que, déjà un an plus tôt, la monarchie dualiste méditait un coup de main sur Belgrade. M. Giolitti va, sans doute, un peu loin, lorsqu’il déclare que, dans la vie d’un homme d’Etat, le passé est dépourvu de tout intérêt et qu’il Tant voir seulement, en politique, le présent et l’avenir; mais, en tout cas, de son passé, nous ne retenons que cette heureuse indiscrétion de décembre 1914; de son présent, nous notons, avant tout, son télégramme cordial à M. Millerand et le choix qu’il a fait d’un ami de la France, M. Sforza, pour le ministère des Affaires Étrangères. Que M. Giolitti travaille, de conserve avec le Président du Conseil français, à calmer les fâcheuses susceptibilités qui ont, à plusieurs reprises, mis un semblant de malaise dans nos relations avec l’Italie, et les deux premiers ministres auront bien mérité de leurs pays.

L’étal du monde n’est pas moins dangereux aujourd’hui qu’il l’était en pleine guerre. Aussi bien vis-à-vis de la Russie que vis-à-vis de l’Allemagne, aussi bien en Asie Mineure qu’à Constantinople, l’intérêt des Alliés exige une parfaite unité de conduite, un constant esprit de résolution, une conscience claire de leur devoir international. Si des concessions doivent être la rançon de cet accord nécessaire, il faut qu’elles soient réciproques. Ce n’est pas toujours aux mêmes à se faire tuer. A Boulogne, nos alliés nous ont donné un papier de plus. Attendons les actes.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant  : RENE DOUMIC.

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